Skip to main content

Full text of "Chrestomathie de l'ancien français (IXe-XVe siècle) : précédée d'un tableau sommaire de la littérature française au Moyen Age : et suivie d'un glossaire étymologique détaillé"

See other formats


r-p. 


39003002571312 


&2 

c;^Q^ 

^^^^^^Ê 

-  ■^F~  fi^rr-'^ 

pi 

Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/chrestomathieOOcons 


CHRESTOMATHIE 


L>K 


L'ANCIEN   FRANÇAIS 

((X'-XV   SIliCLES) 
l'KÉCKDKE'Dl*:    TABLEAU    ^SUMMAHŒ 


LA    LITTÉRATURE    FRANÇAISE    AU    MOYEN    AGE 

Kl 

.SLIVIE  DUX  GLUSSAIKE  KTYMULualgLE  DÉTAILLÉ 

noum<:lle  édition 

s.iKiNKrsEMKNT     REVfE    ET    NOTABLEMENT     AMVMKNTÉE 

Avec  le  Supplément  i-efondu 

I>AK 

L.   CONSTAXS 

Professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  d'Aix. 
OUVRAGE    COURONNÉ     PAR     l' ACADÉMIE     KRANÇAIiiE 


PARIS 
;mile  bouillon,  ÉDirErn 

67.    RUE  RICHELIEU,  67 

MlH'.cr.XC. 


w^7:s — ^ 


i?' 


^  '   Vf  13.^  -  ■  *-  -  '  ~^*9         ~\, 


GHRESTOMATHIE 


DE 


L'ANCIEN  FRANÇAIS 


DC    MEME    AUTEll! 


De  Sermone  Sallustiano  (TliL-.si).  l'juis.  Vii-wcj,',  1880 l'iix      7  .'ji) 

Salluste.  JMili'Mi  iiDiiville  ilaiiivs  les  iinilltiii.s  li-xlcs,  avi'C  di/s  Xutt's 
il  nu  Index  i-xjiUca)il'  d<'s  noms  iir<iiii<>.  l'aiis.  Dt'lawravt'.  "^  édi- 
IImii.  i-.-vm-   ol   r..ni^,'.'-f>.  18W» Prix      ■*     •> 

Salluste.  T.-xl>- .•!  h-adiution  Inni.-iiM.  Taris.  K.   }!..uil|(.ii.  1X88.  Prix      :î  .".«l 
Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française 

César.  <iiiirr'j  des  liaiili-s.  Kdiliun  nom. 11.-,  d'iiiavs  l.s  ini'illi'iu-^ 
l<-xle.s,  avec  dos  Nolo.îs,  un  Appondii-c  sur  l'armer  rmnaini',  iiiif  Ktudr 
sur  la  lanj^Ui' di-  r.rsnr.  il  un  Tndix  ;,'rnf.'rn|ilu([Ui'.  Paris,  Dcla^'ravc, 
l88'i l'rix       •,'      • 

Marie  de  Compiègne  d'après  l'Évangile  aux  femmes,  i'aris. 
Vir-\vi-^.  is;ti Prix     ;;    •■ 

Essai  sur  l'histoire  du  sous-dialecte  du  Rouergue.  Onvra^ir  <jni 
:i  .'i)lt'nn  !<•  jinniifr  jirix  di-  i»hili>iii;iii-  aux  IVI.n  lalims  dr  Mont- 
)..  Ilit'r  (18/8).  Paris,  Maisonnenvc  r-t  C'%  I8'<ii Prix      •'»     ■■ 

Le  livre  de  l'ÉpervierT  Cari  niai  rodé  la  cumninne  dt-  Millan  (.V\"»'V- 
ruiii.  a\i<-  mil  lnlp"Iui.lii>n,  nii  Glnssain-  et  uno  Taliir  laisunmV- 
d<>  n<)ni>  iir<i|»ri>.  Palis,  Maisonjjouvo  et  ('.'"',  188-2 l'rix     lU     » 

La  Légende  d'Œdipe,  l'tudioo  dans  l'aidiquitt-,  au  niojen  à^jo  id 
dan»  lus  ltni|ts  mudornos,  eu  particulier  dans  lo  roman  de  ïlièbes, 
l.-xli'  liimcais  du  XH^  sièclf.  Paris.  Maisouuouve  et  C'^  1881.    Prix.     lU     » 

Les  Manuscrits  provençaux  de  Cheltenham  (.\nglo terre).  Notice 
•  t  textes  inédits.  Paris,  Maisoiineuvo  et  C'«,  188-2 Pi  ix      M  "><• 

Kl...  .■II-. 


S'jdM  Pi't'S-'iC  (pour  jKdiidi'e  eu.  J>>'01). 

Le  Roman  de  Thèbes.  Edition  critique  d'ajirés  tons  les  manuscrits 
i-.innus,  avec  une  Inlrodnclion  ftnn  filos.sair.-.  Paris,  I>idol  (Soci'Hc 
^    'ii's  anciens  lej'li's  I rançois). 


CHRESTOMATHIE 


DE 


L'ANCIEN   FRANÇAIS 

■j 

(IV-XV»   SIÈCLEsJ 

PHKCKDKE    DIX    TABLF.Al"    SOMMAIRF. 

un 

].A    LITTÉRATURE    FRANXAISE    XV    MOYEN    AGE 


SUIVIE  DLTN  GLOSSAIKE  ÉTYMOLOGIQUE  DÉTAILLE 
NOUVELLE    ÉDITION 

SilIONKIsEAfENT     RKVLE    ET    NOTABLEMENT    ArGMENTÉE 

Avi'c  lo  Siippléiiieuf  )V'f(in<lu 

L.   COXSTANS 

Pi'ofess>^ur  à  la  Faeultû  des  Lettres  d'Aix. 
itlVRAOK     COT-RONXÉ     PAR     L"ACADÉMIE     FRAXÇAIS^E 


PARIS 
EMILE    BOl'lLLOX,    ÉDITEUR 

ti";.    lU'K    KIC'HELIFr.   (T/ 

MDCOCXC 


PC 

•  c/ 


PRÉFACE 


Le  Conseil  supérieur  de  riiistructiun  puljlique  a  décidé 
que  renseignement  de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises 
tlevait  remonter  aux  origines,  et  le  nouveau  plan  d'études  a 
prescrit  cet  enseignement  pour  les  classes  de  troisième  et 
de  seconde  de  nos  lycées.  Malheureusement.  1" inexpérience 
des  maîtres  et  1*^  manqne  de  livres  appropriés  ont  empôclK' 
cette  sage  mesure  de  produire  tous  les  résultats  (ju'on  (Hait  eu 
droit  d'en  attendre.  En  effet,  la  Chrestomathie  de  M.  Karl 
Bartscli,  qui  a  atteint,  en  Allemagne,  sa  quatrième  édition, 
est  d'un  format  incommode  et  d'un  prix  inabordable  pour  les 
élèves,  et  le  Recueil  cVancieHs  tc.rfcs,  d'ailleurs  excellent, 
de  M.  Paul  Meyer.  le  savant  din^cteur  de  l'École  des  Chartes, 
dont  on  attend  toujours  le  glossaire,  étant,  dans  l'esprit  de 
son  auteur,  destiné  à  servir  de  ]»ase  à  son  enseignement,  le 
choix  des  morceaux  qu'il  y  a  admis  a  été  fait  plutôt  au  point 
de  vue  de  l'étude  de  la  langue  et  de  la  critique  des  textes 
qu'au  point  de  vue  littéraire.  Il  nous  a  donc  semblé  ({ue  nous 
ferions  une  œuvre  utile  aux  professeurs  et  aux  élèves  en 
réunissant  à  leur  intention  un  certain  nombre  de  morceaux 
pris  parmi  les  meilleurs  de  notre  ancienne  littérature,  et 
en  les  mettant  à  même  de  les  lire  sans  trop  d'efforts,  à  l'aide 


IJ  PRKKACK 

(l'iiii  frio.sstdri'  coiiiplct  dos  Ibrines  cl  des  sens  qui  se  reiicon- 
tront  dans  le  Recueil  et  d'un  Tableau  somniah'e  des  flexions 
en  (inricii  fiuatçais. 

Dans  le  choix  des  morceaux,  nous  avons  eu  en  vue  deux 
iV'sultats  prini-ii)aux  à  atteindre  :  1"  présenter,  dans  un  ordre 
nn'tli(»di({ue,  des  spécimens  des  différents  genres  litté'raires 
(•uHiv(''s  au  moyen  àiic  alin  de  montrer  la  richesse,  la  variéjc'' 
et  l'originalité  de  notre  vieille  litté-rature,  tout  en  respectant 
les  règles  du  goût  et  do  la  bienséance;  2"  accessoirement, 
donner  une  idée  des  différents  dialectes  qui  ont  contribué  à 
former  la  langue  française,  (l'est  cette  dernière  considéra- 
tion (|ui  nous  a  décidé  à  garder  pour  chaque  texte  l'ortho- 
graphe des  manuscrits,  sauf,  bien  entendu,  les  cas  où  nous 
avions  [\  noire  disposition  un  texte  critique  déjà  publié  ou 
établi  jjar  nous-mèjne.  comme  pour  les  \V'^  17  et  13.  Toutes 
les  fois  que  le  texte  (f  un  morceau  choisi  par  nous  et  déjà 
publié  n'offrait  pas  toutes  les  garanties  désirables  au  point  de 
vue  de  la  correction ,  nous  avons  vérilié  sur  les.  manuscrits 
(du  moins  pour  les  manuscrits  de  Paris),  et  nous  avons  édité 
à  nouveau  plusieurs  morceaux  ;i  l'aid**  de  manuscrits 
meilleurs  •. 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'ajouter  (pie  nous  n'avons  pas 
hé'sité  à  apporter  des  corrections,  soit  aux  imi^'imés,  soit  aux 
manuscrits,  l(»rs(|ue  cela  nous  a  ])aru  nécessaire.  Les  mots 
ou  lettres  ajoutés  ont  été  mis  entre  crochets,  les,  mots  ou 
lettres  retranchés  entre  parenthèses,  (juant  aux  accents,  nous 
en  avons  ('lé'  un  ]>eu  plus  prodigues  ([ii'on  ne  l'est  d'ordinaire. 
If'uanI  a  donner  au  jech'ur.  toutes  les  lois  ([u'elic  (Hait  assurf'e. 

•  l.i-  II"  i'i  ii"t-t;iil  CDiDiii  (jiic  i>;ii'  i|Ucli|iit.'S  rihitiiDis  do  M.  (Jhalja- 
iii'îiii.  fîïitos  d'iiprès  iin(i-c  t-diiic.  |,c  II"  i;  Hîiviiil  imiciis  l'h'  itiililir, 


PREFACE  11.) 

la  prononciation  ancienne  et  à  laciliter  la  leetnre  de  nos 
textes.  L'inéiz'alité  de  traitement  que  l'on  remarquera  entre 
les  différents  morceaux  à  cet  égard  tient  îi  ht  ditlV'rcnee  des 
époques  où  ils  ont  été  composés. 

Le  Glossaire  a  été  établi  avec  le  plus  lirand  soin,  il  cuin- 
prend  tous  l<'s  mots  ilu  texte,  mrme  toutes  les  formes  ver- 
haies,  à  l'exception  de  celles  ({ui.  u'dtfrant  d'ailleurs  aucune 
liarticulcirité  ortliourapliique.  pouvaient  tivs  facilement  ètiv 
iv^nmvées  dans  nos  paradigmes,  comme,  par  exemple,  celles 
de  la  première  conjugaison.  Pour  chaque  mot.  nous  ren- 
voyons généralement  à  la  forme  la  plus  usitée  au  commence- 
ment du  XIII*'  siècle,  forme  à  la  suite  de  laquelle  nous  donnons 
touti's  les  autres  en  renvoyant  le  plus  souvent  au  texte  par 
des  chiffres.  Nous  avons  cru  devoir  donner  h's  étymologies. 
(ht  moins  pour  les  mots  d'origim'hitiiie.  <'n  iiidi(puint  non  pas 
seulement  le  mot  racine  ou  h>  mol  latin  correspondant,  mais 
les  sulïixes  latins  ou  romans  (|iii.  s*;ijoutant  à  un  mot  latin, 
out  formé  un  nouveau  mot  s^ms  ('(juivalent  dnns  In  longue 
mère.  Les  élèves  se  fjiniilijirisci-dut  ainsi  avec  un  i)oiid  iiiqtor- 
tiint  de  l'histoire  de  la  langue  et.  grâce  aux  explications 
complémentaires  du  professeur,  pourront  éviter  d'avoir  sans 
cesse  sous  les  yeux  l'admirable,  mais  peu  maniable  Diction- 
naire de  Littré. 

Malgré  les  soins  que  nous  avons  donnés  à  la  correction  des 
•  'preuves,  il  s'est  glissé  dans  notre  travail  un  certain  nombre 
de  fautes  d'impression,  la  plupart  sans  gravité.  Nous  en 
demandons  pardon  au  lecteur,  et  nous  les  relevons  ci-dessous  ' . 

'  Malgré  notiv  bonne  volonté,  il  \\v  nous  a  pa>  été  possildr  d'ar- 
river «lans  la  seconde  édition,  à  une  correction  suflisante.  et  nous 
avons  dû  recourir  à  un  nouvel  Errata,  après  avoir  suppruné  le 
premier. 


j  V  PREFACE 

en  y  ajoutant  quelques  nouvelles  corrections  au  texte.  Nous 
serions  reconnaissants  à  nos  collègues  de  vouloir  bien  nous 
communiquer  les  fautes  qu'ils  auraient  relevées  de  leur 
côté,  comme  aussi  toutes  les  observations  (|ue  pourrait  leur 
suggérer  la  pratiijue  de  ce  modeste  recueil. 


Paris,  30  septembre  1883. 


AVERTISSEMENT 


SUPPLÉMENT  A  LA  CHRESTOMATHIE 


Le  bienveillant  accueil  que  les  critiques  compétents  et  nos 
collègues  de  FUniversité  ont  fait  à  notre  Chresfoniafhie  de 
Vanciea  français,  la  haute  approbation  de  M.  le  Président 
et  de  MM.  les  Membres  du  jurf  de  l'Agrégation  de  Gram- 
maire, qui  ont  bien  voulu,  deux  années  de  suite,  admettre  ce 
modeste  travail  parmi  les  ouvrages  inscrits  au  programme; 
enfin  les  encouragements  flatteurs  de  TAcadémie  française, 
qui  nous  a  accordé  une  partie  du  prix  Arclion-Despérouse, 
tout  nous  fait  un  devoir  d'améliorer  par  tous  les  moyens 
notre  livre,  afin  de  le  mettre  en  état  de  rendre  de  plus  utiles 
services. 

En  attendant  que  la  faveur  du  public  nous  permette  de 
donner  une  seconde  édition  corrigée,  et  pour  nous  conformer 
au  désir  qui  nous  a  été  exprimé  par  un  certain  nombre  de 
candidats  à  l'agrégation,  nous  publions  aujourd'hui  un  Sup- 
plé nient  important,  ({ui  permettra  de  lire  nos  textes  sans 

coxsTAS's.     Clirestoiixathie.  « 


Jl      AVKUTISSKMKNT  DL'  SH'l'LEMKNT  A  LA  CllKKST<  t.MATHlE 

trop  lie  (liflic'iiltf'.  non  scuhMncnt  aux  profcssours  encon?  peu 
laniiliers  avec-  notre  vieille  laiiiiue.  mais  encore  aux  ('lèves 
de  force  moyenne  de  nos  lycées  et  collèii(^s. 

Ce  supplément  se  compose  de  deux  parties  distinctes,  mais 
tendant  toutes  deux  au  même  but.  La  première  contient  la 
traduction  des  textes  les  plus  anciens  et  les  plus  difficiles  du 
recueil  :  il  a  été  fait  exception  pour  la  CJiauson  de  Roland, 
pour  la(|uelle  la  traduction  de  M.  L.  Gautier  peut  servir  de 
base,  sauf  à  se  reporter  à  nos  notes.  La  deuxième  partie 
contient,  pour  chacun  de  nos  soixante-douze  textes,  une 
série  de  remanjues  succinctes  destinées  les  unes  à  éclaircir 
le  sens  des  passages  difficiles,  les  autres,  d'un  caractère 
Ijurement  pliiloloi^ifjue  ou  grammatical,  à  suppléer,  dans 
une  certaine  mesure,  à  l'absence  d'une  grammaire  spéciale 
de  Tancien  français,  que  les  limites  imposées  d'abord  à  noire 
volume  par  l'éditeur  ne  nous  avaient  pas  permis  d'y  joindre. 
Nous  sommets  heureux  de  pouvoir  aujourd'hui  combler  en 
partie  cette  lacune. 

L.    CoNSTAXS. 
Paris,  octobre  1880. 


AVEUTISSEMENT 


I_.-A.       IDEXJIXIIEnvnE       EIDITIOIsT 


Grâce  à  l'appui  bienveillant  qu'a  continué  à  nous  accorder 
le  Jury  de  rAgrégation  de  Grammaire,  grâce  aussi  à  la 
sympathie  de  nos  collègues,  et  en  particulier  des  nouveaux 
agrégés,  qui  ont  bien  voulu  signaler  notre  livre  à  leurs 
élèves,  la  ChresfomafJiie  arrive  aujour^rhui  à  sa  deuxième 
édition.  Fidèle  à  ce  que  nous  croyons  être  le  premier  devoir 
d'un  auteur  soucieux  d'être  utile,  surtout  lorsqu'il  s'agit  d'un 
livre  destiné  à  l'enseignement,  nous  avons  apporté  tous  nos 
soins  à  la  révision  de  l'ouvrage  et  à  la  correction  des 
épreuves,  toujours  si  laborieuse,  et  sans  rompre  le  cadre 
que  nous  nous  étions  tracé,  nous  avons  apporté  à  notre 
Recueil  des  améliorations  de  détail  très  nombreuses  et  très 
importantes. 

De  plus,  tenant  compte  des  observations  de  la  critique, 
nous  avons  ajouté  un  certain  nombre  de  morceaux  (un 
millier  de  vers  environ),  ce  qui  nous  a  permis  de  mieux 
taire  connaître  les  genres   littéraires  les  plus  iniportnnts. 


IV  AVERTISSEMENT   DE   LA  DEUXIEME   EDITION 

coiiiine  rq)()i)(''e  et  la  chanson  *.  Enfin,  nuns  avons  cru  (ju'il 
convenait  de  tondre  dans  l'ouvrage  primitif  1(»  Supidcuient 
pulilié  deux  ans  plus  tard,  afin  d'épargner  aux  travailleurs 
Tennui  il'avoir  à  recourir  à  deux  volumes  différents  pour 
rinterpr(''tation  des  textes.  Nous  avons  donc  placé  les  tra- 
ductions à  la  suite  des  textes  auxquels  elles  se  rapportent 
et  réuni  au  bas  des  pages  les  notes  et  les  sommaires;  les 
variantes  ont  été  rejetées  après  les  textes,  afin  d'éviter 
l'encombrement. 

Nous  appelons  sur  cette  nouvelle  édition  l'attention  de  la 
critique,  et  nous  serions  heureux  de  recevoir  do  nos  collè- 
gues des  observations,  dont  nous  sommes  disposé  à  tenir  le 
plus  grand  compte  dans  une  édition  subséquente,  si,  comme 
nous  l'espf'i'ons,  celle-ci  est  favorablement  accueillie  du 
public  un  peu  spécial  auquel  elle  s'adresse  principalement. 

L.    (loNSTANS. 
Aix-eii-Provence,  2Ô  murs  1890. 


<  Les  nuiin'TOs  (les  Ifixtes  sont  ;,'r'iir'i':ili'itiriii  i-cst/'S  les  jm-inos.  Les 
sejit  iiiorccaiix  nouveaux  ont  i»u  êli'e  iutnjflnits  soit  en  subdivisant 
certains  ctiiOres  (xxiii,  xxxi,  Lvii),  soit  eu  en  jri-ou|)ant  ensenihle  deux 
^xxxvii  et  xxxviii).  ou  [ilusieurs  (vi,  vu,  vih.'^ix),  d'après  leuis  analo- 
gies. 


TABLEAU   SOMMAIRE 


LITTÉRATURE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  AGE 


A  vrai  dire,  l'histoire  de  la  littérature  française  au  moyen  âge  est 
encore  à  faire  i.  Les  savantes  notices  publiées  dans  VHistoive  litté- 
raire de  la  France,  les  travaux  si  nombreux  parus  dans  les  vingt 
dernières  années  tant  en  France  qu'en  Allemagne,  dans  le  domaine 
de  la  philologie  française  et  de  l'histoire  littéraire,  les  textes  abon- 
dants et  variés  imprimés  ou  réimprimés  depuis  cinquante  ans,  tous 
ces  secours ,  qui  semblaient  de  nature  à  tenter  les  travailleurs 
sérieux,  n'ont  fait  que  les  mettre  en  garde  contre  les  dangers  d'une 
entreprise  téméraire,  en  leur  dévoilant  l'immensité  et  les  difficultés 
de  l'entreprise.  Une  honorable  tentative  faite  récemment  pour  vulga- 
ser  les  résultats  des  travaux  des  spécialistes  2  n'a  réussi  qu'en  partie: 
elle  a  cependant  indiqué  la  voie,  en  montrant  quels  étaient  les 
points  encore  insuffisamment  étudiés  et  le  parti  qu'on  pouvait  tirer 
des  travaux  accumulés  sur  certaines  portions  de  ce  vaste  sujet.  Nous 
ne  pouvions  donc  avoir  la  pensée  d'improviser  cette  histoire,  à  pro- 
pos d'une  Chrestoniaihie  et  sous  la  forme  d'une  Préface.  Tout  ce  que 
nous  avons  voulu,  c'est  offrir  aux  élèves  et  aux  maîtres,  en  quelques 
pages  concises  et  sans  prétention,  un  aperçu  sommaire  des  richesses 
déjà  pu])liées  ou  encore  inédites,  que  le  moyen  âge  français  apporte 
comme  contingent  à  l'histoire  littéraire,  et  placer   dans   un  cadre 


'  Co  qui  était  vi'ai  au  moment  où  paraissait  la  première  édition  de  cet  ou- 
vrage ne  l'est  phis  du  tout  depuis  la  pul)lication  de  l'excellent  Manuel  de 
notre  maître  éminent,  M.  Gaston  Paris  :  La  littérature  française  aa  -^inoyen 
âfje.  Paris,  Hachette  et  O,  188S. 

*  Histoire  de  la  hmrjue  et  -de  la  littérature  françaises  au  moyen  âge 
cVaprès  les  travaux  les  plus  récents,  par  M.  Ch.  Aubertin.  Paris,  Belin, 
t.  I,  1870;  t.  II,  1878. 


VI  LlTlKHATlTiK    J1'..\N(.:AISK    AU    MOYKN    A(ii:  _ 

natnrt'l  los  ronsoignenicnts  bibliographiques  ou  lilli  riiiios  qui  no 
liouvaiont  commo(lt''mont  être  placés  en  note  au  bas  du  texte  i.  Nous 
suivrons  floue  natTiivlleniont  Tordre  nif-nie  du  recueil,  et  nous  étu- 
ilierons  raytidenient,  dans  sept  paragraphes  successifs  :  lo  les  plus 
ancifus  textes  :  2»  la  poésie  épique  et  narrative:  3p  la  poésie  pasto- 
rale ot  lyrique;  'lO  la  poésie  satirique  et  didacti<[ue:  ~)'>  la  poésie  dra- 
niatiipie:  Co  la  chronique  et  Thistoire;  7»  la  littérature  religieuse,  les 
traductions  et  les  divers  genres  en  prose. 


I.    —    r.KS    r-I.TS    ANCIENS   TKXTES. 

I.e  ](lu>  ancien  monument  connu  de  la  langue  française  du  Nord  ou 
langue  «l'oïl  *,  monument  qui  n"a  d'ailleurs  rien  de  littéraire,  est  celui 
que  nous  a  conservé  riiistorien  Nithard,  petit-fils  de  Charlemagne. 
dans  son  histoire  latine  des  dissensions  des  fils  de  Louis-lf-Pir-ux  : 
je  veux  parler  des  Serments  prononcés  à  Strasbourg  en  842,  d'un 
côté  jtar  Louis-le-Germanique,  de  l'autre,  par  les  soldats  de  Charles- 
h'-CIiauve  (Chrestowathie,  1).  Nous  ne  parlons  que  pour  mémoire 
des  glossaires  de  Cassel  et  de  Reichenau,  du  viiip  et  peut-être  du  vu" 
siècle,  jM-éfieux  pour  l'histoire  de  la  langue,  nuiis  qui  ne  sont  que  des 
recueils  île  mots.  Les  textes  qui  suivent  jusqu'à  la  Chcuiaon  de  lio- 
Ittnd  offrent  ce  caractère  commun  que  ce  sont  des  poésies  religieuses 
destinées  à  être  lues  ou  chantées  dans  les  églises  pour  l'instruction 
(■[  l'éflification  des  fidèles. 

Kst-ce  à  dire  que  la  production  littéraire  en  français  se  soit  bornée 
exclusivement  à  cet  ordre  de  matières?  Non  certes,  la  Cha^imn  de 
Roland  n'a  pu,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  surgir  tout  à  coup 
sans  jiréparation,  et  la  plus  belle  de  nos  chansons  de  geste  ne  saurait 
être  un  j»hénoniène  sans  précédent  dans  le  développement  des  idées 
au  moyen  âge.  Si  nous  n'avons  conservé  que  des  poésies  religieuses 
qui  soient  jdus  anciennes  que  le  Roland,  c'est  que,  d'une  part,  le 
succès  de  ce  poème  dut  amener  la  disparition  des  récits  épiques 
antérieurs,  et  que,  d'autre  part,  l'usage  permanent  des  poésies  consa- 
crées ])ar  l'Kglise  devait  singulièrement  favoriser  leur  conservation. 
])ès  If  commencement  du  ix«  siècle,  en  effet,  nous  voyons  Charle- 
magne, aussi  bien  que  les  conciles,  prescrire  aux  évèques  de  prêcher 
en  i-oman.  c'est-à-dire  en  langue  vulgaire,  le  peujde  ne  comprenant 
pbis   h'  latin   littéraire,  et  aussi   de  traduire  les  liornélies  dos  Pèi'os. 


'  Vuyez  cependant,  ci-de.ssiis,  VAveHisaeinent  de  la  fleiixiême  édition. 

*  Prononcez  oui,  de  hoc-illic  (voy.  Cornu,  Rom.  IX,  117),  si^ne  de  l'affir- 
mation dans  la  France  du  Nord,  comme  oc  =  hoc  était  le  signe  de  l'affirma- 
tion dans  la  Kmnce  du  Midi,  et  si  =  sic  on  italien. 


LES    PLUS    ANCIENS    TEXTES  VII 

T'uo  ivLjle  imninablo,  mais  dont  on  ignore  Toiigino,  no  pormottait 
pas  (le  traduire  mot  à  mot  les  saintes  Écritures;  ce  n'est  qu'an  com- 
mencement du  xiie  siècle  que  l'on  commença  à  déroger  à  cet  usage. 
C'est  ce  qui  explique  comment  l'un  des  deux  poèmes  de  Clermont  a 
pour  sujet  la  Pafinion  du  Christ. 

Ce  poème,  dont  certains  traits  sont  empruntés  à  VErangile  do 
Xicodcine  (apocryphe),  a  été  écrit  vers  la  tin  du  x"  siècle;  il  est 
en  strophes  de  ([uatre  vers  octosyllahiques  assonant  deux  par  deux 
et  appartient  à  un  dialecte  qui  mêle  les  formes  de  la  langue  d'oïl  et 
celles  de  la  langue  d'oc  i  :  c'est  pour  cela  que  nous  n'en  avons  pas 
donné  d'extrait.  Le  secoml  des  deux  poèmes,  la  Vie  de  saint  Léger 
{Chrest.,  3),  dont  les  strophes  sont  composées  de  six  vers  octosyllaln- 
ques  assonant  également  deux  par  deux,  quoique  transcrit  comme 
le  premier  par  un  scribe  de  langue  d'oc,  a  été  certainement  écrit  en 
français.  Il  nous  retrace  la  lutte  entre  le  saint  évêque  d'Autun  et 
Ebroïn,  et  le  martyre  que  celui-ci  lui  fit  subir.  Ces  deux  poèmes  ont 
assurément  pour  base  un  texte  latin.  Le  Saint  Léger,  dont  nous 
possédons  la  source  latine,  la  Vila  Leodegarii,  du  prieur  Ursinus, 
semble  avoir  été  composé  au  milieu  du  xe  siècle  ;  il  est  donc  un  peu 
postérieur  à  la  Cantilène  de  sainte  Eulalie  {Chrest.,  2)  *,  formée  de 
quatorze  strophes  de  deux  vers  et  d'une  coda,  écrite  à  la  lin  du  xî^  /)(  €  ^ 
siècle  à  ra])l)aye  de  Saint-Amand,  entre  Tournai  et  Yaleuciennes,  et 
découverte  dans  cette  dernière  ville  par  Hoffmann  de  Fallersleben, 
en  18^37,  dans  un  manuscrit  dulx^  siècle.  A  la  même  bibliotlièque  de 
Yaleuciennes  appartient  un  manuscrit  presque  en  entier  écrit  en 
notes  tironiennes,  où  l'on  trouve  un  curieux  commentaire  du  texte 
de  Jonas,  qiii  mêle  d'une  façon  bizarre  le  latin  et  le  français  destiné 
à  expliqiier  le  latin  :  il  semble  que  ce  soit  un  brouillon  écrit  à  la  hâte 
par  un  i^rédicateur  avant  de  monter  en  chaire.  M.  Cénin  l'a  publié 
pour  la  première  fois  sous  le  nom  de  Fragment  de  Valenciennes 
dans  son  édition  de  la  Chanson  de  Roland  (1850).  On  l'attribue  géné- 
ralement au  commencement  du  xe  siècle.  Tous  les  textes  que  nous 
venons  d'énumérer,  saiif  la  Passion,  appartiennent  aux  dialectes 
orientaux  de  la  langue  d'oïl. 

La    Vie  de  saint  Alexis  (Chrest.,  4)  appartient  au  contraire  à  la 


'  Voir  Gaston  Paris,  Rontania,  IT,  "^O-j  sqq.,  qui  en  a  donné  mio  oxcr-llento 
édition  l'evue  sur  le  manuscrit. 

-  Pour  la  mesure  de  cette  prose  rythmée  et  assonancée,  voir  P.  ^Nleyer.  Note 
.fitr  la  métrique  (la  chant  de  sainte  Eulalie,  Bil)liothèque  do  l'École  des 
chartes,  ;>  série,  II,  "^37  sqq.  ;  Bartsch,  Bie  lateinischeti  Sequenzen  des 
Miltelalters,  p.  1H5  sqq.  ;  Suchier,  Jahrhach  f'ùr  rom.  iind  engl.  Sprache 
ifiid  Literatnr,  XIII  (1874),  385  sqq.,  et  lenaer  Literaturzeitanrj,  1878,  n"  21  ; 
Ko.schwitz,  Coinmentar  zu  den  œltesten  fr.  Sprachde>ikmœh'r ;  Wo'v^and. 
Traité  de  rersifîcatiou  française,  Tjnuuberçf,  '2'  édit.,  1871 ,  p.  12^i.'21 1  sqq.,  etc. 


Vlll  l.nTKH.VrrRK    FRANr.VlSE   AI-    MOYEN    AdK 

partie  oci-iilt'iitalo  du  domaine;  elle  est  écrite  dans  cette  belle  lan^^ue 
([u'on  parlait  dans  l'ancienne  Neustrie,  c'est-dire  dans  la  Normandie, 
rile-do-France  elles  province  du  Centre,  vers  le  milieu  du  xi"  siècle, 
avant  ({u'aiiparussent  les  divergences  qui  ont  distin^fué  dès  le  xii« 
sii'clf  le  français  et  le  normand.    Postérieur  d'un   siècle  au  Saint 
Lt'tji'i'.  il  nous  oll're  une  langue  plus  nette,  mieux  dégagée  de  la  cons- 
truction latine,  et  non  encoie  embarrassée  de  ces  nombreuses  parti- 
cules dont  s'accommodera   jdus    tard    trop   volontiers   l'abondante 
facilité  de  nos  troureurs.  L'auteur,  qui  n'est  pas  nommé,  pourrait 
bien  être  ce  Thibaut  de  Vernon,  chanoine  de  Rouen,  (pii,  à  ce  (pie 
raconte  une  clir(tni(iue  latine,  traduisait  du  latin,  i)eu  après  1053,  des 
Vies  de  saints  et  en  faisait  de  pieuses  cantilènes,  entre  autres  la  Vie 
(le  saint  Wandh-ille.  Ce  poème,  comi)osé  d'abord  de  025  vers,  divisés 
i-n  125  stroi)hes  «le  5  vers  décasyllabes  monorimes,  eut  un  succès  si 
durable  (pi'on  lui  fit  subir  jus(|u'à  trois  remaniements  successifs  pour 
l'accommoder  au  goût  du  temps,  remaniements  qui,  par  une  heureuse 
fortune,  nous  ont  été  conservés  :  le  premier,  qui  est  du  xii''  siècle. 
assonance  comme  celui  du  xi^,  est  en  stro})hes  monorimes  d'inégale 
éten<lue  et  contient  1357  vers  ;  le  second,  <lu  xiii»  siècle,  est  rimé  en 
strophes  irréguliéres  :  il  compte  1278  vers  et  appartient  au  domaine 
])icard;  enlin  le  texte  du  xiv<!  siècle  offre  800  vers  alexandrins  distri- 
itués  en   (juatrains    réguliers.    Dès  le  xii»  siècle,   le  poème  sort  de 
l'église  et  le  début  indique  (ju'il  est  écrit  pour  un  chanteur  populaire: 
au  xiv«  siècle,  où  la  lecture  a  renq)lacé  la   récitation   nnisicale   des 
jongleurs,  l'u'uvre  se  transforpie  encore  et  devient  un  roman  p-ieux, 
achevant  ainsi  la  série  des  transformations  ordinaires  aux  ])0ènies 
francliement  populaires  i.   Ln  rédaction  du  xi^  siècle  est  une  o'uvi-e 
des  j)lus  remarfiuables  au  point  <le   vue  <bi  style,  et  l'on  peut  croii-e 
qu'elle  avait  été  précédée  d'o-uvres  semblables,  mais  moins])a]-faites. 
car  la  langue  s'y  montre  déjà  souple  et  avec  ses  (jualités  constitutives. 
en  même  temps  rjue  l'art  se  manifeste,  aussi  bien  dans  la  (construction 
de  la  stroplic  «jue  dans  le  clioix   et  la  disi)0sition  des  mots  :  le  chef- 
d'u'iivre  ]itti''raii'e  du  moyen  agi.'  ne  va  pas  tarder  à  pai'aitre. 

II.   —  l'OKSIE  Kl'KJlK  ET  NAUKATIVE. 

a.  —  La  matière  de  France.  —  Epopée  nationale. 

Le  besoin  de  s'orienter  dans  le  chaos  de  nos  chansons  de  geste  a 
provoqué  de  bonne  heure  des   classements   plus  ou   moins  justifiés. 


'  Nous  Ml'  parlons  pas,  bien  entendu,  des  rédactions  en  jirose,  ni  de  deux 
pitéuii's  indépeiidaiits  du  xui"  siècle,  j'mi  i-ii  latin  monorinic,  i'aiitn'  en  prtits 
vers  à  rime  plate. 


POÉSIE   ÉPIQUE   ET    NARRATIVE  IN. 

Dès  le  commencement  du  xiii«  siècle,  les  jongleurs  avaient  adopté 
une  première  classification  générale  <les  sujets,  suivant  qu'ils  se  rap- 
portaient à  la  France,  à  la  Bretagne  ou  à  TAntiquité  : 

Ne  sont  que  trois  matéres  a  nul  home  entendant  : 
De  France,  de  Bretagne  et  de  Eonie  la  Grant, 

dit  JeanBodelau  commencement  de  sa  C7trt«so«  des  5rtJCons.  La  geste 
de  France  se  décomi^osait  à  son  tour  en  geste  du  lioi  (ou  encore  de 
Pëpin  et  de  l'(mge),  geste  de  Garin  de  Monglave  on  de  Guillaume,  et 
geste  de  Doon  de  J\i(nje?ice.La  première  réunit  les  poèmes  qui  ont  pour 
héros  (Hnirlemagne  ou  un  membre  de  sa  famille,  et  en  général  ceux 
où  domine  la  tendance  imitaire  primitive  :  elle  comprend  naturelle- 
ment les  j)lus  anciens  i,  et  le  grand  empereur  y  est  présenté  comme  un 
tyi)e  de  courage  et  de  justice.  La  deuxième  groupe  les  poèmes  qui  ra- 
content les  exploits  des  liéros  du  Midi  contre  les  Sarrasins  de  Septi- 
manie  ou  de  Provence  ;  elle  semble  avoir  été  constituée  la  première 
et  a  pour  point  de  départ  les  exploits  de  Guillaume  au  court  Xec.  La 
troisième,  opposée  à  la  première  comme  esprit,  représente  la  féoda- 
lité, et  en  particulier  la  féodalité  orientale,  la  plus  puissante  et  la 
mieux  développée  :  elle  chante  les  barons  rebelles  et  les  place  au- 
dessus  du  roi.  C'est  celle  des  trois  gestes  qui  s'est  constituée  la  der- 
nière: l'on  y  fit  entrer,  non  seulement  les  membres  primitifs  de  la  fa- 
mille de  Doon  de  Mayence,  Bevon  d'Aigremont,  Aimon  d'Ardenne, 
Doon  de  Nanteuil  et  Girart  de  Roussillon,  mais  encore  tous  les  héros 
qui  ne  pouvaient  entrer  dans  les  deux  autres  gestes,  et  pour  cela  on 
attribua  12  fils  et  12  filles  à  Doon  de  Mayence.  Quelques  poètes  (Phi- 
lippe Mousket,  etc.)  cherchent  à  séparer  les  traîtres  des  vassaux  re- 
belles plus  ou  moins  fondés  en  droit  et  en  font  une  quatrième  geste; 
fl'autres  les  confondent  dans  la  troisième  -. 

Ces  divisions  tout  artificielles  appartiennent  à  la  troisième  époque 
du  développement  épique.  Alors  la  matière  primitive  et  populaire 
étant  complètement  épuisée,  on  essaie  de  la  rajeunir  en  introduisant 
dans  le  vieux  cadre  des  merveilles  et  des  féeries  empruntées  aux  ro- 
mans de  la  Table- Pionde  ;  on  dénature  les  vieilles  chansons  de  geste 
dans  des  renouvellements  fastidieux  et  prolixes  où  disparaissent,  par 
suite  de  l'ineptie  des  remanieurs,  les  traits  intéressants  et  les  beautés 
de  style  de  l'original  ;  «  on  comble  comme  on  peut  les  lacunes  des 


•  Non  seulement  ceux  que  nous  possédons  encore,  mais  aussi  ceux  qui  ne 
nous  sont  pas  parvenus,  soit  que  le  texte  original  ait  complètement  disparu, 
soit  que  nous  n'en  possédions  qu'un  ramaniement  postérieur. 

-  Voir  (j.  Paris,  Histoire  poétique  de  Cliarle magne,  Paris,  1865,  liv.  I, 
ch.  IV. 


x  i.riTKiiArrHK  i-haxcmsi-;  .\r  m<»ykx  .\<iK 

}f(''n<'':ilo;,'ios  :  on  c'oini»osf>  dos  poèmes  pour  sorvir  do  lion  onlro  coiix 
dont  on  entroproml  leclassonient  ;  on  s'attache  àcomplôtor  l'histoire 
dos  liéros  on  narrant  h's  parties  de  lenr  vie  (leurs  Enfances  princi- 
palomont)  (pii  avaient  oto  négligées  i,  ou  hion  oncoro  on  imagine  do 
fahulonx  exploits  pour  leurs  ancêtres  ou  leurs  descendants.  ^  »  Alors 
ap])araissont  (milieu  du  xive  siècle)  des  œuvres  cydicpios  comme 
Tristan  rie  Xanlcuil,  Doon  de  Maj/ennr,  Gaufrey,  etc.  Quand  on 
comjjaro  la  f'hanaotî  de  Roland  aux  derniers  rajeunissoments  do 
Jourdain  de  lilai/e  et  do  Huoyi  de  Bordean.c  au  xve  siècle,  et  aux 
rèilactions  on  pi-oso  popularisées  par  l'imprimerie,  on  peut  mosuroi-la 
grandeur  de  la  décadence  et  les  modifications  du  goût  pulilic  dans 
cotfo  longue  période  de  cinq  siècles. 

Dos  lo  x*"  siècle,  on  effet,  la  transition  du  fliant  populaire  piimitir 
au  poème  é))i<pio  était  accomplie,  ou  du  moins  on  peut  af'lirmor  que 
les  cantilènos  héroïques  du  xc  siècle  avait  une  forme  assez  dévelop- 
pée. Le  7?oZff«rf  fait  allusion  à  plusieurs  poèiuos  dont  les  originaux 
sont  perdus.  Ce  sont:  Aspremonl,  conquête  de  la  Fouille  par  Char- 
lomagne  :  les  Enfances  Ogrier,  guerre  d'Italie;  Gxdlalin  ou  (iiiilc- 
r/)/in  (=  Witikind),  guerre  de  Saxe  (conservée  seulement  dans  une 
traduction  is]an<laiso,  la  Karlamagnvs  sarja,  et  renouvelée  à  la  fin 
du  xii"  siècle  i)ar  Jean  Bodel  d'Arras  sous  le  nom  de  Chatison  des 
Saisnes),  et  Jialaji.'gnoiTi-  d'Italie  (un  épisode  seulement  est  resté,  dé- 
veloppé dans  Eierahras).  Si  l'on  joint  à  ces  quatre  poèmes  le  Cof/ron- 
nemeni  de  Louis,  dont  un  fragment  s'est  conservé  dans  le  poème  du 
même  titre  qu'on  rattache  au  cycle  de  Garin  do  Monglavo  (L'hrest.,  1), 
et  les  poèmes  (inspirés  par  des  contes  orientaux)  qui  racontent  dos 
aventures  personnollos  an  roi  :  1°  liasin  ou  le  Coiironnemenl  de 
Chaylentaf/ne,  (jui  a  passé  en  islandais  et  en  néerlandais  ;  2»  Berihc, 
dont  nous  avons  une  rédaction  du  xrii'^  siècle,  par  Adenet  le  Roi 
(ChresL.U)^:  8"  Mainel^  ou  \ Enfance  de  Charlemagne,  perdu  sous 
la  forme  pi-imitivo  et  remanié  [tlusieursfoisà  l'étrangor,  et  on  France 
par  Gii-art  d'Amiens:  \n  la  Heine  Sibile'^  (poivlue  on  français,  mais 

'  CL  Mainet  (nom  do  (niarlemagno  dans  sa  jounosso),  les  Enfances 
(Jf/icr,  etc. 

-  P.  Mévor,  Recherches  sur  l'épopée  française,  Bibliothèque  de  l'Êcnlo 
(les  chartes,  (i"^  série,  t.  III,  p.  42. 

3  Berthe  aux  grands  pieds  n'a  rion  d'historique  :  c'est  l'hi.stoire  de  Cliilpé- 
ric  II,  que  l'on  a  ai)pliqiiée  à  Oiiarlemagne.  Peut-être  aussi  la  légende  est-elle 
iront,'ine  niytiiiquo.  Wjy.  Romania,  XIV,  144. 

'  yiainPt  est  penf-être  une  légende  germanique.  Il  y  a  d'ailleurs  un  mélanse 
de  faits  historiques  se  lappiutant  à  (^iiarles  ilartel  luttant  contre  jiagentVed 
et  Cliilpéric  II  (G.  Paris,  Cours  professé  à  l'Jùole  des  Hautes  Kluflcs  en 
]KS(t-l«.sl).  —  Des  fnij/ments  intéressants  de  Mainet,  découverts  par  M.  Bou- 
fiierie,  ont  été  j)uhliés  par  M.  G.  Paris,  avec  un  savant  commentaire, /fowrt- 
aia,  IV,  '^l'y  sqq.  Cf.  Xllf.  mt,  et  XIV,  144. 

■  Sibile.    fille    du    roi  païen  Agolant,   était   femme   de  (Ihai'lemagnc.  C'est 


PdESlE   EPIQUE   ET   XAHHATIVE  XI 

conscrvoe  dans  la  Chanson  de  Macnire  on  français  italianisé)  ;  ;>  Gor- 
mond  et  Isamhard,  dont  un  fragment  important,  datant  du  xi^  siè- 
cle, a  été  récemment  découvert  et  publié  i,  et  qui  a  un  fond  histo- 
i-i(iue.  la  bataille  de  Saucourt  (881):  si  l'on  groupe  ces  dilïérents 
poèmes,  on  aura  le  noyau  primitif  de  la  Geste  dit  lioi  et  deJÉ'popée 
française,  dont  le  Roland  est  le  type.  A  la  première  époque  également, 
quoi([ue  de  formation  un  peu  postérieure,  appartiennent,  dans  leur 
rédaction  primitive,  Ogier  de  DaneniarcJi ,  Girarl  de  Roussillon 
(xiip  siècle),  Aqnin  (reprise  de  la  Bretagne  sur  les  Sarrazins  par 
Charlemagne)  2,  Renaiid  de  Montauhan  (xiie  siècle),  Girart  de 
Vienne,  Raoul  de  Cambrai  (xiiie  siècle),  Doo7i  de  Nantenil 
(xiv**  siècle),  etc.,  poèmes  destinés  à  raconter  les  luttes  de  Charle- 
magne  contre  ses  vassaux.  Une  époque  intermédiaire  eiitre  la  période 
]>rimitive  et  la  période  cyclique  est  celle  qui  s"étend  du  milieu  du 
xii**  à  la  tin  du  xiii^  siècle  :  on  y  rajeunit  lés  chansons  de  la  pre- 
niière  époque  en  modifiant  la  forme  et  transformant  les  assonances 
en  rimes,  et  Ton  supplée  à  la  tradition  populaire  par  Timagination. 
A  cette  dernière  tendance  appartiennent,  en  particulier.  Gui  de  Bokv- 
gof/ne,  Huon  de  Bordeaux  (Chrest.,  S),  Gaidon,  Jean  de  Lanson  et 
Gui  de  Nanteuil^. 

Il  faut  accorder  une  mention  sjjéciale  aux  iiombreuses  imitations 
t'irites  en  franco-italien  à  la  fin  du  xiii*?  siècle  et  au  commencement 
du  xivp  par  des  jongleurs  italiens,  lesquelles  ont  servi  de  transition 
entre  les  poèmes  français  et  la  vaste  compilation  en  prose,  de  la  fin 
<hi  xive  siècle,  ou  du  commencement  du  xV,  due  à  Andréa  da  Bar- 
berino,  et  connue  sous  le  nom  des  Reali  di  Francia  (les  Royaiix  de 
France).  Le  meilleur  et  le  plus  intéressant  de  ces  poèmes  est  Y  Entrée 
de  Spagne,  oeuvre  d"un  autour  padouan  cpii  ne  s"est  pas  nommé,  et 
qui  est  peut-être  un  certain  Minocchio,  auquel  l'attribue  un  des  ma- 
nuscrits de  la  bibliothèque  des  (ionzague  '■.  Il  faut  y  joindre,  comme 
une  continuation,  la  Prise  de  Parupelune  de  Nicolas  de  Vérone, 
qui  est  également  Fauteur  d'une  Passion  î. 

dans  ce  poème  que  se  trouvait  la  légende  du  chien  de  Montai'gis,  ainsi 
nommé  d'une  tapisserie  du  château  de  cette  ville,  datant  de  la  fin  duxv  siècle, 
qui  représentait  le  comhat  judiciaire  du  cliien  d'Au])ri  contre  Macaire,  calom- 
niateur de  la  reine  et  meurtrier  de  son  maître,  ce  qui  a  fait  croire  plus  tard 
que  le  fait  s'était  réellement  passé  à  Mtintargis  sous  le  règne  de  Charles  V. 

'  La  Mort  du  roi  Gormond,  fragment  unique  d'une  chanson  de  geste  in- 
coinuie,  réédité  littéralement  sur  l'original  (déjà  puhlié  par  Reifî'enherg  en 
lHb'8,  puis  perdu)  et  annoté  par  Auguste  Scheler,  Bruxelles,  1876  :  Frognient 
de  Gormund  etiseinhard,  l'ext  nel)st  Einleitung,  Anmerkungon  und  voilst;en- 
digen  Wortindex,  von  Piohert  Heilighrodt  (Roman.  Studien,  III,  .T)4'J-5-')7). 

*  (If.  G.  Paris,  Histoire  poétique  do  Ch.arlem.agne,  p.  72-74. 

^  VA.  Romania,  XI,  538  sqq, 

^  Cf.  Romania,  IX,  497  sqq. 

■^  Cf.  Tliomas,  Nouvelles  rechercJtes  .<tur  Z'Entrée  de  Spagne.  Paris,  LSS?. 


Xll  LITTEHATUUK    rUAXr.AlSK    AU    MOYKN    AOK 

A  répopée  royalo,  basée  principalement  sur  les  traditions  natio- 
nales, se  rattachent,  d'un  côté  les  poèmes  de  Floovant,  de  Flovenl 
(conservé  dans  une  traduction  islandaise,  la  Floventsaf/a),  de  Flo- 
rent et  Oclavien,  de  Ciperis  de  Yignevaux  et  de  Charles  le  Chauve 
(dont  le  héros  n'appartient  que  par  le  nom  au  cycle  carolinj^ien), 
))Ocmes  qui  constituent  autour  des  noms  de  Clovis,  de  Clotaire  et  <li' 
l)a;,foljert  une  véritable  épopée  mérovingienne^;  de  l'autre  le  poùiiir 
de  Hugues  Capet,  dont  nous  ne  i^^jssédons  qu'une  rédaction  du 
xiv  siècle,  poème  qui  sendde  indiquer  une  tentative  jjour  former  un 
cycle  capëlien. 

Dans  l'épopée  féodale,  il  faut  distinguer  les  poèmes,  d'un  yraiid 
intérêt  historique,  (jui  racontent  les  luttes  de  Gharlemagne  contre  les 
^q-ands  vassaux,  de  ceux  qui  s'occupent  principalement  des  guerres 
d'une  famille  contre  une  autre.  Les  plus  intéressants  sont,  dans  le 
premier  groui)e,  Girart  de  Roassillon,  écrit  dans  un  dialecte  très  rap- 
ItrocJié  du  provençal  au  commencement  du  xF  siècle,  mais  dont  il  y 
a  des  équivalents  français  et  lienand  de  Montauhan  (Chrest.,  11); 
dans  le  second,  la  Geste  des  Lorrains,  immense  conqiosition  bien 
enchaînée,  qui  raconte  les  guerres  des  familles  lorraines  et  borde- 
laises pendant  plusieurs  générations,  et  à  laquelle  on  n'a  pas  encore 
pu  découvrir  une  source  historique  -,  et  Raoul  de  Cambrai  {Chrest.^ 
13),  où  se  déroule,  en  7(330  vers  fli visés  en  319  laisses  assonancées,  la 
lutte  du  neveu  de  Louis  d'Outremer  contre  les  quatre  lîls  d'Herbert, 
comte  de  Vermandois,  lutte  qui  se  termine  jjar  la  mort  de  Raoul,  tué 
sur  le  clianq)  de  bataille  d'Origny,  en  943  :  le  roi  Louis  y  est  rejjré- 
senté  comme  félon,  et  les  barons  s'unissent  pour  le  braver.  Un  groupe 
à  part  est  formé  par  les  poèmes  à  forme  biographique,  qui  racontent 
l'histoire  d'un  héros  généralement  de  i)ure  invention,  comme  Aiol. 
Elie  de  Saint-Gilles  {Chrest..  12).  Aye  d'Avignon.  Orson  de  Bean- 
rais.  etc. 

Dans  le  cycle  méridional  (Geste  de  Garin  de  Monglave  ou  de  Guil- 
bnnne),  le  poème  <pii  a  le  plus  de  valeur  est  certainement  celui  des 
Aliscans  ou  Aleschans,  où  l'on  voit  Guillaume  d'Orange  ou  au  Court- 
Nez,  d'abord  vaincu  et  grièvement  blessé  par  les  Sarrasins  en  Ales- 
chans, prendre  sa -revanche  avec  l'aide  du  roi  Louis,  son  beau-frère, 
et  du  brave  Rainouart««  tifiel  {àla.  massue).  La  scène  où  son  épouse 
Guibourc  affecte  de  ne  pas  le  reconnaître  et  refuse  de  l'admettre  dans 
son  château  d'Orange,  jusqu'au  moment  où,  malgré  ses  blessures,  il 
s'élance  sur  les  ennemis  qui  le  poursuivaient  et  leur  arrache  leurs 
l)risonniers.  est  une  des  plus  heureuses  inspirations  de  l'épopée  fran- 


'  Cf.  DariîiesU'ter,  De  Floovanle  vetusliore  f/allico  poemate  et  de  mero- 
rinr/ico  ri/rlo.  Paris,  Viewep.  1877. 
-  CI.  (i.l':uis,  Hoina?ua,  XVI,  .'jSl-g. 


POESIE   EPIQUE    ET   NAKKAriVE  XllI 

raise  {Chrest.,  10).  Signalons  encore  Aimeri  de  Xiirbonne.  la  Murt 
d'Aimeri  de  Xavbonne^  les  Enfances  Guillauine.  le  Mariage  Guil- 
laume, le  Charroi  de  Niraes,  la  Prise  d'Orange  (poème  du 
xiie  siècle,  qui  ne  manque  ni  (Ventrain  ni  croi-iginalité),  etc. 

M.  (t.  Paris  i  admet  avec  quelque  raison  un  cycle  particulier,  qull 
appelle  cycle  adoentice,  et  qui  comprend  les  poèmes  d'origines  di- 
verses, basés  sui'  fies  récits  ou  des  contes  absolument  étrangers  n 
l'histoire  nationale  auxquels  on  a  donné  la  forme  épique,  et  que  Ton 
a  rattachés  î\  l'épopée  nationale  par  les  noms  des  héros,  les  lieux  ou 
l'époque  où  se  place  l'action,  comme  sont,  par  exemple:  Ami  et 
Amilc  {Chrest. ,li),  types  fameux  au  moyen  âge  de  l'amitié  et  du 
dévouement,  et  sa  continuation,  Jourdain  de  Blaye.  du  même  auteur, 
dont  la  source  est  le  roman  byzantin  d'Apollonius,  roi  de  Tyr,  com- 
posé au  me  siècle  en  Asie-Mineure  et  traduit  en  latin  au  vie  siècle  ; 
Anseïs  de  Carthage,  probablement  imité  de  l'espagnol,  Bovon  de 
Hanstone,  imité  de  l'allemand,  le  Moniage  Guillaume,  d'origine 
probablement  lombarde.  Le  beau  poème  de  Horn,  emprunté  à  l'anglo- 
saxon,  n'a  pas  été  rattaché  à  la  famille  de  Charlemagne  :  il  a  pris 
seulement,  comme  le  l'oiwixn d'Alexandre  et  celui  des  Macchabées,  la 
forme  des  chansons  de  geste. 

On  doit  également  assigner  une  place  à  part  aux  poèmes  inspirés 
par  les  croisades,  lesquels  sont  plutôt  des  chroniques  rimées  que  de 
vèritaldes  épopées,  et  dont  le  principal  mérite  serait  la  lîdélité,  qui 
malheureusement  leur  fait  souvent  défaut.  Nous  ne  citerons  que  la 
Chanson  d'Antioche  ou  de  Jérusalem  {Chrest..  15),  composée, 
d'après  Paiilin  Paris,  son  premier  éditeur,  au  commencement  du 
xiie  siècle  par  le  pèlerin  Richard  et  renouvelée  sous  le  règne  de  Phi- 
lippe-Auguste par  Graindor  de  Douai.  Cf.  ci-dessous,  p.  xliv. 

Mentionnons,  pour  clore  cette  revue  rapide  de  nos  épopées,  le  court 
poème  (il  a  à  peine  300  vers)  du  Combat  des  Trente  ^,  et  les  2-3000  vers 
ilu  Bertrand  Duguesclin  de  Guvelier  (1^384).  Ces  sujets,  vraiment 
épiques,  n'ont  cependant  pas  réussi  à  inspirer  des  auteurs  trop  au- 
dessous  de  leur  tâche  ;  d'ailleurs  la  diffusion  de  l'histoire  au  xive  siè- 
cle faisait  qu'on  s'intéressait  moins  à  la  poésie  inspirée  par  les  évé- 
nements contemporains,  et  cette  tentative  pour  rajeunir  l'épopée  par 
la  nouveauté  des  sujets  n'eut  aucune  suite. 

La  parodie  avait  du  reste  depuis  longtemps  commencé  son  œuvre 
de  destruction  et  les  libertés  que  prennent  avec  la  chevalerie  les 
auteurs  d'Audigier  et  de  Trubert  montrent  que  la  naïveté  et  l'enthou- 
siasme des  xie  et  xii^  siècles  étaient  déjà  loin.  La  satire  et  les  inten- 


'  Cours  professé  à  V École  des  Hautes  Étiuh's  en  LS^U-lSSl. 
-  Le  combat  eut  lieu  entre  trente  Breton.s  et  trente  Anglais  en  mars  1;:!50, 
et  le  poème  n'est  pas  de  l)eaucoup  postérieur. 


X.1V  LITTEHATIUK   l'UANr.AlSK   AU    MuVKN    A(iE 

tii»ns  coiiii(jues  se  montrent  nettement  dans  la  2''  jjartie  ilii  <.'onrun- 
nemenl  de  Louis  avec  l'étrange  personnage  fie  Hainouart  au  tinel, 
«lans  Aiol,  «lan.s  le  Moniage  GuilUnime  et  dans  ])lusieurs  autres 
cliaiisons  de  geste,  où  la  gravité  épique  est  parfois  en  défaut.  Il  faut 
mettre  à  part  le  Vor/afie  on  Pèleri^iage  de  Charlenunjne  à  Jéritsa- 
leui  et  à  ConsUoilinojjfe  {Chreftl.,  G»),  (ju'on  chantait  dés  la  lin  iju 
xi<"  siècle  à  la  foire  du  Lendil,  à  Saint-Denis,  et  qu'on  peut  consi- 
dérer «-omme  le  chef-d"(euvre  de  l'esprit  français,  on  pourrait  dire  :  de 
l'esprit  i)arisien  (car  c'est  sans  doute  un  Parisien  «(ui  en  est  l'auteur), 
au  moyen  âge.  Ici,  en  effet,  il  n'y  a  vraiment  ni  parodie  ni  satire:  la 
liante  antiquité  du  ]»oème  enq)éclii'  de  s'arrêter  à  cette  opinion.  L'au- 
teur, plein  d'admiration  ]tonr  (Iharlemagne  comme  tous  ses  contem- 
l>orains,  a  seulement  fondu  deux  sujets  disjjarates,  le  pèlerinage  «le 
i'Knqtereur  au  Saint-Sépulcre  et  un  conte  aral)e  ou  indien  dont  l'équi- 
valent se  retrouve  un  peu  jjartout;  et  il  ne  s'est  pas  aperçu  du  con- 
traste choquant  «pu*  fait  avec  la  première  partie  l'élément  comique 
ajouté,  je  veu^c  dire  les  gabs  de  Charlemagneet  «h^  ses  douze  pairs,  se 
vantant  d'acconqdii"  les  prouesses  les  plus  invraisemblaliles,  que  le 
roi  de  (]onstantin<»ple  les  force  à  réaliser  sous  peine  de  mort,  ce  qui 
h's  mettrait  en  grand  péril,  puisqu'ils  sont  désarmés  en  leur  (Qualité 
i\r  )Ȏlcrins,  si  I)i<'U  ne  leur  venait  en  aide.  (Certes,  il  a  voulu  faire 
i-ji-f  l'auditoire  bourgeois  ou  jmpulaire  à  qui  le  poème  était  destiné, 
mais  il  a  voulu  les  faire  rire  non  aux  dépens  de  Charlemagne,  mais 
aux  dépens  du  roi  Hugon  et  des  Grecs,  dont  l'insolente  magnificence 
cliO(piait  les  Occidentaux  et  en  Ymrticulier  les  Français.  «  Par  l'esprit 
qui  l'anime,  par  son  mélange  de  honliomie  et  de  fanfaronnade,  par 
la  malice  naïve  de  son  style,  par  plus  d'un  trait  de  détail,  le  Pèleri- 
nage nous  apparaît  comme  un  précurseur  du  charmant  roman  de  Jeart 
de  Paris  i  ».  Le  succès  réi»ondit  du  reste  au  mérite  de  l'œuvre,  sur- 
tout à  l'étranger.  En  France,  la  Chanson  fut  renouvelée  au  xiii«  siècle, 
et  elle  a  formé  le  début  du  ])oème  de  Galien,  dont  on  n'a  plus  que  deux 
versions  en  prose,  l'une  connue  sous  le  nom  de  Galien  le  restord 
(ju  rhéloré  (c'est-à-dire le  nouveau  Galien),  l'autre  incorporée  dans  la 
vaste  compilation  inq>riinée  sous  le  nom  de  Garin  de  Monglavc 
(C'/ircs^,  OIj,  6'- et  6'i). 

Xous  pouvons  maintenant  arrêter  un  instant  notre  marche  et  exa- 
miner rapidement  la  plus  ancienne  de  nos  chansons  de  gpste,  qui  est 
en  même  tenqjs  la  plus  l>elle,  tant  par  le  choix  du  sujet  que  jiar  la 
foi-me  que  l'auteur  anonyme  a  su  lui  donner. 

La  Chanson  de  Roland  peut  être  considérée  comme  une  trilogie 
épique  dont  les  trois  parties  sont:  la  trahison  de  Ganelon.hi  morlde 
ltol:ui<l.la  vengeance  que  Charlemagne  tire  de  cette  mort  sur  les  païens 

'  (i.  Paris,  liornania,  IX,  p.  1  sqq. 


POESIE   El'lUCE   ET    NARKAilVE  XV 

et  sur  (iaiiL'loii.  La  première  partie,  l'exposition,  est  toute  en  descrip- 
tiun.seteu  «liscours  :  les  mœurs  guerrières  du  xi^  siède  y  sont  représen- 
b'-es  ilans  un  tableau  dont  les  tons  vigoureux,  les  couleurs  naïves  con- 
viennent parfaitement  à  la  véritable  é[)Opée  >  ;  les  faits  se  déroulent 
naturellement,  sans  conqilication  ni  digression.  Cliarlemagne  a  con- 
quis TEspague  entièi'e.  Le  roi  2»aïen  MarsiU-,  qui  occupe  encoie  Sa- 
ragosse,  envoie  à  THniperfur,  <{ui  se  trouvi'  à  Cordres.  des  ambassa- 
deurs jjour  se  reconnaître  son  vassal  et  lui  promettre  «le  venir  à  Aix 
et  de  se  faire  baptiser.  Roland  est  d"avis  ([u"il  faut  se  délier  d'un 
traître  ([ui  a  déjà  mis  à  mort  deux  barons  diargés  d'un  message, 
(iauelou,  le  second  mari  de  sa  mère,  conseille  la  paix  et  propose 
d'envoyer  un  amljassadeur  à  Marsile.  Sur  l'avis  de  Roland,  c'est 
lui-même  qui  est  chargé  de  ce  périlleux  message;  il  part,  mais  jure 
de  se  venger.  Sa  vengeance,  ce  sera  le  pacte  conclu  à  prix  d'or  avec 
Marsile,  pacte  par  lequel  il  s'engage  à  faire  placer  Roland,  «  le  bras 
droit  de  l'Empereur  »,  à  l'arriére-garde  avec  une^troupe  peu  nom- 
breuse, que  viendront  écraser  cent  mille  Sarrasins  eJiibusqués  dans 
les  passages  des  Pyrénées.  Ainsi  fut  fait  :  l'armée  des  Francs  opère 
sa  retraite,  et  bientôt  la  vaillante  troupe  chargée  d'assurer  ses  der- 
rières est  entourée  d'un  nombi'e  toujours  croissant  d'ennemis.  En 
vain  Olivier  jjresse  Roland  de  sonner  du  cor  pour  avertir  l'PZmpe- 
reur  :  le  héros  refuse  et  sa  témérité  sul)lime  va  causer  la  perte  des 
iiii^lleurs  parmi  les  compagnons  de  Cliarlemagne.  Déjà  rarchevétjue 
Turpin  a  Ijéni  les  guerriers  et  les  a  absous  de  leurs  fautes  en  leur 
montrant  le  Paradis  ouvert  pour  recevoir  leurs  âmes  (Ch)-est.,  5,  1); 
iléjà  Roland,  par  quelques  paroles  raj^iiles,  a  excité  l'entliousiasme 
des  guerriers,  en  leur  rappelant  que  l'Empereur  leur  a  donné  un 
poste  d'honneur  et  qu'ils  doivent  justifier  cette  confiance  ;  la  bataille 
^engage  terrible  au  tri  de  Monljoie  /  et  les  Français  font  des  prodi- 
ges de  valeur. 

Mais  de  nouveaux  assaillants  arrivent  sans  cesse,  et  bientôt  ce  ne 
>ont  plus  les  Sarrasins,  ce  sont  les  mjtres  (jui  tombent  sous  les  coups 
lie  leurs  ennemis.  «  Ils  meurent  bravement,  résignés  et  tiers,  les  re- 
gards tournés  vers  le  ciel,  comme  des  martyrs.  La  beauté  du  poème, 


'  C'est-à-dire  à^  lépopée  dont  nous  sommes  habitués  à  regarder  l'Iliade 
comme  le  type.  Nous  ne  prétendons  pas  cependant  comparer  le  Roland  à 
VIliade,  dont  il  est  bien  éloigné  par  l'imperfection  de  la  forme  et  la  pauvreté 
de  la  langue:  cependant,  par  la  spontanéité  de  l'inspiration,  la  peinture  naïve 
des  cai-aclèreset  des  mœurs,  la  simplicité  pleine  de  grandeur  du  récit,  la  plus 
l)elle  de  nos  chansons  de  geste  est  bien  réellement  épique.  Il  est  bon,  du  reste, 
do  remarquer  que  c'est  à  tort  qu'on  a  ainsi  restreint  le  sens  de  ce  mot  qui 
devrait  être  le  .synonyme  de  «  -poétiquement  )iarratif  ».  C'est  pour  cela  ((ue 
nous  avons  réuni  dans  notre  recueil  la  poésie  narrative  aux  chansons  de  geste 
>ous  une  même  ridjrique,  (jui,  si  l'on  s'en  tenait  à  la  définition  classique, 
serait  inexacte,  même  poiu-  la  Chanson  de  Roland. 


XVJ  LU  TEHATLKE   lUANÇAISE   AU   MOYEN    AGE 

>-u  sujiérioriir'  est  pivcisément  <laiis  cette  alliance  intime  de  Tesprit 
ivlij^neux  et  de  la  bravoure  guerrière  :  les  héros  tiennent  à  la  fois  du 
Cid  et  de  Polyeucte.  Aucune  création  poétique  du  moyen  âge  n'a  celte 
pureté  et  celte  noblesse.  Dans  les  autres  chansons  de  geste,  la  valeur 
des  barons  est  souvent  brutale,  forcenée  et  même  impie  :  on  dirait 
•les  païens;  le  vieux  fond  de  barbarie  germanique  se  trahit  par  des 
violences  qui  ne  respectent  ni  Dieu,  ni  les  lionimes  ;  la  crainte  est  le 
seul  frein  cai»able  de  les  dompter.  Ici  une  inllucnce  meilleure  tem- 
l)ére,  élève  et  transfigure  ces  fîmes  viriles  :  le  courage  est  une  vertu, 
l'homme  <le  guerre  un  clievalier;  sur  le  i)0éme  tout  entier  brille  un 
ifléal  d'honneur  et  de  générosité.  La  pei'fection  qui  iiiaïKjuc  à  la 
forme  est  dans  la  pensée  et  dans  l'inspiration  *.  » 

Enfin,  à  la  prière  de  rarchevè([ue,  Rolaml  se  décide  à  sonner  du 
cor.  Il  sonne  si  fort  que  le  sang  lui  jaillit  des  tempes.  L'Empereur, 
ipioique  très  éloigné  du  champ  de  bataille,  entend  son  api)el  et, 
malgré  l'avis  de  Ganelon,  revient  sur  ses  i:)as.  Cependant  Roland  ne 
peut  s'empèclier  d'être  ému  à  la  vue  des  corps  de  ses  compagnons  qui 
jonchent  les  monts  et  les  plaines,  et  cet  homme  de  fer  laisse  couler 
ses  larmes  et  adresse  aux  guerriers  morts  un  adieu  touchant  où  perce 
une  tendresse  contenue.  «  C'est  en  lisant  de  tels  pa.ssages  qu'on  a  le 
vif  sentiment  de  l'effet  i)roduit  par  cette  poésie  sur  les  contempo- 
rains :  elle  allait  droit  à  leurs  cœurs,  et  les  remuait  en  exaltant  tout 
ensemble  les  instincts  énergiques  et  les  affections  douces.  Comme 
l'antique  poésie  grecque,  elle  pénétrait  de  son  harmonie  fortifiante, 
de  son  charme  attendrissant,  ces  natures  généreuses,  mais  à  demi 
grossières  :  elle  y  développait  le  meilleur  de  l'humanité  i.  » 

Mais  Olivier  et  Turpin  ont  succombé  à  leur  tour,  et  Roland  sonne 
une  dernière  fois  du  cor.  Tout  l'effort  des  Sarrasins  se  porte  sur  lui; 
ils  n'osent  cependant  a))procher.  Percé  de  traits,  Roland  tombe  : 
avant  de  mourir,  il  veut  briser  son  é})ée  Durandal  contre  un  rocher, 
pour  (ju'elle  ne  tombe  pas  entre  des  mains  indignes;  mais  elle  résiste 
et  ne  i)eut  être  entaniée.  Il  meurt  Ijientôt  après,  épuisé  par  la  perte 
de  son  sang,  non  sans  penser  une  dernière  fois  à  sa  douce  France,  à 
ron  seigneur  et  aux  grands  coups  qu'il  frappa  pour  son  service,  et 
^  ans  demaïKler  pardon  à  Dieu  de  ses  fautes  :  les  anges  emportent  son 
Ame  en  paradis  {Chvest.,  5,  2).  Cependant  Charlemagne  arrive  à 
lioncevaux  et  pleure  la  mort  de  ses  compagnons.  Il  poursuit  l'ennemi, 
qui  recule  jusqu'à  l'Èbre,  et  le  soleil  s'arrête  pour  lui  permettre  d'a- 
chever la  victoire.  Le  lendemain  matin,  Charlemagne  revient  à  lîon- 
cevaux  pour  rendre  les  derniers  devoirs  aux  guerriers  morts,  et  en 


'  Auljeitiii,   Histoire  de   la    latifjae  et  Oe  lu   lillérature  françaises  au 
moyen  à(je,  I.  J,  p.  183. 
*  Aubertiii,  Histoire,  etc.,  1.  I,  p.  184. 


PUÉS^IE   ÉPIOUE   ET   NARRATIVE  XVll 

l);u-liculier  à  snn  neveu  liolaud,  qu'il  déclure  le  meilleur  soutien  de 
s(^in  royaiune.  lUentùt  arrive  rténiir  Baligant  avec  une  Hotte  nom- 
breuse partie  d'Alexandrie  ;  il  vient  secourir  Marsile.  La  grande  l)a- 
taille  s'engage,  marquée  par  des  prodiges  de  valeur  de  part  et  d'autre. 
Eiilin  Charlemagne  tue  Baligant  en  combat  singulier  et  les  païens 
s(mt  délinitivement  vaincus.  L'Emjiereur  retourne  à  Aix,  où  la  belle 
Aude,  fiancée  de  Roland  et  sœur  d'Olivier,  meurt  de  douleur  à  ses 
l»ieds  en  apprenant  la  mort  de  Roland  (C/i>'e5f.,  5, 3).  Ganelon  est  jugé 
par  ses  pairs,  qui  ordonnent  le  combat  en  champ  clos.  Son  champion 
Pinabel  est  vaincu  par  Thierry,  qui  seul  avait  été  d'avis  de  ne  pas 
faire  grâce  à  Ganelon,  et  celui-ci  est  écartelé. 

Quoique  la  mort  de  Roland  soit  le  centre  et  pour  ainsi  dire  le  noyau 
du  poème  que  nous  venons  d'analyser  rapidement,  on  peut  dire  que 
ce  qui  en  constitue  la  véritable  unité,  c'est  Charlemagne,  dont  l'im- 
posante ligure  domine  toute  l'épopée  carolingienne  et  s'introduit 
même  dans  d'autres  cycles  épiques,  preuve  incontestable  de  sa  grande 
et  durable  popularité.  C'est  par  sa  puissance,  sa  grandeur,  sa  justice, 
sa  piété,  plus  encore  que  par  sa  force  ou  son  courage,  qu'il  avait  fait 
une  impression  si  profonde  sur  les  masses.  «  Elles  se  le  représentè- 
rent généralement  comme  un  vieillard,  chez  lequel  la  sagesse  n'ex- 
cluait pas  la  force,  entouré  d'hommes  extraordinaires  qui  étaient  les 
ministres  de  ses  volontés^  régnant  magnifiquement  sur  des  pays  in- 
nombrables et  soumettant  tous  ses  ennemis  à  ses  lois.  C'est  ainsi  que 
l'a  dépeint  l'auteur  de  la  Chanson  de  Roland  '.  »  Autour  de  la  grande 
figure  de  Charlemagne,  le  poète  a  placé  des  types  variés,  qui  repré- 
sentent les  principaux  sentiments  et  les  aspects  divers  de  l'âme  hu- 
maine. «  Roland,  c'est  le  courage  indiscipliné,  téméraire,  superbe,  et, 
pour  tout  dire  en  un  mot,  français.  Olivier,  c'est  le  courage  réfléchi 
et  qui  devient  sublime  à  force  d'être  modéré.  Naimes,  c'est  la  vieil- 
lesse sage  et  conseillère,  c'est  Nestor.  Ganelon,  c'est  le  traître,  mais 
non  pas  le  traitre-né,  le  traître-formule  de  nos  derniers  romans,  le 
traître  forcé  et  à  perpétuité  :  non,  c'est  l'homme  tombé,  qui  a  été 
d'abord  courageux  et  loyal  et  que  les  passions  ont  un  jour  terrassé. 
Turpin,  c'est  le  type  brillant,  mais  déplorable,  de  l'évèque  féodal, 
ijui  préfère  l'épée  à  la  crosse  et  le  sang  au  chrême-.  »  Si  l'on  peut 
admettre  avec  M.  Gaston  Paris,  qu'en  général  «  la  faiblesse  de  la 
caractéristique  est  sensible  dans  l'Épopée  française,  »  il  faut  faire 
une  exception  pour  le  Roland  :  les  personnages,  du  moins  les  princi- 
paux, en  sont  bien  vivants  et  se  distinguent  nettement  les  uns  des 
autres.  Le  caractère  de  Roland,  en  particulier,  est  renfermé  dans  des 


'  G.  Paris,  Histoire  poétique  de  Cltarleinar/ne.  p.  4.jU. 

-  Léon  Gautier,  La  Chanson  de  Roland,  éditiou  classique,  préface,  p.  xxxui- 

XXXIV. 

coxsTANS.    Chreslomathie.  0 


XVlU  HTTEK.VrUHK   l'HA.Nr.AlsK    Al*    M(IVI:N    A(iK 

liynes  tivs  jirécLses  ot  coiiscrvu  «on  unité  dans  loul  11'  (l(''V(_'lo})])(.'nient 
•  lu  poènu'.  Certes,  voilà  un  héros,  et  un  héros  fortement  coneu,  mais 
(•"est  on  même  temps  un  héros  bien  vivant,  et  un  cœur  d'homme  bat 
sous  son  armure.  11  est  vrai  qu'il  semble  étranger  aux  tendresses  de 
l'amour  :  la  belle  Aude,  sa  liancée,  n'est  mentionnée  qu'une  fois  })ar 
le  poète,  et  c'est  Olivier  qui  prononce  son  nom,  poui'  déclarer  que, 
s'ils  survivent,  ils  ne  la  lui  donnera  pas  en. mariage,  parce  que  son 
obstination  a  causé  la  perte  de  l'armée;  à  quoi  Iloland  ne  répond  (]ue 
ces  mots  :  «  Pourquoi  me  garder  rancune?  »  (l'est  que  l'ivresse  du 
combat  forme  son  âme  à  tout  sentiment  éli'angci'.  Mais  (juand  il  a 
succombé  dans  cette  héroïque  lutte,  le  liéros  redevient  homme  :  il 
pleure  à  la  vue  de  ses  conq)agnons  nmrts  eu  combattant  pour  leur 
grand  empereur;  il  pleure  encore  quand  succombent  à  leur  tour  son 
lidéle  ami  Olivier  et  l'archevêque  Turpin;  il  n'est  pas  jus([u'à  sou 
épée  sur  le  sort  de  la(|uelle  il  ne  s'attendrisse,  au  souvenir  des  hauts 
faits  dont  elle  a  été  l'instrument,  en  songeant  qu'elle  va  peut-être 
tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi  '. 

Le  mérite  [)rincii)al  de  l'auteur  du  Roland,  (piei  i[u"il  soit-,  c'est,  à 
notre  avis,  d'avoir  produit  une  œuvre  naïve,  forte,  saisissante,  pleine 
d'intérêt,  dans  la(|uelle  se  rellète  exact(.'ment  répo({ue  à  la  fois  guer- 
l'iére  et  religieuse  à  laijuelle  elle  a  été  écrite,  et  cela  par  une  ins])ii'a- 
tion  [tersonnelle,  à  la  fois  indépendante  de  la  tradition  classitpie  et 
de  res])rit  religieux  exclusif  (pii  dominait  au  xie  siècle,  en  un  mot, 
une  œuvre  vraiment  nationale  et  nah^e.  Sans  aller  jusqu'à  appeler 
une  nouvelle  Iliade  la  plus  belle  de  nos  chansons  do  geste,  nous 
avons  le  droit  d'en  être  liers  comme  d'un  beau  produit  spontané  de 
notre  sol  généreux  et  de  nous  réjouir  de  l'intelligente  décision  qui  eu 
a  })rescrit  l'étude  dans  les  classes  d'humanités  :  il  n'est  pas  d'oMivi'c 
plus  capable  d'entretenir  dans  l'àme  des  jeunes  générations  la  Ilanime 
viviiiante  du  patriotisme  et  le  cuite  des  sentiments  nobles  et  géné- 
reux. 


'  Le  désastre  do  Koncevanx  ont  lieu  en  It'iH,  et  le  15  août,  cimniiele  montre 
l'rpitaphe  récemment  découverte  d'E^^'^iliard,  l'un  des  trois  morts  ilhistrcs 
mentionnés  par  Eginharl.  La  forme  la  phis  ancienne  de  hi  lé}<cnde  de 
]{olond  .se  trouve  d;ms  le  cliap.  XL\  du  roman  latin  qui  se  réclame  du  nom 
de  rarchevê(iiic  'rurjtin,  et  (pu  date  du  commcncemenl  du  xii"  siècle.  D'une 
source  sensiblement  dill'érente  dérivent  le  Roland,  du  xi"  siècle,  issu, à  ce 
(|u'il  send)le,  d'une  chanson  du  x"  dont  le  KarlatrKignussaga  serait  une 
iiaductidu,  et  le  Carmen  de  proditione  Gurnonis,  poème  en  disticpies latins 
(fui  e.sldu  commi'ncenient  du  xu"=  siècle,  nniis  où  la  légiMule  jirimitive  paniit 
mieux  «•onsi.'rvée. 

-  11  n'e.st  pas  .sur  i\Wi  le  dernier  vers  du  jjoènie,  Ci  fait  lu  geste  que  Tii- 
roldus  declinet,  si^^'uilie  que  2\irold  est  l'uulcur  du  poème  :  le  mot  décliner 
peut  s'appliipier  également  à  un  scribe  ou  à  un  jongleur. 


I^OÉSIE   ÉPIQUE   ET   NARUATlVE  XIX 

1».  —   La    matière    de    Home    la    Grande.   —    Romans  irniles   de 

l'Antiquité. 

Les  œuvres  de  rAiiliquité  ne  cessèrent  jamais  d'être  étudiées  un 
moyen  âge  :  je  parle  de  l"anti([uité  latine,  car  l'antiquité  grecque 
n'était  guère  accessible  que  iiar  Fintermédiaire  des  traductions  latines. 
Mais  les  clercs  ne  voyaient  jiliis  dans  les  cliefs-il^^uvrc  ({ue  l'exté- 
rieur, la  forme  dont  ils  avaient  l)esoin  pour  entendre  les  Ecritures  et 
les  livres  de  doctrine  :  ils  n'en  comprenaient  nullement  l'esprit.  Ce 
qu'ils  recherchaient  dans  les  œuvres  païennes,  c'était,  non  le  côté 
esthétique,  mais  le  côté  moral.  T^es  rapports  de  plus  en  plus  suivis 
entre  le  monde  des  laïques  et  celui  des  clercs  ne  tardèrent  pas  à  rendre 
familiers  à  la  littérature  })opulaire  les  noms  et  les  choses  de  l'Anti- 
quité, qu'elle  s'exprinu\t  en  latin  ou  en  langue  vulgaire.  «  Il  en  ré- 
sulta que  l'antiquité,  transportée  dans  un  milieu  hétérogène,  subit 
une  nouvelle  transfornmtion  en  passant  dans  la  littérature  romanes- 
que, comme  elle  en  avait  subi  une  première  dans  les  écoles  ;  et  l'in- 
lluence  du  milieu  fut  si  forte  que  la  forme  littéraire  et  les  fornmles 
poétiques  furent  totalement  transformées  aussi  Inen  que  la  langue, 
sans  que  personne  s'aperçût  d'un  changement  si  radical.  Alors  on 
peignit  des  barons  du  xn^  siècle,  tout  en  croyant  représenter  des 
Troyens,  des  Grecs  ou  des  Ronuiins  i.  »  C'est  alors  que  Benoit  de 
iSaiiite-Maure^conqjose  le  Romande  Troie  {Chrest.,lG),  un  trouvère 
anonyme  VEneas  (Roman  d'Enée),  et  un  autre  anonyme  le  Roman 
de  Tlièbes  (Chrest.,  17),  parcourant  ainsi  à  eux  trois  tout  le  cycle  des 
origines  de  Rome:  c'est  alors  que  Jehan  de  Thuim  écrit,  en  y  ajou- 
tant une  suite,  une  traduction  en  prose  de  la  Pharsale  de  Lucain, 
traduction  que  Jacques  de  Forest  ne  tarde  pas  à  versifier:  (jue  Lam- 
bert le  Tort  et  plus  tard  Alexandre  de  Bernay  écrivent  le  Roman 
d'Alexandre,  et  que  la  Bi])le  et  les  Métamorphoses  d'Ovide  fournis- 
sent la  nudière  d'un  grand  nombre  de  })oèmes,  dont  une  partie  seule- 
ment nous  a  été  conservée  3.  Nous  allons  dire  rapidement  un  mot  des 
plus  intéressantes  de  ces  imitations. 


*  Constans,  La  légende  d'Œdipe  étudiée  dans  l'antiquité,  au  hwyen  âge 
et  dans  les  temps  modernes,  en  particulier  dans  le  Roinan  de  Thèbes. 
Paris,  Maisonneuve  et  G'%  1881,  138-189.  Cf.  Coniparetti,  Virgilio  nel  medio 
evo,  I,  p.  249-250,  dont  l'auteur  s'est  inspiré  dans  ce  passage. 

*  C'est  Inen  ainsi  qu'il  faut  écrire,  et  non  Sainte-More,  comme  on  l'a  écrit 
jusqu'ici  le  plus  souvent  :  Benoît  était  plus  probablement  originaire  de 
Sainle-MaïU'o,  près  Chàtelleraut,  que  de  Sainte-More,  près  Troyes. 

^  M.  Settegast  a  récemment  démontré  que  le  poème  en  alexandrins  de 
Jai'cjues  ou  Jacot  de  Forest,  1(?  Rornnn  de  Jules  César,  était  refait  sur  le 
texte  en  prose  de  Jehan  de  Tluiim,  intitulé  Histoire  de  Jules  César  (voy. 
Chrest.,  18  et  19),  qu'il  a  publié,  et  non  celui-ci  sur  le  poème 


XX  LITTEKATUliE   FRAXr.AlSE   AU   MOYi;X   AGE 

Il  se  forma  tlo  bonne  lieure  une  légende  sur  AIexan<lre  :  on  le  crut 
111s  (le  renchanteur  (''gypticn  Nectaneho,  qui  aurait  tronipr  la  reine 
Ulynipias.  La  i>Ius  aneienne  turnie  de  ce  roman  est  le  Pseudu-Callis- 
Ihènes.  écrit  en  grec  au  i^r  ou  au  ii«  siècle  de  notre  ère,  et  traduit  en 
latin  dès  le  me  siècle  par  Julius  Valérius,  et  plus  tard,  au  xe  siècle, 
]tar  rinterjirète  Léon.  Le  plus  ancien  poème  com^josé  en  France  sur  ce 
fond  latin  est  l'Alexandre  d'AlLéric  de  Briançon  ou  de  Pisançon  >, 
dont  le  dialecte  ajjpartient  au  groujjc  franco-provençal  et  se  rapproche 
de  celui  du  Dauphiné  :  nous  n'en  avons  qu'un  fragment.  Comme,  du 
reste,  tous  les  auteurs  français  de  Romans  dWlexandve,  il  rejette 
avec  indignation  la  donnée  de  la  légende  gréco-latine  sur  la  naissance 
irrégulière  d'Alexandre,  (jui  choquait  trop  les  idées  du  moyen  âge 
sur  l'hérédité  des  vices  et  des  vertus.  Au  xiie  siècle,  parut  un  renou- 
vellement de  800  vers  de  dix  syllabes,  dont  M.  Paul  Meyer  a  puljlii' 
une  partie  dans  son  Recueil  d'anciens  textes,  p.  284  sqq.  Ces  deux 
poèmes  furent  éclipsés  dans  la  seconde  moitié  du  xii^  siècle,  d'un 
côté  par  Y Alexayidreïde  en  hexamètres  latins  de  Gautier  de  Clifi- 
tillon,  que  l'on  expliquait  dans  les  classes,  de  l'autre  par  la  gran<U' 
composition  de  Lambert  le  Tort  de  Châteaudun,  qui  semble  avoir  été 
non  complétée,  mais  refaite  par  Alexandre  de  Bernay,  dit  de  Paris, 
en  vers  de  12  syllabes  2.  Le  poème  s'est  formé  par  la  réunion  de  qua- 
tre et  peut-être  cin(f  branches  ayant  chacune  un  auteur  «lilïérent  », 
et  dont  la  dernière,  le  Testament  d'Alexandre,  a  été  attribuée,  mais 
sans  preuves  décisives,  à  Pierre  de  Saint-Cloud,  l'auteur  d'une  des 
branches  du  Renart.  Il  a  sa  source  dans  la  traduction  latine  du 
Pseudo-Gallisthènes  et  dans  Quinte  Curce  ;  mais  l'intention  qui  y  do- 
mine, c'est  de  démontrer  la  vanité  de  la  gloire  humaine  par  le  con- 
traste des  merveilleux  exploits  d'Alexandre,  présenté  comme  l'idéal 
du  liéros,  avec  la  mort  misérable  qui  vient  le  surprendre.  Dès 
avant  1191,  Gui  de  Cambrai,  celui-là  même  qui,  au  commencement 
du  xiiie  siècle,  a  mis  en  vers  l'histoire  de  Barlaatn  et  Josaphat 
(voyez  plus  loin),  donnait  une  suite  au  Roman  d'Alexandre,  en  écri- 
vant la  Yemjeance  d'Alexandre,  sujet  ipii  fut  un  peu  plus  tard  re- 
pris par  Jean  le  Nivelois.  Entin,  au  xive  siècle,  Jacques  de  Longuyon 
(en  Lorraine),  s'inspirant  de  l'idée  qui  domine  dans  le  Roman,  écrit 
les  Yœux  du  Paon,  dont  le  but  évident  est  de  donner  à  la  chevalerir 
les  rè'des  de  la  courtoisie,  de  l'amour  et  du  couratre. 


'  liypotlièse  vrai.semhlal)le  Ao  P.  Mej'or.  Le  nis.  porte  :  de.  Besançon. 

*  Lo  nom  d'alexandri?i  donné  à  ce  vers  vient  ou  do  l'auteur,  ou  du  héros 
du  poème  ;  il  est  (h'i  à  la  grande  vogue  dont  jouit  l'œuvre  d'Alexandre  de 
liernay.  Nous  avons  vu,  du  reste,  ce  vers  employé  dans  le  Voyage  de  Char- 
lemrifjne,  qui  est  antérieur  d'un  siècle. 

^  Cf.  P.  Meyer,  Romania,  XI,  218,  et  Ilist.  de  la  légende  d'Alexandre 
dans  les  ■pays  romans,  Paris,  Vieweg,  1883. 


POESIE   EPIQUE   ET   NARRATIVE  XXI 

C'est  Benoît  de  Sainte-Maure  qui  occupe  la  place  (l'honneui"  dans  le 
cycle  de  TAntiquité.  Vassal  du  roi  d'Angleterre  Henri  II,  il  a  rimé 
pour  ce  prince  une  CJu-onique  qui  continue  celle  de  Wace  et  dont  il 
sera  question  plus  loin  (voyez  chap.  VU).  Mais  Técrivain  et  le  poète 
à  l'imagination  facile  se  montrent  surtout  dans  le  lioman  de  Troie  i, 
écrit  vers  IIGO  et  dédié  à  Aliénor,  femme  d'Henri  II,  où  il  faut  noter 
principalement  l'ingénieux  éi)isode  des  amours  de  Troïlus  et  Briseïda  : 
Shakespeare  s'en  est  inspiré  dans  sa  i)iéce  de  r>-oi7/^s  et  Cressida,  non 
directement,  mais  par  l'intermédiaire  du  latin  de  (tuI  des  Colonnes 
(Cuido  de  Columna),  qui,  traduisant  Benoît  vers  l-28(3,  avait  réussi  à 
faire  passer  son  livre  }>our  original.  I.e  Routon  de  Troie  est  basé  en 
partie  sur  le  faux  Biclys.  mais  surtout  sur  le  faux  Darès,  et  nulle- 
ment sur  l'Iliade,  que  le  moyen  Age  ne  lisait  que  dans  les  1075  hexa- 
mètres latins  du  Pseudo-Pindare.  L'histoire  faluileuse  de  la  guerre  de 
Troie,  en  latin,  qui  se  donne  comme  une  traduction  du  journal  grec 
de  Dictys  de  Crète,  compagnon  d'Idoménée,  lequel  aurait  écrit  le 
récit  d'événements  dont  il  avait  été  le  témoin,  est  prohalilement, 
non  une  traduction  d'un  roman  grec,  mais  une  invention  assez  ingé- 
nieuse de  la  deuxième  moitié  du  vie  siècle,  due  à  un  certain  Septi- 
mius.  Un  siècle  plus  tard,  parut  à  Bome  une  prétendue  traduction 
d'un  journal  grec  sur  le  siège  de  Troie,  qui  aurait  été  écrit,  au  point 
de  vue  troyen,  par  Darès  le  Phrygien,  mentionné  dans  Homère  et 
Virgile.  Le  pseudo-traducteur  prétend  être  f^ornélius  Népos,  et  dédie 
son  livre  à  Salluste  :  il  est  proljable  qu'il  ne  fait  que  résumer  sèclie- 
ment  un  récit  jdIus  étendu  qui  doit  avoir  été  écrit,  ou  peut-être  tra- 
duit, au  me  siècle,  et  qui  est  aujourd'hui  perdu.  Benoît,  qui  n'avait  à 
sa  disposition  que  le  Darès  que  nous  avons  encore  et  le  Dictys,  s'en 
est  servi  très  librement;  il  a  su  en  tirer  d'agréables  développements 
qui,  sauf  quel([ues  longueurs,  se  laissent  lire  sans  fatigue  et  olïrent 
même  des  parties  tout  à  fait  remarqualjles. 

C'est  à  tort  qu'on  a,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  attribué  à  Benoit, 
YEnens,  poème  du  milieu  du  xiie  siècle,  très  librement  imité  de  l'E- 
néide, un  peu  prolixe  et  maniéré,  mais  qui  otïre  des  parties  intéres- 
santes et  qui  a  été  traduit  en  allemand  à  la  fin  du  même  siècle  par 
Henri  de  Veldeke.  L'étude  de  la  langue  des  deux  poèmes  ne  permet 
pas  cette  attribution  2. 

L'auteur  anonyme  du  RomcDi  de  Thèbes  3,  ({ui  a  écrit  très  peu  d'an- 


'  Pulilié  par  M.  Joly,  avec  une  intéressante  étude  sur  les  Métaniorphoses 
d'Homère  et  de  l'épopée  gréco-latine  an  nioifen  âge,  2  vol.,  Paris,  Vieweçf, 
1871. 

*  Voy.  .T.  J.  Salverda  de  Grave,  Introduction  à  une  édition  critique  du 
roman  d'Eneas.  La  Haye,  1H88  (Dissertatioa  de  Gronin.ïtue). 

'  Cf.  Gonstans,  La  Légende  d'Œdipe,  etc.,  2'  partie,  ch.  IV,  et  Roman  de 
Thèbes,  édition  critique,  puliliée  d'après  tous  les  manuscrits  connus  (Société 


XXIl  LirrERATURE   FRAXÇAISK    \V    ^rOYK^•    AOK 

nt'-os  après  lîonoit  et  Ta  cortainoment  pris  pour  niodèlo,  no  lui  est 
inférieur  ni  pour  le  style  ni  jiour  l'invention.  Ce  poème  n'est  pas  sim- 
plement une  imitation  de  la  Thèbaïde,  de  Stace,  faite  à  travers  une 
rédaction  latine  abrégée  :  la  liberté  avec  laquelle  l'auteur  a  traité 
son  modèle,  les  épisodes  qu'il  a  ajoutés,  la  peinture  exacte  des 
mœurs  du  xii"  siècle,,  en  font  presque  une  œuvre  originale  et  dans 
tous  les  cas  pleine  d'intérêt.  Aussi  son  succès  n'a-t-il  guère  été 
moindre  que  colui  du  Roman  de  Troie,  tant  à  l'étrangor  qu'en 
France.  T. a  légende  d'Œilipe.  perpétuée  jusqu'à  nos  jours  par  des 
contes  populaires  finnois,  slaves,  albanais,  cy2)riotes,  etc.,  était 
d'ailleurs  très  répandue  au  moyen  Age,  au  moins  daus  le  monde  des 
clercs  et  des  biùjues  instruits,  et  ses  transformations  au  point  de  vue 
chrétien,  dnnt  les  i»rincipales  sont  représentées  par  la  Légende  d)i 
2iaiie  (ùrfjoire  (commencement  du  xu<^  siècle)  et  par  la  Lêcjende  de 
Ji/dns  {ww  siècle),  quoique  émanant  des  clercs,  devinrent  francbe- 
ment  populaires  i. 

Dès  le  xiie  siècle,  on  puisa  largement  dans  les  Melamorphosea 
d'Ovide,  en  les  adaptant  au  milieu  chrétien  qu'elles  devaient  ins- 
truire et  édifier.  Nous  avons  conservé  du  commencement  du  xiii"  siècle 
deux  channants  poèmes  de  cette  provenance,  publiés  dans  le  recueil 
de  Barbazan  et  \Iéon  ;  ce  sont  :  Narcisse  et  Pyrame.  et  Thishé.  Il  a 
dû  en  exister  d'autres,  comme  le  montrent  les  fréquentes  allusions 
des  troubadours  :  ainsi  il  y  a  en  anglais  un  lai  (YOrphèe,  imité  d'un 
))0ème  français  disparu.  Au  xiv  siècle,  Clireslien  Legouais,  de 
Sainte-More,  ))rès  Troyes,  écrivit  une  traduction  amplifiée  d'CJvide, 
qu'il  appela  VOride  mo)-aUsp  i;i  dont  la  titre  indifjue  assez  les  ten- 
dances et  les  procédés  d'exécution. 

c.  —  La  malièrc  de  BrcUn/ne.  —  Roman  relltfpfe. 

Parmi  les  i-omans  du  cycle  d'Arthur  ou  de  la  Table-Ronde,  M.  Oas- 
ton  Paris  distingue  deux  groupes  :  les  romans  français  fondé.s  sur 
des  poèmes  anglo-normands  perdus  qui  avaient  une  base  galloise,  et 
les  romans  couq)osès  en  France  à  l'imitation  des  premiers,  mais 
sans  modèle  anglo-normand  et  par  conséquent  gallois.  A  cette  der- 


dps  ancipns  textes  français),  2  forts  vol.   iii-8  (sous   presse,  pour  paraîtm 
en  18^H). 

'  Cf.  Constant,  /.  /.,  cli.  TH.  Ces  légendes  ont  pour  caractère  commun  l'in- 
cpsto,  voloiitaiie  ou  involontaire.  Cf.  la  Vie  du  pape  Gréf/nire  le  Grand,  pu- 
Jihéf  par  M.  Luzarclif,  18.^7  (M.  G.  Paris  prépare  une  édition  critique  de  ce. 
beau  pr)ème),  et  ses  imitations  françaises  et  itafiennes,  la  Legr/enda  di  Ver- 
fjoijna  (Bologne,  Piomafinoli,  18(5!)),  le  DU  du  huef  (.Tnliinal,  Nouveau 
recueil,  etc.,  1,  ^2),  la  liourjoise  de  Rourrae  (.Jultinal,  \,  ?'.»),  etc.  L'origine  de 
la  légende  seiulile  être  Jiyzantine,  et  elle  a  dû  arriver  en  France  par  l'Italie. 


POESIK    KPIorE   1:T   XARRATIVK  XXIII 

nièro  classe  de  poèmes,  <fu"il  est  parfois  diflicile  de  distinguer  des 
premiers,  et  qui  sont  de  véritables  romans  (Uaventure  violemment 
idact's  dans  le  cadre  de  la  Talde-Ronde,  appartiennent  vraisembla- 
Ijlenient  les  romans  de  Meriadoc  (le  Chevalier  aux  deux  épées,  publié 
par  M.  Fœrster),  liirjoiiier  (appelé  par  quelques-uns  «  Lancelot  de 
Jelian»,  ms.  du  duc  d'Aumale),  Meraurjis  de  Porllesgriez  (par  Raoul 
de  Houdenc,  puliliéparM.  Michelant),  Clif/c!i(Ch)'esf..23.1),  Giiin- 
f/lain  ou  Le  bel  infonnn  (publié  par  M.  Hippeau),  Jaufrè,  Morien, 
le  Chevalier  à  Ut  Manche,  Tarée  (conservés  dans  le  Lancelot  néerlan- 
dais), et  plusieurs  des  romans  dont  Gauvain  est  le  héros  •.  Nous  nous 
occuperons  ici  exclusivement  des  romans  d'origine  celtique. 

«  Les  romans  l)retons,  »  dit  M.  Gaston  Paris  i,  «  sont  le  produit  du 
contact  de  la  société  française  et  des  Celtes;  ce  contact  a  eu  lieu  sur- 
tout, sinon  exclusivement,  en  Angleterre  (il  faut  admettre  cependant 
qu'il  s'est  |»roduit,  quoique  plus  faiblement,  entre  Bretons  et  Nor- 
mands sur  le  sol  continental)  ;  il  remonte  à  la  conquête  de  (Tuillaume, 
mais  il  n'a  pas  eu  iVetfet  littéraire  avant  le  second  tiers  (environ)  du 
xii"  siècle.  A  ce  moment  se  produisent  à  la  fois  dans  le  monde  clé- 
rical et  dans  le  monde  laïque  des  tentatives  pour  faire  pénétrer  dans 
la  littérature  générale  les  traditions  ou  les  contes  propres  aux  Bre- 
tons ((tallois)  et  restés  jusque-là  inconnus  aux  autres  peuples.  Gau- 
frey  de  Monmouth  écrit  i^on  HUloria  Britonrtm  et  sa  Vila  Merlini^; 
William  de  Malmeslnirv,  pour  illustrer  les  prétendues  antiquités  de 
l'église  de  Glastonbury,  puise  dans  les  légendes  Ijretonnes:  des  \'ies 
;ipocryi)hes  ou  interpolées  de  saints  bretons  font  pénétrer  dans  l'ha- 
-liographie  des  lictions  plus  ou  moins  anciennes  de  provenance  cel- 
tique. D'autre  part,  les  jongleurs  Invtons  parcourent  l'Angleterre  (et 

'  G.  Pari.s,  Romania,  X,  p.  468-5*50,  Études  sur  les  romans  de  ht  Table- 
Ronde,  dont  nous  résumons  ici  le  début. 

*  Romania,  X,  p.  4(i6. 

3  En  ll;38  et  llôO  (ce  dernier  ouvrapte  en  hexamètres  latins).  Il  avait  déjà 
composé  en  113Ô  la  Prophétie  de  Merlin,  qu'il  emprunte  (en  donnant  le 
nom  de  Merlin  à  l'enfant  sans  père  qui  prédit  l'avenir  au  roi  saxon  Yorti- 
frern)  à  Marcus  Scoti<:;ena,  auteur  au  ix"  siècle  d'une  histoire  falnileuse  des 
Bretons.  Cette  histoire  parle  pour  la  première  fois  des  exploits  d'Arthur  (f? i/o; 
bellorum):  elle  est  plus  connue  sous  le  nom  de  Nonnius,  qui  n'en  a  écrit 
que  la  préface.  UHistoria  Britonum  a  eu  un  immense  succès,  mais  n'est 
pas  la  source  des  romans  celtiques.  Elle  a  eu  au  xii^  siècle  un  gi-and  nombre 
de  traductions  françaises  en  vers,  dont  la  plus  célèbre  est  celle  du  normand 
IioJtert  Wace  (U-V)),  en  vers  de  huit  syllaljes,  intitulée  la  Geste  des  Bretons 
ou  le  Brut  d'Anrjleterre,  parce  qu'un  certain  Brutus,  petit-fils  d'Enée,  se- 
rait le  père  des  Bretons.  Il  l'oflrit  à  la  reine  Aliéner  de  Guyenne,  femme  de 
Henri  II  :  c'est  une  abréviation  de  Gaufrei,  augmentée  de  traits  fal)uleux 
empruntés  à  la  tradition;  elle  a  été  publiée  par  Le  Roux  de  Lincy.  MM.  Hof- 
mann  et  Yolmœller  en  ont  récemment  publié  une  autre  traduction  incom- 
plète, également  en  vers  de  Imit  syllabes,  sous  le  nom  de  Ber  Mïmchener 
Brut  (le  Brut  de  Munich).  Celle  de  Geoil'roy  Gaimar  (vers  llôôj  est  perdue. 


\xiv  Lrn'KitAiii'.i:  iHAxr.AisK  AU  M(»yi:n  a(;f, 

aussi  la  France)  en  jonaiil  sur  lu  rotf  on  la  liai[ie  des  lais,  niurceanx 
«lo  ninsit|iit'  ratlachi's  à  (|ul'1(iu('  avcMituix-  roinanescjue  on  mytholc;- 
{iTuino.  dont  les  poètes  français  donnent  l)it'iitôt  des  versions  pins  ou 
moins  fidèles  i.  Plnsienrs  de  ces  lais,  rap[)ortès  au  même  personnage, 
finissent  par  lui  faire  une  sorte  de  biographie  i)oètiijne.  T«dle  parait 
ètrt'  roriginc  dr's  romans  consacrés  à  IMstan  {ChrcsL,  21  et  22),  les 
l»lns  anciens  jient-ètre  (jui  aient  paru  en  vers  IVançais-'.  » 

A  cette  classe,  il  faut  joindre  celle  des  romans  épisodlques,  (\m 
racontent  nnc  aventure  particulière,  un  exploit  isolé  d'un  chevalier  : 
la  plupart  des  romans  «le  ce  genre  se  l'apportent  à  (Tanvain.  Ces 
divers  romans  ont  été  refaits  par  les  trouvères  français,  «:[ui  les  ont 
adai)tés  aux  irneurs  et  aux  idées  de  leur  temps  :  c'est  dire  que  la 
courtoisie,  qui  déjà  dans  les  poèmes  normands  avait  modifié  dans 
leur  forme  les  aventures  traditionnelles,  a  pris  plus  d'importance 
encore,  et  que  l'amour,  qui  ne  domine  pas  encore  comme  il  le  f(M"a 
plus  tard,  est  intervenu  pour  susciter  l'aventure  et  mettre  en  i-elief  la 
courtoisie  du  liéro«  3.  C'est  ainsi  que  Chrétien  de  Troyes  (1170-118.S), 
dont  le  style  a  des  qualités  remarquables,  refit,  à  l'instigation  <le 
Marie  de  France,  comtesse  de  Champagne,  les  romans  d'Erec  et 
Enide,  d'Yrain  ou  le  Chevalier  au  Ij/on  {Chrest.,  2S,2),ot('Ou\  qui  se 
rapportent  à  T^ancelot  et  au  saint  G ra al '►,  c'est-à-dire  CUç/ès,  Percerai 
le  Gallois^,  Lancelol  du  Lac  ou  le  Chevalier  à  la  Charrette;  c'est 


'  Marie  de  France,  l'auteur  des  Fahles,  qui  savait  le  breton  et  l'an^ilais,  a 
Iradnit  une  douzaine  de  ces  lais:  l'un  des  plus  intéressants  est  celui  du 
Citer refeii.ille,  qui  se  rapporte  à  la  légende  de  Tristan  (VA.  CfiresL,  2\}. 
("àlous  encore  le  lai  à'Ir/naure,  variante  du  roman  du  Cliàfelain  de  (loucy 
(V.  p.  XXX),  le  lai  de  Frêne,  dont  le  sujet  est  dévclopiié  dans  le  roman  do 
Galeran  (V.  p.  xxx),  etc. 

*  Voici  la  légende  de  Tristan  et  d'Iseult  .-Tristan,  neveu  du  roi  Marc  de 
Cornouailles,  l'a  délivré  d'un  ennemi  terrilile  (à  l'origine,  un  monsire  comme 
le  ;Minotaure).  Chargé  ])ar  lui  d'aller  chercher  sa  fiancée  Iseult,  il  hnjl  par 
erreur  un  philtre  destiné  au  roi  et  qui  doit  assurer  un  amour  inaltérable 
entre  riiomme  et  la  fennue  qui  en  auront  bu  ;  de  là  ses  amoiu's  avec  Iseult, 
dont  le  récit,  altéré  dans  les  formes  postérieures  qu'il  a  prises,  était  à  l'ori- 
u'ine  empreint  d'une  poésie  sauvage  et  pénétrante. 

^  a.  l^aris,  Ro>iiani<(,  X,  p.  /jGH. 

'  (Test  le  nom  celti(pie  du  vase,  où,  croyait-on,  avait  été  recueilli  le  .sang 
de  Jésu.s-(;hrist,  et  que  .tosepli  d'Arimathie  avait  transj)orté  eu  Bretagne. 
Les  chevaliers  de  la  Table-ltonde  le  cherchaient  à  travers  mille  périls. 

•'  (chrétien  ne  put  l'achever.  Il  fut  continué  par  un  anonyme,  qui  s'occupa 
exclusivement  des  aventui-es  de  Gauvain,  cl  par  (îaucher  de  Dourdan,  qui 
développa  le  vrai  sujet  du  poème,  la  recherche  du  Graal,  mais  laissa  encore 
l'o-iivre  inachevée.  Plusieurs  trouvères  s'essayèrent  après  lui  à  la  terminer  : 
l'un  d'eux  écrivit  quelques  vers  seulement,  les  deux  autres  furent  bi^aucoup 
plus  abondants.  Celui  des  deux  qui  eut  le  plus  <le  succès  fut  Mennessier  de 
Lille,  qui  écrivait  vers  1220  pour  Jeanne  de  Flandre,  petite-nièce  du  comte 
l'hilippe,  sous  les  auspices  duquel  Chrétien  avait  commencé  le  roman. 
L'autre  se  nounnait  (ierbert  de  Montreuil  :  c'est  l'auteur  du  Roman  de  la 


l'OÉSIE    ÉPIOUE    Kl'    NAUHATIVE  XXV 

ainsi  (■'•^'alenicnt  quVint  été  romposé^  Icler,  Diirmarl  le  Gallois, 
(iidnglain  (lils  de  (Tauvaiii),  ote.  En  face  de  ce  groupe  de  récits  bio- 
graphiques ou  épisodiques,  il  faut  eu  signaler  un  autre,  dont  le 
succès  a  été  bien  plus  considérable  et  dont  les  caractères  sont  sensi- 
l)lt'nient  ditlerents.  Artliur  et  (Tenièvre  y  acquièrent  une  grande 
importance  :  les  amours  <le  celle-ci  et  de  Lancelot  (dont  le  Lancelot 
de  Chrétien  n'est  qu'un  épisode),  et  la  quête  du  saint  Graal,  que  Lan- 
celot^ne  réussira  i)as  à  trouver  à  cause  de  son  amour  coupable,  tandis 
qu'il  est  trouvé  dans  certaines  versions  par  (Tauvain,  dans  d'autres 
l)ar  Perceval,  dans  d'autres  par  Galaad,  fils  de  Lancelot,  ce  sont  là 
deux  (l'entres  de  cycles  ditférents,  qui  d'ailleurs  se  pénètrent  de 
toutes  parts,  et  où  le  mysticisme  et  la  courtoisie  sont  poussés  jusqu'à 
un  raffinement  excessif.  Voici  qTielques  indications  sur  les  romans 
qui  nous  restent  de  ce  groupe. 

En  dehors  des  continuations  du  Perceval  de  Chrétien,  il  faut  signa- 
ler la  tentative  faite,  au  commencement  du  xiii^  siècle,  par  le  che- 
valii'r  Robert  de  Boron  (village  près  de  Montbéliard),  pour  donner 
l'histoire  com})lète  du  Graal.  Empruntant  à  Gaucher  l'idée  que  ce 
vase  avait  appartenu  à  .Joseph  d'Arimathie,  apôtre  de  la  Bretagne, 
dont  le  corps  était  censé  reposer  dans  le  monastère  de  Glastonbury, 
il  écrit  d'abord  la  première  partie  de  l'œuvre,  le  Joseph  d'Arimathie 
on  le  Saint  Graal,  histoire  du  Graal  en  Orient,  qui  a  pour  source  les 
évangiles  apocryphes.  La  2^  partie,  Merlin,  dont  il  ne  l'este  que 
'0)  vers,  s'inspire  de  Gaufrei  de  Monmouth  et  sert  de  lien  entre  le 
Saint  Graal  et  le  Perceval,  imitation  de  Chrétien  de  Troyes,  qui 
ne  nous  est  parvenue  qu'en  prose.  Peu  après,  entre  1210  et  1230, 
furent  composés  les  sept  grands  romans  en  prose  du  cycle  de  la 
Table-Ronde  :  1»  le  Grand  Saint  Graal,  renouvellement  ûxx  Joseph 
d'Arimathie;  2^  Merlin,  sans  modification,  mais  avec  une  seconde 
partie  (C/î>*e5^,  24);  i^(»  Arthur;  k^^  Lancelot,  en  cinq  parties:  5»  la 
Qitète  du  saint  Graal;  0»  la  Mort  d'Arthur,  amplification  de  la  fin 
du  récit  de' Robert  de  Boron;  7o  le  Tristan,  de  Luce  du  Gast,  qui 
fut  bientôt  amplifié,  sous  le  nom  de  Brait  ou  Brèt  (le  dernier  cri  de 
Merlin  perfidement  enfermé  vivant  dans  un  tombeau  par  la  femme 
qu'il  aimait),  par  un  certain  Elle,  qu'on  surnomma  de  Boron,  parce 
([u'on  le  crut  parent  de  Robert,  et  à  qui  l'on  attribua  l'immense 
l'Oman  de  Palaraède  (également  appelé  Meliadus  dans  sa  première 
partie  et  Guiron  le  Courtois  dans  la  seconde),  lequel  est  consacré 
aux  pères  des  héros  de  la  Table-Ronde.  Gautier  Map,  à  qui  l'on  a 


Violette.  Sa  rédaction  est  intercalée  assez  maladroitement  dans  le  manus- 
crit, entre  la  continuation  de  Gaucher  et  la  rédaction  de  Menessier,  ce  qui 
donne  pour  l'ensemlile  du  poème  plus  de  03,000  vers.  Voy.  G.  Paris,  la  Lit- 
térature française  au  rnoyen  âge,  p.  97  sqq.  et  Rornania,  XYIII,  175  sqcj. 


XXVI  IJTTKRATrHK    FHAXr.AISK   AU    MoYKX    AGE 

ntfrilnu'  i»lusieurs  do  ces  romans,  soiiiblc  n'en  avoir  <''('i"il  aucun  '. 
Lt'  succès  dfs  romans  de  la  Table-Ronde  se  répan<lit  dans  toute 
l'Europe  et  persista  jus(ju'à  la  lin  du  xvie  siècle.  Vers  le  milieu  du 
xv  Kiècle,  on  compose  encore  en  France  le  roman  en  prose  de  Perce- 
forest,  et  en  Espapfue  et  en  Portuj^fal  celui  (VAinadts,  sans  doute 
«Vaprès  un  ori^,dnal  français.  AmarJis  répandit  jusqu'à  la  folie  le  ujoût 
des  romans  de  clievalerie  :  la  spirituelle  [larodie  de  Servantes.  l)n// 
Quichotte  (i(>().")).  amena  heureusement  une  ivaction  salutaire,  mais 
qui  dépassa  le  liut  et  dut  contribui'r  ])Our  beaucoup  au  dédain  que 
portèrent  le  xvii''  et  le  xviii''  siècles  à  l'ensemlilc  d«'  la  littérature  du 
moyen  ù'jc 

•1.  —  Littéral  me  hjjzdnluic.  —  Romans  cCavenluve^. 

T.n  littérature  byzantine,  qui  a  exercé  une  -^rrande  influence,  encore 
insuffisamment  étudiée,  sur  une  bi-anche  importante  de  la  littéralui-e 
du  moyen  iVe,  provient  du  rapprochement  <le  la  Grèce  et  de  l'Oi-ii'iit 
après  la  conquête  d'Alexandre.  Le  romand  est  né  en  (irèce  du  contad 
des  deux  civilisations.  L'(puvre  la  plus  ancienne  qui  mérite  vraiment 
ce  nom  est  VJfistoirr  habi/lonietme,  do  •Ti\M\]>]\(i\u\  production  orien- 
tale revêtue  d'une  forme  o^recque.  Les  Vies  de  Pi/tluif/ore,  jiar  Por- 
jihyre  et  Jamblifjue.  d'Apolloniiis  de  Tyane  ])nY  Pliilo.strate,  de  Pro- 
clus,  de  Plotin,  ])leines  de  miracles  et  d'inventions  merveilleuses,  ont 
eu  è</alement  une  j][rande  vogue,  sans  qu'on  puisse  déterminer  exacte- 
ment leur  intluence  sur  l'Occident;  mais  V Apollonius  de  Tyr,  dont 
l'oriffinal  grec  perdu  est  du  m"  siècle,  et  cpii,  traduit  probal)lemeMl 
au  vie  siètde,  a  fourni,  comme  nous  l'avons  vu,  en  changeant  l'éjKxjue. 
la  matière  de  Jourdain  de  Blaye,  a  eu  des  imitations  nombreuses. 
A  cette  première  période,  purement  littéraire,  en  succède  une  autre, 
plus  obscure  à  cause  de  la  pénurie  de  documents,  qui  va  de  la  fon- 
dation de  Constantinojde  jusqu'aux  croisades;  elle  nous  est  surtout 
connue  par  la  littérature  populaii-e  bulgare  imitée  en  Esclavonie  el 
en  Russie.  Pendant  cette  période,  la  France  n'a  guère  comniuni(|u<' 
avec  l'Orient  que  par  l'Italie  méridionale,  restée  à  moitié  grecrpie: 
fdle  en  a  cependant  tiré  le  sujet  de  plusieurs  romans  dont  nous 
allons  dire  un  mot. 

Le  roman  grec  de  Barlanm  otJoasapli  ou  Josapixat,  dont  l'origini' 


'  n.  Paris.  Cours  professé  à  l'École  des  Hautes  Études  en  1880-1881. 

"-  Nous  empruntons  les  élémeuts  de  ce  chapitre  à  M.  G.  Paris,  loe.  laud., 
et  Romania,  passim. 

'  Lo.s  poèmes  imité.s  de  l'Antiquité,  et  les  productions  du  second  ftse  dans 
l'épopée  nationale  mélant,'co  d'éléiiients  étrangei's,  i)riront  le  nom  de  romans, 
comme  les  poèmes  d'aveiituro  proprement  dits. 


l'OESIE   EPIQUE   ET    NARRATIVE  XXVI l 

indionne  ost  incontostal)!»»  i  (Jonftaph  ost  un  des  noms  do  Bouddha), 
a  dû  ètro  trailuit  en  latin  au  xiie  siècle,  avant  de  Tètre  en  français, 
puis  en  allemand.  I^e  conte  indien  de  SmcWxkl  est  celui  qui  semble 
avoir  eu  la  meilleure  fortune  en  Occident.  Il  s'en  est  formé  deux 
jjroupes  de  rédactions:  «  l'une  composée  àwDolopatfiosi,  qu'écrivit  en 
latin,  proliablement  d'après  un  récit  tronqué,  k  la  fin  du  xiie  siècle, 
le  moine  cistercien  .Jean  de  Haute-Seille,  et  de  la  traduction  en  vers 
français  ([u"en  fit  Herl)ert  peu  de  temps  après  ;  l'autre,  comprenant 
plusieurs  versions  françaises  et  latines  (Roman  des  Sept  Sages,  His- 
toi'ia  Septem  Sapienlivm),  dont  le  rapport  exact  n'est  pas  encore 
déterminé,  mais  dont  les  relations  sont  très  étroites  (cf.  Chvest.,  20). 
(Test  un  roman  à  tiroirs  dans  le  genre  des  Mille  et  V7ie  Nuits.  En 
voici  le  cadre  :  Un  roi  veuf  se  remarie  ;  il  a  de  sa  première  femme  un 
fils  ([u"il  a  fait  élever  hors  de  la  cour,  et  qui  y  revient  son  éducation 
terminée.  Sa  marâtre,  voyant  ses  propositions  galantes  repoussées, 
l'accuse,  comme  Phèdre  et  la  femme  de  Putiphar,  d'avoir  voulu  la 
séduire.  Le  roi  la  croit  et  condamne  son  tils  à  mort.  Son  fils  A'enait 
de  faire  vœu,  pour  obéir  aux  recommandations  de  son  précei^teur 
Sindil)âd,  de  ne  pas  prononcer  une  parole  pendant  sept  jours;  il  ne 
peut  donc  se  <lisculper.  Le  roi  a  sept  ministres,  qui  viennent  tous  les 
jours  lui  raconter,  sur  les  dangers  de  la  précipitation  et  la  défiance 
qu'on  doit  avoir  à  l'égard  des  femmes,  une  histoire  qui  décide  le  roi  à 
ajourner  l'exécution  au  lendemain,  et  cela  jusqu'au  septième  jour, 
où  l'enfant  se  disculpe  et  où  la  marâtre  est  punie.  Dans  les  romans 
ilu  groupe  oriental,  chacun  des  sages  raconte  deux  histoires  ;  dans 
certains  romans  occidentaux,  qui  semblent  nous  donner  la  tradition 
primitive,  ils  n'en  disent  plus  qu'une,  et  la  reine  fait  la  contre-partie; 
dans  d'autres  (le  Dolopathos),  les  récits  de  la  reine  sont  supprimés, 
probablement  par  suite  d'un  manque  de  mémoire  de  celui  qui  raconta 
la  légende  au  moine  de  Haute-Seille.  Ajoutons  (jue  .Jean  a  substitué 
Virgile  à  Sindibâd  dans  le  rôle  de  précei^teur  du  prince,  et  qu'il  lui 
fait  raconter  aussi  une  histoire.  Les  histoires  varient  d'ailleurs  d'une 
rédaction  à  l'autre,  et  il  n'y  en  a  qu'une  {Canis)  (|ue  l'on  trouve  par- 
tout uniformément  :  c'est  celle  du  chien  cjui  avait  sauvé  un  enfant 
i-n  tuant  un  serpent  qui  allait  le  dévorer,  et  que  le  père  tue  dans  un 
moment  décolère,  parce  qu'il  le  croit  coupable  de  meurtre.  Celle  qu  ■ 
l'on  désigne  sous  le  nom  de  Puteus  (la  femme  qui  fait  semblant  de 
sr'  jeter  dans  un  puits  pour  rentrer  ensuite  chez  elle),  et  qui  se  trouv(> 
lussi  dans  l'œuvre  de  Jean,  ainsi  que  Gaza  (l'histoire  du  voleur  du 
iivsor),  est  trop  connue  par  Georges  Danâ.in  \)c>\w  qu'il  soit  utile 


•  T^es  légendes  de  source  indienne  passent  ordinairement  do  l'indou  on 
jiersan,  du  persan  en  syriaque,  du  syriaque  en  arabe,  do  l'aralio  en  j^rec  ot 
du  fjroc  on  latin. 


XXVIll  LIIIKHA  ri'KK   FKANÇAISK    AU    MOYKX    MiK 

(rinsister.  Les  antres  liisloin-s  du  DoUqxithos  sont  rnipruntrL's  à 
(riiutres  sources  i.  » 

Nous  avons  déjà  attribué  à  la  Yie  de  Saint  Grégoire  une  source 
byzantine.  tTest  encore  d'après  des  traditions  de  même  oriyine  que 
l(^s  ^fraudes  figures  d'Hippocrate,  d'Aiistote,  de  Virgile,  ont  été  tra- 
vesties et  qu'on  leur  a  attri])ué  non  seulement  un  pouvoir  magi(ine. 
mais  encore  des  aventures  ridicules,  cpù  démontr<Mit  à  la  fois  et  la 
malice  des  femmes  et  les  fail)lesses  auxi|uelles  sont  exposés  les  sa- 
vants et  les  sages,  comme  les  autres  hommes.  C'est  ainsi  ipi'Aristote, 
(jui  reprochait  à  son  élève  ses  complaisances  pour  sa  maîtresse,  se 
voit  l)ientôt  forcé  par  elle  à  recevoir  un  l)àt  et  à  lui  servir  de  mon- 
ture, à  la  grande  joie  d'Alexandre,  qui  survient  tout  à  coup  2. 

Dans  la  seconde  période,  celle  des  croisades,  les  rapports  de  l'O- 
rient et  de  l'Occident  sont  directs  et  bien  plus  fréquents;  aussi  en 
résulte-t-il  un  grand  accroisseiuent  de  richesses  jiour  notre  littéra- 
ture. Ce  qui  domine  dans  ces  compositions,  ce  sont  les  voyages  mer- 
veilleux, les  histoires  de  magie,  de  talismans,  de  pirates,  les  aven- 
tures d'amoureux  séparés  malheureusement  et  se  retrouvant  après 
des  événements  variés.  Voici  une  liste  des  principaux  romans  qui 
dériveht  de  cette  source  :  !<>  Erncle  {Héraclius),  ])ar  Oauthier  d'Ar- 
ras  (vers  1160)  :  la  première  partie  remonte  à  un  roman  grec,  dont 
une  forme  i)opulaire  moderne  a  été  récemment  retrouvée  dans  le 
poème  de  Ptocholéon,  tandis  que  la  deuxième,  d'origine  orientale, 
raconte  l'histoire  d'un  homme  réduit  en  esclavage,  ([ui  recouvi'e  sa 
liberté  grâce  à  ses  connaissances  magi(iues  (publié  par  M.  Masz- 
mann);  2"  Flore  et  Blancheflor,  dont  on  a  deux  rédactions  diffé- 
rentes du  xne  siècle  :  c'est  le  sujet  du  Filocopo  de  Boccace,  dont 
Tine  forme  altérée  se  retrouve  dans  la  délicieuse  chantefalde  d'AMca^- 
sin  et  Nic-olette,  écrite  au  xn«  siècle,  en  partie  en  prose,  en  partie 
en  laisses  assonantes  de  sej)t  syllabes  (Voy.  ch.  III,  p.  xxxtii)  ; 
3*>  Cliffès,  par  Chrétien  de  Ti-oyes.  qui  a  fait  entrer  son  héros  dans  le 
cycle  de  la  'J'able-Ronde  (voy.  })lus  haut   ]).  xxiii-xxiv  ;   un  second 


•  (i.  Pari.s,  Romania,  IX,  :U0  ;  cf.  liomania,  II,  ■'18I  sqq. 

*  Voir  le  Lai  tVAristolc,  par  Henri  (rAiidoli,  frouvèro  normaïul  du  xni"  siècle, 
qui  est  égak'Uient  l'auteur  du  DU  du  chancelier  Philippe,  do  la  Bataille 
des  vins  et  de  la  Bataille  des  sept  arts;  ses  œuvres  ont  été  récennnent 
puliliées  par  M.  Héron,  Rouen,  1H8().  Cette  létieude,  (jui  avait  déjà  été 
mise  au  théâtre  au  siècle  dernier,  a  dans  ces  dernièiT-s  années  fourni  à 
deux  auteurs  aimés  du  pulillc,  MM.  Alphonse  Daudet  et  Paul  Arène,  la  ma- 
tière d'un  charmant  opera-connque  en  un  acte,  le  Char,  dont  M.  Emile  Pes- 
sard  a  écrit  la  musique  et  qui  a  été  rejné.senlé  à  rOpèra-(Jomi(jue  le  IH  jan- 
vier 1H78.  —  Pour  la  légende  de  Virjiile  magicien,  on  peut  consulter  l'excel- 
lent livre  de  M.  dmiparetti,  Virgilio  nel  iiicdio  cvo,  ;i  vol.,  I^ivourne,  187;i, 
et  celui  de  M.  A.  (iraf,  Roma  nella  mcmoria  e  nelle  immafjinazioni  del 
rnedio  evo  (2  vol.,  Turin,  18^f3),  cli.  xvr. 


POESIE   El'lQUE    ET   NARRATIVE  XXJX 

poème  a  été  yreli'é  sur  le  même  sujet,  c'est  la  Femme  de  Salumoti. 
aujourd'hui  perdu  sous  sa  forme  originale  en  français,  mais  qu'on 
retrouve  en  bulgare,  en  russe,  dans  le  poème  allemand  de  Salonion 
et  Moroît  (=  Marcolf)  et  aussi,  avec  quelques  ditl'érences,  dans  le 
Bâtard  de  Buxillun.  continuation  de  Bauduin  de  Sebuurc  i  :  ce 
sujet  olfre  beaucoup  d'anabigie  avec  Roi'uéo  et  Juliette;  4"  Flo)-i)noHt 
(intitulé  dans  un  manuscrit  Le  Roi  Philippe  de  Macédoine),  com- 
posé en  1188  à  Châtillon-sur-Azergue  (Pdiône),  par  Aimon  de  Ya- 
rennes,  ({ui  déclare  avoir  vu  son  original  à  Philippopoli  :  c'est  l'his- 
toire des  ancêtres  d'Alexandre;  5»  Athis  et  Porphirias  ou  Le  Siège 
d'Athènes  (xiiie  siècle),  attribué  sans  preuves  suftîsantes  à  Alexandre 
de  Bernay,  l'auteur  du  Roman  d'Alexandre  :  c'est  l'histoire  de  deux 
amis  qui  se  font  des  sacrifices  vraiment  liéroïques.  La  première 
partie  a  été  traitée  par  Boccace  (De'caméron,  8e  journée),  proljable- 
ment  d'après  la  môme  source  byzantine,  et  aussi  dans  la  Disciplina 
clcricalis  de  Pierre  Alphonse  et  sa  traduction  française,  le  Castoie- 
ment  (Conseils)  d'an  père  à  son  fils;  Go  le  Roman  de  la  Violette, 
par  Gerbert  de  ]\Iontreuil  (1230),  dont  une  deuxième  forme  se  trouve 
dans  le  Comte  de  Poitiers  (xiie  siècle),  et  des  variantes  plus  altérées 
dans  Giiillaurne  de  Dole,  le  conte  en  prose  de  Floire  et  Jeanne,  etc.; 
7o  le  Roman  de  la  Manehi/ie,  par  Philippe  de  Beaumanoir  (né  à 
Rémi,  Oise),  dont  le  sujet  a  été  souvent  traité,  principalement  en 
Italie  :  il  s'agit  d'une  femme,  mère  d'enfants  charmants,  qui  est 
accusée  d'avoir  donné  le  jour  à  des  monstres  (pulilié  par  M.  Fr.  Mi- 
cliel,  et  récemment  par  M.  Suchier  pour  la  Société  des  anciens  textes 
français);  8°  Parthénopeus  de  Blois  [Chrest.,  20),  une  des  plus  belles 
œuvres  du  moyen  âge  (fin  du  xiie  siècle)  :  c'est  l'histoire  de  Psyché 
avec  interversion  des  rôles;  9°  Florence  de  Rome  (xive  siècle); 
lOo  le  Dit  de  V empereur  Constant,  publié  dans  la  Romania,  VI,  161 
sqq.,  par  M.  Wesselofsky;  11°  Floriant  et  Florette,  pviblié  par 
M.  Fr.  Michel  ;  12'^  le  Roman  de  Cléomadès,  par  Adenet  le  Boi  (fin 
du  xiiie  siècle),  publié  par  M.  Scheler  :  on  y  voit  un  cheval  de  bois 
traversant  les  airs,  emprunt  aux  contes  indiens  par  l'intermédiaire 
du  grec;  le  même  sujet  a  été  traité  par  Girard  d'Amiens  dans 
Meliacin:  13"  Guillaume  de  Paterne.  pu])lié  par  M.  Michelant  pour 
la  Société  des  anciens  textes  français.  Il  y  est  question  d'un  prince, 
lils  du  Boi  d'Espagne,  changé  en  loup  par  les  maléfices  de  sa  ma- 
râtre, qui  veut  assurer  le  trône  à  son  propre  fils.  Le  loup-garou  se 
fait  le  protecteur  (hi  prince  Guillaume,  fils  du  roi  de  Pouille,  exposé 


'  La  composition  cyclique  dont  faisaient  partie  ces  deux  poèmes  racontait 
les  croisades  depuis  l'origine,  remontait  même  jusqu'aux  ancêtres  de  Gode- 
froy  de  Bouilli:)n,  et  descendait  jusqu'aux  guerres  de  Phifippe  le  Bel  contre 
les  Flamands:  la  perte  de  cette  dernière  partie  est  surtout  regrettable. 


N.N.N.  LmÉKATUUH   FllAN'r.AlSK  AU   MoYEK   ÂGE 

dès  sa  niiissauce.  Celui-ci  étant  devenu  amoureux  de  Aléliur,  iillu  de 
Venipereur  de  (tivco,  ils  s'enfuient  revêtus  chacun  d'une  peau  d'ours, 
(|u'ils  échanyfent  i>lus  tard  contre  une  peau  de  biche,  et  jj;râce  à  la 
protection  du  loup,  échappent  à  toutes  les  poursuites.  Guillaume  dé- 
livre, sans  la  connaître,  sa  mère,  qu'assiégeait  le  roi  d'Espagne.  Ce 
dernier  retrouve  son  lils  et  oblige  sa  seconde  femme  à  lui  rendre  la 
forme  humaine.  Guillaume,  sur  les  indications  du  prince  d-Espagne, 
retrouve  sa  mère  et  épouse  Mélior.   Ce  roman  intéressant  peut  être 
donné  comme  le  type  du  ronum  d'aventures  basé  sur  une  métamor- 
pliose;  l'i"  le  Roman  de  VEscoufle  {du  Milan),  (jue  M.  Michelant  va 
également  publier:  le  .sujet  rappelle  celui  de  Pien'e  de  Provence  et 
la  Belle  Maffiielonc.    Guillaume  de    Palerne  et  VEscou/fe  pour- 
raient aussi  bien  être  d'origine  celticiue:  15"  Bérinus,  roman  en  prose 
du  xivf  siècle,  où  l'on  retrouve  des  éléments  grecs  et  orientaux,  etc. 
Nous  citerons  enlln  quehpies  romans  d'aventure  dont  la  source  n'a 
pu  encore  être  bien  établie,  et  d'autres  où  des  légi'udes  nationales  ou 
c<dtiijues  se  mêlent  à  des  hctions  merveilleuses  :  i"  Ille  cl  Galleron, 
par  (Tautier  d'Arras,  écrit  en  1157  ;  2"  Araadas  el  Idoine,  i)ul)lié  i)ar 
M.  Hippeau,  où  l'on  voit  trois  fées  présider  aux  destinées  humidnes  : 
comme  Amadis,  Amadas  est  pendant  quelque  temps  fou  d'amour; 
:-5"  Galeran  de  Bretagne,  ])ar  Renaud,  charmant  poème  qui  déve- 
loppe le  sujet  du  lai  de  Frêne  (i)ublié  par  Boucherie);  4»  Richard  le 
Beau  {Chrest.,  25),  publié  par  M.  Fœrster,  où  se  trouvent  réunies 
lieux  légendes  souvent  traitées  au  mo^^en  âge  et  d'origine  orientale, 
celle  du  Mort  reconnaissant,  et  celle  du  Fils  qui  recherche  son 
père:   5»  le  Châtelain   de   (.'oucy  (par    .Jakemon  Sakesep,   lin  du 
XIII"  siècle),  dont  on  a  une  variante  (lanslelai  d^If/naiire:  c'est  l'his- 
toire émouvante,  souvent  traitée  au  moyen  âge,  d'une  femme  adul- 
tère à  (|ui  son  mari  fait  manger  le  cœur  de  son  amant.  Le  châtelain 
de  (loucy  est  étranger  à  ce  conte  :  le  poète  ne  l'en  a  fait  le  héros  que 
jiour  pouvoir  y  insérer  plusieurs  de  ses  chansons;  6°  Guillaume  de 
Dole,  où  se  trouvent  intei'cidées,  comme  dans  le  précédent,  des  chan- 
sons d'auteurs  différents;  7»  Blonde  d'Oxford,  par  Phili])i)e  de  iJeau- 
numoir  ou  de  Rémi,  publié  par  Le  Roux  de  Lincy  :  a  beaucoup  d'ana- 
l(jgie   avec   un   charmant   roman    du    xv^   siècle,  Jehan  de  Paris 
{Chrest..,  2H);So  la  Châtelaine  de  Yergi,  aventure  d'amour  au   dé- 
nouement tragique,  qui,  par  la  linesse  de  l'analyse  et  la  délicatesse 
des  sentiments  annonce  déjà  le  roman  moderne  (xiiie  .siècle  ;  une 
nouvelle  édition,  par  G.  Raynaud,  a  été  récemment  annoncée  dans  la 
Romania);  !)«  Joufroi  (incomplet,   milieu  du  xiie  siècle),  publié  p:ir 
.MM.  Hofmann  et  Muncker  :  le  troubadour  Marcabru,  Henri  1er,  i-,,i 
<r.\nglelerre,   et  sa  femme,  Aélis  de  Louvain,  y  figurent;  lOo  Mélu- 
sinc  {la  fée),   aïeule  su])posée  des  Lusignan;  11"  Robert  le  Diable, 
puldié   par    Tréiiutii'u  ;  12"  EuslacJie  le  moine,  ronuin  en   partie 


l'OÉSlE  El^IQUE   ET  XAUKATiVE  XKXI 

historique,  où  sont  racontées  les  aventures  d'un  liardi  partisan,  Ini- 
,L;an<l  audacieux  autant  que  chevalier,  qui  fait  le  désespoir  du  comte 
de  Flandre  et  du  roi  d'Angleterre  (publié  par  Fr.  Michel),  etc. 

e.  —  Fahleaux.  —  Contes  et  Xouvelles. 

Il  est  diflicile  de  séparer  les  fahleaux  i  des  récits  épiques  et  des 
romans,  quelque  modestes  que  soient  ces  piquantes  productions  de 
Tesprit  français.  (Test  surtout  tjn  Orient  (ju'il  faut  chercher  la  source 
des  tableaux  ;  plus  rarement,  ils  reproduisent  un  fait  réel  ou  sont 
des  œuvres  de  pure  imagination.  Les  contes  imliens,  créés  par  les 
brahmanes  ou  apj)ropriéspar  eux  au  point  de  morale  qu'ils  voulaient 
enseigner,  sont  arrivés  eu  Europe,  d'abord  par  les  Byzantins,  puis 
par  les  Arabes  d'Espagne  et  les  croisades.  Le  recueil  d'exernjiln 
formé  par. Jacques  de  Vitrv  en  Judée  contriljua  beaucoup  à  réi)andre 
par  la  prédication  le  goût  de  ces  histoires  dans  le  peuple  ;  l'esprit 
malicieux  des  jongleurs  sut  tirer  parti  de  cette  riche  matière  en  l'as- 
saisonnant d'observations  fines,  de  traits  satiri(|ues  et  trop  souvent 
licencieux.  Les  vilains,  les  clercs,  les  femmes,  sont  principalement 
l'objet  de  leurs  attaques  :  cela  s'explique  par  ce  fait  que  les  tableaux 
étaient  surtout  composés  pour  les  clievaliers  et  les  bourgeois.  Parfois 
cependant,  le  vilain,  avec  sa  rouerie  naïve  et  son  gros  bon  sens,  a  le 
])eau  rôle:  ainsi  le  Yilain  qui  cunquist  Paradis  par plait,  Saint 
Pierre  et  le  Jongleur,  le  Vilain  Mire  -,  Constant  Duhaniel,  Bru- 
nain  lavache  au i^restre.  (Fautres  encore,  nous  montrent,  pour  ainsi 
dire,  la  revanclie  du  pauvre  hère  méprisé  et  bafoué.  Si  un  tro])  grand 
nombre  de  ces  fahleaux,  par  la  grossièreté  qu'ils  affectent,  échappent 
à  l'analyse,  on  en  trouve  cependant  qui  ne  sont  qu'amusants,  comme 
le  Curé  qui  rnangca  les  mûres,  Estnln  ,  Brifaut  (Chrest.,  ;28, 1  et,2)  ; 
d'autres  qui  respirent  la  morale  la  plus  pure,  connue  la  Bourse 
pleine  de  sens^  la  Housse  partie  (ou  le  Bourgeois  dWhbeville),  le 
'hevalier  au  barizel;  d'autres  encore  dont  la  langue  est  empreinte 
d'une  exquise  délicatesse,  comme  le  Vair  Palefroi.  Tous  ont  pour 
jirincipal  mérite  de  n(jus  donner  un  tableau  sincère  des  mœurs  des 
xiie  et  xiii"  siècles,  tableau  d'autant  plus  exact  qu'il  est  moins  tra- 
vaillé et  moins  voulu,  et  à  ce  titre  ils  constituent  une  des  principales 


'  Fableaii,  diminutif  de  fahle  ;  fahlel  (lunne  au  rég.  pliir.  f'ableaus,  en  pi- 
card fabliaus,  forme  qui  a  prévahi  à  tort.  On  appelait  fables  des  liisturiette.-5, 
des  contes  amusants,  qw  les  nobles  se  faisaient  raconter  après  ])oire  par  les 
jongleurs;  lorsque  ces  rèeits  étaient  en  vers,  la  fa))le  prenait  le  nom  drf'nblel. 

-Ce  conte,  d'origine  indienne,  se  retrouve  dans  presque  toutes  les  littéra- 
tures. Molière,  lors(pi'il  écrivait  Le  Médecin  mulf/ré  lui,  en  avait  certaine- 
laent  lu  quelque  imitation,  qui  pouvait,  du  reste,  être  iudépeudante  de  notre 
fal)lrau. 


XXXll  LITTEUA  rrUE   FRANÇAISE   AU    MOYEN    XGE 

ricliesses  de  notre  ancienne  littérâtnre.  Les  faLleaux  sont  souvent 
anonymes:  parmi  les  auteurs  connu»,  nous  citerons  seulement  : 
liulf'bcuf  (."3  plaisants  fahleaux),  Huon  le  Roy  (le  Yair  Palefroi), 
t'ourteharbe  (les  Tvoia  Aveugles  de  Compièçjne),  Jehan  Beclel  ou 
]»eut-être  Bodel  (9  fitbleaux  au  moins,  entre  iinU-ç^  Brutiain,  le  Sou- 
hait insensé ei  Gombert  et  les  deux  Clercs,  qu'ont  imitérArioste  et  La 
Fontaine,  dans  le  Berceau),  Gautier  le  Long  (le  Yalet  (jeune 
homme)  qtii  d'aise  à  malaise  se  met  (en  se  mariant)  et  la  \euve), 
l't  Bernicr  (la  Housse  partie)  i.  Tous  ces  auteurs  vivaient  au  plus 
tard  au  xnie  siècle.  Dés  le  xive,  le  genre  se  transforme  :  la  verve 
railleuse  et  trop  souvent  grossière  disparait  pour  faire  place  à  un  a  ri 
plus  raffiné,  qui  s'inspire  des  novellieri  italiens  et  donne  naissance 
à  des  recueils  de  contes  moraux  ou  simi)lement  amusants,  où  la 
galanterie  tient  plus  de  place  que  la  morale.  Le  plus  connu  de  ces 
recueils  est  celui  des  Cent  Nouvelles  nouvelles  {Chrest.,  27),  com- 
posé à  Genappe  (Belgique),  vers  145(3,  par  le  Dauphin,  lils  de 
Charles  VH,  qui  devait  régner  sous  le  nom  de  Louis  XI,  et  quehpu's 
seigneurs  de  ses  amis,  mais  rédigé  [)eut-ètre  par  Antoine  de  la  Sale, 
l'auteur  bien  connu  des  Quinze  joies  du  mariage.  Nous'ne  parlons 
pas,  bien  entendu,  des  auteurs  de  nouvelles  du  xvie  siècle,  la  })ériode 
que  nous  étudions  ne  dépassant  pas  la  lin  du  xve. 

in.  —  POÉSIE  LYRIQUE  ET  PASTORALE. 

Si  l'on  veut  donner  aux  mots  «  poésie  lyrique  »  leur  sens  le  plus 
large,  il  convient  d'appeler  de  ce  nom  toute  poésie  de  courte  étendue, 
régulièrement  divisée  en  strophes,  dans  laquelle  les  paroles  sont 
subordonnées  au  chant.  La  poésie  Ij'rique  exprime  d'ailleurs  soit  des 
sentiments  généraux,  soit  un  sentiment  personnel  dans  lequel  s'exalte 
l'âme  du  poète:  ce  dernier  trait  appartient  plutôt  aux  troubadours, 
c'est-à-dire  aux  poètes  lyriques  du  Midi.  La  poésie  lyrique  du  Nord 
semble  bien  être  originale,  quoiqu'on  ait  longtemps  soutenu  le  con- 
traire :  la  publication  d'un  certain  nombre  de  romances  et  pastou- 
relles du  xiic  siècle  î  a  montré  qu'elle  n'était  pas  moins  ancienne  que 
celle  du  Midi,  et  le  caractère  particulier  qu'elle  affecte  est  une  preuve 
de  plus  que,  sauf  dans  certains  genres  particuliers  plus  savants, 
comme  Y  Aube  et  le  Salut  d'Amour,  elle  est  essentiellement  originale. 
En  effet,  les  plus  anciennes  romances  françaises  sont  des  récits  épi- 

'  Cf.  Victor  Leclerc,  Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  XXIII,  p.  ll'i,  «'t 
1J0(U-  tous  les  fal)leaux  cités,  A.  de  Montait,'loii  et  G.  Hayiiaud,  Recueil  r/énc- 
ral  et  complet  des  falAimix  des  xni'=  et  xiv  siècle,  Paris,  lH7'-J-88,  t)  vol. 

*  AU-franzirsisclie  liomanzen  und  Pastourellen,  lioruusgege))en  von 
Kiirl  Bartsch,  Leipzig,  1870. 


l'OESlE   LYRIQUE   ET   PASTORALE  XXXIII 

ques,  des  chansons  d'histuire  ou  de  toile  i,  comme  on  les  appelait  au 
moyen  âge  :  les  chansons  de  Raynaud  et  Belle  Ererjibo)\  Belle 
Doette  {Chrest.,  38),  Belle  Idoine^  Belle  Aiglantine,  Belle  Isabeau, 
Belle  Yolande,  etc.,  sont  de  véritables  petits  drames,  où  l'expression 
vive  et  légère,  les  détails  gracieux  ou  naïfs  laissent  tout  son  relief  à 
la  lutte  des  passions  qui  s'y  agitent,  et  à  ce  titre  elles  ont  un  caractère 
franchement  populaire,  ou  du  moins  semi-populaire,  que  n'ont  pas 
les  poésies  raffinées  des  troubadours. 

Une  autre  forme  ancienne  de  la  poésie  lyrique,  où  le  Nord  semble  éga- 
lement avoir  devancé  le  Miûi,  '$&i\^pastourelle  {Chrest.,  31,2).Raimon 
Vidal,  dans  son  Donat  provençal,  avoue  expressément  que  le  «  parler 
de  France,  vaut  mieux  et  est  plus  avenant  pour  faire  romances  et  pas- 
tourelles 2.  »  Le  sujet  en  est  moins  relevé  que  celui  de  la  romance  et  la 
scène  est  placée  à  la  campagne  ;  cependant,  de  bonne  heure,  les  hautes 
classes  y  figurent.  Tantôt  un  chevalier  oû're  son  amour  à  une  bergère 
I  [ui,  le  plus  souvent,  lui  préfère  le  berger  son  voisin  :  c'est  ce  thème  qui, 
développé  et  augmenté  de  la  peinture  des  jeux  des  bergers,  a  fourni 
la  matière  des  nombreuses  pastourelles  de  Bohin  et  Marion,  et  plus 
tard  (bxJeu  de  même  nom,  par  Adam  de  la  Halle  {Chrest. ,'sQ).  Tantôt 
un  chevalier  rencontre  une  dame  dans  un  verger  ou  un  sentier  fleuri, 
et  engage  avec  elle  une  conversation  amoureuse,  où  l'on  voit  poindre 
déjà  les  allégories  du  Roman  de  la  Rose;  ou  encore,  comme  dans  la 
délicieuse  chantefable  à! Â.ncassin  et  Nicolette  {Chrest..  30)  dont  il 
convient  de  détacher  la  deuxième  partie,  qui  a  un  tout  autre  carac- 
tère, l'auteur  place  dans  un  cadre  pastoral  d'une  fraîcheur  charmante 
le  récit  d'un  amour  à  la  fois  naïf  et  passionné. 

Ces -formes  primitives  de  la  chanson  française,  d'origine  essentielle- 
ment populaire,  ont  des  strophes  inégales  de  trois  à  huit  vers  à  rimes 
consécutives  et  terminées  par  un  refrain  de  rime  différente  :  l'as- 
sonance y  domine.  Dés  le  commencement  du  xiiie  siècle,  elle  est 
remplacée  par  la  rime,  et  Audefroy  le  Bâtard,  d'Arras,  introduit  les 
rimes  croisées,  qui  semblent  être  une  imitation  provençale.  La  poésie 
lyrique  devient  savante  et  artistique,  et  un  grand  nombre  de  trouveurs, 
surtout  parmi  les  nobles,  s'ingénient  à  imaginer  des  combinaisons 
nouvelles.  Le  comte  Gonon  de  Béthune,  Renaud,  le  châtelain  de 
Coucy,  le  chevalier  Gace  Brûlé  {Chrest.,  31, 1),  Thibaut  de  Champagne, 
roi  de  Navarre  {Chrest.,  31,  2),  Gautier  de  Coinci,  le  trouvère  Colin 
Muset,  sont  les  meilleurs  des  chansonniers  connus  de  cette  époque. 


'  C'est-à-dire  «  chansons  qu'on  chante  eu  filant  ou  en  tissant  la  toile  à  la 
veillée  :  »  aujourd'hui  encore,  ou  appelle  «  chansons  de  filasse  »  des  chansons 
analogues. 

-  «  La  parladui'a  francesca  val  mais  et  es  plus  avinenz  a  far  l'onianz  et  pas- 
turollas.  »  {Grammaires  provençales,  '2=  édit.  Guessard,  p.  71). 

CONSTATS.    Chrestomathie.  c 


XXXIV  LITJKHATURE   FRANÇAISE   AU    MOYEN    AGE 

La  Chanson  cVamour  (Chrest.,  31,.l),  la  Chanson  pieuse  (Chresl., 
32),  la  liott'uenfje  (Chresl., ,%),  qui,  comme  le  Ballet,  servait  à  accom- 
paj/ner  les  danses,  le  Jeu-pnrli  {Chrest.,  îij),  le  Molel  (Chresl.,  34), 
dont  la  forme  est  emi)runtée  aux  cliants  litury:iques,  le  Salut  cVamour, 
espèce  d'épître  galante  :  voilà  les  principaux  genres  cultivés  au 
xiiic  siècle. 

Avec  le  xivc  siècle,  rinspiration  (liiiunnc,  et  l;i  (lifliculté  vaincue 
semble  être  le  but  au({uel  tendent  ])rincipaleme)it  les  trouvères.  J.e 
Chant  royal,  destiné  à  célébrer  surtout  Dieu  et  la  Vierge,  la  Ballade 
(l'ancit'ii  Ballel  asservi  à  des  règles  plus  rigoureuses),  le  Rondeau 
simple  (pluslard  Triolet)  ou  double,  prennent  diins  la  faveur  i)ul)lique 
la  place  des  formes  plus  lil)res  et  j)lus  siuq^les  créées  par  les  trou- 
vères de  rîige  précédent.  D'abord  Eustaclie  Descluuups,  dans  son  Art 
de  dicter  et  faire  cJtansons,  etc.,  puis,  au  siècle  suivant,  Henry  de 
Croy,  dans  son  Art  et  science  de  rhétorique,  s'épuisent  en  etforts 
l'idicules  j)0ur  nous  apprendre  à  distinguer  les  innomlirables  espèces 
de  rimes  et  les  différentes  formes  de  Ijallades  et  de  rondeaux  à  la 
mode.  Deschanq)s  {Chrest.,  38)  joignant  l'exemple  au  précepte,  n'écri- 
vit pas  moins  de  1175  ballades,  171  rondeaux,  80  virelais,  sans 
compter  le  Miroir  du  mariage,  en  13,000  vers  environ,  et  quantité 
de  menus  i)oèmes.  Son  maître  et  son  ami,  Guillaume  de  Macliaut 
(chef-lieu  de  canton  des  Ardennes),  Fauteur  du  Yoir  Dit  ',  dont  les 
o'uvres  ne  tardèrent  pas  à  vieillir  après  avoir  joui  d'une  très  grande 
popularité,  n'avait  pas  été  aussi  fécond;  il  reste  cependant  de  lui 
yoo  l)allades.  100  ronileaux,  la  Prise  d'Ale.rmid>-ie,  en  vers  octosyl- 
lai>iquês,  et  tTautrcs  poèmes  assez  importants.  En  même  tenq)s  que 
Deschamps,  dans  la  deuxième  moitié  du  xive  siècle,  llorissiiit  le 
chroni(pieur-poète  Froissart  [Chrest.,  37),  dont  les  poésies,  j)ul)liées 
]>ar  M.  A.  Schelcr^,  sans  atteindre  à  la  valeur  de  sa  prose,  ne  man- 
quent ni  de  grâce  ni  d'intérêt.  Les  plus  importants  de  ses  poèmes 
sont:  le  Trettié  de  VEspitielle  amoureuse,  le  Joli  buisson  de  Jo- 
nèce,  le  Pai'adis  d'amour  et  la  Prison  amoureuse,  ©ù  se  trouvent 
mêlées  des  lettres  en  prose.  Peu  après,  la  savante  (Christine  de  Pisan, 
qui  se  dit  l'élève  d'Eustache  Deschamps,  se  délasse  de  la  conqwsition 
de  ses  graves  traités  de  ])olitique  et  de  morale  par  des  poésies  amou- 
reuses non  dépourvues  d'ali'éterie,  et  aussi  i)ar  des  poésies  d'un  carac- 
tère plus  élevé,  comme  le  Poème  de  la  Pucelle  (1410),  ou  même 
purement  didactique,  comme  le  Livre  de  Mutacion  de  fortune  (1403), 
essai  d'histoire  universelle,  le  Chemin  de  long  estude,  recherche  de 


'  Co  ))ij(''ine  raconte  le.s  relations  littéraires  de  G.  de  Mâchant  avec  une 
jr-nne  princesse  de  dix-sej)!  ans,  Aj,Miès  de  Navarre,  .sœur  de  Charles  le  Mau- 
vais, et  leur  entrevue  à  la  cour  de  ce  prince. 

*  BiHixellos,  1871,  3  vol. 


POÉSIE   LYRIQUE   ET   PASTORALE  XXXV 

la  vertu  qui  convieut  le  mieux  au  gouvernement  du  monde,  et 
l'Epislre  â'OUiea  la  déesse  a  Hector  de  Troye,  con><eils  adressés  au 
jeune  duc  d'Orléans,  lils  de  tlliarles  V,  sous  une  forme  allégorique, 
où  la  prose  explique  les  vers. 

Le  xve  siècle  est  l'empli,  en  outre,  par  les  noms  d'Alain  Ghartier, 
de  Martial  d'Auvergne  {y Amant  rendu  cordelier  à  l'observance 
d'amours,  publié  par  M,Michelant  pour  la  Société  des  anciens  textes 
français,  les  Arrêts  d'Aniour,  les  Vicjiles  de  Charles  VII,  etc.),  de 
CJiarles  d'Orléans,  d'Olivier  Basselin  et  de  Villon,  poètes  de  valeur 
inégale,  mais  que  rassenildent  un  vif  sentiment  des  malheurs  qui 
désolent  la  France  et  un  patriotisme  d'un  bon  exenqile  à  cette  époque 
troublée.  Après  le  remarcjualjle  éloge  de  Jeanne  d'Arc,  de  Christine, 
viennent  le  Lay  de  la  Pair  et  la  Ballade  de  Fougères,  d'Alain  Chartier, 
où  le  poète  a^tpelle  de  tous  ses  vœux  la  lin  des  hostilités  et  la  libéra- 
tion définitive  du  territoire;  puis  les  Vigiles  de  Charles  VII,  de 
Martial,  œuvre  plus  loualjle  par  l'intention  que  par  l'exécution  ;  puis 
encore  les  joyeux  et  patriotiques  Vau.r-de-Vire  du  foulon  Olivier 
Basselin,  qui  trouva  la  mort  dans  un  combat  contre  les  Anglais  i. 
Charles  d'Orléans  même,  dont  la  douceur  élégante  et  un  peu  triste 
semblait  peu  faite  pour  s'élever  si  haut,  trouve  des  accents  vraiment 
lyriques  pour  exprimer  la  joie  que  lui  inspire  la  conquête  de  la 
Guyenne  et  de  la  Normandie;  et  de  son  côté,  Villon,  le  poète  de  la 
rue,  dont  le  talent  est  pour  ainsi  dire  la  contre-partie  de  celui  de 
Charles,  dans  sa  Ballade  de  Vhoïineur  français,  lance  d'éner- 
giques malédictions  contre  ceux  a  qui  mal  vouldroient  au  royaume 
de  France-.  » 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  dans  cette  pièce,  c'est  dans  toutes  ses 
œuvres,  bigarrées  et  diverses  comme  son  existence,  que  Villon  fait 
preuve,  et  pour  le  fond  et  pour  la  forme,  de  qualités  vraiment  na- 
tionales :  son  esprit  tout  parisien  aljonde  en  saillies  imprévues  et  ori- 
ginales; son  style  vif  et  piquant  fait  songer  aux  meilleures  pièces  de 
Voltaire.  Après  avoir  donné  le  Petit  Testament,  dont  les  legs  satiri- 
ques constituent  le  fond,  il  agrandit  sa  matière  en  la  reprenant  dans 
le  Grand  Testament.  Mûri  par  le  malheur  (il  avait  déjà  failli  être 
pendu  à  Paris  pour  ses  méfaits  et  sortait  des  prisons  de  l'évèque 
d'Orléans,  à  Meun-sur-Loire),  corrigé,  pour  un  temps  du  moins,  de 
sa  légèreté  coupable,  il  est  dominé  par  la  pensée  de  la  mort  et  de 


'  Les  poésies  pul)liéL'.s  sous  son  nom  .sinit  l'œuvre  de  l'avocat  de  Vire  Jean 
Le  Houx,  mort  en  KilH,  comme  l'a  démontré  M.  Gasté,  Étude  sur  O.  Basselin 
(1886);  les  vi'ais  Vaux  de  Vire  de  Basselin  et  de  la  joyeuse  société  qu'il  pré- 
sidait, s'ils  ne  sont  jias  entièrement  perdus,  doivent  survivre  dans  les  chan- 
sons populaires  de  la  Normandie.  Voir  Chrest.,  39. 

*  Ci.  Auljertin,  Histoire  de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises  au 
moyen  âge,  II,  107-108. 


XXXVl     LITTKRATUUE  FRANÇAISE  AU  MOYEN  AGE 

rinstabilitê.des  choses  humaines,  et  trouve  pour  rexpriinor  des  ac- 
cents d'une  vérité  saisissante,,  comme  dans  cette  admirable  Ballade 
des  dames  du  temps  jadis  (Chresl.,  40,1),  où,  énumérantlesl)eautés 
,célébres  des  temps  écoulés,  il  les  compare  mélancoliquement  aux 
neiges  d'antan.  Le  rire  arrive  à  son  tour,  bientôt  suivi  de  larmes, 
quand,  ayant  par  hasard  parlé  des  «  Innocents  »,  ce  mot  lui  rappelle 
les  ossements  qu'on  y  avait  rassemblés,  et  qu'il  se  figure  rayonnantes 
de  gloire,  de  jeunesse  et  de  beauté,  les  tètes  des  heureux  de  la  terre 
maintenant  confondus  dans  une  triste  égalité  {Chresf.,  40,  1).  Cette 
souplesse  merveilleuse,  cette  aptitude  à  rendre  les  sentiments  les 
plus  opposés,  cette  élévation  de  la  pensée,  le  font  bien  supérieur  à 
son  contemporain,  le  chanoine-procureur  Goquillart  (mort  en  1510), 
dont  la  poésie  facile  et  provinciale  tourne  sans  cesse  dans  le  cercle 
étroit  de  la  satire  des  mœurs  bourgeoises,  qu'il  savait  du  reste  mer- 
veilleusement observer.  Ces  deux  noms  nous  permettent  de  passer 
sans  transition  à  la  poésie  satirique,  à  laquelle  il  convient  d'associer 
la  poésie  descriptive  et  didacticiue. 

IV.  —  POÉSIE   S.VriRIQI.E,    DESCRIPTIVE    ET   DIDACTIQUE. 

Si  l'apologue  se  rapproche  du  fableau,  parce  que  c'est  un  récit,  il 
s'en  distingue  nettement  par  la  IforaZe,  qui  en  est  l'élément  essentiel, 
et  à  ce  titre  il  se  rattache  mieux  à  la  poésie  didactique  qu'à  la  poésie 
narrative.  Les  fables  ésopiques,  en  partie  d'origine  indienne,  en 
partie  d'origine  grecque,  ont  été  simplement  traduites  par  les  Ro- 
mains. Phèdre,  Avianus  (fin  du  ive  siècle),  à  plus  forte  raison  le 
prétendu  Romulus  imperator  (au  plus  tard  au  vue  siècle),  dont  les 
trois  livres  de  fables  en  prose  ne  sont  qu'un  dérangement  des  iambes 
de  Phèdre,  n'ont  rien  inventé.  Vers  le  xe  siècle,  on  a  ajouté  au  Ro- 
iiiulHS  un  appendice,  composé  de  fables  venues  sans  doute  de  l'Asie 
par  la  tradition  orale;  c'est  surtout  cet  appendice^  qu'à  traduit  Marie 
de  France  {Chrest.,  41),  sous  le  nom  tVYsoxtet,  nom  qu'on  donnait 
alors  à  Romulus.  Ses  fables,  qu'elle  dit  avoir  traduites  d'une  version 
anglo-saxonne,  aujourd'hui  perdue,  du  roi  Alfred  le  Grand,  ont  été 
composées  sous  Henri  II  (avant  1180);  malgré  leur  sécheresse,  elles 
méritent  la  grande  popularité  dont  elles  ont  joui,  principalement  par 
la  Moralilé,  qui  se  distingue  par  sa  hardiesse  et  un  sentiment  très 
vif  des  souffrances  des  faibles  et  des  oitprimés.  Un  autre  recueil  de 
fables  a  été  traduit  quatre  fois  en  vers  français  :  c'est  celui  qui  est 
connu  sous  le  nom  bizarre  <le  Anonyinus  Neveleli,  et  que  le  moyen 
âge  appelait  Ysopus.  Ce  n'est  d'ailleurs  qu'une  réfection  en  distiques 
latins  des  trois  premiers  livres  de  Romulus,  non  utilisés  par  Marie. 

Le  Roman  de  Renart  (Chrest.,  42),  dans  sa  forme  française  pri- 
mitive du  xi«  siècle,  est  aujourd'hui  perdu,  mais  nous  pouvons  nous 


POESIE  SATIRIOIT:.  descriptive  et  didactique    XXXVII 

en  faire  nno  idt'-f  par  les  épisodes  qui  furent  traités  en  vers  latins 
ilans  les  Flandres  {Isengrhius,  1120;  Reinardus,  avant  1160)  et  par 
une  imitation  allemande  de  Henri  de  Gliechesare  (vers  1180).  C'était 
à  l'origine  une  suite  d'apologues,  dont  la  lutte  du  loup,  devenu  Isen- 
fjrin^  et  dvx  goupil,  devenu  lienart,  constituait  l'unité.  Il  n'y  avait, 
non  plus  que  dans  les  premières  branches  du  ronmn  que  nous  possé- 
dons, ni  allusions  satiriques,  ni  vues  philosoj^hiques  :  c'était  tout  sim- 
plement matière  à  plaisanterie  inventée  par  des  clercs  pour  l'amuse- 
ment des  laïques.  Autour  des  principaux  personnages,  dont  les  noms, 
très  répandus  au  moyen  Age  en  Allemagne,  ne  prouvent  nullement 
l'existence  d'un  Thierepos^  germanique,  se  groupent  Chanleclair  {le 
coq).  Barhii.e  (la  chèvre).  Couard  (le  lièvre),  Xoble  (le  lion).  Brun 
(l'ours)  Beliii  (le  mouton),  Tibert  (le  chat).  Drouineau  (le  moineau), 
etc.,  tour  à  tour  victimes  des  tours  pendables  de  Beyiart,  qui  réussit 
toujours  à  éviter  le  châtiment  dû  à  ses  méfaits.  Les  plus  anciennes 
branches  du  cycle  que  nous  possédions  sont  le  Pèlerinage  Renart, 
qui  est  peut-être  de  Pierre  de  Saint-Cloud  (fin  du  xiie  siècle),  et  le 
Jugement  de  Renart,  i>ar  un  anonyme  :  ces  deux  poèmes,  par  l'ex- 
cellence de  la  langue,  le  naturel  du  style,  la  finesse  des  descriptions, 
peuvent  être  rangés  parmi  les  meilleures  productions  du  moyen  âge. 
Mais  dès  le  milieu  du  xiiie  siècle,  l'abus  des  imitations  amène  la  dé- 
cadence; les  peintures  obscènes,  les  attaques  violentes  contre  la 
société  dominent  et  débordent  l'ancien  cadre  devenu  trop  étroit.  Alors 
paraissent  le  Couronnement  de  Renart,  Renart  le  nouvel  (1288), 
par  Jacquemard  Gelée.  Enfin,  au  commencement  du  xive  siècle, 
Renartle  coyitrefait,  par  un  clerc  de  Troyes,  qui  avait  été  épicier, 
clôt  la  série  des  romans  de  Renart  par  une  immense  composition 
assez  indigeste,  mais  précieuse  pour  l'étude  des  mœurs  de  cette 
époque,  où  règne  un  esprit  frondeur  et  même  vraiment  démocratique  : 
On  y  trouve  de  tout,  même  une  histoire  universelle  en  partie  en 
prose. 

La  satire  a  pris  d'ailleurs  de  bonne  heure  dififérentes  formes  dans 
notre  littérature;  une  des  plus  anciennes  est  celle  qui  consiste  à 
peintre  satiriquement  et  de  suite  les  diverses  classes  de  la  société, 
comme  dans  les  diverses  formes  des  États  du  rno?ide  et  dans  le 
Livre  des  manières,  de  l'évèqne  de  Rennes,  Etienne  de  Fougères 
(vers  1170),  publié  d'abord  en  autographie  par  M.  Talbert,  puis 
re^-^a  par  MM.  Boucherie  et  W.  Fœrster  dans  la  Revue  des  langues  ro- 


'  C'est  le  nom  que  donnait  Grimm  à  un  groupe  d'épopées,  dont  les  héros 
auraient  été  des  animaux,  et  qui  auraient  constitué  le  patrimoine  particulier 
de  la  race  germanique  avant  la  séparation  des  difl'érentes  tribus  :  l'épopée 
animale  serait  le  pendant  des  Niebelungen.  P.  Paris  a  démontré  depuis 
longtemps  l'inanité  de  cette  hypothèse. 


XXXVIII        LllTERATURE    FHANr.AISE  AU   MOYEN   AGE 

mnues.  Il  faut  on  l'nppvochfi'  les  Bibles  fie  niiyot  <h'  Provins 
(vers  12'20)  et  <le  Hugnies  de  Hersi.  très  airieuses,  surtout  la  première, 
pour 'Tètude  «les  nueurs.  Les  satires  contre  les  femmes  abondent; 
elles  sont  dues  pour  la  i)lupart  à  des  clercs  et  dictées  par  la  défiance 
et  la  crainte  dos  pièges  que  la  femme  est  censée  tendre  à  leur  vertu. 
]/Ernfif/ile  nit.r  fe/nmi's  (Chresf.^^S),  que  l'on  a  à  tort  attribué  suc- 
cessivement à  Marie  de  Compièjfue,  à  Jean  Durpain,  et  à  Marie  de 
France,  est  sans  doute  l'œuvre  d'un  homme  :  ce  petit  poème  du 
XI le  siècle  s'est  accru  par  des  aiblitions  siu-cessives  de  valeur  fort  iné- 
gale, mais  le  nombre  des  stro]»lies  originales  ne  peut  guère  dépasser 
onze  ou  douze.  Ta^s  grandes  puissances  du  temps  excitent  aussi  la 
verve  des  trouvères  :  les  Templiers  sont  violemment  attaqués,  peut- 
être  sur  l'ordre  de  Philippe-le-Bel,  dans  le  Roman  de  Faiivel,  remanié 
vers  1810  par  François  des  Rues  et  Challou  de  Pestain;  la  royauté,  à 
son  tour,  quoique  l'attaque  soit  indirecte,  n'est  pas  ménagée  dans  le 
Dit  (Jii  pape,  du  roi  et  des  mojrnaies  et  dans  les  Ariseme7its  au  roy 
L(n/s.  qu'un  l)Ourgeois  de  Paris,  (iodefroy,  se  permit  d'adresser  au  fils  de 
Pliilippe-lu-P.el,  au  début  de  son  règne.  Les  Itourgeois,  les  vilains 
{Les  ri^igt-qiiatre  ma7ïières  de  vilains,  etc.),  les  usuriers,  les  modes 
(Dit  des  cornettes,  etc.),  l'Université,  vivement  soutenue  par  Rute- 
beuf  contre  les  ordres  mendiants,  exercent  tour  à  tour  la  verve  de 
nos  trouvères. 

Outre  ces  productions  où  domine  la  note  satirique,  il  faut  men- 
tionner les  nombreuses  poésies  légères  dont  le  but  est  surtout  d'amu- 
ser :  lo  les  Dilx  :  dits  des  lixes  de  Paris,  des  Mousliers,  des  Cris  de 
Paris,  de  la  Maille,  de  YErherie,  i)ar  Rutebeuf  (Chrest.,  48),  de  la 
Dent,  par  Archevesque  (Chrest.,  40),  etc.,  dont  quelques-uns  cepen- 
dant ont  un  but  moral,  comme  le  dit  des  Trois  morts  et  des  trois  vifs 
et  les  dits  assez  développés  de  Beaudoin  de  Gondé  (fin  du  xni»  siècle) 
et  de  son  fils  Jean  (Chrest.,  50);  2°  les  Débals,  Dispuloisons  ou  Ba- 
tailles, cadre  commode  dont  on  a  usé  beaucoup  :  débat  de  Vdme  et 
du  corps,  de  Synayoçjue  et  Sainte  Eylise,  du  Croisé  et  du  Descroisé 
(\)x\Y  Rutfbriif),  du  Vin  et  de  Veau,  etc.;  h\  Bataille  des  vins,  celle 
des  Sept  Ars,  par  Henri  d'Andeli,  où  l'on  trouverait  les  éléments  d'une 
étude  sur  l'enseignement  au  xir  siècle,  etc.;  8o  le.s  Testaments,  dont 
nous  avons  dit  un  mot  à  })ropos  de  Villon;  4"  les  Congés  (Jean 
Bodel,  etc.);  5"  les  Fatrasies  ou  liesveries  (parodies  du  2^<^i(er,  du 
credo,  coq-à-l'âne,  etc.);  G»  enfin,  les  traductions  de  Vies  de  saints,  le 
plus  souvent  légendaires,  ou  de  Miracles,  en  jjarticulicr  des  miracles 
de  la  Vit-rgei,  et  les  poésies  d'un  caractère  moral  ou  i-eligieux,  connue 
le  Besant  de  Dieu,  de  Guillaume  de  Normandie,  la  Chantepleure, 

'  Gaulier  de  Coinci,  prieur  de  Vic-.sur-Aisno  et  de  Saiiif-Médard  de  Soissons, 
mort  on  Ti^iJG,  est  le  plus  couuu  de  ces  versilicateurs  de  miracles. 


POESIE  SATIRIQUE,  DESCRIPTIVE  ET  DIDACTIQT-E         XXXIX 

1,1  Voie  de  paradis  (trois  ivilactions  diffHrpntPs  au  xiiie  sièclo,  et  au 
xiv,  uno  iiinnouso  compilation  de  Guillaume  de  (Tuilleville,  le  Pèle- 
rinage de  la  Vie  humaine,  sur  le  même  sujet),  et  surtout  \^  Miserere 
et  le  Roman  de  la  Charité,  du  Rendus  de  Molliens  (dernier  quart 
du  xiie  siècle),  dont  ]\I.  Van  Hamel  vient  de  ilonner  une  excellente  édi- 
tion critique,  et  les  Yers  de  la  Mort  d'Hélinand  i,  dont  le  succès  fut 
immense  au  xiiie  siècle  et  dans  les  siècles  suivants. 

Les  poèmes  allégoriques  doivent  nous  arrêter  un  peujjlus  longtemps, 
en  particulier  le  Roman  de  la  Rose,  dont  la  première  partie,  due  à 
Guillaume  de  Lorris,  mort  en  1260,  n'est  en  somme  qu'une  espèce 
d'A/'^  rfVfû/^er  développé  dans  le  cadre  d'une  allégorie  assez  froide, 
où  la  rose,  que  l'amant  cherche  à  conquérir  dans  le  jardin  d'amour, 
représente  la  possession  de  la  femme  aimée.  L'auteur  s'inspire 
d'Ovide,  mais  en  se  conformant  à  l'idéal  de  la  courtoisie  au  xiiie  siècle, 
idéal  peu  élevé  qui  se  résume  dans  l'art  de  faire  des  conquêtes.  L'in- 
novation-consiste  dans  la  dramatisation  des  faits  dont  l'âme  est  le 
théâtre  et  la  personnification  des  sentiments  qui  s'y  manifestent,  I)ayi- 
gier(résif^tance).Bel-Accîieil,  Male-Boxche,  etc.  :  innovation  fâcheuse 
d'ailleurs,  malgré  son  énorme  succès,  qui  faussa  jusqu'à  la  fin  du 
xve  siècle  les  conditions  normales  de  la  poésie  amoureuse.  Les  appli- 
cations les  plus  anciennes  et  peut-être  les  meilleures  du  système  se 
trouvent  dans  \ç  Roman  de  la  Poire,  demessireThDDaut  (C/u'es^.,45) 
et  dans  le  Songe  vert,  encore  inédit  dans  une  bililiothèque  privée 
d'Angleterre  et  que  nous  nous  proposons  de  publier  bientôt  dans  un 
travail  d'ensemble  sur  la  littérature  allégorirpie.  La  seconde  partie  du 
Roman  de  la  Rose,  due  à  Jean  de  Meung,  quoique  maintenue  dans 
le  même  cadre  et  gardant  les  mêmes  personnages,  est  d'un  tout  autre 
caractère  et  appartient  ijlutôt  à  la  poésie  satirique,  et  aussi  à  la  poésie 
scientifique,  dont  nous  allons  dire  un  mot  tout  à  l'heure.  Un  esprit 
nouveau,  l'esprit  de  recherche  et  de  liljre  examen,  anime  les  pâles 
acteurs  du  drame.  «  La  mythologie  ne  leur  est  pas  moins  familière 
que  l'Évangile  :  déjà  j^arait  chez  eux  ce  paganisme  de  langage  et 
presque  de  croyance,  cette  idolâtrie  érudite  et  poétique  qui  éclatera 
deux  siècles  plus  tard  dans  l'enthousiasme  de  la  Renaissance. 
Guillaume  de  Lorris  avait  dispersé  parmi  les  bosquets  du  Jardin 
d'Amour  un  essaim  de  sylphes  gracieux  ;  Jean  de  Meung  en  a  fait 
une  académie,  un  collège  d'encyclopédistes.  A  leur  tête  il  a  placé 


*  Héfinand,  moine  de  Froidmont,  mort  en  1229.  Son  poème  affecte  ime 
forme  très  particulière  :  la  strophe  est  de  12  vers  octosj-Ualnques  disposés 
sur  deux  rimes. 

-  L'allégorie,  en  particulier  dans  les  questions  anioureu.ses,  se  montre  déjà 
dans  des  romans  et  des  pastourelles  du  xn'  siècle,  mais  sans  être  encore  éri- 
gée en  système. 


xr.  r.iTTKH.vrrRK  françatsk  au  moyen  x^e 

iloiixiiorsonnagescnV'Spnrlni.  dnnte  Xainre  o[  son  clinpolain  Géniits: 
l'un  ot  l'autre  ont  le  secret  de  la  pensre  du  poète  et  reçoivent  la 
mission  spéciale  de  faire  connaître  le  fond  delà  doctrine'.  » 

Cette  science  de  Jean  de  INIeung  est  naturellement  celle  de  son 
temps,  mélant<e  de  vérités,  d'erreurs  grossières  et  de  légendes  bizarres, 
amenées  pai'  la  manie  de  tout  moraliser  qui  avait  transformé  d'une 
façon  si  étrange  les  Métamorphoses  d'Ovide  et  qui  devait  plus  tard, 
sous  la  plume  de  Christine  de  Pisan,  faire  servii"  les  poétiques 
légendes  de  la  mythologie  grecque  à  l'éflucation  du  Jils  de  Charles  V^. 
De  bonne  heure,  la  poésie  de  langue  vulgaire  avait  disputé  au  latin 
l'honneur  de  vulgariser  les  sciences,  en  particulier  l'astronomie  et 
riiistoire  naturelle.  Dès  le  premier  tiers  (hi  xii^  siècle,  le  Normand 
Pliilippe  de  Thaûn  écrivait  son  Comjpiit  (Chvest.,  46)  et  son  Bestiaire; 
peu  après,  le  livre  de  Gemmis  de  Marbode  (évêque  de  Rennes  à  par- 
tir de  lOfHî)  était  traduit  en  octosyllabes  (Chrest.,  kl),  et  les  imitations 
de  ce  \)vem'\QV  Lapidaire  français  se  succèdent  en  France  et  à  l'étran- 
ger jusqu'au  xvi^  siècle.  Les  Volucraires  et  les  Bestiaires  ne  sont 
pas  moins  nombreux  :  les  plus  fameux  sont  le  Bestiaire  divin  de 
Cuillaume  de  Normandie  et  le  Bestiaire  d'Amour  de  Richard  de 
Furnival,  publiés  tous  deux  par  'M.  Hippcau,  où  les  moralités  et  les 
allégories  remplacent  le  plus  souvent  les  ol)servations  scientifiques. 

V.    —   POKSIE    DRAMATIQUE. 

La  forme  la  plus  ancienne  de  la  poésie  dramatique  en  France  est 
le  Mystère,  issu  lui-môme  du  Trope,  cantique  rimé  et  dialogué  en 
latin,  qu'on  intercala  dès  le  x"  siècle  dans  les  offices  célébrés  aux 
grandes  fêtes  de  Noël,  de  i'Kpiphanie  et  de  Pâques.  Le  plus  ancien 
trope  qui  nous  soit  i)arvenu  est  celui  des  Prophètes  du  Christ  (fin 
du  xic  siècle),  qui  est  basé,  comme  l'a  démontré  M.  Sepet»,  sur  un 
sermon  faussement  attribué  à  saint  Augustin,  dans  lequel  les  person- 
nages interpellés  viennent  successivement  rendre  témoignage  au 
Ciirist.  Les  éléments  constitutifs  de  ce  drame  liturgique,  en  se  déve- 
loppant, donnèrent  naissance  à  de  nouveaux  drames  latins,  comme 
ceux  d'Abinhrim,  de  Moïse,  de  David,  de  Daniel,  où  déjà  le  fran- 
çais est  mêlé  au  latin,  et  à  des  drames  en  français,  comme  la  Résurrec- 
tion (en  anglo-normand),  où  le  dialogue  est  encore  emprisonné  dans 
le  récit,  et  Adam  (écrit  également  en  Angleterre,  mais  plus  tôt,  au 
XII''  siècle;  voy.  Chrest.,  ~)l),  qui  fut  certainement  joué  hoi-s  de  l'église, 


'  AiibrTtiii,  Histoire,  etc.,  II,  37. 

'  Vov.  phis  haut,  p.  xxxiv. 

3  BÙAiothèque  (le  l'École  des  Chartes,  t.  XXVITI  et  XXIX. 


POESIE   DRAMATIQUE  XLI 

>;nrle  parvis,  comme  le  montrent  les  indications  et  les  détails  qui  se 
trouvent  dans  le  manuscrit  sur  les  décors,  les  machines,  etc.,  qu'il 
convient  d'employer.  Cette  œuvre,  dont  certaines  parties  sont  remar- 
quables pour  l'époque,  a  été  découverte  à  Tours  et  publiée  par  M.  Lu- 
zarche  en  1854  ■. 

L'histoire  des  rapports  entre  le  théâtre  des  xii^  et  xiiie  siècles  et  ce- 
lui du  xve  siècle,  si  diû'érent  à  plusieurs  titres,  n'a  pas  encore  été 
complètement  éclaircie,  malgré  les  savants  travaux  de  MM.  L.  Gau- 
tier- et  Sepet.  Les  éléments  pour  l'étude  de  cette  période  transitoire 
manquent  presque  complètement,  par  suite  de  l'usage  où  l'on  était  de 
confier  surtout  les  rôles  à  la  mémoire.  Nous  avons  bien  du  xiiie  et  du 
xiv  siècles  un  certain  nombre  d'œuvres  la'ïques  représentées  hors  de 
l'église,  tantôt  par  des  clercs,  tantôt  par  des  laïques,  entre  autres  le 
Jeu  de  saint  Nicolas  de  .Jean  Bodel  (Chvest.,  52)  et  le  Théophile 
de  Rutebeuf.  et  ces  40  Miracles  de  la  Vierge  du  xive  siècle  réunis 
dans  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale,  que  la  Société  des 
anciens  textes  français  vient  de  publier,  et  qui  montrent  quelle  teinte 
de  mysticisme  aveugle  et  parfois  douloureux  avait  revêtu,  durant 
cette  époque  malheureuse  et  tourmentée,  la  dévotion  à  la  Vierge  : 
mais  il  y  a  loin  de  là  à  ces  immenses  compositions  c^ui  embrassent 
tout  l'Ancien  ou  tout  le  Nouveau  Testament,  et  dont  \?i  Passi07i  (V Xy- 
noul  Gréban,  du  Mans  [Chrest.,  54),  plus  tard  développée  par  Jean 
Michel,  nous  offre  le  meilleur  échantillon.  Malgré  ses  34,574  vers, 
divisés  en  quatre  journées,  la  pièce  est  intéressante  en  certaines  de 
ses  parties,  non  pas  dans  les  passages  relevés,  mais  comme  le  disent 
les  éditeurs  dans  leur  Préfaces,  dans  ceux  ou  l'auteur  «  quittant  le 
cothurne,  parle  avec  aisance,  parfois  avec  gaieté,  la  bonne  et  franche 
langue  populaire.  » 

Les  origines  du  théâtre  comique  sont  peut-être  encore  plus  obscures. 
Avant  l'établissement  des  confrères  de  la  Passion,  qui  occupent,  à 
partir  de  1402,  le  théâtre  de  l'hôpital  delà  Trinité,  les  Enfants  Sans- 
Souci  et  les  Clercs  de  la  Bazoche  avaient  été  autorisés  à  jouer  en  pu- 
blic des  i^arces,  des  Moralités  et  des  Sotties.  La  sottie  se  rattache  à 
cei^  fatras  ou  fatrasies,  dont  le  moyen  âge  nous  a  légué  de  nombreux 
exemples  ;  on  en  distingue  deux  espèces  :  la  sottie  amoureuse,  desti- 
née à  être  récitée  dans  des  piiys  de  rhétorique,  et  le  jeu  des  pois  piles, 


'  Pour  toute  la  l:)ihliothèque  du  théâtre  du  moyen  âge,  voir  Petit  de  Julie- 
ville,  Les  Mystères  (Paris,  1880,  2  vol.)  et  Répertoire  du  théâtre  comique 
au  moyen  âge  (Paris,  1887). 

-  Articles  clans  le  journal  Le  Monde  des  16,  17,  28,  30  août  et  4  septembre 
187-2. 

3  G.  Paris  et  G.  Raynaud,  Le  Mystère  de  la  Passion,  d'Arnoul  Gréban 
(Paris,  Vieweg,  1878).  —  Arnoul  Gréban  a  encore  composé,  en  collaboration 
avec  .son  frère  Simon,  l'iaunen-se  Mystère  des  Actes  des  apôtres. 


XLII  LnTKHATL'HK    I-HAXCJAISK    AT'    MOYKN    AGE 

petit  poènip  flraniatiquefl»''liitt''  par  îles  sots  on  l);ila<liiis.  qui  l'accom- 
pagnaient souvent  (le  cnlltntes,  et  qui  n*»''tait  en  somme  qu'une  espèce 
fie  parade  (It'stini'-e  à  pn'-part'r  le  public  à  la  jiartie  st'-rieuse  <lu  spec- 
tacle, le  Sermon  ou  la  Moralité:  après  quoi  venait  la  Farce,  pour 
clore  gaiement  la  représentation».  La  plus  ancienne  farce  que  l'on 
connaisse  est  c<41t'  du  darçon  et  de  VA  veugle.  pulilièe  ])ar  M.  P.  Meyer 
dans  le  Jahrhuch  fiir  rornanische  Lileralur.  Mais  c'est  aux  xve  et 
xvi«  siècles  qu'appartiennent  presque  toutes  les  pièces  de  l'ancien 
tliéâtre  comique.  I^a  mcillHure,  qui  est  en  même  temps  ime  des  plus 
anciennes  du  n'-pertoire,  est  La  farce  Pathelin  [Chreat.,  55),  dont 
Brueys  et  Palaprat  tirèrent  en  170G  une  comédie  en  trois  actes,  récem- 
ment rajeunie  par  VA.  Fournier  et  reprise  au  Théâtre-Français.  11 
faut  noter  à  part,  au  xiii'"  siècle,  les  deux  pièces  d'Adam  de  la  Halle, 
dont  l'une,  d'un  caractère  tout  aristoeratique,  le  Jeu  de  Robin  et  de 
Marion  (Chrest.,  58),  n'est  qu'une  pastourelle  mise  en  action;  quant 
à  l'autre,  le  Jeu  de  la  Feicillée,  c'est  un  bizarre  petit  chef-d'œuvre 
d'un  caractère  tout  personnel,  où  la  satire  prend  des  libertés  presque 
aristophanesques.  (les  deux  pièces  semblent  être,  avec  la  farce  di'-jà 
signalée,  les  plus  anciens  représentants  du  théâtre  profane. 

VI.    —   CHRONIQUE  ET  HISTOIRE. 

C'est  en  Angleterre,  dans  la  première  moitié  du  xiic  siècle,  que  la 
Chronique  rimée  se  montre  pour  la  i^remière  fois,  dans  ce  mouve- 
ment littéraire  si  remarquable  qui  se  rattache  aunomd'Aélis  de  Lou- 
vain,  femme,  puis  veuve.de  Henri  I^J".  Aélis  avait  d'abord  fait  écrire 
])ar  un  certain  David  l'histoire  de  son  mari,  i)robablement  sous  une 
forme  voisine  de  celle  des  chansons  de  geste.  GeolFroy  Gairnar,  pro- 
tégé d'Aélis,  fait  allusion  à  ce  fait  dans  son  Estore  des  Ançjleis, 
écrite  en  vers  de  huit  syllabes  à  rimes  plates  (forme  ordinaire  de  la 
Chronique),  premier  essai  d'histoire  générale  en  anglo-normand,  dont 
la  deuxième  partie,  qui  s'arrête  à  l'avènement  de  Henri  1er  (1087) 
nous  est  seule  parvenue  ^  Peu  après,  Wace  (né  à  Jersey  vers  1100, 
mort  vers  1175),  qui  avait  déjà  écrit  des  poèmes  religieux  {Concexjfion, 
Vie  de  saint  Nicolas,  de  sainte  Marguerite,  etc.),  compo.se  deux 
grands  poèmes  historiques,  le  Roman  de  Brut  (Geste  des  Bretons, 
1155)  et  le  Rornan  de  liou  {Rollon)  (Geste  des  Normands,  commencée 
••n  1100).  publiés  le  premier  par  Le  Roux  de  liincy,  le  second  par  >L  An- 


'  Voy.  Picot,  La  Sottie  en  France  (liornania,  VII,  2:%  sqq.),  qui  donne 
inie  lontîne  hstc  des  sotties  qui  nous  .sont  parvenues. 

*  Pul)liée,  sous  If  nom  de  Chroniques  dea  rois  a^ifflo-saxons,  dans  les 
('hroniqiies  atifflo-norrnandes,  par  M.  Fr.  Micliol. 


CHHOXIOUK    ET    HISTOIRE  XLIII 

i\Yeiicn{Chresl.,  57*).  Le  liou  comprond  deux  partios,  dont  la  dernière, 
composée  10  ou  12  ans  après  la  première  partie,  est  en  tirades  mono- 
rimes  et  doit  être  précédée  des  314  alexandrins  monorimes  jusqu'ici 
publiés  à  part  sous  le  nom  de  Chronique  ascendante  (G.  Parisj,  dont 
le  titre  indique  que  l'auteur  remonte  le  cours  du  temps  pour  résumer 
les  événements  jusqu'au  règne  de  Henri  II.  L'oeuvre  de  Wace  ne  manque 
pas  de  mérite  ;  mais  son  style  simple  et  un  peu  naïf  fut  démodé  avant 
(pi'il  eût  aclievé  son  œuvre,  et  le  roi  le  remplaça  (vers  1175)  par  Be- 
noit de  Sainte-Maure,  en  Touraine,  l'auteur  du  i?o/>m??  de  Tro/e,  dont 
le  style,  plus  travaillé  mais  moins  naïf  et  un  peu  plus  prolixe,  était 
plus  conforme  au  goût  du  jour.  Sa  Chi'onique  des  ducs  de  Normayi- 
die  (Chrest.,  57'')  complète,  avec  la  Chronique  de  .Jourdain  Fantosmei 
et  la  Conquête  de  l'Irlande,  d'un  anonyme  qui  traduisait  Morice 
Ri'gan,  latinier  du  roi  d'Irlande  Dermod.  le  groupe  important  des 
chroniques  rimées  sur  l'histoire  d'Angleterre  au  xiie  siècle.  Il  faut  y 
joindre  xii^  siècle,  le  beau  poème  de  Saint  Thomas  le  martyr, 
de  Garnier  de  Pont-Ste-Maxence,  et  aii  xiii«,  le  poème  important 
récemment  découvert  à  Cheltenham  par  l'infatigable  chercheur.  M.  P. 
Meyer,  directeur  de  l'École  des  Chartes  et  professeur  au  Collège  de 
France,  dont  la  publication  complète  est  si  impatiemment  attendue. 
Ce  poème  historique,  qui  est  consacré  à  l'histoire  des  troubles  du 
temps  du  roi  Etienne,  porte  le  nom  de  Histoire  de  Guillaume  le 
Maréchal  (Chrest.,  .58)  et  a  été  composé  peu  après  la  mort  du  roi 
d'Angleterre  Henri  III  (1519)  par  un  poète  originaire  d'une  des  pro- 
vinces anglaises  du  continent.  Le  futur  éditeur  en  a  donné  des  extraits 
très  intéressants  dans  la  Romania,  XI,  p.  52  sqq.  :  il  nous  pardon- 
nera  d'en  avoir   fait  usage  dans  notre  Recueil. 

En  France,  on  sentit  aussi  de  bonne  heure  la  nécessité  de  dégager 
la  vérité  historiqi;e  des  embellissements  de  la  poésie  :  dès  la  fin  du 
xiie  siècle,  on  reproche  aux  chansons  de  geste  de  déguiser  les  faits  et 
Ton  cherche  à  remonter  au  latin,  comme  à  la  vraie  source  de  toute 
vérité.  La  Chro7iique  de  Turpin  est  alors  souvent  traduite  en  prose 
(car  les  vers  sont  désormais  suspects)  et  à  ses  légendes  viennent  s'en 
ajouter  de  nouvelles.  L'histoire  nationale  commence  à  être  écrite 
en  langue  vulgaire  :  un  des  manuscrits  du  Turpin  contient  une 
ChroniCj[ue  des  rois  de  France,  où  les  interpolations  ne  manquent 
pas.  Vers  1260,  le  ménestrel  du  comte  de  Poitiers  traduit  les  Chroni- 
ques lati7ies  de  Saitit-Denis,  et  Joinville  mentionne,  sous  le  nom  de 
romayi,  une  autre  de  ces  traductions,  qui  est  devenue  la  base  de 
cette  chronique  générale,  si  souvent  remaniée,  cpii  va  de  la  prise  de 


•  Guerre  de  Henri  II  contre  le  roi  d'Ecosse,  en  tirades  monorimes  d'alexan- 
drins. 


XLIV  LITTERATURE   FRAXr.AlSE    AT    MOYEN    A(iE 

Troie  au  règne  de  (;ii:irlos  V  i.  r/liistoire  iiniversello  iii("'ine  est  inau- 
gurée. Dès  la  fin  du  xii*"  siècle,  le  futur  empereur  de  Constantinople, 
Beaudoin  IX.  comte  de  Flandre,  faisait  rédiger  en  français  un  recueil 
d'histoires  qui  portait  le  nom  d'Hisloires  de  Baudoin  et  fut  continué 
par  son  successeur  lîauilouin  d'Âvesnes  :  la  partie  la  plus  ancienne 
est  encore  inédite.  La  Chronique  riniée  de  Philippe  Mousket  (])lus 
de  31,000  vers),  qui  va  de  la  prise  de  Troie  à  Tan  1242,  se  borne  à 
rhistoire  de  France  :  elle  est  précieuse  pour  ITiistoire  littéraire  par 
l'usage  que  l'auteur  a  fait  de  chansons  de  geste  perdues.  La  chroni- 
que rimée  de  (Tuillaume  Giiiart,  sergent  d'armes  d'Orléans,  intitulée 
Branche  des  royaux  lifjnages  (12,500  vors,  composée  en  130G),  est 
écrite  au  contraire  dans  un  esprit  d'opposition  aux  chansons  de 
geste.  L'auteur  raconte  la  guerre  de  Flandre  de  Philiiipe  IV,  en  1304  ; 
il  y  a  ajouté,  à  l'aide  des  Chronicptes  de  Saint-Denis,  une  intro- 
iluctiou  qui  s'étend  de  11<S0  à  1304,  et  qui  n'ajoute  pas  grand'chose  à  la 
valeur,  du  reste  considérable,  de  la  partie  personnelle  de  son  œuvre. 
Mais  ce  sont  surtout  les  croisades  qui  ont  fourni  la  matière  aux 
meilleurs  chroniqueurs  et  historiens  français,  et  en  particulier  aux 
historiens  en  prose.  Nous  avons  déjà  vu  la  première  croisade  racon- 
tée dans  une  chanson  historique  en  vers,  laC7/««.so?i  d'Antioche  on 
(\e  Jérusalem.  M.  P.  Meyer  a  récemment  découvert  une  traduction  en 
vers  de  YHisloria  hierosolyraitana  de  Baudri  de  Bourgueil,  conq)0- 
sée  vers  la  lin  du  xii^  siècle  (Iiornania,\ ,  1  sqq.)  et  racontant  la  ])re- 
mière  croisade,  et  aussi  (dans  un  des  deux  mss.)  les  événements  sub- 
séquents jusqu'à  Baudouin  II.  La  troisième  a  produit  VEstoire  de  la 
guerre  sainte,  d'un  jongleur  nommé  Ambroise  (12.000  vers  de  huit 
syllabes  encore  inédits).  La  quatrième  a  été  immortalisée  par  l'œuvre 
de  Villehardouin  (vers  1207),  qui  inaugure  avec  éclat  l'histoire  per- 
sonnelle et  subjective  (Chresl.,  59)  ^,  en  même  temps  que  la  prose  s'y 
dégage  des  entraves  du  latin,  qui  se  font  sentir  encore  dans  les  tra- 
ductions du  xii"  siècle.  Son  continuateur,  Henri  de  Yalenciennes,  qui 
s'est  occupé  des  années  1207  et  1208,  quoiqu'il  ait  plus  de  brillant  et 
de  mouvement,  n'atteint  pas  au  mérite  du  grave  maréchal  de  Cham- 
pagne»; mais  Robert  de  Clari,  qui  a  écrit  l'histoire  de  la  croisade  à 
un  point  de  vue  tout  différent  de  celui  de  Villehardouin,  celui  de  la 
gent  menue,  est  à  ce  titre  extrêmement  intéressant  et  mérite  d'être 
étudié.  Les  événements  des  trois  premières  croisades  se  trouvent 
réunis  dans  le  Livre  de  In   Terre-.S'r/in^e,  traduit  dès  la  fin  du  xii" 


'  G.  Paris,  Cours,  etc. 

*  Voir  l'excfllente  édition  qu'on  a  donnée  M.  Natalis  de  Wailly  et  le  cha- 
pitre qu'v  consacre  M.  An))f'rtin  dans  son  ouvrap(e  phisienrs  fois  cité,  t.  II, 
p.  \m  sqq. 

'  Pultlic  on  1874  par  M.  Ilopf,  d'après  le  manuscrit  unique  de  Copenhague. 


1 


i 


CHRONIQUE    ET    HISTOIRE  XLV 

siècle,  du  latin  de  Guillaume  de  Tyr  (1184),  et  continué  par  plusieurs 
chroniqueurs,  dont  le  meilleur  est  un  certain  ErnoUl  :  cette  conti-  ' 
nation  a  seule  été  publiée  par  M.  de  Mas-Latrie.  Enfin  la  septième 
croisade  est  racontée  dans  la  Vie  de  sai7it  Louis  de  Joinville  (1224- 
1319),  rédigée  en  1309  iChrest.,  61).  Joinville  n'est  ni  un  homme  de 
guerre  ni  un  diplomate,  comme  Yilleliardouin;  c'est  simplement  un 
honnête  homme  plein  de  bon  sens  et  de  cœur,  plus  bourgeois  que 
chevalier,  s'épanchant  librement  avec  une  naïveté  qui  fera  le  charme 
éternel  de  son  œuvre.  La  relation  de  Pierre  Sarrazin,  quoique  plus 
exacte  et  plus  claire,  est  loin  d'avoir  la  même  valeur  littéraire.  Il  faut 
aussi  signaler  le  livre,  si  intéressant  pour  l'histoire  des  mœurs,  du 
Ménestrel  de  Reims  (Chrest.,  (30),  composé  en  1220.  C'est  un  récit 
de  la  croisade,  avec  de  nombreuses  digressions,  où  la  vérité  histori- 
que se  trouve  travestie  de  la  manière  la  plus  naïve;  le  style  en  est 
plein  de  grâce  et  de  mouvement.  M.  N.  de  Wailly  l'a  très  soigneuse- 
ment édité  (1878),  comme  il  avait  déjà  fait  pour  Joinville  et  Yille- 
hardouin. 

Au  commencement  du  xive  siècle  appartient  le  Livre  de  Marco 
Polo,  rédigé  en  français  un  peu  altéré  par  Rusticien  de  Pise,  qui  par- 
tageait à  Gènes  la  prison  du  fameux  voyageur  oriental  pendant  une 
guerre  civile,  et  traduit  dans  toutes  les  langues  de  l'Europe  i.  Les 
progrès  de  la  géographie  moderne  ont  montré  l'étonnante  exactitude 
de  ces  récits;  les  fables  invraisemblables  qu'on  y  trouve  mêlées  ne 
sont  pas  de  l'invention  de  Marco  Polo,  mais  proviennent  de  rensei- 
gnements qu'il  ne  pouvait  contrôler.  Dans  le  dernier  tiers  du  même 
siècle,  Froissart  compose  sa  Chronique  (Chrest.,  62),  qui  va  de 
1326  jusqu'à  1400,  et  dont  la  première  partie  (de  1326  à  1360).  imitée 
de  très  près  de  l'œuvre  du  chanoine  Jean  Le  Bel,  a  été  rédigée  jus- 
qu'à trois  fois,  de  1372  à  1410,  date  de  la  mort  de  l'auteur,  de  façon 
à  rendre  sans  cesse  l'œuvre  plus  complète  et  plus  personnelle  ^.  Pour 
le  reste  de  la  Chronique,  Froissart  ne  relève  que  de  lui-même  et 
vole,  comme  il  dit,  de  ses  propres  ailes,  grâce  aux  renseignements 
qu'il  a  passé  sa  vie  à  recueillir  dans  les  cours  et  sur  les  grandes 
routes  du  continent  et  de  la  Grande-Bretagne.  Voici  comment  le  naïf 
Montaigne  juge  le  célèbre  chroniqueur  :  «  J'aime  les  historiens  ou 
fort  simples  ou  excellents.  Les  simples,  qui  n'ont  pas  de  c[uoi  y 
mêler  quelque  chose  du  leur  et  qui  n'y  rapportent  que  le  soin  et  la 
diligence  de  ramasser  tout  ce  qui  vient  à  leur  notion  et  d'enregistrer 
à  la  bonne  foi  toutes  choses  sans  choix  et  sans  triage,  nous  laissent 


'  PubUé  par  G.  Pauthier,  Paris,  1865.  Sur  la  question,  un  peu  obscure,  des 
n''dactions  diverses  par  où  a  passé  le  livi'e,  voy.  Rom.,  XI,  429. 

*  Voir  la  belle  édition  de  M.  Siméon  Luce,'  encore  incomplète,  et  celle  de 
M.  KeiTyn  de  Lettenhove  (Bruxelles). 


XLVI  LHTÊH\TrUK   FRANÇAISE   AU    MOYEN"    AGE 

le  jnj^eiiitMit  (Mitier  pour  la  connaissance  do  la  vrritr.  Tel  est,  ])ar 
exemple,  le  bon  Froissart,  etc.  »  Bien  dillérent  est  Philippe  de  Coni- 
mines,  mort  un  siccle  après  Froissart.  Ses  Mémoires  {Chrest.,63)  inau- 
gurent riiistoire  politi((ue  :  ils  nous  montrent  la  lutte  intéressante  et 
dramati(ine  entre  l'esprit  politique  qui  vient  de  naître,  dans  la  per- 
sonne de  riiabile  et  perlide  Louis  XI,  chanq)ion  de  l'unitc  française, 
et  l'esprit  fcodal  ([ui  va  succomber  avec  (iliarles  de  Bourjj;ogne,  der- 
nier ri'i)rcseutant  (le  cette  féodalité  brillante  dont  Froissart  se  plait  à 
nous  peinilrc  les  brillantes  passes  d'armes.  Le  siècle  ([ui  sépare  ces 
deux  écrivains  remar({uables  est  rempli  par  un  grand  nombre  d'ou- 
vrages liisti)ri(}ues  atl'ectant  le  plus  souvent  la  forme  de  Mémoires, 
•le  Biographies,  de  Jounumx,  dans  le  détail  des(iucls  nous  ne  pou- 
vons entrer  ici  '. 

VIL  —  SeUMOXS,  traductions  et  œuvres  diverses  en  PROSE. 

Le  plus  ancien  sermon  vraiment  populaire  que  nous  possé<lions 
en  français  est  le  sermon  en  vers,  du  commencement  du  xii"  siècle, 
qui  commence  parles  mots  Grand  mal  fist  Adam  (voy.  Chrest.,  (î'i), 
d'aljord  publié  par  M.  Jubinal.  M.  Suchier  vient  d'en  donner  une 
nouvelle  édition  fort  améliorée,  en  y  joignant  un  autre  sermon  un 
peu  postérieur,  de  même  forme  (sixains  rimant  en  aabcch)^  et  de 
même  dialecte  (anglo-normand).  Les  sermons  de  saint  Bernard 
(Chrest.,  65)  n'ont  point  été  composés  en  français  ;  ils  ont  été  traduits 
dans  la  deuxième  moitié  du  xiifi  siècle,  dans  la  région  des  Vosges. 
Ceux  de  Maurice  de  Sully,  évéque  de  Paris  (Chrest.,  6G),  qui  ne  sont 
guère  postérieurs,  oU'rent  nu  mérite  littéraire  suffisant  pour  expli- 
quer la  vogue  immense  dont  ils  ont  joni.  I/éloquencc  de  la  chaii'e  a 
(Tailleurs  fourni  en  France,  au  xm"  siècle,  un  assez  grand  nombre 
d'd'uvresremaniuables  3;  nuiis  au  xiv»,  il  semble  que  l'on  se  soit  borné 
à  piller  l'âge  i)récé(lent,  jus(prau  moment  où  (lerson  (Chrest.,  67), 
(]ui  devait  être  ]>lus  tard  chancelier  de  l'Université,  prêclia  de- 
vant la  cour  (1389-97)  des  sermons  qui  n'étaient  pas  exenqits  de 
recherche,  mais  où  la  science  et  le  talent  se  montraient  déjà.  Plus 
tard,  devenu  curé  de  Saint-Jean-en-(_Tréve,  il  composa  pour  ses  parois • 


'  Il  cunviciit  de  sit^naler  cependant,  dè.s  le  cununencenicnt  du  xui"  siècle,  des 
(,'ssais  d'hist(jiro  univei-solle  en  pro.so  :  Le  Livre  des  Ilisluircs,  d'un  clore  (jui 
écrivait  ver.s  122Ô  sous  les  auspices  du  cliAtelain  d(;  liille  Roger,  et  qui  s'ar- 
rête au  temps  de  César,  et  surtout  les  Faits  des  Romains,  compilation  qui  s'ar- 
rête au  même  point  et  contient  intercalés  divers  renseignements  intéressants, 
notauuuent  sur  les  Gaules. 

*  Seulement  ici  les  vers  de  six  syllabes  se  mêlent  aux  vers  de  cinq  syllabes. 

3  Voir  Lecoy  de  La  Marche,  La  Chaire  française  au  xiii"  siècle ,  et  Auber- 
tiu,  Histoire,  aie,  t.  II,  p.  2%  sqq. 


à 


SKUMOXS,  TRADUCTIONS,  ŒUVRES  DIVERSES  EX  PROsE   XLVII 

sien.s  des  instructions  fjunilières  que  l'on  peut  citer  conmii'  ci'  quil 
il  fait  de  mieux  (1400-1  il 4),  et  dont  la  plus  grande  partie  lurent 
pultliées  pour  la  première  fois  en  1502,  après  avoir  été  traduites  en 
latin.  L'orateur,  rigoureux  dans  son  raisonnement  et  pédant  dans 
son  exposition,  s'y  montre  trop  souvent  gêné  par  les  lourdes  formes 
de  la  méthode  scolastique  et  n'atteint  pas  à  la  noble  simplicité  de 
Maurice  de  Sully;  il  ne  se  montre  vraiment  lui-même  que  lorsque, 
mettant  de  côté  tout  l'appareil  de  l'école,  il  se  laisse  naturellement 
emjiorter  par  la  vive  sympatliie  qu'il  éprouve  pour  le  «  pauvre 
commun  », 

Outre  les  sermons,  le  moyen  âge  eut  toute  une  littérature  en  lan- 
gue vulgaire  Ijasée  sur  les  livres  saints  (surtout  les  apocryplies),  et 
destinée  à  l'édilication  des  fidèles.  Les  évangiles  apocryphes,  les 
Actes  des  ApntJ'es,  développés  par  des  légendes  concernant  ceux  des 
apôtres  dont  la  vie  ne  paraissait  pas  assez  remplie,  les  Gesta  Pilati, 
les  Vitœ  patrura,  etc.,  eurent  une  grande  vogue.  Le  Nouveau-Tes- 
tament fut  traduit  dès  la  fin  du  xiie  siècle.  L'Ancien-ïestament 
l'avait  d'abord  été  par  parties  séparées;  c'est  ainsi  que  nous  avons 
la  belle  traduction  des  quatre  livres  des  Hois  (deuxième  moitié  du 
xiie  siècle,  voy.  Chrest.,  68)  publiée  par  Le  Roux  de  Lincy,  le  Livre 
de  Job.  les  Psautiers  d'Oxford  et  de  Cambridge,  et  plusieurs  traduc- 
tions complètes  de  la  Bible,  encore  manuscrites.  De  même  le  Dlalo- 
f/us  Gregorii  papœ  (fin  du  vie  siècle)  fut  traduit  dès  la  deuxième 
partie  du  xii"  siècle  ;  cette  traduction  a  été  récemment  publiée  par 
M.  W.  Fœrster,  sous  le  titre  de  :  Li  dialoge  Grégoire  lopnpe.Yevsla 
fin  du  xiiie  siècle,  Macé,  curé  de  La  Charité,  suivant  l'exemple  de 
Henri  de  Valenciennes,  raconte  librement  l'Ancien  Testament  en 
40,000  vers.  Déjà  le  livre  des  Macchabées  avait  fourni  la  matière 
d'une  chanson  de  geste  perdue,  dont  nous  avons  deux  remaniements 
encore  manuscrits,  l'un  d'environ  2'2,000  vers  du  milieu  du  xiiie  siè- 
cle, l'autre  d'environ  8,000  daté  de  1295.  De  ces  traductions  édifiantes, 
il  con^•ient  de  rapprocher  plusieurs  traités  de  morale,  de  la  lin  du 
xiiie  siècle,  comme  le  Ma?n(el  des  péchés  de  Guillaume  de  Wadding- 
ton,  et  la  Somme  le  Roi,  du  frère  Laurence,  appelé  aussi  le  Miroir 
du  monde  ou  Des  vices  et  des  vertus,  dont  certains  passages  sem- 
blent annoncer  V Imitation  de  Jésus-Christ  '. 

Dans  l'ordre  des  lettres  profanes,  il  nous  reste  à  mentionner  quel- 
ques ouvrages  en  prose  qui  n'ont  pu  trouver  place  dans  les  chapitres 
précédents.  Et  tout  d'abord,  ce  livre  étonnant  de  l'Italien  Brunetto 
Latino,  le  Livre  du  Trésor  [Chrest.,  70),  moins  remarquable  encore 
par  la  richesse  de  l'érudition  dont  il  est  la  preuve,  que  par  l'éclatant 


G.  Paris,  Cours,  etc. 


XLVllI 


LITTEUATUKE   FRANÇAISE   AU   MOYEN    AGE 


témoignage  que  ruuteiir  rend  dans  sa  préface  â  notre  langue,  en  dé- 
clarant que,  s'il  a  écrit  son  livre  en  français,  c'est  «  par  ce  que  fran- 
çois  est  plus  delital)les  langages  et  plus  communs  que  moult  d'au- 
tres »;  puis  le  curieux  traité  de  Jehan  d'Arkel,  Li  ars  d'amour,  de 
verfuetdeboneurté  (CViJ'es^., 71),  probablement  basé  sur  des  sources 
latines  et  où  la  science  scolastique  déborde  de  toutes  parts;  et  ces 
habiles  traducteurs  de  nos  grands  classiques  latins,  Pierre  Bersuire, 
Simon  de  Hesdin,  Jacques  Bauchant,  préc^irseurs  des  savants  de  la 
Renaissance;  enfin  Christine  de  Pisan,  dont  nous  avons  déjà  signalé 
les  œuvres  poétiques,  nuiis  dont  nous  ne  saurions  passer  sous  silence 
les  principales  œuvres  de  politique  et  de  morale,  en  prose,  par  exem- 
ple, le  Livre  des  fais  et  bonnes  meurs  du  sage  roy  Charles  V,  seul 
monument  contemporain  pour  l'histoire  de  ce  roi,  le  Trésor  de  la 
cité  des  darnes  ou  Livre  des  trois  vertus  pour  V enseignement  des 
princesses,  le  Corps  de  Politie^  le  Livre  de  la  Paix,  et  ces  curieuses 
Epîtres  sur  le  roman  de  la  liose,  où  le  grave  écrivain  s'indigne, 
avec  une  honnêteté  peut-être  un  peu  naïve,  de  la  vogue  d'un  poème 
dont  elle  croit  la  lecture  dangereuse  pour  l'honneur  des  femmes  et 
des  jeunes  filles. 

Cette  revue,  trop  rapide  assurément,  nuùs  que  nous  ne  pouvions 
développer  sans  dépasser  les  bornes  étroites  d'un  Manuel  un  peu 
complexe,  aura  du  moins  suffi  à  faire  entrevoir  à  nos  jeunes  hunui- 
nistes  la  richesse  de  cette  littérature  du  moyen  âge  si  longteuq)s 
ignorée  et  dédaignée  dans  notre  paj's.  Puisse-t-elle  exciter  chez  eux 
une  curiosité  féconde  qui  les  pousse  à  pénétrer  plus  avant  dans  ces 
études  et  à  faire  une  connaissance  plus  intime  avec  les  œuvres  de 
nos  vieux  auteurs  !  Nos  peines  et  nos  soins  n'auront  pas  été  perdus. 


CHRESTOMATHIE 


L'ANCIEN   FRANÇAIS 


LES  PLUS  ANCIENS  TEXTES 

I.  SERMENTS  DE  STRASBOURG  DE  842* 

I.    SERMENT   DE   LOUIS-LE-GERMAMQUE 

Pro  Deo  amur  et  pro  Christian  poblo  et  iiostro  coinmnu  salva- 
ment,  d'ist  di  in  avant,  in  quant  Deus  savir  et  podir  me  dunat, 
si  salvarai  eo  cist  meon  fradre  Kaiio  et  in  aiudha  et  in  cadhiina 


'  Ms.  BIlil.  nat.,  fs.  lat.,  9708.  —  Les  plus  anciens  uionumeiits  de  la  langue  française, 
publiés  pour  les  cours  universitaires  par  E.  Koscinvitz,  2»  éd.,  HeilLronn,  1880.  —  Fac- 
similé  en  héliogravure  dans  l'album  de  la  Soc.  des  anciens  textes  français.  —  Dans  ce 
texte,  l'orthographe,  altérée  par  l'inexpérience  du  scribe,  qui  écrivait  ordinairement  du 
latiu,  ne  donne  pas  toujours  des  renseignements  exacts  sur  la  prononciation  de  l'époque, 
de  sorte  que  le  dialecte  ne  peut  en  être  sûrement  déterminé. 

1.  "  Deo  n'est  pas  un  mot  latin,  mais  une  représentation  graphique  de  la  diph- 
tongue eu,  où  Vo  a  un  sou  fermé  un  peu  différent  de  Vu  latin  =  ou  français.  Cf.  meos, 
meon,  et,  dans  la  Prose  de  sainte  EiUalie,  Deo.  La  place  du  régime  indirect  {Deo  pour 
de  Deo,  de  Deu)  entre  la  i>réposition  et  le  nom  n'a  rien  d'insolite.  On  trouve  souvent  des 
expressions  comme  celle-ci  :  H  Deu  amis,  l'ami  de  Dieu  (suj.  sing.). 

Les  notes  afférentes  aux  plus  anciens  textes  sont  stirtout  grammaticales  et  philolo- 
giques. Pour  les  morceaux  uon  traduits,  elles  sont  surtout  explicatives.  On  voudra  bifii 
se  reporter  aux  notes  des  six  ju-emiers  morceaux  pour  la  solution  générale  des  princi- 
pales questions  de  phonétique  ;  nous  y  renvoyons  une  fois  pour  toutes,  sauf  à  signaler 
au  passage  les  cas  particuliers  qui  pourront  se  présenter. 

Constats.     Chreslomalhie.  1 


•J  CHKESTOMATHIE   DE  L  ANCIEN   FRANÇAIS 

cosu,  si  cuni  0111  i)er  clreit  son  fradm  salvar  dift,  in  o  (jnid  il  mi 
altrosi  fa/et.  ot  al»  Ludlier  uni  plaid  iiniKjiiain  piiiidrai.  (jni 
iiieoii  vol  cist  meoii  fradre  Kaiie  in  danino  sit. 

II.    SERMENT   DE   l'aRMÉE  DE   CHARLES-LE-CHAUVE 

Si  Lodliiivigs  sagi-ainent,  que  son  fradre  Karlo  jurât,  conser- 
vât, et  Karlus  meos  sendra  de  sue  part  lo  suon  fraint,  si  io 
returnar  non  Tint  pois,  ne  io  ne  neiils,  cui  eo  returnar  int  pois, 
in  iiulla  aiudlia  contra  Ludlnnvig  nun  li  iu  er. 

2.  Savir  et  Xiodir  {un  \l''  aiicli^  suce  iri^i  pudeir  =  '  sapï'io,  "potëTo)  luoiilruiit,  elle/  le  scribo 
dos  Sermenls,  une  hésitation  dans  la  notation  de  ei.  Cf.  sàvier,  dans  le  nis.  du  Saint 
Lcijer.  L'i  ne  saurait  être  confondu  avec  celui  des  verbes  de  la  2»  eonju;,'aisou,  oii  l'c 
était  précédé  eu  latin  de  c  {plaisir,  v.  fr.  taisir,  etc.).  Cf.  sit,  dift  {=  débet),  mi,  et 
d'autre  jiart  tjuid,  in,  int,  isl,  cist;  dans  ce.s  derniers  mots,  l'on  a  sans  dont-e  affaire  à 
une  ortho^fraplie  étymologique,  et  il  faut  prononcer  é.  Quanta  prindrai,  dont  on  n'a  pas 
encore  donné  d'exi)lication  satisfaisante,  cet  exemple  ne  suflit  pas  pour  qu'on  ])Uissu 
admettre  que  les  Hern^enis  ont  nu  caractère  dialectal.  —  ^1/c  est  un  accusatif,  et  non  nu 
datif.  Nous  sommes  donc  en  jiréseuce  d'une  proposition  inlinitive  régie  par  dunat. 

3.  Aiudka  ^=  adjùla,  radical  de  adjulare,  qui  a  naturellement  l'accent  sur  l'u,  d'où  il 
suit  que  cet  u  se  conserve,  au  lieu  de  tomber  comme  dans  aidier  =  adj{u)tar^  (cf. 
aiut,  m,  143).  Le  dh  (ou  trouve  ailleurs  Ih)  est  une  tentative  pour  indiquer  l'affaiblis- 
sement de  la  dentale  forte,  non  encore  parvenue  à  d. 

4.  Frudra  (partout  ailleurs  fradre),  cf.  sendra.  L'a  atone  pourrait  sans  doute  être  con- 
sidéré comme  dû  à  la  tendance  de  Ve  à.  se  clianger  en  a  ajirès  un  groupe  de  deux  con- 
sonnes dont  la  seconde  est  >•  (cf.  en  grec  irâTpaai.  fivôpaai,  ËTpaTrov);  mais  il  faut  recon- 
naître que  l'a  atone  linal  ayant  encore  un  son  intermédiaii'e  entre  a  et  «  muet,  l'écriture 
du  scrilje  a  pu  en  contracter  quelque  hésitation.  De  même,  on  a  ici  fradra,  fradre,  et 
non /"rt'rfrt',  parce  que  l'o  latin  accentué  devant  une  consonne,  quoique  n'étant  plus  a, 
n'est  point  encore  devenu  é  (probablement  è  jilus  ou  moins  ouvert).  Cl.  salvar,  returnar, 
Christian,  et  voy.  ii,  0,  uote  ii  macnl. 

5.  Le  subj.  fazet  est  justifié  par  le  sens  restrictif  du  membre  de  phrase.  II  serait  facile 
de  le  conserver  en  traduisant  :  «  pourvu  qu'il  fasse  ». 

0.  Meon  vol  constitue  une  de  ces  locutions  dont  il  est  parlé  au  Glossaire  et  dans 
lesquelles  la  forme  absolue  du  possessif  est  employée,  au  lieu  de  la  forme  atone  inun, 
]iour  insister  sur  l'idée  de  possession.  Cf.  meos  et  sue,  ii,  2.  Vul  est  un  nom  verbal  tiré 
de  valoir,  nf)n  par  apocoiic  de  la  terminaison,  mais  par  l'intermédiaire  d'une  forme  subs- 
tantive  '  volium,  refaite  sur  '  volio  =  comme  le- montre  la  forme  voil.  Cf.  deuil,  v.  fr. 
dui'il,  duel,  dol,  etc.  =  '  dolium,  de  doleo.  Quant  .à  la  non-dijihtongaison  de  o  idul  dans 
V Alexis,  IV,  41,  doit  être  écrit  duel),  elle  n'est  point  assurée  dans  un  texte  oii  l'ortho- 
graphe est  peu  sûre  et  souvent  étymologique.  A  côté  de  'inon  voil,  on  disait  aussi  :  ton 
vuil,  son  vuil  ;  cf.  Roman  de  ThèlJes  inédit,  ms.  B.  N.  fs.  fr.  375,  f"  42  r",  c.  2  :  Son  voel, 
je  croi,  vous  ocesisi,  «  S'il  n'avait  dépendu  que  de  lui,  il  vous  aurait,  je  crois,  tué.  »  —  In 
damna  sit  sont-ils  des  mots  purement  latins,  constituant  une  formule  usitée  dans  les 
actes  et  insérés  dans  le  texte  ])ar  une  distraction  du  scrilic  '?  C'est  i)eu  probable.  Les 
Serments  ont,  il  est  vrai,  quelques  autres  mots  à  forme  purement  latine,  comme  in  I, 
1,  2,  etc.,  pro  i,  1,  quid,  i,  4,  nunquami,  o,  jurât,  conservât  ii,  1,  ce  qui  ue  i)rouve  nul- 
lement que  ces  mots  aient  été  réellement  j)rononcés  comme  en  latin,  mais  indique  l'inex- 
périence du  scribe  a  noter  les  sons  poimlaires. 

2.  Sendra,  avec  l'acfent  sur  la  première  syllabe,  ])our  Si-ndre  (cf.  fradra).  A.  côté  de 
seiidre,  on  trouve  sindre,  et  d'autre  part  sire,  qui  vient  d'une  forme  f)ù  \'n  a  disjiaru 
l>ar  suite  de  l'eruploi  fréquent  de  ce  mot  comme  iiroclitique  ('  se'ior,  cf.  pire  ^=2ie.jor). 

3.  Pais  =  '  -fjocsum,  jiour  '  jiolsum,  qui  a  dû  exister  a  côté  de  possum.  Le  groujie  Is 
change  régulièrement  sa  dentale  en  gutturale,  qui  à  son  tour  devient  yod  (i  consonne) 
et  forme  diplitonguc  avec  la  voyelle  qui  i)récècre.  Cf.  post  =  '  pois,  '  pars,  '  pojs,  pois, 
puis,  et  coisl,  II,  20.  Cette  explication,  duc  à  M.  Chabaneau,  a  été  contestée,  mais  on 
n'en  a  pas  présenté  jusqu'ici  de  jdus  i)lausi))le.  —  À^eiils  =  iie  ullus,  forme  jiopulaire 
usitée  à  côté  de  nullus.  Cf.  ici  même  nul,  nulla.  —  Cui,  régime  direct.  Cette  forme  du 
lelatif  (écrite  aussi  a  tort  qui)  se  rencontre  fréquemment  dans  l'ancien  français,  même  au 
|)luricl,  aussi    bien  comme  régime  direct  que  comme  régime  indirect  sans  pré^jositioa 

datif).  U  est  plus  rarement  employé  pour  remplacer  un  nom  de  chose. 


SERMENTS   DE   STRASBOURG  6 

TRADUCTION  ' 

I.    SERMENT   DE   LOUIS   LE   GERMANIQUE 

Pour  rainour  de  Dieu  et  pour  le  peuple  clirétieu  et  notre  coniniun 
>alut,  de  ce  jour  en  avant,  en  tant  que  Dieu  m'en  donne  l'intelligence 
et  le  pouvoir,  je  soutiendrai  mon  frère  Charles  ici  présent  par  mon 
aide  et  en  toute  chose,  comme  on  doit  par  droit  soutenir  son  frère, 
tout  autant  qu'il  fera  de  même  pour  moi,  et  je  ne  prendrai  jamais 
avec  Lothaire  aucun  arrangement  qui,  de  mon  gré,  soit  au  détriment 
de  mon  frère  Charles  ici  présent. 

II.    SERMENT   DE   l'aRMÉE   DE   CHARLES   LE   CHAUVE 

Si  Louis  tient  le  serment  qu'il  jure  à  son  frère  et  si,  de  son  côté, 
Charles,  mon  seigneur,  le  viole,  au  cas  où  je  ne  l'en  pourrais  détour- 
ner, je  ne  lui  serai  d'aucun  secours  contre  Louis,  ni  moi  ni  personne 
que  j'en  puisse  détourner. 

II.  PROSE  DE  SAINTE  EULALIE  " 

Buona  piilcella  fut  Eulalia^ 

2  Bel  avret  corps,  bellezour  anima. 

Voldrent  la  veiiitre         11  Dec  inimi, 
4  Voldrent  la  faire         diavle  servir. 


'  Los  mots  entre  crochets  sont  ajoutés  pour  rendre  la  traduction  plus  intelligible  ;  ceux 
entre  parenthèses,  ou  bien  expliquent  les  mots  précédents,  ou  bien  donnent  la  traduction 
littérale. 

**  Recueil  d'anciens  textes  bas-latins,  français  et  provençaux,  par  Paul  Meyer,  Paris, 
Vieweg,  1877,  p.  193.  —  Texte  revu  sur  le  fac-similé  en  héliogravure  de  l'album  de  la 
Soc.  des  anciens  textes  français.  —  La  prose  de  sainte  Eulalie  a  été  composée  dans  la 
région  nord-est  du  domaine,  et  nous  donne  de  précieux  renseignements  sur  l'état  de  la 
langue  à  la  iiii  du  ix"  siècle,  quoique  le  manuscrit  qui  nous  l'a  conservée  soit  postérieur 
d'un  demi-siècle  environ.  Voyez  notre  Tableau  soniniaire  de  la  litleralure  fru)i';aise  au 
iiiuyen  âge,  Chrestomathie,  j).  vu. 

1.  Eulalia,  et  2,  aninia.  L'a,  ici  pas  plus  que  dans  les  Serments,  ne  saurait  être  pur. 
Il  se  prononçait  entre  a  et  e  féminin.  Ce  dernier  e  était  d'ailleurs  encore  sonore  au 
commencement  du  xive  siècle.  Cf.  Romania,  III,  471. 

2.  Avret  =  habuerat,  plus-que-parfait  organique  au  sens  de  l'imparfait.  Cf.  20  et  m,  120 
(li  avret  pardonét),  oii  Ll  est  joint  à  un  participe  passé  et  forme  ainsi  un  i)lus-que-parfait 
périphrastique.  Pouret  9,  furet  18,  vutdret  21,  roveret  22  ont  le  sens  du  parfait  aoristique. 

3.  Veinlre.  La  forme  vaincre,  qui  n'est  pas  encore  dans  le  Roland,  est  un  retour  à 
l'étymologie  dû  à  l'analogie.  Par  un  changement  contraire,- qui  remonte  au  latin  popu- 
laire, Ir  est  devenu  cr  dans  craindre  =  tremere.  De  veinlre,  il  faut  rajiprocher  chartre 
(cartrem,  80)  =  carcerem,  et  de  craindre,  le  changement  de  tl  en  cl  (vetulum,  '  veclum, 
vieil). 


4  CHRESÏOMATHIE   DE   L  ANCIEN    FRANÇAIS 

El  nont  eskoltet  les  mais  conseillers 

(*>  Ou'élle  Deo  raneiet  chi  mâent  sus  en  ciel, 

Ne  por  or  ned  argent  ne  paramenz 

8  Por  nianatce  regiél  ne  preienient. 

Nïule  cose  non  la  pouret  omqnc  pleier 

10  La  polie  sempre  non  aniast         lo  Deo  inenestier 

E  poro  fut  presentéde  Maxiniiién 

12  Chi  rex  eret  a  cels  dis  soure  pagiéns. 

El  li  enortet,  dont  lei  nonque  chiélt 

l'i  (Jued  elle  fuiet  lo  nom  christiién. 


5.  Elle.  Jusque  vers  le  milieu  du  xn^  sièle,  e  venant  de  ê,  i  latin  entravé  (suivi  de 
plusieurs  consonnes)  ne  rime  pas  avec  è  venant  de  é  latin  entravé.  C'était  donc  un  e  plus 
ou  moins  fermé  ;  nous  le  marquons  en  conséquence  d'un  accent  aigu,  sans  affirmer 
cependant  son  identité  parfaite  avec  l'e  actuel.  Nous  faisons  la  même  réserve  pour  6 
provenant  de  a  latin  accentué,  qui  se  prononçait  un  peu  différemment  à  cette  époque. 

0.  Raneiet.  A  répond  souvent  à  i,  e  antétoniques  en  ancien  français,  surtout  dans  les 
plus  anciens  textes  et  dans  certains  dialectes.  Le  (/  iuédial,  comme  le  c  (cf.  pleier  1), 
preiciitent  8),  est  déjà  tombé,  après  avoir  dégagé  un  yod,  qui  a  formé  diphtongue  avec  la 
voyelle  précédente.  —  Clii,  prononcez  ki.  —  Moent.  D'après  M.  L.  Havet  [Romania,  VI,  324), 
o  tonique  a  donné  d'abord  \a,  puis  par  «  réfraction  »  Aé,  et  ce  dernier,  qui  est  devenu  xé 
dans  \  Eulalie,  est  ensuite  passé  à  Ai  devant  les  nasales  (maint),  et  à  é  devant  les  autres 
consonnes  [è  en  Normandie,  éi  en  Bourgogne,  en  passant  par  ùi).  Dans  tous  les  cas, 
nous  avons  affaire  ici  à  une  diphtongue  descendante  (ou  forte)  àe,  dans  laquelle  l'e  a 
naturellement  un  son  faible.  An  xvii«  siècle,  c'est  devenu  é  dans  les  mots  où  la  consonne 
suivante  n'était  pas  muette  {mer,  mcre,  mais  mener). 

7.  iN'erf.  Le  d  est  euphonique  ;  de  même,  iilus  bas,  dans  gued  li.  17.  27,  comme  le 
montre  la  forme  que  'M,  oii  le  d  de  quod  est  déjà! tombé.  Cf.  sed  (=  si)  m,  73.  75.  77. 
IV,  03. 

8.  Manatce.  Orthographe  phojiétique,  qui  indique  la  vraie  prononciation  du  c  doux 
français  (analogue  a  celle  de  ch  =  tch)  pendant  la  première  période  du  moyen  âge 
(cf.  c:o  21,  domnizelle  23  et  lazsier  24).  Pour  Va  =  i  latin  antétoniqne,  voy.  à  raneiet. 
—  Rof/iel  =  re^alem,  forme  unique  pour  les  deux  genres.  Le  g  est  dur  comme  dans 
pagiéns,  de  même  que  le  ch  dans  chidlt  13,  cliièf  22  (=^  Inélt,  etc.)  de  notre  texte.  De 
même  dans  les  Serments  et  le  Saint  Léger  (cf.  Romania,  VII,  128).  Tout  au  plus  pour- 
rait-on admettre  la  prononciation  intorméiliaire  kyélt,  etc.,  dans  la  série  k,  ki/,  Ich  (pro- 
nonciation régulière  de  ck  dans  les  anciens  textes).  Pour  l'Ale.eis  et  le  R(Aand,  il  est 
plus  probal)lc  que  nous  avons  affaire  à  de  véritables  cliuintantes  :  tch,  dj. 

11.  Maximiién  =  Maximianuni.  A  devant  une  nasale  ne  donne  ie  qu'après  i  (cf. 
christiién)  ou  une  chuintante  Ipagién,  j)lus  tard  ^jf/ic/i,  est  à  parti. 

13.  Dont  =  [ce]  dont.  Chiélt.  Voy.  8,  note  à  regiel. 

14.  Qucd.  Nous  ne  pensons  pas  qu'il  faille  lire  fjuéd  et  h'  tirri-  de  quid,  à  cause  du 
qnid  des  Serments  :  le  sens  s'y  oppose.  —  Elément.  Mot  savant.  Le  sens  est  détourné 
d'une  façon  remarquable.  V.  Ducange  :  Klementa  =  potus  et  cibus.  M.  MtrXunvv  (Rom . 
Studien,  II[,  192),  qui  lit  e  le  ment,  traduit  ainsi  :  «  Elle  en  réunit  [de  la  doctrine 
chrétienne]  le  son  et  l'idée.  » 

15.  Adunel.  La  dentale  médialc  (d  ou  /  affaibli  de  ))onne  heure  en  d)  ne  disparait  en 
français  qu'à  la  tin  du  xi«  siècle.  La  dentale  finale  se  maintient  un  demi-siècle  cnvii'on 
plus  tard,  et  pendant  tout  le  xiii»  siècle  dans  le  dialecte  picard,  où  on  la  trouve  encore 
isolément  au  xiv«  siècle,  principalement  dans  les  mots  en  -ié,  précédé  ou  non  d'une 
chuintante. 


PROSE   DE    SAINTE   EULALIE 

Éir  eut  adiiiiet  lo  suon  élément  : 

16  Mélz  sostendreiet         les  einpedeinentz 

Qued  elle  perdesse  sa  virginitét; 

18  Poros  furet  morte  a  grand  lionestét. 

Enz  enl  fou  la  gettérent,  come  arde  tost  : 

20  Elle  colpes  non  avret;  poro  nos  coist. 

A  ezo  nos  voldret  concreidre  li  rex  pagiéns  ; 

22  Ad  une  spéde  li  roveret  tolir  lo  chiéf. 

La  domnizelle  celle  kose  non  contredist  : 

24  Volt  lo  seule  lazsier,  si  ruovet  Krist. 

In  ligure  de  colomb  volât  a  ciel. 

26  Tuitoram  que  por  nos  deguet  preier 

Qued  avuisset  de  nos  Christus  mercit, 

28  Post  la  mort,  et  a  lui  nos  laist  venir 

Par  souve  clementia. 


19.  Fou  =  focum.  Le  c  s'est  absorbé  dans  la  voyelle  labiale  suivante,  en  produisant 
d'abord  une  aspiration,  qui  n'a  pas  tardé  à  disparaître,  ce  qui  a  amené  la  réunion  de  Vu 
à  la  voyelle  précédente  ("  fohu,  fou,  et  d'autre  part  fuén,  féu  et  fin).  De  même,  grteeum 
a  donne  grieu,  griu,  gri,  et  d'autre  part  gréu,  gré  ;  fagum,  fou,  etc.  L'if.  s'est  conservé  : 
lo  après  un  a  ou  un  e,  dont  il  était  séparé  par  v  ou  b  {clou)  ;  â»  après  au,  o,  dont  il  était 
séparé  par  c  ovl  g  {trou);  S»  quand  il  suivait  immédiatement  la  voyelle  e  on  œ  (Dieu). 

id.  Coist  =  coxit,  'cocs't.  Le  c  placé  entre  une  voyelle  et  une  autre  consonne  se 
transforme  régulièrement  en  yod  [l  consonne),  qui  se  joint  à  la  voyelle  précédente  pour 
former  une  diphtongue.  Les  diphtongues  descendantes  (ou  fortes)  6i,  iii  ainsi  formées 
ont  persisté  jusqu'au  commencement  du  xiv«  siècle,  ai  étant  d'ailleurs  devenu  tii  lorsqu'il 
était  de  formation  antérieure  au  x.c  siècle  (L.  Havet).  Cf.  iv,  G,  note.  —  L'a  est  ici  ouvert, 
comme  le  montre  l'assounance. 

20.  Qram,  pour  orern,  plus  tard  orom,  arômes.  La  conservation  de  l'a  est  due,  suivant 
quelques  critiques,  à  l'influence  de  Vr.  C'est  peut-être  simplement  une  preuve  que  le 
son  de  a  n'était  pas  encore  tout  à  fait  arrivé  à  e  (cf.  m,  5,  note),  ou  bien  un  souvenir 
de  l'orthographe  latine. 

27.  Aviiisset.  Le  plus-que-parfait  du  subj.  latin  a  formé,  comme  on  sait,  l'imparfait  du 
sul)j.  français.  La  syntaxe  semblerait  exiger  ici  le  présent.  —  Avuisset,  qu'il  faut  peut- 
être  prononcer  aicisset,  en  donnant  à  iv  le  son  qu'il  a  en  anglais,  devient  dans  l'Ale.vis 
oùsset.  Pour  le  maintien  de  au  (av),  cf.  aut,  Saint-Léger,  à  coté  de  ont,  Alexis. 

28.  Post,  et  29,  cleinentia.  mots  purement  latins.  Pour  ce  dernier,  voy.  note  à  Ettla- 
lia,  II,  1.  —  Sauve.  Vu  latin,  représenté  ici  par  ou,  a  développé  un  u  consonne  (tj). 
C'est  un  phénomène  que  l'on  rencontre  assez  souvent  à  l'extrémité  uord-est  du  domaine, 
région  à  laquelle  appartient  notre  texte.  Notez  de  plus  que  û  (de  même  o  dans  bellezour  2) 
est  représenté  par  ou  et  non  par  o,  comme  dans  non,  eskoltet,  etc.  M.  Liickin^  en  conclut 
avec  quelque  raison  qu'il  faut  voir  dans  ou  une  diphtongue  primitive  généralement 
resserrée  en  o,  mais  persistant  dialectalement  devant  r,  s  ou  une  voyelle,  ce  qui  constitue 
un  parallélisme  exact  avec  éi,  issu  de  ê,  i  latins. 


6  CHUESTOMATHIE    DE    L'ANCIEN    FRANÇAIS 

TRADUCTION 

Eulalie  était  bonne  pucelle  :  elle  avait  jx'au  le  corps,  plus  ])ollo 
ràinc  —  Les  ennemis  de  Dieu  voulurent  la  vaincre,  ils  voulurent 
lui  l'aire  servir  le  diable.  —  Elle  n'écoute  pas  les  mauvais  conseillers 
qui  renji;agent  à  renier  (litléraleuieni  :  en  ceci  qn\^]\e  renie)  Dieu, 
qui  habite  en  haut  au  ciel,  —  ni  pour  or,  ni  pour  argent,  ni  i:)Our 
parures,  pour  menace  venant  du  roi,  ni  pour  prière.  —  Rien  ne  j)ut 
îamais  faire  plier  la  jeune  lille  [et  empêcher]  qu'elle  n'aimât  toujours 
le  stij'vice  de  Dieu.  —  Et  à  cause  de  cela,  elh^  fut  mise  en  présence  de 
Maximien,  ({ui  en  ces  jours  régnait  sur  les  païens.  —  Il  l'exhorte,  ce 
dont  il  ne  lui  chaut,  à  renoncer  au  nom  de  chrétienne.  —  Elle  concentre 
donc  toute  son  énergie  :  elle  supporterait  plutôt  la  torture  —  que  de 
perdre  sa  virginité;  aussi  mourut-elle  à  grand  honneur  (très  honora- 
blement). —  On  la  jeta  dans  le  feu,  afin  qu'elle  brûlât  prompt(^ment  : 
elle  n'avait  pas  de  fautes  [à  se  reprocher],  aussi  ne  put-elle  pas  brûler 
(litf^  cuire).  —  I^e  roi  païen  ne  voulut  pas  se  fier  à  cela  (au  feu);  il 
commanda  qu'on  lui  tranchât  la  tète  avec  une  épèe.  —  La  demoiselles 
ne  protesta  pas;  elle  veut  quitter  ce  monde  {Htl^  le  siècle)  :  ainsi  le 
commande  le  Christ.  —  Elle  s'envola  au  ciel  sous  forme  de  colombe. 
Prions  tous  qu'elle  daigne  intercéder  pour  nous,  —  afin  que  le  Christ 
ait  merci  de  nous  après  la  mort  et  nous  laisse  venir  à  lui  par  sa 
clémence. 

IIL  VIE  DE  SAINT  LÉGER  ' 


[17]  Enviz  lo  fist,  non  volontiors  : 
I^aisset  l'entrer  on  un  nionstior. 
Ço  fut  Lusos  0  il  entrât, 


(^lerc  Evrnïn  iluoc  trnvat. 
Cil  Evruïns  niolf  11  volst  mél. 
6  Tôt  par  envidic,  non  por  él. 


La  Vie  do  saint  Léger,  texte  revu  sur  le  ms.  de  Clerrnoiit-ForranJ,  par  G.  Pari.s 
{Romania,  I,  273  sqq.  Restitution  critique  du  texte).  —  Cf.  Bouyhorie,  Une  nouveùln 
revision  des  jwi'i/ies  de  Clermont  (Rev.  des  1.  rom.,  2»  sér.,  I,  5  sqq.),  et  P.  Meyer, 
Recueil,  p.  l'Jli  sqq.  —  Ce  poème  on  assonances  a  été  composé  vers  le  milieu  du  x«  siècle, 
(l'après  une  vie  latine  que  nous  possédons,  très  probablement  par  un  Bourguignon,  nt 
transcrit  jiar  un  Provençal.  Il  nous  a  été  transmis  dans  un  manuscrit  appartenant  à  la 
bibliothèque  de  Clermont,  qui  contient  aussi  la  Passion  du  Christ.  (Voyez  Tableau,  etc., 

p.  VII.) 

1.  Lo  (cf.  ço,  passim;.  Quoique  l'élision  ait  déjà  lieu  dans  ce  texte  {l'entrer,  etc.), 
l'article  et  le  pronom  ne  sont  pas  encore  arrivés  à  la  l'orme  le  devant  une  consonne.  — 
Lo  list.  Il  s'agit  du  roi  Cliili)eric,  à  qui  saint  Léger  vient  de  refuser  de  redevenir  son 
conseiller. 

2.  Laisset  l'entrer,  il  le  laisse  entrer.  On  aurait  dit  également  en  ancien  fr.  :  entrer  le 
laissi't.  Du  même  aujourd'hui,  à  l'imi)ératif,  où  le  pronom  sujet  est  égahMiimt  sn))priMié, 
(in  dit:  laisse-le  entrer.  Du  reste,  l'ancienne  langue  jouissait  d'une  ^fraude  li))erté  pour 
la  place  à  donner  au  pronom  régime  d'un  infinitif  dépondant  d'un  autre  verbe. 

4.  Clerc  Lcriiin.  Le  comte  Ebroïn  s'était  retiré  dans  c(!  couvent,  de  dépit  do  n'avoir 
jMi  faire  donner  la  couronne  à  Théodoric,  frèn;  de  Chilj)éric. 

.').  Mel.  Forme  régulière  (cf.  ni,  5,  etc.,  et  cltiéll  ii,  13.  V,  ii,  70),  a  tonique  don- 
nant e.  La  forme  /ital.  qui  a  prévalu  (cf.  o.slal  à  côté  de  oslel,  al  à  côté  de  él,  etc.), 
est  due  à  l'influence  conservatrice  de  /,  qui  dans  certains  dialectes  du  Midi  a  iiièmi! 
développé  un  a  adventice  (viala,  pial).  C'est  peut-ôtre  à  une  influence  analogue  (ju'esl  dû 

«  de  orarn  u,  20. 


VIE   DE    SAINT    LEGER 


[18]  Et  snnz  Lodgiors  list  son  mostier: 
Evruiu  pi'ist  a  castiier. 
("l'io  ire  t^rand  et  cél  corropt 
Ço  li  prciaf  laissast  lo  tôt  ; 
Fist  lo  por  Dieu,  nel  tist  por  lui: 
12  Ço  li  preiat  paiast  s'od  lui. 

[19]  Et  Evruïns  fist  feinte  pais  : 
r.ol  di'iMonstrat  que  se  paiast. 
Quandius  en  col  nionstier  cstut, 


Çol  denionstrat  amis  li  fust  ; 
Mais  en  avant  vos  ço  odn'iz 
18  Corn  il  edrat  par  mêle  feid. 

[20]  Reis  Chelperis  il  se  fut  niorz  : 
Par  lo  regnét  lo  si^vront  tost. 
Yindrent  parent  et  li>r  ami, 
Li  sant  Ledgier,  li  Evruïn  ; 
Ço  confortent  ad  amlies  dons 
24  Que  s'entralgont  en  lor  lionors. 


8.  Pfist  a  (cf.  36,  etc.,  et  sans  a  80),  commença  à,  se  mit  à.  Ou  dit  aujourd'hui, 
dans  un  sens  un  peu  spécial  :  il  se  prit  à,  mais  ce  verbo  n'est  plus  employé,  dans  ce 
cas,  ni  comme  impersonnel  (cf.  V,  ii,  41),  ni  comme  rteutro.  —  Castiier,  exhorter  (cf.  le 
moderne  châtier).  Ce  texte  conserve  encore  intact  le  c  latin  placé  devant  a  (cf.  quier, 
calsist,  etc.),  ce  qui  ne  prouve  pas  cependant  qu'il  appartienne  à  la  réj^ion  du  Nord  et 
Nord-Est,  où  la  gutturale  a  persisté  jusqu'à  nos  jours.  Voy.  la  uote  à  rer/iel  ii,  8. 

!).  Corropl.  Le  p  indique  ici  la  véritable  étymologie  =^orruptum.  Voy.  l'article  de 
Littré,  au  mot  courroux. 

10.  Laissast,  paiast.  L'ellipse  de  la  conjonction  qtte  est  fréquente  en  ancien  français. 
Ce  qui  l'est  moins,  c'est  cette  même  ellipse  lorsque  la  conjonction  est  annoncée  par  le 
démonstratif  neutre  ce  (ici  ço). 

12.  Paiast  est  pris  dans  son  sens  étymologique.  Pacare,  pacifier,  faire  la  paix,  se 
retrouve  encore  beaucoup  plus  tard.  Cf.  Coiironiwment  de  Louis,  20U1,  2^130,  et  Charroi 
de  Xi  mes.  343.  Le  c  médiat,  avant  de  tomber,  a  dégagé  un  yod,  qui  a  formé  diphtongue 
avivî  a.  11  tombe  régulièrement,  sauf  dans  quelques  cas  où  il  a  été  protégé  par  une 
liquide  {aigle,  aigre,  etc.). 

13-Ô.  Pais  ;  paiAst  Cette  assonance  montre  que  ai  était  une  véritable  diphtongue.  C'est 
seulement  dans  la  deuxième  partie  du  xiic  siècle  que  l'on  rencontre  ai  rimant  avec  é, 
c'est-à-dire  devenu  son  simple.  Mais  tout  d'abord  ce  n'est  que  devant  un  groupe  de  trois 
consonnes  {ineslre);  devant  nwc  ou  deux  consonnes,  la  simplification  du  son  n'est  arrivée: 
que  beaucoup  plus  tard  et  toujours  en  passant  par  la  prononciation  intermédiaire  (>ii 
Quant  aux  cas  où  ai  se  trouve  devant  un  c  muet,  la  prononciation  -àl-e  est  encore 
signalée  au  xvic  siècle  par  Meigret,  et  Th.  de  Bèze,  qui  la  traite  de  provinciale,  dit  qu'il 
faut  prononcer  -éi-e.  Notre  texte  nous  olfre  encore  la  tripbtongue  iéu  assonant  avec  la. 
diphtongue  ié  :  Dieu  :  preier  51,  :  prediier  89,  :  ciâl  112  et  142,  et  d'autre  part  eu  avec-c 
dans  iieu  :  claritét  105,  le  second  élément  u  (prononcez  ou)  de  la  diphtongue  descendante 
ne  comptant  pas  dans  l'assonance,  qui  n'exigel'homophouie  que  jiour  la  voyelle  accentuée. 

15.  Estut  ne  vient  pas  de  stetit.  C'est  une  forme  analogique  refaite  sur  le  modèle  des 
verbes  qui  ont  lo  parfait  en  -ui. 

19.  Se  fut  raorz.  Le  réfléchi  n'est  plus  guère  usité  qu'au  présent  et  à  l'imparfait  et  au 
sens  de  «  être  sur  le  point  de  mourir  ».  En  anc.  fr.,  il  pouvait  signifier  :  au  sens  actif, 
«  se  donner  la  mort  »,  et  au  sens  neutre,  «  mourir  »,  et  était  employé  à  tous  les  temps. 
—  Fut.  Le  parfait  pour  rimi)art'ait,  comme  très  souvent  dans  l'ancienne  langue  (cf.  aut 
C2,  «  avait  »)  ;  ou  plutùt  fut  étant  ici  employé  comme  auxiliaire,  c'est  un  passé  antérieur 
au  lieu  du  plus-que-parfait  (cf.  iv,  48).  —  Notez  l'emploi  (très  régulier  en  ancien  français) 
du  cas  sujet  pour  le  participe  du  verbe  réfléchi  :  murz  et  non  jias  mort.  Cï.  avoir  nom, 
également  avec  le  cas  sujet., 

20.  Souvrent  =  sapuérunt,  d'où  '  sduurent,  sovrent.  On  a,  d'autre  part,  sa(p)uérunt, 
'  stiurent,  sorent.  De  même  au  sing.  scîut  60,  et  aussi  sot,  dans  d'autres  textes.  De  sout 
rapprochez  jotit  67  =  ja(c)uit,  pout  92.  122  =  po(t)uit,  aut  69,  etc.  ==  ha(b)uit  (cf.  avret 
120.  arrent  129). 

21.  C'est  à  cause  de  la  césure  que  lor  a  été  placé  devant  le  second  des  substantifs  qu'il 
détermine. 

22.  Li  sant  Ledgier,  ceux  (?»"»'  :  les)  de  saint  Léger.  Cette  tournure  est  restée  dans  les 
patois  méridionaux.  Quant  à  l'ellipse  de  la  préposition  de  devant  le  nom  de  personne 
régime,  qui  alors  se  place  quelquefois  devant  le  nom  déterminé,  si  c'est  un  nom  propre 
(<-f.  pro  Deo  ainur  I,  i,  1),  elle  est  assez  connue  pour  qu'il  soit  inutile  d'insister.  — 
Evruïn.  L'assonance  avec  ami  (cf.  34  et  140)  montre  qui-  in  ne  se  prononce  pas  en,  mais 
in.  D'ailleurs,  la  nasalisation,  qui  s'est  développée  d'abord  avec  maintien  de  la  consonne 
{iin['),  î'n,  etc.),  puis  l'a  chassée   (â,  c,  etc.),  n'existait  pas   eucore   au  x<^  siècle.  Elle  a 


C)  Nous  représentons  ainsi  les  voyelles  nasales  actuelles. 


8 


CHRESTOMATHIE    DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


[•■il]  Et  sanz  Lcdptiers  donc  firet  bien, 
Qut>  s'ent  ralat  en  s'ovcs(jnict  ; 
Et  Evruïns  donc  liret  nu'-l, 
Que  donc  devint  anateniez  : 
Son  qiiiév,  que  il  at  coronét. 
30  Tôt  lo  laiseret  recimer. 

"2:2]  Domine  Dieu  iluoc  laissât 
Et  a  diable[s]  comandat. 
Qui  donc  fut  niéls  et  a  lui  vint. 
Il  volontiers  semprel  recivt  : 
Coni  lolc  en  aut  yrand  adunét, 

80  Lo  règne  prist  a  dévaster. 

[23]  A  fou,  a  flamme  vait  ardant. 
Et  a  glavies  persécutant  : 
Por  (juant  il  puot  tant  fait  de  mél, 


Por  Dieu  nel  vuolt  il  ol)server. 
Cil  ne  fut  nez  de  médre  vifs, 
42  Qui  tel  cxercite  vedist. 

[24]  A  Ostedun,  a  celle  civt, 

Dom  saut  Ledgier  vait  asalir. 
Ne  puot  entrer  en  la  citct  : 
Defors  l'asist,  list  i  grand  mél  ; 
Et  sanz  Ledgiers  molt  en  fut  trists 
48  Por  cél  tel  mél  que  defors  vit. 

[25]  Sos  clers  a[t]  pris  et  revestiz. 
Et  od  ses  crois  fors  s'ent  eissit. 
Por  o  ent  eist,  V(dst  li  preier 
Que  tôt  cél  mél  laissast  por  Dieu; 
(jil  Evruïns,  quel  horel  vit. 
r>1  Prendre!  rovat,  Hier  lo  fist. 


commencé  par  les  voyelles  claires  «,  e,  i,  j^)ro))abIement  à  la  lin  du  xf  sirclo,  ol  fini  par 
les  sourdes  o,  ti,  qui  étaient  encore  pures  a  cotte  date. 

2'-i.  Confuftent  que,  encouragent  à.  Cf.  le  v.  prov.  conortar.  11  y  a  sans  doute  eu 
confusion  entre  '  cotifortare  et  cohorlari. 

2.J  et  ^7.  Donc  (aussi  dont}.  Il  est  parfois  difficile  de  distin|juer,  dans  les  plus  anciens 
textes,  si  ce  mot  signifie  «  alors  »  ou  «  donc  »,  les  deux  sens  étant  voisins  et  sortis  tous 
deux  de  celui  du  latin  lune. 

25,  27  et  50.  Fii'et  =  fecerat,  plus-que-parfait  organique  au  sens  du  parfait  aoristiquc. 
Cf.  laiseret  30,  exaslret  95,  enleret  134.  138,  et  voy.  ii,  2,  note.  Avet-et  120  a  le  sons  de 
l'iniparfait  et  forme  avec  le  participe  pardunél  un  plus-quo-parfait  poriphrastique  ;  furel 
101  a  le  .sens  de  l'imparfait. 

2(j.  S'eresquM  =  sa  en.  L'emploi  du  masculin  du  possessif  pour  le  féminin  devant  les 
mots  commençant  par  une  voyelle  ne  commence  qu'au  xiv»  siècle.  On  dit  encore  :  ma 
mie,  ma  ,nour,  mauvaise  orthographe  pour  m'amie  =  ma  amie,  etc.  Le  genre  do 
evesquiél  a  changé  d'après  l'analogie  de  duché,  comté  (encore  aujourd'hui  :  Franche- 
Comté).  Ces  derniers  mots  ont  emprunté  le  genre  des  mots  parallèles  diicheé,  comleé,  où 
le  suffixe  -aluM  a  été  échangé  contre  le  suffixe  -italem.  —  Eves/iiiicl  suppose  '  epispo- 
catum  pour  episcopatum,  car  l't  n'a  pu  se  produire  qu'avant  le  cliangenient  de  a  en  é,  et 
cet  t  se  conserve,  comme  on  sait,  même  dans  les  dialectes  oii  c  latin  devant  a  ne  devient 
pas  ch. 

31.  Domine  Deu,  plus  tard  :  Domne-  {Damne-,  Damrc-,  Damer-,  Damle-,  Damel-, 
Dame-),  -Dieu,  -Deu;  -Dé.  Le  premier  mot  ne  se  décline  pas,  parce  qu'il  est  joint  au 
second  dans  la  prononciation. 

33-4.  Vint,  recivt.  Voy.  la  note  a  Evruîn  22. 

3i.  Semprel  =  sempre  le  (cf.  quel  horel  ô3,  prendrai  54,  sôurels  134).  Les  proimms 
personnels  ne  s'appuient  que  rarement  (et  dans  les  çlus  anciens  textes)  à  des  mots  autres 
que  des  pronoms.  En  ancien  provençal,  ce  phénomène  est  plus  fréquent. 

37.  /-'ihi.  Voy.  II,  19,  note. 

38.  Persécutant,  forme  savante  due  à  l'emploi  fréquent  de  '  persecutare  dans  la  langue 
religieuse. 

39.  Por  quant.  Cf.  por  tant  que  lxv,  10  =  pourvu  que,  et  les  expressions  restrictives 
modernes:  pottr  autant  que,  tout  autant  que. 

41.  Vifs,  vif  (vivant)  est  souvent  emi)loyé  comme  un  epithelon  ornans  dans  des  phrases 
semblables.  Cf.  V,  i,  5,  de  nul  orne  l'ivanl,  vi'',  198,  etc.,  et  surtout  xix,  2r)4,  vif  recréant. 

42.  Exercite,  mot  savant,  comme  le  montre  le  déplîici'niont  de  l'accent  latin  ot  le 
maintien  de  \'i,  qui  serait  tombé  si  le  mot  eût  été  de  formation  populaire. 

43.  A  Ostedun,  a  celle  civt  (cf.  en  cel  monstier  81). 

40.  A>:sisl  =  ■  assesit,  et  non  :  assedit. 

.'jl.  Eist,  volst.  Hemarqucz  la  facilité  avec  laquelle  l'ancienne  langue  passe  du  pi'ésent 
historique  au  jiarfait  aoristique,  et  réciproquement.  De  même,  aux  di-ux  vers  qui  jiré- 
cèd(?nt,  on  passe  du  passé  indé/ini  de  l'action  (équivalent  à  un  j)résent  de  l'etal)  au 
parfait  aoristique. 

53.  Quel  horel,  et  54,  prendrai,  voy.  34,  note. 


VIE   DE    SAINT   LEGER 


9 


[26]  Horc  en  odreiz  les  peines  granz 
Que  il  ont  liref,  li  tiianz. 
]À  p(>rli<los  tant  fut  crudéls, 
Les  imils  di'l  quiév  li  l'ait  crever  : 
Coni  si  Faut  t'ait,  niist  l'en  reclus: 
00  Xe  sont  nulshuom  qu'est  devenuz. 

[•27]  Anibes  lèvres  li  fait  falier, 

Ane  la  lancrue  que  aut  en  quiév. 
Coni  si  l'aut  tôt  vituperét, 
Dist  Evru'ïns,  qui  tant   fut  mi'ds  : 
«  llor  atperdut  don  [t]  Dieu  parler; 
66  Ja  nen  podrat  mais  Dieu  loder.  » 

[•28]  A  terre  jout,  molt  fut  affliz  ; 
Nen  aut  od  sei  cui  en  calsist. 
Sovre  les  piez  ne  puot  ester, 
Que  toz  les  at  il  condamnez. 
Hor  at  perdut  don  [t]  Dieu  parler, 
72  Ja  nen  podrat  mais  Dieu  loder. 

[29]  Sed  il  nen  at  langue  a  parler, 
Dieus  exodist les  sons  pensers  ; 
Et  sed  il  nen  at  uoils  carnéls, 
En  cuor  les  at  espiritéls  ; 
Et  sed  en  corps  at  grand  torment, 
78  L'àneme  eut  avrat  coiisolement. 


[30]  Guenin  aut  non  cuil  comandat  : 
La  jus  en  cartres  l'ent  menât, 
Et  en  Fescan,  en  cél  monstier, 
Iluoc  reclusdrent  saut  Ledgier. 
Domine  Dieus  en  cél  llaiel 
84  I  visitet  Ledgier  son  serf. 

[31]  Les  lèvres  li  at  restorét  : 

Si  com  desanz  Diexi  prist  loder  ; 
Et  anc  ent  airt  mercit  si  grant. 
Parler  lo  tist  si  com  desanz. 
Donc  prist  Ledgiers  a  predi[i]er, 
iiK)  Lo  puople  bien  fist  creidre  en  Dieu. 

[32]  Et  Evru'i'ns  si  com  l'odit, 

Creidre  nel  pont  entro  quel  vit  ; 
Com  il  lo  vit,  fut  coroços  ; 
Donc  aut  od  lui  dures  raisons  : 
El  cuor  exastret  al  tirant, 
96  Peis  li  promist  ad  en  avant. 

[33]  A  grant  fui-or,  a  grant  flaiel, 
Silrecomandet  Lodebert  : 
Ço  li  rovat  et  noit  et  di 
Mél  li  fesist  dentro  qu'il  vit. 
Cil  Lodeberz  furet  ))Uons  huom, 

102  Et  saut  Ledgier  duist  a  son  duom. 


57.  Crudéls,  assonant  avec  crever,  montre  qu'il  vient  de  '  crudalem,  et  non  de  crude- 
lem  ;  car  on  sait  que  ë  tonique  donne  ei  (oi). 

(JÛ.  Ne  sont...  qu'est  devenus;.  On  dirait  aujourd'liui  :  «  ce  qu'il  était  devenu  ».  Cf.  57  : 
tant  îut  crudéls  tqtte)  les  noils  del  quier  li  fait  crever.  L'ancien  français  usait  d'une 
plus  grande  liberté  que  le  fr.  moderne  dans  la  concordance  des  temps  ;  cependant  il  faut 
reconnaître  que  cette  liberté  se  réduit  le  plus  souvent  à  la  confusion  du  présent  histo- 
rique et  du  parfait  aoristique.  De  même,  dans  les  propositions  coordonnées  ;  voy.  51,  note. 

ai.  Anc,  aussi  (cf.  87),  semble  confirmer  l'étymologie  proposée  par  Diez  pour  aine 
=  adhuc. 

03.  Vituperét,  mot  savant  (cf.  exercile  42,  clarilét  105,  lucrat  118,  etc.).  Vituperare 
est  appliqué  à  la  mutilation  par  les  hagiographes,  comme  dehonestare,  deturpare 
(G.  Paris,  Rouxania,  I,  312). 

05.  Dont  Dieu  parler  (cf.  71).  Nous  disons  de  même  :  «  avoir  de  quoi  manger  ».  — 
Dieu,  a  Dieu. 

08.  Calsist  =  '  calsisset  pour  cahiisset.  Changement  de  suffixe  plus  fréquent  pour  les 
verbes  qui  ont  en  latin  le  parfait  en  i  que  pour  ceux  qui  l'ont  en  ui. 

73.  Sed,  avec  un  d  euphonique  non  étymologique.  Cf.  75.  77.    iv,  03,  et  ned  ii,  7. 

78.  'Aneme  (cf.  141),  dissyllabe,  comme  j(Jv{e)ne,  onfj[eUe  (aussi  angle),  6rd(e)ne  (aussi 
orne),  et  imdg{e)ne  (trissvllabe).  Ces  mots  sont  à  demi  savants. 

82.  Reclusdrent  =  recius(ê)runt.  On  attendrait  recluslrent,  Vs  se  liant  mieux  avec 
le  t,  qui  est  du  même  degré.  Dans  cette  forme,  d'ailleurs  dialectale,  le  d  constitue  sans 
doute  un  retour  au  radical  latin  re-clud.  Cf.  prisdrent  m,  114.  110,  et  disdrent\ii>,  28. 

83.  Flaiel  a  signifié  successivement  :  «  fouet,  punition  (et  eu  particulier  :  punition  de 
Dieu),  sûulfrance  (et  en  particulier  :  souffrance  des  martyrs,  persécution  subie),  persé- 
cution infligée  (fureur  des  persécuteurs).»  Voy.  Runiania,  I,  314,  et  notre  Glossaire. 

80  et  8S.  Desanz  =  dès-anc.  Anz  est  le  même  mot  que  ainz  (cf.  anc  et  aine),  avant, 
plutôt  =  unte  et  s  adverbiale. 

8'J.  Prediier  (cf.  prediat  117)  =  "  priedîcare,  pour  prœdicare,  par  confusion  avec  prœ- 
dîcere,  tandis  que  prechier,  qui  se  rencontre  aussi  =  prted(i)care.  Dans  preeschier 
(prescher  LIV,  ii,  84,  par  la  contraction  de  ee  et  par  la  réduction  de  ie  à  c)  =  priedic- 
tiare,  Vs  est  développée  par  la  chuintante  :  la  forme  normale  est  preechier. 

95.  Tirant.  Cf.  vit>,  91,  et  vov.  XV,  ii,  13.  note  et  le  Glossaire. 


10 


CHRESTOMA'IHIK    DE    L  ANCIEN    FK\N(',A1S 


[:i41  II  H  volst  fairo  niolt  aniét  : 
Boivre  li  rovat  aporter  : 
Guardat,  si  vit  grant  claritôt  : 
Do  citil  vindrt't,  fut  de  par  Don  : 
Si  t'om  roors  en  ciôl  est  granz  ; 

lt)8  Eissi  com  flamme  est  clér  ardanz. 

[3ô]  Cil  Lodoberz,  quel  horel  vit, 
Toriiat  s'als  altros,  si  lor  dist  : 
«  (  lest  liomne,  cél,  moltaime  Diens, 
Por  cui   tels  cosc  vient  de  ciel.  » 
Por  céls  signes  que  vidrent  tels 

114  Dieu  prisdi'ent  molt  a  conloder. 

[86]  Toit  li  lionine  do  cest  pais 
Trestoit  lai  j^i'isdrent  a  venir. 
Et  sanz  Ledgiers  les  prodiat  : 


Domine  Dieu  il  les  lucrat, 
Rendit  cél  fruit  espiritél 
l".iO  Que  Dieus  li  avret  pardonét. 

[37]  Et  Evruïns,  coni  il  l'odit. 

Creidro  nel  pont  entro  (jnel  vil. 

Cil  liions  qu'il  list  cil  li  i)('sat: 

A  ocidre  lo  comandat. 

Quatre  homnes  i  traniist  arme -, 
126  Qui  lui  alassent  décoller. 

[:^]  lA  trois  vindront  a  sant  Ledgier, 
Jus  se  gil(''i'i'nt  a  sos  pioz  : 
Do  lor  i)oquio/,  que  avront  faiz, 
11  les  asolst  et  pardonat. 
T,i  (piarz,  uns  fol,  nom  aut  Vadarl, 

i:{"2  ()(1  un  ospot  lo  décollât. 


loi.  lieivre  doit  être  considéré  comme  pris  substautivemeiit  saii.s  article,  eon.striiction 
moins  dnre  que  l'ellip-sc  de  a  avec  aporter. 

100.  De  ciel  (cf.  en  ciel  107).  Ciel  a  été  parfois  considéré  comme  un  nom  propre  de 
lieu,  et.  comme  tel,  employé  sans  article.  Cf.  XXIX,  n,  5.5,  vient  en  meson,  et  voy.  ïo- 
hV'Y.Zeilschrift  fur  rom 'Philologie,  XII,  l'J4.  199. 

JOS.  Clér  ardanz.  Dans  le  cas  où  deux  adjectifs  sont  ainsi  rapprochés,  In  premier 
n'est  pas  toujours,  comme  ici,  pris  comme  adverbe  et  invariable.  On  trouvi^  en  ancien 
français  de  nombreuses  expressions  où  les  deux  adjectifs  prennent  l'accord.  Cf.  eoi/i  sui 
mule  e'ùrce  (Aliscans,  50)  ;  oeus  durs  cuits  (Mesnagicr  de  Paris,  ii,  p.  22ô)  ;  des  cliuses 
pures  humaines  (Amyot,  Paul-Emile,  58),  etc.  On  dit  encore  aujourd'hui  :  tme  rose  fraîche 
éctose,  une  influence  toute  puissante,  etc.  Cf.  vid,  113,  note. 

111.  Cést  homne,  cél.  Pléonasme  destiné  à  renforcer  l'idée  (cf.  123),  Cél  ("  ecc-illum) 
a  d'ailleurs  le  sois  emphatique  du  latin,  tandis  que  césl  {'  ecc-istum)  désigne  la  piu'- 
sonne  qu'on  montre  du  doigt. 

112.  Tels  cose.  La  présence  dans  le  manuscrit  de  Clermont  de  Vs  au  nominatif  singu- 
lier des  adjectifs  de  la  B»  déclinaison  a  lieu  de  surprendre  à  cette  date.  Faut-il  y  voir 
une  influence  provençale  ?  M.  (i.  Paris  ne  le  jiense  pas. 

114  et  110.  l'ri.sdrent  ^  pre(n)s(f)rnnt.  L'i  jirovient  (ici  comme  à  la  Iro  et  2»  pers.  <lu 
plnr.),  \y.u-  analogie,  de  la  1"  pers.  du  aing.  pris  =  pre(n)si,*  prieis,  où  Vi  iiiial  a  iii- 
tlni-ncé  la  tonique  (f  donne  régulièrement  ie,  et  iei  se  réduit  à  i).  Lo  d  euphonique,  in- 
ti-rcalé  au  lien  de  t  (prislrenl )  da.uii  cette  forme  dialectale,  a  sans  doute  été  amené  par 
le  d  des  autres  formi'S  de  prendre.  Cf.  reclusdrent  S2,  et  disdrent  vil),  28. 

115.  Toit  =  'totti.  Ce  mot,  comme  la  l"  pers.  de  la  iilujiart  de.s  jiarfaitsen  i,  a  étf 
induencé  par  l't  final.  L't  atone  final  explique  de  même  h'  maintien  de  i  dans  il,  icil. 
icixt,  cil,  cist  au  sujet  pluriel,  à  côté  de  icel,  ieesl,  etc.,  au  rég.  sing.  et  plur.  Lo  maintien 
de  Vi  au  suj.  sing.,  où  il  y  a  un  e  final,  est  plus  surprenant.  M.  Clédat  propose,  avec 
quelque  vraisemblance,  de  l'attribuer  aux  formes  parallèles  illic,  islic. 

110.  Trestoit  =  trans-'totti.  Traits  a  ici,  comme  souvent  isolément,  ou  en  composition, 
le  sens  augmentatif.  —  Lai  =  (il)lac  :  prononcez  kii.  L'i  provient  de  la  transformation 
en  yod  du  c  final,  qui  est  tombé  dans  la  forme  comnuine  la.  Cf.  130,  etc.  Mais  lai  (cf. 
jai]  LXV,  8,  etc.  s'explique  différemment. 

123.'  Cil  biens...  cil.  Cf.  111. 

124.  A  ocidre  lo  comandat  (litf  :  «  le  confia  à  tuer  »).  Cf.  xxvi,  140,  commanda  son 
enfanta  mourir  {mourir  au  sens 'actif),  et  sann  préposition  aucune:  //  l'a  ocire 
comandé  (Roman  de  Thèbes,  ms.  B.  N.  fs.  fr.  784,  f"  1  v",  et  (JO,  f"  1  v»  ;  de  même,  dans  h' 
ms.  de  Spalding).  Cf.  V.,  i,  09,  les  comandet  ferir,  où  commander  a  déjà  pris  le  sens 
moderne,  et  voy.  la  note  à  iv,  20. 

120.  Lui,  fém.  Iei,  puis  li  (de  mémo  moi,  toi,  soi)  s'employait,  non  pas  seulement, 
comme  aujourd'hui,  en  qualité  de  régime  indirect  (=  à  lui)  nn  de  régime  de  prépositions, 
ou  encore  de  régime  direct  dans  un  sens  emphatiuue  {il  n'a  invité  )jiie  lui),  mais  encore 
comme  régime  direct  placé  devant  le  verbe,  dans  des  cas  où  il  est  difficile  de  distinguer 
cet  emploi  de  celui  delà  forme  proclitique  le  {me,  te,  se),  et  oii  l'intention  de  donn(;r  du 
relief  n'est  pas  nette.  En  sens  contraire,  mais  moins  souvent,  on  trouve  le,  etc.,  où  nous 
mettrions  lui,  etc.  (Cf.  iv,  77.  li,  79). 


VIE   DE    SAINT   LEGER 


11 


[3!i]  El  cdiii  li  ant  tolut  lo  qni(''V, 
Li  corps  estorot  soiirels  pinz  : 
Ça  tut  loncs  dis  que  nou  cadit 
Lai  s'ai)roisinat  qui  lui  fevit  : 
Entre  taliat  les  piez  dejus, 

lî-oS  Li  corps  esteret  seinpre  sus. 


['lO]  Del  corps  asez  l'aveiz  odit, 

Et  dels  Haiels  que  granz  sostint. 
L'àneme  recivt  Domine  Diens  : 
Als  altres  sanz  ent  vait  en  ciel. 
Il  nos  aiut  od  cél  seinor 

144  Por  cui  sostint  tels  passions  ! 


TRADUCTION 

[17]  Il  le  fit  malgré  lui,  non  volontiers  :  il  le  laisse  entrer  dans  un 
monastère.  Ce  fut  à  Lisieux  qu'il  entra  ;  il  y  trouva  Ebi'oïn  [qui  y 
était]  moine.  Cet  Ebroïn  lui  voulait  beaucoup  de  mal,  uniquement 
par  envie,  non  pour  autre  motif. 

[18]  Et  saint  Léger  fit  son  office  :  il  se  mit  à  exhorter  Ebroïn.  Cette 
grande  colère,  ce  courroux,  il  le  pria  de  laisser  tout  cela.  11  le  fit  pour 
l^ieu.  et  non  pour  lui  :  il  le  pria  de  se  réconcilier  avec  lui. 

[19]  Et  Ebroïn  fit  une  feinte  paix  :  il  fit  semblant  de  se  réconcilier. 
Tant  qu'il  resta  dans  ce  monastère,  il  fit  semblant  d'être  son  ami. 
]\Iais  vous  entendrez  (verrez)  plus  loin  comme  il  agit  avec  mauvaise 
foi. 

[20]  Le  roi  Chilpéric  était  mort  :  on  le  sut  bientôt  par  le  royaume. 
Leurs  parents  et  leurs  amis  arrivèrent,  ceux  de  saint  Léger,  ceux 
d'Ebroïn  ;  ils  les  engagent  tous  deux  à  s'en  retourner  dans  leurs 
terres. 

[21]  Et  en  cette  occasion  saint  Léger  fit  bien,  car  il  retourna  dans 
son  évéché  ;  et  en  cette  occasion  Ebroïn  fit  mal,  car  alors  il  devint 
anathème  :  sa  tète,  qu'il  avait  tonsurée,  il  la  laissa  se  couvrir  tout 
entière  de  cheveux. 

[22]  Il  laissa  là  Dieu  et  se  recommanda  aux  diables.  Quiconque 
alors  était  mauvais  et  venait  à  lui.  il  l'accueillait  toujours  volontiers  : 
lorsqu'il  en  eut  réuni  une  grande  multitude  (de  ces  gens-là),  il  se  mit 
à  dévaster  le  royaume. 

[23]  Il  va  brillant  [tout]  avec  le  feu,  avec  la  flamme,  poursuivant 
[les  fuyards]  l'épée  à  la  main  :  il  fait  autant  de  mal  qu'il  peut  ;  pour 
rien  au  monde  il  ne  garderait  quelque  mesure  {Utt^  pour  Dieu,  il  ne 


133.  Li  aiit  {éd.  il  l'aut),  correct,  nécessaire,  parce  que  l'élision  du  pronom  li  est 
inadmissible  au  datif. 

134.  Esteret  (cf.  138).  Plus-que-parfait  organique  de  ester  (  =  '  sla(re)ral  pour  s/etera/), 
influencé  par  eret,  imparfait  de  ester',  il  a  le  sens  d'un  parfait  aoristique.  Cf.  ii,  2,  note. 

135.  Ço  fut  loncs  dis  que.  Loncs  dis  est  un  accusatif  de  temps,  et  non  un  nominatif. 
Cf.  to:  dis,  tons  dis,  toujours.  L'emploi  de  cette  expression  pour  indiquer  un  temps  qui, 
d'après  la  source  latine,  fut  d'une  lieure,  semble  prouver  que  di  avait  déjà  perdu  le  sens 
limité  de  «  durée  de  vingt-quatre  heures  ». 

137.  Entro  pour  entra  que  (cf.  92,  122).  L'ellipse  de  que  dans  les  locutions  conjonc- 
tives n'est  pas  rare  dans  les  propos,  qui  indiquent  le  point  d'arrivée  idesi  =  desi  que, 
etc.).  Xu  contraire,  que  subsiste  souvent  seul  dans  les  propositions  finales  et  consécu- 
tives (afin  que,  de  sorte  que). 

143.  Aiut  =  adjutet.  Ad  du  latin  a  été  ici,  par  exception,  traité,  non  comme  préfixe, 
mais  comme  faisant  partie  du  verbe.  Adjutare  a  donc  été  assimilé  aux  verbes  qui,  ayant 
un  radical  de  plusieurs  syllabes,  jirennent  l'accent  tantôt  sur  la  dernière  syllabe  radi- 
cale, qui  alors  se  maintient  laiite,  manjiie,  parole,  etc.,  a  l'indic.  prés.),  tantôt  sur  la 
terminaison,  ce  qui  amène  la  chute  de  la  voyelle  autétonique  {aidier,  manr/ier,  parler. 
etc.).  —  Aiut,  non  ajut,  comme  le  prouve  la  forme  aiudfia  des  Serments,  oii  le  scribe  a 
exponctué  un  d  devant  l'i,  ce  qu'il  n'aurait  pas  fait,  s'il  avait  prononcé  adjudlia,  dj,  son 
du,;  dans  le  haut  moyen  âge,  pouvant  fort  bien  se  noter  di. 


l'2  CHIiESTOMXTHlE    DE    L"\NC1EN    KKANr.AIS 

veut  y  prendre  {farde).  Il  n'y  eut  jamai:5  d'honime  vivant,  né  de 
mère,  qui  vît  une  pareille  armée. 

[2'k]  A  Autun.  cette  cité  tameuse.  il  va  attaquer  Monseigneur  saint 
I^eger.  Ne  [louvant  {litl^  il  ne  peut)  entrer  dans  la  ville,  il  Tassiégea 
au  dehors  et  y  lit  de  grands  ravages  ;  et  saint  Léger  s'attrista  beau- 
coup pour  les  grands  ravages  qu'il  vit  [faire]  au  dehors. 

['■iô]  Il  a  pris  [avec  lui]  ses  clercs  et  les  a  fait  revêtir  [de  leurs 
habits  de  cérémonie],  et  il  est  sorti  de  la  ville  avec  ses  croi.x.  Il  sort, 
parce  qu'il  veut,  au  nom  de  Dieu,  le  i)rier  de  renoncer  à  tous  ces 
ravages.  Cet  Ebroïn,  dès  qu'il  le  vit,  ordonna  de  le  saisir  et  le  fit 
charger  de  liens. 

[20]  Maintenant  vous  entendrez  le  récit  des  grands  supplices  qu'il 
en  tira,  le  tyran.  Le  perûde  fut  si  cruel  qu'il  lui  fit  crever  les  yeux 
(  litt^  les  yeux  de  la  tète).  O'iand  il  eut  fait  cela,  il  le  mit  en  prison  : 
personne  ne  sut  ce  qu'il  était  devenu. 

[•27]  Il  lui  fait  fendre  les  deux  lèvres  et  aussi  la  langue  {litl^  la 
langue  qu'il  avait  dans  la  tête).  Quand  il  l'eut  ainsi  honteusement 
mutilé.  Êljroïn.  qui  tant  fut  mauvais,  dit  :  «  Maintenant  il  a  [)erdu  le 
moyen  de  parler  à  Dieu;  désormais,  il  ne  pourra  plus  louer  Dieu.  » 

[28]  Il  gisait  à  terre,  bien  atîligé  :  il  n'avait  avec  lui  personne  qui 
s'en  émût.  Il  ne  peut  se  tenir  sur  ses  pieds,  car  il  les  a  tous  deux 
entravés.  Maintenant  il  a  perdu  le  moyen  de  parler  à  Dieu;  désor- 
mais il  ne  pourra  plus  louer  Dieu. 

[29]  S'il  n'a  pas  de  langue  pour  parler,  Dieu  entend  sa  pensée;  et 
s'il  n  a  plus  au  corps  des  yeux  charnels,  il  en  a  dans  l'âme  de  spiri- 
tuels ;  et  s'il  a  au  corps  grand  tourment,  son  âme  en  aura  consolation. 

\/iÔ]  Celui  à  qui  il  le  confia  s'appelait  (Utt^  avait  nom)  Guenin  :  il 
l'ennnena  au  fond  d'une  prison.  A  Fécamp.  dans  le  monastère  de 
cette  ville,  on  enferma  saint  Léger.  Dans  cette  cruelle  épreuve,  Dieu 
visita  Léger,  son  serviteur. 

[81]  Il  lui  remit  les  lèvres  en  état  et  il  commença  à  louer  Dieu 
connue  auparavant;  il  en  eut  si  grand'  pitié  qu'il  le  fit  parler  comme 
auparavant.  Léger  se  mit  donc  à  prêcher  et  il  convertit  {litt^  il  fit 
bien  croire  en  Dieu)  les  gens  [qui  l'entouraient]. 

[82]  Et  Eltroïn.  quand  il  l'ouït  dire,  ne  put  [se  résoudre  à]  le  croire 
ju.squ'à  ce  qu'il  l'eût  vu;  quand  il  l'eut  vu,  il  en  fut  courroucé.  Alors 
il  s'<'mi>orta  en  paroles  contre  lui  (lifl^  il  eut  avec  lui  de  dures  rai- 
sons). La  fureur  s'alluma  dans  le  cœur  du  tyran  :  il  lui  promit  de 
nouvelles  tortures  {litl^  des  tortures  désormais).        , 

[38]  Il  recommande  à  Lodebert  de  le  torturer  furieusement.  Il  lui 
ordonna  de  le  tourmenter  nuit  et  jour  tant  qu'il  vivrait.  Ce  Lodebert 
était  un  brave  homme  :  il  ennnena  chez  lui  saint  Léger. 

[84]  11  voulait  lui  faire  ce  qui  pouvait  lui  être  le  plus  agréable  :  il 
lui  lit  appoi-ter  à  boire.  Il  regarda  et  vit  une  grande  clarté  :  elle  venait 
du  ciel,  envoyée  de  Dieu  (lill^  elle  existait  de  par  [la  volonté  de] 
Dieu),  s'étendant  comme  un  arc  lumineux  dans  le  ciel,  éclatante 
comme  une  Ihunme. 

[;ijj  Lodebert.  dès  qu'il  vit  cela,  se  tourna  vers  les  autres  (ceux 
qui  le  suivaient)  et  leur  dit  :  t  Cet  homme,  pour  qui  une  pareille 
manifestation  se  produit  au  ciel.  Dieu  l'aime  bien.  »  A  cause  de  ces 


VIE   DE    SAINT    ALEXIS  18 

signes  qu'ils  virent  ainsi  se  produire,  ils  se  mirent  à  louer  Dieu  hau- 
tement. 

[36]  Tous  les  gens  du  pays  accoururent  vers  lui,  et  saint  Léger  les 
évangélisait  :  il  les  gagnait  au  Seigneur,  se  montrant  ainsi  reconnais- 
sant des  dons  spirituels  que  Dieu  lui  avait  accordés. 

[37]  Et  Ebroïn.  quand  il  Fouit  dire,  ne  put  [se  résoudre  à]  le  croire 
jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  vu.  Le  bien  que  faisait  cet  homme  lui  pesait  sur 
le  cœur  :  il  donna  Tordre  de  le  tuer.  Il  envoya  quatre  hommes  armés 
qui  allassent  lui  trancher  la  tète. 

[38]  Trois  d'entre  eux  allèrent  à  saint  Léger  et  se  prosternèrent  à 
ses  pieds  :  il  leur  donna  l'absolution  et  le  pardon  des  péchés  qu'ils 
avaient  commis.  Le  quatrième,  un  félon  —  il  se  nommait  Vadart  — 
lui  trancha  la  tète  avec  une  épée. 

[39]  Et  quand  il  lui  eut  enlevé  la  tête,  le  corps  resta  debout  sur  les 
pieds  :  il  resta  longtemps  sans  tomber.  Celui  qui  l'avait  frappé  s'ai> 
procha  :  jusqu'à  ce  qu'il  lui  eût  tranché  les  pieds  prés  de  terre,  le 
corps  continua  à  rester  debout. 

[40]  Vous  avez  assez  entendu  parler  du  corps  [de  saint  Léger]  et 
des  grandes  tortures  qu'il  subit.  Quant  à  l'âme,  Dieu  la  reçut  :  elle 
alla  {litt^  :  va)  au  ciel  rejoindre  les  autres  saints.  Puisse-t-il  nous 
venir  en  aide  avec  le  maître  pour  qui  il  soutîrit  un  tel  martyre  ! 


lY.  VIE  DE  SAINT  ALEXIS  ' 

LXXVllI.      Quant  ot  li  pédre  ço  que  dit  at  la  chartre, 
Ad  ambes  mains  deront  sa  blanche  l^arbe. 
«  E  !  tilz.  »  dist  il,  «  com  doloros  message  ! 
Vis  atendeie  qued  a  mei  repaidrasses, 
Par  Dell  mercit  que  tum  reconfortasses.  » 


'  La  Vie  de  saint  Alejcis,  poème  du  xje  siècle,  texte  critique  par  G.  Paris.  Paris,  F. 
Vie\s-eg,  1885  (str.  78-101).  —  Le  texte  de  cette  édition,  destinée  aux  élèves  de  l'école  des 
Hautes-Etudes,  est  un  peu  diflërent  de  celui  de  la  première  (Bibliothèque  de  l'Ecole  des 
Hautes-Etudes,  fasc.  VIli,  que  nous  avons  suivi  dans  notre  U^  édition.  Voir  à  l'Appendice 
critique.  —  Ce  poème  en  assonance,  de  la  seconde  moitié  du  xi'  siècle,  a  été  com- 
posé d'après  une  vie  latine  de  saiut  Alexis,  probablement  en  Normandie,  en  tout  cas  à 
î'Oue.st  de  Paris,  peut-être  par  Thibaut  de  Vernou,  chanoine  de  Rouen.  (Voyez  Tableau, 
p.  vii-viu.)  Alexis,  fils  du  gonfanonier  de  l'empereur,  quitte  secrètement  son  épouse,  le 
soir  même  de  ses  noces,  pour  aller  vivre  d'aumônes.  Il  revient  au  bout  de  dix-sept  ans 
sans  être  reconnu  dans  le  palais  de  son  père  et  y  reste  dix-sept  autres  ans  dans  une 
misère  volontaire.  Il  laisse  en  mourant  un  écrit,  que  le  pape  seul  peut  arracher  de  sa 
main  et  qui  dévoile  la  vérité. 

1.  Pédre  (cf.  raédre,  crider,  etc.).  La  dentale  médiate  forte,  déjà  transformée  en  douce 
(d)  dans  Eulalie  (cf.  spéde),  ne  disijarait  complètement  qu'à  la  fin  du  xi*^  siècle.  La 
dentale  finale  s'est  conservée  beaucoup  plus  tard  (cf.  Chanson  de  Roland,  Voyaije  de 
Cluirleiiiagne,  Comput,  etc.),  principalement  dans  les  dialectes  du  Nord  et  du  Nord- 
Est,  oii  ou  la  trouve  encore  isolément  au  commencement  du  siv»  siècle,  principalement 
dans  des  mots  terminés  eu  ié,  précédé  ou  non  d'une  chuintante. 

4.  Qued.  Cf.  82  et  ii,  14.  17.  27,  et  voy.  ii,  7,  note. 


14  CHUESTÛMATlllE   DE    L' ANCIEN   FRANÇAIS 

LXXIX.        A  halte  voiz  prist  li  pédre  a  crider  : 

«  Filz  Alexis,  quels  duels  ui'est  preseutez! 

Malvaise  guarde  fai  fait  soz  mon  degrét. 

A!  las  pec'hables.  coni  i)ar  fui  avoglez! 

Tant  Tai  vedut,  si  nel  poi  aviser!  10 

LXXX.  «  Filz  Alexis,  de  ta  dolente  médre  ! 

Tantes  dolors  at  por  tei  endurédes, 
E  tantes  fains  e  tantes  seiz  passédes, 
E  tantes  lairmes  por  le  tuen  cors  plorédes! 
Gist  duels  l'avrat  encui  par  acoréde.  15 

LXXXI.        «  0  filz,  oui  iérent  mes  granz  ei'editez, 
Mes  larges  terres  dont  jo  aveie  assez, 
Mi  grant  palais  en  Rome  la  citét  '? 
Empor  tei,  tilz,  m'en  esteie  jienez  : 
Puis  mon  décès  en  fusses  onorez.  '^0 


0.  Vuiz  =voccin.  Voici  couiment  M.  L.  Havet  iIioinania,in,  33/)  résume  les  règles 
conceruaiit  oi  et  ui  :  1»  oi  ancien  (assenant  eu  o  fermé,  écrit  dans- les  textes  anglo-nor- 
mands ui)  vient  de  u  fermé  français  primitif  (=  ô,  ù  latin,  et  ô  tonique  devant  n;  spora- 
diquement substitué  à  ô  et  û  protouiques)  ;  2»  ai  ancien  (assonant  en  o,  toujours  écrit  oi) 
vient  de  au  ;  3°  ui  ancien  (assonant  en  u,  toujours  écrit  Mi)  vient  de  u  français  primitif 
=  û  latin;  4»  ui  secondaire  pour  oi  ancien  (assonant  d'abord  en  u,  puis  en  u;  écrit 
d'abord  oi.  puis  ui)  vient  de  o  français  primitif  (=  o  classique  ;  —  et  sporadiquement 
o  fermé  latin  populaire  =  ô,  û  classique).  Le  oi  était  intact  pour  l'auteur  de  VEulalie, 
altéré  pour  l'auteur  de  Y  Alexis,  et  avait  achevé  de  devenir  ui  pour  le  scribe  du  Psautier 
d  Oxford  (peut-tHre  plus  tôt);  5»  oi  et  ui  récents  subsistent;  par  ex.  :  i/loire  (d'abord 
ijloric),  oi  issu  de  ei  {soir,  boil,  etc.),  oi  et  ui  issus  de  ul,  ni  (foijer,  fuie). 

9.  .4  .'  las  et  au  féminin  a  !  lusse  (cf.  5G).  Ou  trouve  aussi  souvent  e  !  las,  e  !  lasso,  d'où 
l'on  a  tiré  hélas,  devenu  invariable  et  pris  comme  interjection.  E,  au  sens  de  ah  !  hélas  ! 
se  trouve  ici,  vv.  3  et  48.  —  Cotn  par.  La  particule  angmentative  par  (=  per,  dans  jjer- 
maijnus,  perdiscere)  est  le  plus  souvent  réunie  à  un  adverlte  de  quantité,  et  dans  ce  cas 
est  intraduisible  eu  français  moderne.  Cf.  tant  par  vi»,  21,  trop  par  xx,  36,  etc.  Au  v.  15, 
elle  e-st  isolée. 

10.  Si  (=  sic),  particule  souvent  à  peu  près  explétive,  mais  qui  ici  indique  une  oppo- 
sition :  «  et  cependant  ». 

11.  De  ta  dolente  médre!  Expression  elliptique  exclamative.  Cf.  W  et  91,  où  il  s'agit 
d'un  nom  de  qualité  remjilaçant  un  nom  de  personne.  Il  est  à  remarquer  que,  dans  ces 
phrases,  il  y  a  toujours  une  épithète,  et  que  la  tournure  en  question  sert  à  lui  donner 
du  relief,  avec  une  idée  de  regret,  de  sorte  que  de  ta  dulenle  médre  équivaut  pcjur  le  sens 
à  i/uc  ta  mi're  ejit  dolente,  affligée!  Grammaticalement,  de  doit  être  expliqué  par  «  au 
sujet  de  »,  et  il  faut  sous-entendre  quelque  chose  comme  «  que  va-t-il  arriver-?  »  pour  notre 
exemple,  et  «  qu'est-il  arrivé?  qu'est  devenu  ?  »  pour  les  deux  autres. 

12-14.  Tantes  (cf.  8G  sqq.).  Tant  pouvait  s'employer  de  trois  façons  :  1»  comme  adjectif 
variable,  reproduisant  le  latin  tanlus;  2°  comme  substantif  neutre  invariable,  reprodui- 
sant le  latin  tanlu-m  et  accompagné  de  la  préposition  de  et  d'un  nom  singulier  ou 
pluriel  ;  3"  comme  adverbe  de  quantité.  L'emploi  de  l'adjectif  est  allé  en  diminuant  d'im- 
portan(;e  k  partir  du  xup  siècle. 

13.  Seiz  =  'sites.  Le  singulier  était  sei,  plus  tard  soi.  L'f  de  soif  ne  date  que  du 
xv«  siècle.  Cf.  muef  =  modum  et  /ief  =  '  feodum. 

19.  Esteie.  La  forme  d'imparfait  empruntée  au  verbe  ester  (stare)  est,  comme  on  voit, 
très  ancienne  dans  la  langue.  Elle  n'a  supplanté  définitivement  la  forme  organique  qu'au 
xv«  siècle. 

20.  Puis,  préposition  =iiost,  'pois,  ' pocs,  jwis  et  puis.  Voy.  I,  il,  3,liote. 


VIE   DE    SAINT    ALEXIS 


15 


LXXXII.       «  Blanc  ai  le  chiéf  e  la  ])ai'l)e  ai  chanude: 
Ma  grant  onor  aveie  retenudc 
Eiiipor  tei,  tilz.  mais  n'eu  aveies  cure. 
Si  grant  dolor  ui  nr'est  apareûde  ! 
Filz.  la  toe  ânenie  seit  el  ciel  asolude  ! 


25 


LXXXlll.     «  Tei  coveuist  helnie  e  brouie  a  porter, 
Espéde  ceindre  conie  toi  altre  pér. 
Ta  grant  maisniéde  doiisses  governer, 
Le  gonfanon  l'emperedor  porter, 
Gom  list  tes  pédre  e  li  tuens  parentez. 

LXXXIV.      «  A  tel  dolor  et  a  si  grant  poverte, 
Filz.  fiés  deduiz  par  aliènes  terres, 
E  d'icél  bien  qui  toz  doilst  tuens  estre. 
Pou  en  perneies  en  ta  povre  lierberge  : 
Se  Deu  ploiist,  sire  en  doiisses  estre.  » 

LXXXV.      De  la  dolor  que  démenât  11  pédre 

Grant  fut  la  noise,  si  l'entendit  la  médre. 
La  vint  corant  com  feme  forsenéde, 
Bâtant  ses  palmes,  cridant,  eschaveléde  : 
Yeit  mort  son  til,  a  terre  cliiét  pasméde. 

LXXXVL     Qui  donc  li  vit  son  grant  duel  démener, 
Son  piz  debatre  e  son  cors  degeter, 


oU 


OD 


40 


2(J.  A  porter.  Convenir  se  construisait  souvent  avec  a  au  lieu  de  de  devant  un  infinitif. 
Il  en  est  de  même  de  commander,  désirer  (cf.  iv,  54.  LXV,  22),  oublier,  craindre,  jurer 
(cf.  V,  III,  G)  et  quelques  autres. 

27.  Toi  altre  pér.  Altre  fait  ici  pléonasme  avec  pér.  On  sait  que  pour  la  S»  déclinaison 
il  y  a  eu  au  sujet  pluriel  assimilation  à  la  2»,  de  sorte  que  pares  a  été  traité  comme  mûri 
et  a  donné  pér  et  non  ^jeVs. 

30.  Parentez,  étant  du  masculin,  doit  être  tiré  de  ' parentalum,  et  non  de  parentalem. 
Cf.  LXiv,  87. Au  contraire,  conté  vid,  208,  est  féminin  par  analogie  avec  conleé  (=  comitem 
-itatem),  quoiqu'il  suppose,  comme  ^;((i'e»?(',  le  suffixe -«Y iti/i. 

31.  Puverle  =  "  pauperta  (latin  populaire)  et  non  :  paupertas,  comme  tempesle=  *  tem- 
pesta.  Paupertatera  a  donné  régulièrement  jpovre^e.  Cette  alteimance  des  suffixes  -tas  et 
-ta  a  eu  lieu  parfois  même  dans  le  latin  classique.  CL  juventa  (en  tiSLUÇaia  jovente)  u 
côté  de  juvenius. 

32.  Aliènes,  mot  savant. 

34.  Uerberye  (anc.  Laut-all.  heriberga]  a  donné,  en  français  moderne,  hd{r)beryer.  Une 
forme  plus  ancienne,  ariberga,  a  donné  aubert/e,  en  passant  par  alberye,  arbenje.  Dans 
les  deux  cas,  l'euphonie  a  fait  son  œuvre,  et  une  des  deux  r  a  disparu,  soit  i^ar  suppres- 
sion, soit  en  se  transformant  en  une  autre  liquide.  Cf.  pèlerin  =  peregrinum,  et  surtout 
le  V.  fr.  albre,  à  côté  de  arbre. 

38.  Curant  (=  currendo)  est  un  gérondif  neutre.  On  dirait  aujourd'hui  :  oi  coi<rani! 
(cf.  cei)endant  chemin  faisant,  tambour  battant).  Cet  emploi  du  gérondif  est  fréquent  en 
ancien  français,  même  lorsqu'il  se  rapporte,  non  au  sujet,  comme  ici,  mais  au  régime. 

41.  Qui  donc  li  vit.  Voy.  au  Glossaire,  s.  v.  que  «. 


16  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

Ses  crins  detraire  e  son  vis  maiseler, 

E  son  mort  til  l)aisier  et  acoler, 

N"i  ont  si  dur  ne  l'estoiist  plorer.  45 

LXXXVII.    Trait  ses  chavéls  e  débat  sa  peitrine, 

A  grant  duel  met  la  soe  charn  medisme  : 

«  E!  tilz,  dist  éle.  coni  m'oûs  enhadide? 

E  jo,  dolente,  com  par  fui  avoglide! 

Nel  conoisseie  plus  qu'onques  nel  vedisse.  »         50 

LXXXVIII.  Florent  si  ueil  e  si  giétet  granz  criz; 

Sempres  regrétet  :  «  Marte  portai,  Ijelsfilz! 

E  de  ta  médre  que  n'aveies  niercit  ? 

Por  teim  vedeies  desidrer  a  morir  : 

Ço'st  grant  merveille  que  pitiét  ne  t'en  prist  !       55 

LXXXIX.     «  A  !  lasse  mesdre.  com  oi  fort  aventure  ! 
Ci  vei  jo  morte  tote  ma  portedure. 
Ma  longe  atente  a  grant  duel  est  venude. 
Que  podrai  faire,  dolente,  malfadude  ? 
(Jo'st  grant  merveille  que  li  miens  cuers  tant 

^duret  !      60 

XO.  «  Filz  Alexis,  molt  oiis  dur  corage 

Quant  adossas  tôt  ton  gentil  lignage  ! 
Sed  a  mei  sole  vels  une  feiz  parlasses, 
Ta  lasse  médre  si  la  reconfortasses. 
Qui  si'st  dolente  :  chiers  filz.  buer  i  alasses.         65 


4lj.  Chavéls.  Cf.  met  47,  regrélel  52,  ftc,  et  voy.  la  note  à  ii,  5. 

48.  Coiii  m'o'ùs  enhadide  !  comme  tu  m'avais  pri-se  en  haine  !  Pour  le  temps,  voy.  note 
à  m,  19. 

'lO.  Qu'onques  nel  vedisse,  que  si  jamais  je  ne  l'eusse  vu.  L'ellipse,  de  si  est  un 
Intiniiimc. 

'A.  l'iorenl  si  ueil.  Ces  deux  mots  s'associent  volontiers  dans  les  anciens  textes.  Cf.  V, 
II,  80,  <'t  III,  8,  plorel  des  eulz. 

.Vi.  Mur  (=  mala  hora  ;  cf.  buer),  joint  à  un  verbe  au  présent  ou  au  passé,  signifie  que 
l'on  a  ou  que  l'on  a  eu  tort  de  faire  l'action,  ou  bien  que  l'action  ou  l'événement  constitue 
un  malhi'ur.  Avec  le  futur,  il  indique  le  plus  souvent  une  menace,  au  cas  où  l'action 
serait  faite. 

ôi.  Desidrer  a.  Voy.  note  au  v.  20. 

ÎM.  Pitiét  n'est  pas' ici  au  cas  régime,  comme  on  pourrait  le  croire  par  la  comparaison 
avec  la  tournure  iniporisoiinelle  il  a,  a.  Dans  les  plus  anciens  textes,  les  noms  féminins 
de  la  -i'  décl.  latine  ne  se  trouvent  que  sous  la  forme  de  l'accusatif:  r/ent  (cf.  iv,  103), 
Mort,  nuit,  etc.  Ce  n'est  que  plus  tard,  au  milieu  du  xa»  siècle,  que,  sous  l'influence  de 
la  drcliiiaisoti  masculine,  ils  prennent  une  s  au  cas  sujet  singulier. 

')!>.  Oi  est  ici  le  présent  de  oîr,  ouïr. 

(il-.">.  n  s'agit  ici,  non  de  la  mort  d'Alexis,  mais  de  son  départ  secret,  le  soir  de  ses 
noces,  pour  aller  vivre  eu  mendiant. 

05.  Buer  i  alasses,  tu  serais  parti  sous  d'heureux  auspices  (avec  ma  bénédiction).  Ce 


VIE    DE    SAINT   ALEXIS  17 

XC.I.  «  Filz  Alexis,  de  la  toe  charn  tendre! 

A  quel  dolor  déduit  as  ta  jovente! 
Por  tfueini  fuis?  Jat  portai  en  mou  ventre; 
E  Deus  le  set  que  tote  soi  dolente  : 
Ja  mais  n'iér  liéde  por  home  ne  por  feme.  7U 

XCII.  «  Ainz  que  t'ousse  en  fui  molt  desidrose  ; 

Ainz  que  nez  fusses  sin  fui  molt  angoissose  ; 

Quant  jot  vi  net  sin  fui  liéde  e  joiose  ; 

Or  te  vei  mort,  tote  en  sui  corroçose  : 

Go  peiset  mei  que  ma  fin  tant  demoret.  75 

XGIII.  «  Seignor  de  Rome,  por  amor  Deu.  mercit! 

Aidiez  m"a  plaindre  le  duel  de  mon  ami. 
Granz  est  li  duels  qui  sour  mei  est  vertiz  ; 
Ne  puis  tant  faire  que  mes  cuers  s'en  sazit  : 
Nen  est  merveille  :  n'ai  mais  filie  ne  til.  »  Si) 

XGIV.  Entre  le  duel  del  pédre  e  de  la  médre 

Vint  la  pulcèle  qued  il  out  esposéde  : 
«  Sire,  »  dist  éle,  «  com  longe  demoréde! 
Atendut  fai  en  la  maison  ton  pédre. 
Ou  tum  laissas  dolente  et  esguaréde  !  85 

XGV.  «  Sire  Alexis,  tanz  jorz  fai  desidrét. 

E  tantes  lairmes  por  le  tuen  cors  plorét, 

E  tantes  feiz  por  tei  en  loinz  guardét 

Se  revenisses  ta  spose  conforter, 

Por  félonie  nient  ne  por  lastét  !  90 

mot  était  le  plus  souvent  accompagné  du  verbe  naître  (être  né),  d'où  l'interjection  d'en- 
couragement buerné  !  qui  traduit  lé  latin  euge  !  dans  le  Livre  des  Psaum.es. 

00.  De  la  toe  charn  tendre  fcf  de  ta  jovente  bêle  91,  et  por  le  tuen  cors  87).  Périphrase 
fréquente  pour  désigner  une  personne,  surtout  au  moyen  de  cors  accompagné  d'un  pos- 
sessif ou  d'un  complément  déterminatif  (voy.  cors  au  Glossaire).  Cette  périphrase  se 
rencontre  aussi  quelquefois  avec  non  («  nom  »),  personc,  chicf,  menibres.  —  Pour  la 
tournure  exclamative  avec  d«,  voy.  note  au  vers  11. 

70.  1er  ^=  ero.  On  trouve  quelquefois  iérc,  oii  le  c  est  difficile  à  expliquer.  Je  l'attri- 
buerais à  la  tendance  à  fortifier  la  prononciation  de  ie  dans  un  monosyllabe.  Cf.  ièrc,  à 
côté  de  î«/-  {=  heri),  dans  certains  patois  du  Midi.  —  Liéde  (cf.  73)  =  heta ;  œ  latin  a 
subi  généralement  le  sort  de  e  bref,  et  œ  celui  de  e  long,  i  bref  (prononcés  e  fermé  dans 
le  latin  populaire). 

77.  Aidiez  ra' a  plaindre.  Voy.  note  à  ni,  126. 


devant  l,  sans  que  pour  cela  il  formât  diphtongue  avec  e. 
8.3.  Demoréde  (litt'  :  «  demeurée  »),  participe  fém.  sing.  Cf.  allée,  venue,  etc. 
8i.  Ton  pédre  ^  de  ton  pédre.  Cf.  ni,  22,  note,  et  voy.  au  Glossaire,  s.  v.  de._ 
88   En  loinz.  Dans  envpres,  erapor,  envers,  etc.,  en  ne  fait  souvent  que  fortifier  l'ad- 

CoxsTAXS.     Chrestomathie.  •  2 


18 
XCVJ. 


XGVII. 


XGVIII. 


XCIX. 


CI. 


CHRESTOMATHIE   DE   l'âNCIEN   FKAN(;..\1S 

«  O  chiérs  amis,- de  ta  jovoiite  bêle! 

Ço  peiset  mei  que  podriiat  en  terre! 

E!  gentilz  oin.  com  dolente  puis  estre! 

Jo  atendeie  de  tei  boues  novèles, 

Mais  or  les  vei  si  dures  et  si  pesmes  !  95 

«  O  bêle  boche,  bels  vis,  bêle  faiture, 

Gom  vei  mudéde  vostre  bêle  tigure  ! 

Plus  vos  amai  que  nule  créature. 

8i  grant  dolor  ui  m'est  apareiide  ! 

Miélz  me  venist,  amis,  que  morte  fusse.  100 

«  Se  jot  soûsse  la  jus  soz  le  degrét, 

Ou  as  geiit  de  longe  enfermetét, 

Ja  tote  gent  nem  soiissent  torner 

Qu'ensemble  ot  tei  n'oûsse  conversét  : 

Se  mei  leûst,  si  t'oûsse  guardét.  »  105 

«  Or  par  soi  védve,  sire,  »  dist  la  pulcêle; 

<c  Ja  mais  ledéce  n'avrai,  quér  ne  puet  estre, 

Ne  charnel  home  n'avrai  ja  mais  en  terre. 

Deu  servirai,  le  rei  qui  tôt  governet  : 

Il  nem  faldrat,  s'il  veit  que  jo  lui  serve.  »  110 

Tant  i  plorérent  e  li  pédre  e  la  médre 

E  la  pulcêle,  que  toit  s'en  alassérent. 

En  tant  dementres  le  saint  cors  con redorent 

Toit  cil  seignor  e  bel  l'acostumérent  : 

Gom  felix  cil  qui  par  feit  l'onorérent  !  115 

«  Seignor,  que  faites  ?  »  ço  dist  li  apostôlies. 
«  Que  valt  cist  criz,  cist  duels  ne  ceste  noise? 


verbe  ou  la  préposition.  Ici,  il  indique  la  direction,  comme  a  dans  au  (a  le.)  loin,  et 
loinz  est  pris  gubstantivement.  Pour  la  forme,  en  luinz  est  à  emprès  ce  que  au  loin  est 
à  auprès.  En  était  souvent  employé  là  où  nous  mettons  à.  Quant  à  dans,  on  ne  le  trouve 
pas  avant  Ronsard,  et  son  emploi  semble  coïncider  avec  la  disparition  de  el  {ou},  es  =  en 
le,  en  les  (Darmesteter).  * 


100.  Miélz  me  venisl  que,  il  aurait  mieux  valu  pour  moi  que  (cf.  xiv,  117).  L'impar- 
fait du  subjonctif  servant  de  conditionnel  représente  en  ancien  français,  surtout  iians 
les  verbes  impersonnels,  aussi  bien  le  passé  que  le  présent.  Il  semble  qu'il  y  ait  là  une 
tradition  étymologique,  l'imparfait  du  subjonctif  français  venant,  comme  on  sait,  du 
plus-que-parfait  latin. 

lOC.  Or  par  soi  védve.  Devenue  veuve  de  fait,  avant  d'être  épouse,  trente-quatre  ans 
auparavant,  par  le  départ  d'Alexis,  elle  est  maintenant  loul  à  fait  (réellement)  veuve. 

111.  /,  c'est-à-dire  «  i)rès  du  corjis  d'Alexis  ». 

113.  En  tant  dementres.  Expression  pléonastique.  Pour  en  tant  =  alors,  pendant  ce 
temps,   cf.  a  tant. 

117.  Ne  (=  nec)  a  ici  un  sens  voisin  de  ou,  comme  souvent  en  ancien  français  (plus 


VIE   DE    SAINT    ALEXIS  19 

Gui  que  seit  duels,  a  nostre  ues  est  il  joie, 

Quér  par  cestui  avrous  boue  adjutôrie  : 

Si  li  preions  que  de  toz  mais  nos  tolget.  »  l'^) 


TRADUCTION 

LXXVIII.  Ouand  le  père  eut  entendu  ce  que  disait  (liU^  :  a  dit)  la 
lettre,  il  arrache  ù  deux  mains  sa  barbe  blanche  :  «  Ah!  mon  lils  », 
dit-il,  «  quel  douloureux  message  !  J'espérais  que  tu  nie  reviendrais 
vivant,  et  que,  grâce  à  Dieu,  tu  me  réconforterais.  » 

LXXIX.  Le  père  se  met  à  crier  bien  haut  :  «  Mon  fds  Alexis,  quel 
deuil  m'arrive  !  Je  t'ai  bien  mal  gardé  sous  mon  degré.  Hélas  !  cou- 
l)able  [que  je  suisj,  condjien  j'ai  été  aveugle!  Je  l'ai  vu  si  souvent,  et 
je  n'ai  ])U  le  reconnaître. 

LXXX.  «  Mon  tils  Alexis,  quel  deuil  pour  ta  mère!  Pour  toi,  eUe 
a  enduré  tant  de  souÔVances,  supporté  si  souvent  la  faim  et  la  soif; 
pour  toi  elle  a  pleuré  tant  de  larmes  !  Ce  malheur,  qu'elle  va  ap- 
prendre (litt^:  aujourd'hui;,  lui  percera  le  cœur. 

LXXXI.  «  O  mon  fils!  à  qui  re^■iendra  mon  vaste  héritage,  mes 
grands  domaines,  dont  j'avais  à  foison,  mes  grands  palais  dans 
Rome  la  cité?  C'est  pour  toi  que  je  m'étais  donné  la  peine  d'en 
prendre  soin  :  après  ma  mort,  tu  en  aurais  eu  la  seigneurie. 

LXXXII.  Blanche  j'ai  la.  tète  et  chenue  j'ai  la  barbe;  c'est  pour  toi, 
mon  fils,  que  j'avais  conservé  ma  vaste  seigneurie,  mais  tu  n'en  avais 
cure.  Quelle  douleur  s'est  aujourd'hui  montrée  à  moi!  Mou  fils,  puisse 
ton  Ame  être  au  ciel  pardonnée! 

LXXXIII.  «  ïu  aurais  dû  (litt*' :  il  te  conviendrait)  porter  heaume 
l't  haubert,  ceindre  l'épée  comme  tes  pareils;  tu  aurais  dû  commander 
à  ta  nombreuse  suite  et  porter  le  gonfanon  de  Fempereur,  comme 
l'avaient  fait  ton  i)ére  et  tes  ancêtres. 

LXXXIV.  «  Au  milieu  de  quelles  souffrances  et  de  quelle  pauvreté 
tu  as  vécu  sur  la  terre  étrangère,  ô  mon  fils!  De  ces  biens,  (jui  au- 
raient dû  t'appartenir  entièrement,  tu  ne  prenais  que  bien  peu  dans 
ton  pauvre  réduit.  Si  Dieu  l'eût  voulu,  tu  devais  en  être  seigneur  et 
maître.  » 

LXXXV.  Ainsi  le  père  exprimait  bruyamment  sa  douleur  :  la  mère 
l'entend  et  accourt  comme  femme  hors  de  sens,  frappant  ses  mains 
l'une  contre  l'autre,  poussant  des  cris,  échevelée.  Elle  voit  son  iils 
mort  et  se  laisse  aller  à  terre  toute  pâmée. 

LXXXVI.  Parmi  ceux  qui  la  virent  alors  se  livrer  à  sa  profonde 


souvent  encore  en  ancien  provençal)  dans  les  propositions  interrogatives,  condition- 
iielli'.s,  dubitatives  ou  indéterminées. 

118.  li  rejjrésente  Alexis. 

120.  ToUjel  =  '  tolliat.  Cf.  ralgent  m,  24,  doimjniez  xxiv,  254,  dunye  li,  4,  etc.,  oii 
la  chuintante  est  due  également  à  la  substitution  de  la  désinence  -iiiia  à  -um,  par  ana- 
logie avec  les  verbes  de  la  2«  et  de  la  4e  conjugaison  {/lerget  yi',  23,  moerye,  vienge, 
lienge  =  feriat,  '  moriat,  veniat,  teneat),  ce  qui  arrive  surtout  dans  les  verbes  oii  le 
radical  est  terminé  par  une  liquide  ou  une  nasale. 


'20  CHRESTOM\THIE   DE   L'aNCIEN   FRANÇAIS 

douleur,  frapper  sa  i^oitrine  et  renverser  son  corps  en  ai'rière,  s'ar- 
racher les  cheveux  et  se  meurtrir  le  visage,  baiser  et  embrasser  le 
cadavre  de  son  lils,  personne  n'eut  le  cteur  si  dur  qu'il  ne  fût  forcé 
de  pleurer. 

LXXXVII.  Elle  s'arrache  les  cheveux  et  se  frappe  la  poitrine;  elle 
torture  sa  jjropre  chair  :  «  Ah  !  mon  lils,  »  dit-elle,  «  comme  tu  me 
détestais!  Et  moi,  infortunée,  comme  j'étais  aveugle!  .Je  ne  le  recon- 
naissais pas  plus  que  si  je  ne  l'eusse  jnmais  vu.  » 

LXXXVIIl.  Ses  yeux  versent  des  larmes  et  elle  jette  de  grands 
cris.  Elle  ne  cesse  de  se  plaindre  :  «  Quel  malheur  que  je  t'aie  porté 
[dans  mes  flancs],  beau  fils!  Ta  pauvre  mère,  que  n'en  avais-tu 
pitié  ?  ïu  me  voyais  désirer  la  mort  à  cause  de  toi  :  il  est  l)ien  sur- 
prenant [litl^:  c'est  grand'merveille)  que  tu  n'en  aies  pas  été  pris  de 
pitié. 

LXXXIX.  «  Ah  !  déplorable  mère  !  Quel  terrible  mallieur  j'appi'ends  ! 
Je  vois  là  mort  mon  unique  enfant  (litl^  :  toute  ma  portée).  Ma 
longue  attente  a  abouti  à  un  grand  deuil.  Que  pourrai-je  faire  [main- 
tenant], pauvre  malheureuse  ?  .Je  m'étonne  que  mon  corps  y  résiste  si 
longtemps. 

XC.  «  Alexis,  mon  fils,  tu  as  eu  le  cœur  bien  dur  ({uand  tu  as 
ul)andonné  tout  ton  noble  lignage!  Si  tu  m'avais  parlé,  rien  qu'à 
moi,  du  moins  une  fois,  tu  aurais  ainsi  réconforté  ta  pauvre  mère, 
qui  est  si  affligée;  tu  serais  parti  sous  d'heureux  auspices,  ô  mon 
cher  fils. 

XGI.  «  Alexis,  mon  fils,  toi  si  délicat!  Dans  (juelles  soufl"rances  tu 
as  passé  ta  jeunesse!  Pourquoi  m'as-tu  fuie?  .Je  te  portai  autrefois 
dans  mon  sein,  et  cependant  Dieu  sait  que  je  suis  aujourd'hui  toute 
dolente  :  jamais  plus  je  n'aurai  de  joie,  quoi  qu'il  arrive  {litl^  :  ni 
pour  liomnic  ni  pour  femme). 

XCII.  «  Avant  de  favoir,  je  te  désirai  fort;  avant  de  naître,  tu  me 
causas  bien  des  angoisses;  quand  je  te  vis  né,  j'en  fus  contente  et 
joyeuse;  maintenant  je  te  vois  niort  et  j'en  suis  tout  attristée:  ce 
m'est  un  cruel  chagrin  [litt^  :  cela  me  j)ése)  que  ma  mort  tarde  tant. 

XCIII.  «  Seigneurs  de  Rome,  pitié,  pour  l'amour  de  Dieu!  Aidez- 
moi  à  pleurer  le  deuil  de  mon  ami.  Grand  est  le  deuil  qui  est  venu 
sur  moi;  je  ne  puis  parvenir  à  le  maîtriser  (liU^:  je  ne  puis  tant  faire 
que  mon  corps  s'en  saisisse).  Ce  n'*est  pas  étonnant  :  je  n'ai  plus  ni 
fille,  ni  fils.  » 

XCIV.  Au  milieu  du  deuil  du  père  et  de  la  mère,  vint  la  pucelle 
(ju'il  avait  épousée  :  «  Seigneur  »,  dit-elle,  «  combien  longue  a  été 
mon  attente  !  .Je  t'ai  attendu  dans  la  maison  de  ton  père,  où  tu  me 
laissMs  dolente  et  égarée. 

XGV.  «  Seigneur  Alexis,  je  t'ai  désiré  de  si  longs  jours  et  pleuré 
tant  de  larmes  pour  toi,  et  regardé  tant  de  fois  au  loin  [pour  voii-]  si 
tu  revenais  consoler  ton  épouse,  et  non  par  félonie  ou  par  lassittidiM 

X(!;VI.  «  Cher  ami,  belle  jeunesse,  il  m'est  <lur  de  penser  (^i7ii  :  cela 
me  pèse)  (pi'elle  pourrira  dans  la  terre!  Ah!  noble  seigneur,  quelle 
ne  doit  ]Kis  éti'(,'  mon  affliction  !  .J'attendais  de  toi  l)onnes  nou- 
velles, mais  aujourd'hui  je  les  ai  (lill^  :  je  les  ,vois)  bien  tristes  et 
bien  mauvaises  ! 


VIK    DE    SAINT    ALEXIS  21 

XCVII.  (y  Belle  bouche,  beau  visage,  belle  prestance,  qu'ètes-vous 
devenus  {lill^  :  comme  je  vois  votre  belle  forme  changée!  )  Je  vous  ai 
plus  aimé  que  nulle  créature.  Aujourd'hui  si  grand  deuil  m'est  venu 
qu'il  vaudrait  mieux  pour  moi,  [cher]  ami,  que  je  fusse  morte. 

XC;VIII.  «  Si  je  t'avais  su  là-bas,  sous  le  degré  où  tu  .es  resté-  si 
longtemps  malade,  personne  n'aurait  pu  m'empècher  d'aller  rester 
avec  toi;  si  on  me  l'eût  permis,  je  t'aurais  gardé. 

XCIX.  «  Maintenant,  seigneur,  je  suis  conqjlètement  veuve,  »  dit 
la  jeune  fille  ;  «  jamais  plus  je  n'aurai  joie  au  coeur,  car  cela  ne 
peut  être;  jamais  non  plus  je  n'aurai  d'époux  charnel  sur  cette  terre  ; 
je  servirai  Dieu,  le  roi  qui  gouverne  tout  :  il  ne  me  faillira  pas,  s'il 
voit  que  je  le  sers,  » 

C.  Tant  y  pleurèrent  et  le  père  et  la  mère  et  la  jeune  fille  que  leurs 
forces  furent  conqjlètement  abattues.  Cependant  tous  les  seigneurs 
présents  arrangèrent  le  saint  corps  et  le  revêtirent  d'un  habit  d'ap- 
parat. Heureux  ceux  qui  purent  ainsi  l'honorer  par  un  acte  de  foi  ! 

CI.  (c  Seigneurs,  que  faites- vous  ?  »  dit  le  pape;  «  que  signifient  ces 
cris,  ces  plaintes  et  ce  bruit?  Fasse  deuil  qui  voudra  {lill^  :  à  qui  que 
soit  deuil)  ;  pour  nous,  il  doit  nous  in.spirer  de  la  joie  {lilt^  :  à  notre 
usage  il  est  joie),  car  par  lui  nous  aurons  bonne  aide.  Prions-le  donc 
de  nous  délivrer  de  tous  nos  maux.  »  ' 


'  yote  additionnelle.  —  La  légende  de  saint  Alexis  est  encore  vivante.  Entre  autres 
preuves  qu'on  pourrait  en  fournir,  nous  nous  bornerons  a  cette  citation  empruntée  à 
VArmana  pronvençdu  de  1889,  oii  le  Cascarelet  (Boumanille),  parmi  les  curieuses 
recommandations  d'une  grand'mére  à  son  petit-fils,  donne  celle-ci  :  «  Quand  trounara, 
abro  tmo  candeleto,  e  bouto  te,  s'as  pou.  suuto  lis  escalié,  (jue  saut  Alèssi  ié  rnottrigui;. 
Quand  il  tonnera,  allume  une  petite  chandelle,  et  fourre-toi,  si  tu  as  peur,  sous  l'escalier, 
car  saint  Alexis  y  mourut.  »  Ajoutons  qu'on  dit  couramment  en  Provence,  parmi  le 
peuple  ;  «  Etre  derrière  la  porte,  comme  saint  Alexis.  » 


39  CHRESTOMATHIE   DE   l'aNCIEN   FRANÇAIS 


II 


POÉSIE  ÉPIOLE  ET  NARRATIVE  —  ROMANS 

A    —  GESTE  DU  ROI 

V.    CHANSON    DE    ROLAND  * 
I 

ROLAND  REFUSE  DE  SONNER  DV   COR  —  TURPIN  BÉNIT  L^ARMÉE 

«  Compainîî  Rodlanz,  car  sonoz  olifant  ; 
Si  l'odrat  Charlos,  qui  est  as  porz  i^assant: 
.loi  vos  plovis,  ja  retoriioroiit  Franc. 
—  Np  placet  Dieu,  »  ço  li  respont  Rodlanz, 
")  «  Ouc  ro  seit  dit  de  nul  oine  vivant 
.îo  por  paiéns  que  jo  seie  cornant  ! 
.Ta  n'en  avront  reproche  mi  parent. 

Extraits  de  la  Chanson  de  Roland  et  do  la  Vie  du  saint  Louis,  jiar  Jean  de  .Joiii- 
villo,  publiés  avec  Introductions,  Notes  et  Glossaires  complets  jiar  Gaston  Paris, 
meinlire  de  l'Institut,  2e  édition,  revue  et  corrigée.  Paris,  Hachette  et  G'«,  1889.  —  La 
Ghanson  de  Roland,  la  plus  ancienne  et  de  beaucoup  la  jdus  belle  de  nos  chan- 
.sons  de  geste,  est  postérieure  à  VAlexis  d'environ  un  quart  de  siècle.  Elle  a  été  com- 
posée en  assonances  (ou  peut-être  simplement  transcrite»  \itir  un  jongleur  des  Marches 
de  Bret.agne,  nommé  ïouroude  ;  elle  appartient,  dans  tous  les  cas,  au  Gentre  ou  à  l'Ouest 
du  domaine.  Pour  des  détails  sur  le  sujet,  voy.  Tableau,  p.  xiv-xviii. 

1.  —  1.  Compaing.  Dans  ce  texte  et  dans  beaucoup  d'autres,  transcrits  par  des  scribes 
normands  ou  anglo-normands,  u  représente  non  seulement  le  son  français  m,  mais 
encore  Vo  fermé  (provenant  de  ô,  û  et  de  0  devant  une  nasale),  dont  le  son,  d'abord 
intermédiaire  entre  o  et  ou,  a  fini  par  aboutir  à  ou  ou  à  eu,  et  à  o  devant  les  nasales. 

2.  As  porz  passant  =  o  passant  as  por:.  Passant  est  un  gérondif  à  l'accusatif,  un 
cas  de  l'infinitif,  et  non  un  participe  présent;  voiLà  jiourquoi  il  reste  invariable.  Voy. 
la  note  à  V,  ii.  78. 

4.  Dieu  =  a  Dieu  (cf.  20  et  30,  etc.). 

5.  De  =  par.  —  Vivant,  voy.  lu,  41,  note. 

0.  Por  païens,  pour  [des]  païens  (parce  que  j'ai  devant  moi  des  païens).  Cf.  21.  Les 
Sarrazins,  comme  les  Turcs  et  les  Arabes,  sont  très  souvent  appelés  «  jiaïens  »  dans 
les  chansons  de  geste,  et  Mahomet  rapproclié  de  Jupiter  (ou  Jnpin),  d'ApoUin  (Apollon) 
ou  même  de  Tervagant,  divinité  dont  1  origine  n'est  pas  connue. 

7.  Nous  voyons  ici  combien  puissant  était,  à  1  époque  du  Roland,  le  sentiment  de 
solidarité  chez  la  noblesse  :  la  famille  tout  entière  était  glorifiée  ou  déshonorée  par  la 


CHANSON   DE   ROLAND  '28 

Quant  jo  serai  en  la  bataille  grant, 
Et  jo  ferrai  e  mil  cols  e  set  cenz, 
10  De  Durendal  vedrez  l'acier  sanglent. 
Franceis  sont  bon,  si  ferront  vassalment  : 
.Ta  cil  d'Espaigne  n'avront  de  mort  guarant.  » 

Dist  Oliviers  :  «  De  ço  ne  sai  jo  blasme 

Jo  ai  vednt  les  Sarrazins  d'Espaigne  : 
15  Govert  en  sont  li  val  e  les  montaignes, 

E  li  larriz  e  trestotes  les  plaines. 

Granz  sont  les  oz  de  cèle  gent  estrange  : 

Nos  i  avons  molt  petite  compaigne.  » 

Respont  Rodlanz  :  «  Mes  talenz  en  engraignet. 
00  Ne  placet  Dien  ne  ses  sainz  ne  ses  àngeles 

Que  ja  por  mei  perdet  sa  valor  France  ! 

Mielz  vneil  morir  que  hontages  m'ataignet  : 

Por  bien  ferir  l'emperédre  nos  ainiet  » 

Rodlanz  est  proz  ed  Oliviers  est  sages  : 
25  Ambedoi  ont  nierveillos  vassalage. 

Puis  qued  il  sont  as  chevals  ed  as  armes, 
•Ta  por  morir  n'eschiveront  bataille. 


conduite  d'un  de  ses  membres.  Cf.  v.  21,  où  le  sentiment  patriotique  vient  corroborer  le 
sentiment  de  l'honneur  de  la  race. 

10.  Durendal.  L'épée  des  héros  des  chansons  de  geste  porte  généralemenl  un  nom 
particulier  et  possède  des  qualités  merveilleuses  (Cf.  Halteclére,  l'épée  d'Olivier;  Almace. 
celle  de  Turpin  ;  Joiose,  celle  de  Charlemagne  ;  Cortain,  celle  d'Ogier.  Voy.  Chrest.  \i>i, 
20'J).  Cet  usage,  dit  avec  raison  M.  G.  Paris,  doit  remonter  a  un  temps  oii  il  était  rare  de 
posséder  une  excellente  épée. 

11.  Si,  ainsi,  par  conséquent. 

13.  De  ço  ne  saijo  blasme,  je  n'y  vois  pas  matière  à  blâme.  Ço,  le  fait  de  sonner  du 
cor  pour  appeler  Charlemagne  au  secours  de  l'armée. 

17.  Granz,  lat.  grandes,  est  parfaitement  régulier,  les  adjectifs  féminins  n'ayant, 
comme  les  noms,  qu'une  forme  pour  le  singulier  et  une  pour  le  pluriel.  Cf.  iv,16.  — 
Oz  =  osts  ^=  hostes.  Au  singulier,  ost  dans  les  plus  anciens  textes,  puis  oz  sous  l'in- 
fluence de  la  déclinaison  masculine.  Cf.  iv,  55,  note.  Ce  mot  a  d'ailleurs  été  aussi  em- 
ployé comme  masculin,  sans  doute  par  un  sentiment  obscur  de  l'étymologie.  —  Eslrange, 
étrangère. 

20.  'Angeles.  Cf.  m,  78,  note. 

21.  France.  L'article  était  très  souvent  supprimé  devant  les  noms  de  pays.  Cf.  V,  n, 
18,  24,  etc. 

22.  Que  hontages  m'ataignet,  que  d'être  déshonoré.  Remarquez  le  changement  de 
construction,  qui  consiste  à  mettre  comme  second  terme  de  la  comparaison  un  subjonctif 
(avec  ellipse  de  que)  au  iieu  d'un  infinitif.  De  même,  en  latin,  on  peut  se  servir  de  quam 
suivi  du  subjonctif  avec  ou  .sans  la  conjonction  ut,  surtout  après  potins.  Cf.  Cicéron, 
passim.  Tite-Live,  etc. 

23.  Por  bien  ferir,  parce  que  nous  frappons  bien.  En  français  moderne,  une  locution 
semblable  ne  pourrait  se  rapporter  qu'au  sujet  de  la  phrase. 

25.  Ambedoi  =  ambo-'dui.  La  déclinaison  de  duo  a  été  assimilée  en  latin  populaire  à 
celle  de  bonus  au  pluriel. 

27.  Por  morir,  au  jirix  de  la  mort,  fallùt-il  mourir.  Apres  une  proposition  principale 
négative,  pour  indique  souvent  en  ancien   français  un  échange  marquant  opposition. 


24  CHRESTOMATIIIE    DE    l'aNCIEN    FRANÇAIS 

lion  sont  li  conte  e  lor  paroles  haltes. 

Félon  i)aién  par  grant  iror  chevalelient. 
30  Dist  Oliviers  :  «  liodlanz,  vedez  en  alques  ! 

Vostre  olifant  soner  vos  nel  deignastes  : 

Fust  i  li  reis,  n'i  oûssons  doniage. 

Cil  qui  la  sont  n'en  deivent  aveir  blasnie. 

Guardez  a  mont  ça  devers  les  porz  d'Aspre  : 
35  Vedeir  i)odez  dolente  riédreguarde  ; 

Qui  céste  fait  ja  mais  n'en  fei-at  altre. 

—  Tais.  Oliviers,  ne  dire  tel  oltrage  : 

Mal  seit  del  cuer  qui  el  piz  se  codardet  ! 

Nos  remandrons  en  estai  en  la  place  : 
40  Par  nos  iért  faiz  e  li  cols  et  li  chaples.  » 

Quant  Rodlanz  veit  que  bataille  serat. 
Plus  se  fait  tiers  que  lions  ne  lieparz  ; 
Franceis  escridet,  Olivier  apelat  : 
«  Sire  compaing,  amis,  nel  dire  ja. 
45  Li  emperédre,  qui  ça  enz  nos  laissât, 
Itéls  vint  mille  en  mist  ad  une  part 
Son  esciëntre  nen  i  out  un  codart. 


Cf.  Xni,  I,  11.  Aujourd'hui,  on  ne  pourrait  employer  ainsi  pour  avec  un  infinitif,  mais 
senleuient  avec  le  substantif  indiquant  le  prix  :  «  Je  ne  le  ferais  pas  pour  un  empire  ». 

30.  Vedez  en  alques,  regardez  un  peu  de  ce  côté.  Voy.  V,  ii,  40,  note. 

31.  Sel  =  ne  le.  Le,  j)rouoni  neutre,  représente,  par  un  pléonasme  fréquent  en  pareil 
cas,  l'inljnitif  régime  du  verbe  jirincipal  placé  par  inversion  en  tête  do  la  phrase. 

32.  Fust  i  li  reis,  si  le  roi  y  était.  Il  n'y  a  pas  ici  de  sens  restrictif,  comme  il  y  en 
aurait  en  français  moderne  dans  la  construction  analogue  :  le  roi  y  fùl-il.  —  Ous'sons 
=  habuissemus.  On  sait  que  les  différentes  flexions  de  la  1"  pers.  du  plur.  en  latin  ont 
été  uniformément  remplacées  en  français  par  -ons  (d'abord  -ornes),  emprunté  à  somes  = 
sumus.  On  trouve  également  les  formes  sans  s  :  om  {um)  et  on.  Ûm  est  la  forme  ordi- 
naire (anglo-normande)  du  ms.  d'Oxford. 

BCi.  Le  pronom  fém.  céste  représente  une  espèce  de  neutre,  une  idée  générale  comme 
«  chose,  affaire  »,  etc.  Cf.  aujourd'hui  encore  la  dans  «  Vous  nous  la  baillez  belle  »,  etc. 

38.  Mal  seit  de,  malheur  à. 

42.  Fiers,  au  cas  sujet.  Cf.  ui,  19,  note.  L'accord  se  fait  par  syllepse  avec  le  sujet  de 
la  phrase,  auquel  fiers  se  rapporte  logiquement,  sinon  grammaticalement. 

44.  Sel  dire  ja,  ne  le  dites  plus  (Voy.  Glossaire,  s.  v.  infinitif,  et  «on  S).  Ce  qui  suit 
n'est  que  le  dévelo[)i)ement  des  quatre  derniers  vers  de  la  tirade  précédente.  De  même, 
la  3«  et  la  40  tirade  uu  2»  extrait  reproduisent  la  donnée  de  la  2»  tirade,  ce  qui  ne  veut 
pas  dire  que  nous  ayons  affaire  ici,  comme  il  arrive  jiarfois,  à  des  variantes  dues  à  des 
remaiiieurs  :  c'est  une  des  formes  de  la  réjiétition  épique.  —  Notre  premier  couplet  est 
précédé  dans  le  manuscrit  d'Oxford,  et  suivi  dans  les  Extraits  de  M.  G.  Paris,  d'un  autre 
conjdet  rej)roduisant  la  même  idée. 

40.  Itéls  vint  rnilie  en  mist  ad  une  part,  il  en  mit  décote  (il  en  choisit)  vingt  mille  de 
tels  (que).  Dans  des  tournures  semblables,  après  tel  {itél),  que  est  souvent  sous-entendu. 
Cet  emploi  de  tel  en  apposition  à  un  nom  de  nombre  est  d'ailleurs  fréquent.  —  Mille 
(plus  tard  mile,  mille)  =  milia,  comme  mil  (conservé  dans  le  millésime)  =  mille,  l'a 
jposttonique  se  conservant  en  français  sous  la  forme  d'un  e  muet,  tandis  que  l'e  tombe 
dans  les  mômes  conditions.  Après  1999,  on  devra  régulièrement  écrire  :  deux  mille, 
deii.r  mille  un,  etc. 

47.  Son  esciéntre,  accusatif  absolu. 


CHANSON   DE   ROLAND  t};") 


Por  son  seignor  deit  cm  soffrir  gmnz  mais, 
Ed  endurer  e  forz  freiz  e  granz  ehalz  ; 
50  Sin  deit  oni  perdre  del  sanc  e  de  la  cham. 
Fier  de  ta  lance,  e  je  de  Durendal, 
Ma  bone  espéde  que  li  reis  me  donat. 
Se  jo  i  muir,  dire  puet  ki  l'avrat  : 
Icéste  espéde  fut  a  noble  vassal  !  » 

55      D'altre  part  est  l'arcevesques  Turpins  ; 
Son  cheval  lirochet  e  montet  un  larriz  ; 
Franceis  apèlet,  un  sermon  lor  ad  dit  : 
«  Seignor  baron.  Charles  nos  laissât  ci  ; 
Por  nostre  rei  devons  nos  bien  morir, 

00  Crestiëntét  aidiez  a  sostenir  : 
Bataille  avrez,  vos  en  estes  tôt  fit, 
Car  a  voz  uelz  vedez  les  Sarrazins. 
Clamez  voz  colpes,  si  preiez  Dieu  mercit  : 
Assoldrai  vos  por  voz  ânemes  garir. 

65  Se  vos  morez,  vos  estrez  saint  martir, 
Sièges  avrez  el  graignor  paredis.  » 
Franceis  descendent,  a  terre  se  sont  mis. 
E  l'arcevesques  de  Dieu  les  benedist  : 
Por  pénitence  les  comandet  ferir. 

70      Franceis  se  drécent,  si  se  métent  sour  pié, 
Bien  sont  assois,  quite  de  lor  péchiez  ; 
E  l'arcevesques  de  Dieu  les  at  seignie  ; 
Puis  sont  montét  sour  lor  coranz  destriers  : 


ôO!  Sin  =  si  en.  Si  (=  sic)  est  à  demi  explétif;  en  représente  por  son  seignor  (dans 
rintérèt  de  son  seigneur). 

55.  L'archevêque  de  Reims,  Turpin  (dans  les  documents  authenthiques  Tylpinus),  est 
un  personnage  historique,  qui  mourut  longtemps  avant  Gharlemagne,  mais  après  Ron- 
cevaux.  Nous  ne  savons  rien  de  lui  qui  justifie  le  rôle  qu'on  lui  prête  ici.  Au  xu»  siècle, 
on  a  fabriqué  sous  son  nom  un  écrit  latin  relatif  aux  expéditions  de  Gharlemagne  en 
Espagne,  oii  se  trouve  entre  autres  un  récit  de  la  bataille  de  Roncevaux  assez  dilïérent 
du  nôtre  :  Turpin,  bien  entendu,  n'y  meurt  pas  (G.  Paris). 

60.  Crestiëntét.  Mot  assimilé  à  un  nom  propre  de  pays,  d'oii  la  suppression  de  l'ar- 
ticle. Cf.  21  et  vui,  1,  notes. 

02.  A  vos  iielz,  de  (avec)  vos  yeux.  A  indique  ici  l'instrument.  Cf.  82,  etc. 

03.  iJieit.  à  Dieu.  Cf.  V,  i,  20.  V,  ii,  29  et  48,  etc. 

05.  Eslre:,  forme  de  futur  empruntée  à  ester.  Ici  estrez  semble  avoir  conservé  quelque 
cliose  de  sa  signification  primitive  et  indiquer  la  permanence  de  l'état  bienheureux  du 
martyr. 

00.  Graignor,  comparatif  organique  (=  grandiorem),  a  ici  un  sens  purement  augmen- 
tatif. Cf.  XXV,  152.' 

07.  A  terre  se  sont  mis,  ils  se  sont  prosternés. 

08.  De  Deu,  au  nom  de  Dieu.  Cf.  72. 

73.  Coranz  est  ici  adjectif  verbal  (participe  présent  de  l'état),  comme  dans  chien  cou 
rant.  Au  contraire,  il  est  gérondif  dans  est  alez  corant  V,  ii,  21. 


2(i 


CHRESTOMAÏHIE    DE   L  ANCIEN    FRANÇAIS 


Adol)ét  sont  a  lei  de  chevaliers 
75  E  de  bataille  sont  tiiit  apareilliét. 

Li  cous  Rodlaiiz  apèlet  Olivier: 

«  Sire  conipaing,  molt  ])ien  lo  disiez  : 

Par  (Tiieneloii  soines  a  mort  jugiét  ; 

Pris  en  at  or  ed  aveir  e  deniers. 
XO  Li  eniperédre  nos  devreit  bien  vengier. 

Li  reis  Marsilies  de  nos  at  fait  niarchiét  ; 

Mais  as  espédes  l'estovrat  eslegier.  » 


11 


MORT   DE    ROLAND 

Rodlanz  forit  en  nne  piédre  bise  : 
Pins  en  abat  que  jo  ne  vos  sai  dire  ; 
L'espéde  croist,  ne  froisset  ne  ne  briset. 
Contre  lo  ciel  a  mont  est  ressortide. 
5  Quand  veit  li  cons  que  ne  la  fraindrat  mie, 
Molt  dolcement  la  plainst  a  sei  medisme  : 
«  E  !  Dnrendal,  com  iés  lièle  e  saintisme  ! 
En  l'ôrie  pont  assez  i  at  reliques, 
Un  dent  saint  Piédre  e  del  sanc  saint  Basilie, 
10  E  des  chevéls  mon  seignor  saint  Denisie  ; 
Del  vestement  i  at  sainte  Marie  : 
11  nen  est  dreiz  que  paién  te  baillissent  : 
De  crestiiéns  devez  estre  servide. 


7i.  A  lei  de  chevaliers,  selon  la  règle  (comme  il  convient  à)  des  chevaliers. 

70.  Apèlet.  Le  t  ilc  la  'i»  pors.  du  sing.  seinlile  sulisistcr  encore  dans  le  Roland.  Los 
cas  oii  on  pourrait  lo  croire  élidé  demandent  une  correction,  comme  ici,  oii  le  nis. 
d'Oxford  donne  en  apelet,  ce  qui  fausserait  le  vers,  si  le  scribe  eût  prononcé  ce  t.  Mais 
il  est  l)on  de  noter  ([iie  l'écriture  conserve  quoique  temps  des  traits  do  jjrononcialion 
aroliaïque,  alors  qu'ils  sont  entièrement  ou  presque  entièrement  disparus. 

7'.>.  Aveir  désigne  les  richesses  de  tout  genre  ;  deniers,  l'or  ou  L'argent  monnayé. 

82.  L'estovrat  eslegier,  il  le  faudra  payer  (litt*  :  «  l'alléger,  le  soulager  de  sa  dette  »). 

II.  —  1.  Piédre  bise,  pierre  brune.  Cette  expression  est  très  fréquemment  employée 
pour  désigner  le  granit,  le  porphyre  et  autres  espèces  de  pierres  dures,  dont  la  plupart 
sont  de  couleur  foncée,  de  sorte  que  pierre  bise  est  souvent,  comme  ici,  synonyme  de 
pierre  dure. 

3.  Ne  froisset  ne  ne  briset,  ne  s'ébrèche  ni  no  se  brise  (cf.  via,  8^89).  T/emploi  des 
verbes  actifs  au  sens  neutre-passif  était  autrefois  bien  plus  fréquent  qu'aujourd'Inii.  Cf. 
lever,  mouiller,  etc. 

i.  Est  ressortide,  a  rebondi. 

(i.  La  plainst  a  sei  medisme,  il  la  plaignit,  s'adrossant  à  lui-même. 

'.).  Saint  Piédre,  de  saint  Pierre;  s.  Basilie,  de  s.  Basile.  Cf.  10,  11,  etc. 


CHAXSON   DE   KOLAXD 

Molt  larges  terres  de  vos  avrai  conquises, 
15  Que  Charles  tient,  qui  la  barbe  at  tloride  : 
Li  emperédre  en  est  e  bér  e  riches. 
Ne  vos  ait  om  qui  facet  codardie  ! 
Dieus  !  ne  laissiez  que  France  en  seit  lionide  ! 

Go  sent  Rodlanz  que  la  mort  l'entreprent. 

20  Devers  la  teste  sour  le  cuer  li  descent. 
Dessoz  un  pin  i  est  alez  corant, 
Sour  l'erbe  verte  si  s'est  colchiez  adenz, 
Dessoz  lui  met  s'espéde  e  l'olifant  ; 
Tornat  sa  teste  vers  Espaigne  la  grant  : 

:^5  Por  ço  l'at  fait  qued  il  vuelt  veirement 
Que  Charles  diët,  e  trestote  sa  gent, 
Li  gentilz  cons  qu'il  est  morz  conquérant. 
Claimet  sa  colpe  e  menut  e  sovent, 
Por  ses  péchiez  Dieu  porofrit  lo  guant. 

80  Ço  sent  Rodlanz  de  son  tens  n'i  at  plus  ; 
Devers  Espaigne  gist  en  un  pui  agut. 
A  l'une  main  si  at  son  piz  batut  : 
«  Dieus,  meie  colpe,  par  la  toë  vertut, 
De  mes  péchiez,  des  granz  e  des  menuz. 


14.  De  vos,  avec  vous,  grâce  à  vous  (nom  de  Tinstrument).  —  Avral  conquises,  jiour 
ai  conq^iises,  expression  curieuse  qui  n'est  pas  saas  exemple  en  ancien  français.  Celui 
qui  parle  se  reporte  par  la  pensée  à  un  avenir  prochain  qu'il  considère  comme  déjà 
arrivé. 

15.  Barbe  floriâe,  b.  blanche.  Métaphore  usuelle  dans  les  chansons  de  geste  et  duo 
sans  doute  à  la  floraison  printanière  des  arbres  fruitiers. 

21.  Corant  =  currendo.  Cf.  27  et  voy.  iv,  38,  et  V,  i,  73,  notes. 

22.  Adenz.  Ce  mot  donne  un  sens  qui  contredit  ce  qui  suit  :  ou  bien  il  y  a  ici  une  né- 
gligence fâcheuse  due  à  l'assonance,  ou  bien  le  vers  est  corrompu. 

2ti.  Diêt  =  dicat.  L'i  palatal  dégagé  par  la  gutturale  s'est  fondu  avec  Vi  étymologique, 
comme  dans  vessie,  amie  (cf.  vi  b,  10,  etc..  et  voy.  la  note  à  vu,  102). —  E  trestote  sa  ijent. 
Quand  un  verbe  avait  deux  sujets  coordonnés,  le  verbe  se  plaçait  quelquefois  entre  les 
deux,  et  ainsi  le  second  sujet  était  mis  en  relief.  Dans  ce  cas,  le  plus  souvent,  comnir 
ici,  le  verbe  ne  s'accorde  qu'avec  le  premier  sujet,  et  il  faut  admettre  l'ellipse  de  ce 
même  verbe.  E  peut  donc  se  traduii-e  par  «  et  de  même  ».  Cf.  V,  n,  80. 

27.  Conquérant.  Cf.  corant  21. 

29.  i)tew,àDieu.  Cf.  V,i,  20  et03.V,ii,48,et  V,  iii,14.  Auv.54,laprépositionest  exprimée. 
—  Quand  un  chevalier  voulait  olïrir  réparation  d'une  ollense,  ou  provoquer  un  advei 
saire,  il  lui  tendait  ou  jetait  son  gage,  ordinairement  son  gant  (dans  le  Roman  de 
Thèbes,  v.  393-6.  Œdipe  présente  à  Jocaste  un  pan  de  sa  tunique,  comme  réparation  pou- 
le meurtre  de  Lains)  ;  et  si  l'adversaire  le  prenait  ou  le  relevait,  c'est  qu'il  acceptait  1  ■ 
duel. 

30.  Ço  sent  R.  de  son  tens  n'i  at  plus,  R.  sent  (que)  sa  vie  est  finie. 

32.  Â  l'une  main,  d'une  main.  L'ancien  français  opposait  régulièrement  l'un  à  l'autre 
non  seulement  comme  pronom  indéfini,  mais  avec  un  nom,  lorsqu'il  ne  s'agissait  que  d  ■ 
deux.  De  même,  il  mettait  l'article  déterminatif  avec  les  autres  nombres  cardinaux  pou.- 
opposer  une  partie  d'un  tout  au  reste.  Cf.  vi  a,  40,  etc. 

33.  Par  la  toe  vertut.  Roland  demande  le  pardon  de  ses  péchés  au  nom  dos  perfc  - 
tions  divines,  des  mérites  à  l'aide  desquels  lo  Christ  a  racheté  les  hommes. 


2S  CHRESTOMATHIE   DE   L'aNCIEN    FKANÇAIS 

35  Que  jo  ai  faiz  dès  l'ore  que  nez  fui 

Tresque  a  cést  joi-n  que  ci  sui  conseûz  !  » 
Son  destre  y^uAut  en  at  vers  Dieu  tendut  : 
'Angele  del  ciel  i  descendent  a  lui. 

Li  cons  Rodlanz  se  jut  dessoz  un  pin. 

40  Envers  Espai<^ne  en  at  tornét  son  vis  : 
De  plusors  clioses  a  remembrer  li  prist  : 
JJe  tantes  terres  conie  li  bcrs  conquist, 
De  dolce  France,  des  ornes  de  son  lin^. 
De  Cliarlemagne,  son  seignor  quil  nodrit, 

45  E  des  Franceis  dont  il  est  si  cheriz. 
Ne  puet  muder  nen  plort  e  nen  sos})irt  ; 
Mais  sei  niedesme  ne  vuelt  métré  en  ohlit  : 
(llaimet  sa  colpe.  si  i)riët  Dieu  mercit: 
«  Veire  paterne,  qui  onques  ne  mentis, 

50  Saint  Lazaron  de  mort  ressurrexis 
E  Daniel  des  lions  guaresis, 
Guaris  de  mei  l'âneme  de  toz  perilz 
Por  les  péchiez  que  en  ma  vide  fis  !  » 
Son  destre  guant  a  Dieu  en  porofrit, 

55  E  de  sa  main  sainz  Gabriel  lat  })ris. 
Dessour  son  braz  teneit  lo  chiéf  enclin  ; 
.Teintes  ses  mains  est  alez  a  sa  lin. 
Dieus  li  tramist  son  ângele  chérubin, 
E  saint  Michiél  de  la  mer  del  péril, 

00  F]nsemble  od  éls  sainz  Gabriëls  i  vint  : 
L'aneme  del  conte  portent  en  paredis. 


30.  Conseùz,  atteint  mortellement. 

37.  En,  pour  ses  péchés.  Cf.  54. 

38.  A.  lui,  à  côté  de  lui,  avec  lui. 

40.  Kn  indique  chanf^ement  de  direction.  Le  sens  de  ce  mot  est  parfois  un  peu  vague 
en  vieux  français.  Cf.  V,  i,  30. 

41-.J.  On  pourrait  à  bon  droit  s'étonner  de  voir  que  Roland  ne  donne  point  le  moindre 
Souvenir  à  la  belle  Aude,  sa  fiancée.  Cela  prouve  simplement  qu'à  l'époque  du  Roland, 
les  amours  du  héros  avec  la  sœur  d'Olivier  ne  faisaient  jioint  encore  partie  de  la  légende. 

50.  Hesstirrexis  (=  resurrexisti),  tu  ressuscitas  (mot  savant). 

51.  Guaresix.  Ce  dévelojjpement  inorganique  de  la  i«  piTS.  du  sing.  (et  des  1"  et  2»  du 
plur.)  du  j^arfait  de  l'indicatif  et  de  tout  l'imparfait  du  subjonctif  se  rencontre  surtout 
dans  les  verbes  en  -ir,  et  aussi,  postérieurement,  dans  d'autres.  Cf.  vainquesis,  Bastard 
de  Kouiï\ou,  il2;  7-espondexistex,  Beaudoin  de  Sebourc,  xi,  350;  nasquesis,  ibid.,  4.57; 
vendcxis,  ibid.,  xvi,  1080;  conbalcsist,  Hugues-Capet,  100,  etc.  Voy.  Chabaneau,  Hist.  de 
la  conj.  fr.,  p.  9;J-4,  et  G.  Paris,  Accent  latin,  p.  74. 

52.  JJe  mei  l'nneine.  Inversion  qui  n'est  pas  rare  en  ancien  français. 

59.  Saint  Michiél  de  la  ruer  del  péril.  Allusion  à  la  célèbre  abbaye  du  Mont  Saint- 
Michel  au  jn'ril  de  la  mer  (Manche),  fondée  au  viii«  siècle,  près  du  pays  dont  Roland 
était  coniti-  :  c'est  une  des  raisons  (d'ailleurs  peu  probantes)  qui  ont  fait  croire  que  l'au- 
teur du  Roland  était  Breton. 


CHANSON   DE   ROLAND  29 

Morz  est  Rodlanz  :  Dieus  en  at  l'âneme  es  ciels. 

Li  emperédre  en  Roncesvals  parvient. 

II  nen  i  at  ne  veie  ne  sentier 
65  Ne  vnide  terre  ne  aine  ne  plein  pied, 

Qne  il  n'i  ait  o  Franceis  o  paién. 

Charles  escridet  :  «  Ou  estes  vos,  bels  niés  ? 

Ou  Tarcevesques  e  li  cons  Oliviers  '? 

Ou  est  Gerins  e  ses  compaing  Geriers  ? 
70  Ou  est  cons  Ote  e  li  dus  Berengiers, 

Ive  e  Ivôries  que  j'aveie  tant  chiérs? 

Qu'est  devenuz  li  Guascoinz  Engeliers, 

Sanse  li  dus  e  Anseïs  li  tiers  ? 

Ou  est  Gerarz  de  Rosseillon  li  viélz, 
75  Li  doze  pér  que  j'aveie  laissiét  ?  » 

De  ço  cui  chiélt,  quant  nuls  n'en  respondiét  ? 

«  Dieus  !  »  dist  li  reis.  «  tant  me  puis  esmaier 

Que  jo  ne  fui  a  l'estor  comencier  !  » 

Tiret  sa  barbe  com  om  qui  est  iriez, 
80  Ploret  des  uelz  e  si  franc  chevalier  ; 

Encontre  terre  se  pasment  vint  millier  : 

Naime  li  dus  en  at  molt  grant  pitiét. 


m 

MORT  DE  LA  BELLE  AUDE.  LA  FIANCÉE  DE  ROLAND 

Li  emperédre  est  repaidriez  d'Espaigne, 
E  vient  ad  Ais,  al  meillor  siét  de  France  ; 
El  palais  montet.  est  venuz  en  la  sale. 


Gô.  Ne  vnide  terre  ne  aine  ne  plein  pied,  ni  une  aune  ni  un  pied  entier  de  terrain 
vide.  La  coordination  a  remplacé  la  subordination,  par  une  espèce  d'iiendiadys.  Plein 
pied.  Cf.  pleine  hanste,  via,  12. 

70.  Resjwndiét  =  '  respondêdit,  par  une  fausse  analogie  avec  les  composés  de  dare. 
Le  latin  populaire,  traitant  les  verbes  composes  comme  les  simples,  disait  :  perdedit, 
vendedit,  d'où  perdiet,  vendiet  (perdiérent,  vendiérent);  cette  forme  a  gagné  de  bonne 
heure  les  verbes  en  dere  :  descendiét  (cf.  descendedit,  Valerius  d'Antium;  et  descendide- 
rant,  Laberius,  dans  Aulu-Gelle,  vu,  9),  entendiét,  etc.,  et  même  quelques  autres  (rum- 
pirt,  etc.). /c' s'est  ensuite  réduit  à  /,  plus  tùt  ou  plus  tard,  suivant  les  dialectes.  Le 
Saint  Léger  a  déjà  rendit  ui,  119:  cela  prouve  que  les  deux  foi-mes  étaient  alors  usitées 
parallèlement.  —  En,  d'eux,  d'entre  eux. 

78.  A  l'estor  comencier,  au  cominencement  de  la  bataille.  Comencier  est  pris  substan- 
tivement, et  rarticle  n'est  sous-entendu  que  parce  qu'il  y  en  aurait  eu  deux  de  suite. 
Si  le  régime  eût  été  placé  après  l'infinitif  (a/  comencier  l'estor),  ce  qui  est  également 
correct,  on  aurait  exprimé  l'article;  de  même  avec  un  verbe  neutre  (ai  remonter  les 
abatHs,  quand  ceux  qui  ont  été  désarçonnés  remontent),  oii  2>arfois  la  transformation 
du  verbe  en  substantif  est  encore  plus  avancée  (al  remonter  des  abatus). 

80.  Ploret  des  uel:.  Cf.  V,  ui,  8,  et  voy.  iv,  51,  note.  Pour  le  verbe  au  singulier,  cf. 
26  et  vov.  la  note. 


oU  CHRESTOMATHIE   DE   l'aXCIEN   FRANÇAIS 

Es  li  venude  Aide,  une  bêle  dame. 
5  (jo  (list  al  rei:  «  Ou'st  Rodlanz  li  châtaignes. 

Oni  nie  jurât  a  prendre  en  maridage  ?  » 

(  -harles  en  at  e  dolor  e  pesance  : 

Ploret  des  uelz.  tiret  sa  barbe  blanche  : 

«  Suer,  chiére  amie,  d'ome  mort  me  demandes. . 
10  Jo  t'en  donrai  molt  enforciét  eschange  : 

Ço'st  Lodoïs,  meillor  n'en  sai  en  France  ; 

il  est  mes  filz  e  si  tendrai  mes  marches.  » 

Aide  respont  :  «  Gist  moz  mei  est  estranges. 

Ne  placet  Dieu  ne  ses  sainz  ne  ses  ângeles 
15  Après  Rodlant  que  jo  vive  remaigne  !  » 

Pert  la  color,  chiét  as  piez  Charlemagne  ; 

Sempres  est  morte  :  Dieus  ait  mercit  de  l'âneme  ! 

Franceis  baron  en  plorent,  si  la  plaignent. 

Aide  la  bêle  est  a  sa  lin  aléde. 
20  Guidet  li  reis  qu'éle  se  seit  pasméde  ; 

Pitiét  en  at,  sin  ploret  l'emperédre  ; 

Prent  la  as  mains,  si  l'en  at  relèvéde  : 

Sour  les  espalles  at  la  teste  clinéde. 

Ouant  Gharles  veit  que  morte  l'at  trovéde, 
25  Ouatre  contesses  sempres  i  at  mandédes  ; 

Ad  un  mostier  de  nonains  est  portéde  : 

La  nuit  la  guaitent  entresque  a  l'ajornéde. 

Loue  un  altér  bêlement  l'enterrèrent  ; 

Molt  grant  onor  i  at  11  reis  donéde.  * 


m.  —  (i.  Qui  me  jurai  a  prendre  on  maridai/e,  (jui  jui-a  de  nie  in-eiidre  en  mariage, 
Me  est-il  à  la  fois  régime  iiulireet  de  jurai  et  régime  direct  de  prendre^  C'est 
])ossible.  On  a  jugé  inutile  de  répéter  ce  pronom.  En  tout  cas,  il  est  certainement  et 
obligatoirement  régime  de  prendre  :  son  éloiguemeut  nu  fait  pas  difliculté.  Pour  a, 
voy.  IV,  2C,  note. 

8.  Plorel  des  uelz.  Cf.  V,  il,  80,  et  voy.  iv,  51,  note. 

ij).  Suer.  Voy.  au  Glossaire,  s.  v.  seror.  —  D'ome  mort,  au  sujet  d'un  homme  mort. 
L'ancien  français  supprimait  volontiers  l'article  indélini  un  et  l'article  jJartitif  (préjio- 
sition  de  et  article  déterminatif). 

18.  m  la  plaignent,  et  déplorent  sa  mort  (à  haute  voix). 

2'2.  As  mains,  avec  ses  mains.  —  En,  de  là  (oii  elle  gît,  à  ses  pieds). 

27.  L'ajornéde,  le  point  du  jour  :  participe  passé  féminin  pris  substantivement.  Cf. 
l'aj  ornant. 


'  Nous  croyons  inutile  de  donner  la  traduction  d'un  texte  si  souvi,'nt  traduit  ;  nous 
nous  contentons  de  renvoyer  à  celles  de  nos  notes  qui  visent  l'interprétation.  —  Notre  3«, 
qui  ne  se  trouve  pas  dans  les  Extraits  de  M.  G.  Paris,  a  été  ramené  à  l'orthographe 
des  deux  autres. 


VOYAGE   DE    CHARLEMAGNE  81 

VI".   VOYAGE  DE  CHARLEMAGNE  A  JÉRUSALEM 
ET  A  CONSTANTINOPLE  * 

...  "Et  di.st  lor  Charlemaignes  :  «  Bien  dei  avant  ga])er  : 
Li  reis  Hugue  li  Forz  nen  at  nul  bacheler 
De  tote  sa  niaisniée.  tant  seit  forz  et  niembrez. 
Ait  vestut  dous  halbers  et  dons  helmes  fermez, 
5  Si  seit  sour  un  destrier  eorant  et  sojornét; 
Li  reis  me  prest  s'espée  al  poin  d'or  adobét, 
Si  ferrai  sour  les  helmes  ou  il  iérent  plus  cléj-j 
Trencherai  les  halbers  et  les  helmes  gemmez, 
Le  feltre  avoec  la  sèle  del  destrier  sojornét. 
10  Le  brant  ferrai  en  terre  :  se  jo  le  lais  aler, 
Ja  n'en  iért  mais  retraiz  par  nul  home  charnel, 
Tresqu'  il  seit  pleine  hanste  de  terre  desterrez. 

'  Karls  des  Grossen  Reise  nach  Jérusalem  und  Constantinopel .  ein  allfranzœsisches 
HeldengediclU  des  A'/ien  Jahrhunderts,  herausgegeben  von  Ed.  Koschv:itz ,  Hcilbronn, 
2e  édition,  1883  (AUfranzcesische  Bibliothek,  herausgegeben  von  D'  W.  Fœrster),  v.  v. 
4.53-48-5  et  49.3-(J33.  —  Ce  poème  anouyme,  dont  la  première  moitié  est  absolument  sérieuse, 
contient,  dans  sa  seconde  moitié,  que  nous  reproduisons  en  partie,  la  mise  en  œuvre  d'un 
conte  oriental  dont  les  équivalents  sont  nombreux.  C'est  de  beaucoup  le  plus  ancien  em- 
ploi du  vers  de  douze  syllabes  que  l'on  connaisse,  puisqu'il  remonte  a  la  fin  du  xie  siècle 
(voyez  Tableau,  p.  xiv)  ;  il  est,  naturellement,  écrit  en  assonances.  Nous  avons  cru  devoir 
imprimer  à  la  suite  du  Voyage  en  vers  trois  des  quatre  rédactions  en  prose  connues,  qui 
peuvent  donner  une  idée  des  procédés  employés  par  les  remanieurs  des  suie  et  xive  siècles. 
C'est  à  i)ropos  des  amours  d'Olivier  avec  là  fille  de  l'empereur  de  Constantinople,  Jac- 
queline, dont  il  eut  Galien,  que  le  pèlerinage  de  Gharlemagne  est  raconté  dans  le 
Galien  en  prose,  et  dans  la  vaste  compilation  de  Garin  de  Monglave. 

■"  n  y  a  ici  dans  le  ms.  une  lacune,  comme  le  montre  la  comparaison  avec  les  rédac- 
tions en  prose  (nos  vib,  vie  et  vid).  Voyez,  en  particulier,  notre  uo  vib. —  Les  vers  439- 
443  j)arlent  du  jjilier  creux  oii  se  tient  l'espion  : 

En  la  chambre  volue,  en  un  perron  marbrin 
Qui  fut  desoz  chavez,  s'i  at  un  home  mis  : 
"Tote  la  nuit  les  guardet  par  un  pertus  petit. 
Et  li  charboncles  art,  bien  i  poet  hoen  veïr 
Corne  en  mai  en  estét,  quant  soleilz  esclarcist. 

V.  4  de  la  note.  L'escarboucle  qui  éclaire  comme  une  forte  lampe  ou  comme  le  soleil 
est  un  lieu  commun  dans  la  littérature  du  moyen  âge.  —  Veîr.  Voy.  XUI,  i,  5  note. 

1.  E  dist  (cf.  17,  etc.).  La  répétition  de  la  copule  et  en  tète  de  chaque  alinéa  a  un  ca- 
ractère de  naïveté  épique.  Cf.  la  Bible,  etc.  Il  en  est  de  même  des  réflexions  peu  variées 
de  l'espion. 

2-9.  Tournure  toute  latine,  mais  cependant  très  intelligible.  H  faut  sou.s-entendre 
devant  les  subjonctifs  ait,  seit,  prest  une  conjonction  indiquant  une  condition  ou  une 
hypothèse  :  gue  (^  supposé  que  ou  si).  «  Si  toutes  ces  conditions  sont  réunies,  alors, 
dans  ce  cas,  je  frapperai,  etc.  » 

.5.  Si  (=  sic)  est  une  simple  copule  ;  mais  au  v.  7,  il  signifie  «  alors,  à  cette  condi- 
tion ». 

7.  Ferrai  =  fer irâbeo,  où  l't  étant  antétonique  est  naturellement  tombé,  d'ovi  les  deux 
/■  de  ferrai  (cf.  courrai,  mourrai),  h'i  ne  s'est  maintenu  que  dans  les  verbes  oii  il  aurait 
été  difficile  de  prononcer  le  groupe  des  consonnes  finales  du  radical  en  y  ajoutant  -rai 
{dormir,  souffrir),  etc.).  L't  antétonique  devenant  régulièrement  e  muet,  on  a  dû  avoir 
d'abord  :  donnerai,  souffrerai,  etc.,  puis,  sous  l'influence  de  l'infinitif:  dormirai,  souf- 
frirai, etc. 


3*2  CH11EST0M\TH1E   DE   l'aNCIEN   FRANÇAIS 

—  Par  Dell  »  ço  dist  l'escolte,  «  forz  estes  et  lueiiibrez  : 
Que  fols  tist  li  reis  Hiigiie.  quant  vos  prestat  ostél. 

15  Se  amiit  mais  vos  ci  de  folie  parler. 

Al  matin  par  son  l'albe  vos  ferai  congeer.  » 

Et  dist  li  emperére  :  «  Gabez,  bels  niés  Rollanz  ! 

—  Volentiers,  »  dist  il,  «  sire,  tôt  al  vostre  comant. 
Dites  al  rei  Hngon  me  prest  son  olifant, 

'-20  Puis  si  nr'en  irai  jo  la  defors  en  cél  plain. 
Tant  par  iért  fort  m'aleine  et  li  venz  si  bruianz 

Qu'en  tote  la  citét,  que  si  est  ample  et  grant,  .; 

N'i  remaindrat  ja  porte  ne  postiz  en  estant  ■ 

De  cuivre  ne  d'acier,  tant  seit  forz  ne  pesanz,  . 

55  L'uns  ne  fierget  a  l'altre  par  le  vent  qu'iért  bruianz.  ] 

Molt  iért  forz  li  reis  Hugue,  s'il  se  met  en  avant,  ; 

Ne  perdet  de  la  barbe  les  gernons  en  bruslant  , 

Et  les  granz  pels  de  martre  qu'at  al  col  en  tornant,  "\ 

Le  peliçon  d'ermine  del  dos  en  reversant.  ^ 

30  —  Par  beu  !  »  ço  dist  l'escolte,  «  ci  at  mal  gabement.  i 

Que  fols  tist  li  reis  Hugue,  qu'il  herberjat  tel  gent.  »  ^ 

♦ 

«  Gabez,  sire  Oliviers,  »  dist  Rollanz  li  corteis.  • 

—  Volentiers,  »  dist  li  coens,  «  mais  que  Charles  l'otreit.» 


«  Et  vos,  sire  arcevesques,  gaberez  vos  od  nos  ? 
35  —  Oïl,  »  ço  dist  Turpins,  «  par  le  comant  Gharlon. 
Treis  des  meillors  destriers  qui  en  sa  citét  sont 
PreuRet  li  reis  demain,  sin  facet  faire  un  cors 


13.  Ço  dist  l'escolte.  Ce  pléonasme  est  encore  usité  dans  plusieurs  patois  du  Midi,  lors 
qu'on'rapporte  une  conversation.  —  Forz  estes  et  meynbrez.Ayec  le  pluriel  de  jiolitesse,  le 
prédicat  se  mettait  régulièrement,  comme  aujourd'hui,  au  singulier,  et  ordinairement  au 
cas  sujet. 

14.  Que  fols  fisi.  Voy.  au  Glossaire,  s.  v.  que  i . 
1.5.  Mais,  encore  (à  partir  de  ce  moment). 

10.  Par  son  l'albe  =  per  summum  albte.  Cf.   en  son,  v.  lOô,  13.J,  etc.,  et  aussi  en 
aoïflet,  V.  148,  toujours  avec  ellipse  de  de. 
19.  Prest  est  an  subjonctif  ;  il  faut  sous-entendre  que. 

22.  Que  (=  quam),  forme  régulière  primitive  du  féminin.  Cf.  62,  90,  96. 

23.  Itapprocnez  en  estant  (debout)  de  remaindrat. 

24.  Forz  et  pesanz  ne  se  rapportent  grammaticalement  qu'à  jwstiz,  qui  est  masculin, 
comme  le  montre  l'uns,  qui  suit. 

2.j.  Par,  à  cause  de.  —  Qu'  (=  que),  qui.  Voy.  au  Glossaire. 

27.  Se  perdet.  Le  subjonctif  s'explique  en  sous-entendant  qite,  au  sens  de  «  supposé 
que  i«.  Cf.  2-9.  —  En  bruslant  (gérondif  neutre)  a  pour  sujet  logique  les  moustaches 
(f/ernons)  et  non  le  roi  Hugues,  tandis  que  en  tournant  et  en  reversant  se  rapportent 
plutût  au  roi. 

31.  Que  a  ici  le  sens  de  «  vu  que,  car  ». 

34.  Le  iia,b  d'Olivier  ne  saurait  figurer  dans  une  édition  classique  :  nous  le  supprimons 
donc,  ici  et  dans  les  trois  rédactions  en  prose. 

37.  Sin  facet  faire,  et  qu'il  leur  fasse  faire.  En  (contenu  dans  sin)  signilie  «  de  (au 
moyen  de)  ces  trois  chevaux.  » 


VOYA.GE  DE   CHARLEMAGXE  33 

La  defors  en  cél  iilain.  Quant  niiélz  s'eslaisï>erunt, 

Jo  i  vendrai  sor  destre  eorant  par  tel  vigor 
40  Que  me  serrai  al  tierz,  et  si  larrai  les  dons  ; 

Et  tendrai  quatre  ponies  molt  grosses  en  mon  poin. 

Sis  irai  estruant  et  jetant  contre  mont, 

Et  larrai  les  destriers  aler  a  lor  bandon. 

Se  pome  m'en  escapet.  ne  altre  en  chiét  del  poin, 
45  Charlemaignes,  mis  sire,  me  criét  les  oilz  del  front. 

—  Par  Deu  !  »  ço  dist  Tescolte.  «  cistgas  est  hels  et  bons: 
N'i  at  hontage  nul  vers  le  rei.  mon  seignor.  » 

Dist  Guillelmes  d'Orenge  :  »  Seignors,  or  gaberai. 

Yeez  cèle  pelote,  onc  graignor  ne  vi  mais  ; 
50  Entre  or  fin  et  argent  guardez  combien  i  at  ! 

Mainte  feiz  i  out  mis  trente  homes  en  essai. 

Ne  la  pourent  muer  :  tant  fu  pesanz  li  fais. 

A  une  sole  main  par  matin  la  prendrai. 

Puis  la  larrai  aler  très  par  mi  cél  palais, 
55  Mais  de  quarante  teises  del  mur  en  abatrai. 

—  Par  Deu  !  «  ço  dist  l'escolte,  «  ja  ne  vos  en  crerrai. 
Trestoz  seit  fel  ïi  reis.  s'essaiier  ne  vos  fait  ! 

Ainz  que  seiiez  chalciez,  le  matin  le  dirai.  » 

Et  dist  li  emperére  :  «  Or  gaberat  Ogiers, 
t)0  Li  dus  de  Danemarche,  qui  tant  poet  travaillier. 

—  Volentiers.  »  dist  li  bèr,  «  tôt  al  vostre  congièt. 
Yeez  vos  cèle  estaclie  que  le  palais  soztiént. 

Que  hui  matin  veïstes  si  menut  torneiier  ? 


40.  Serrai  (cf.  112,  125)  =  sed^ejrâbeo,  avec  assimilation  du  d  en  r,  tandis  que  dans  le 
moderne  (as)  siérai  on  a  repris  le  radical  des  formes  accentuées  (ie  =  e  tonique).  (As) 
soirai  est  refait  sur  assoyons,  asseyons  (ancien  asseons).  Cette  forme  a  aussi  servi, 
jusqu'au  xxnc  siècle,  de  futur  à  eslre,  concurremment  avec  serai.  —  Al  tierz,  sur  le  troi- 
sième, celui  qui  sera  le  dernier  à  gauche.  —  Et  si  larrai  les  doits.  Les  chevaux  sont 
censés  attachés  ensemble  ;  sinon,  on  ne  voit  pas  l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  en  supposer 
trois  au  lieu  d'un,  car  ils  ne  courraient  pas  parallèlement.  —  Pour  les  dous,  cf.  xrs',  ô2 
et  voy.  V,  II,  32,  note.  — 44.  En,  des  quatre.  —  JN'e,  ou  [si]. 

iô.Les  oilz  del  front.  Il  reste  quelque  chose  de  ce  pleona.sme  dans  l'expression  :  coû- 
ter les  yeux  delà  tète. 

50.  Entre  or  fin  et.  Voyez  au  Glossaire,  s.  v.  entre. 

54.  I  out  mis,  on  y  a  eu  (il  y  a  été)  mis.  Tournure  impersonnelle  hardie  calquée  sur 
a.  i  a  (plus  tard  (7  i'a).  Dans  les  deux  tournures,  le  cas  régime  est  obligatoire,  car  le 
nom  est  complément  direct  du  verbe.  '     ' 

54.  Très  par  mi  cél  palais,  tout  à  fait  au  milieu,  au  beau  milieu  [de]  ce  palais.  On 
peut  également  prendre  ici  mi  pour  un  adjectit  masculin  s'accordant  avec  palais.  L'el- 
lipse de  de  rend  seule  compte  de  la  formation  de  la  proposition  parmi.  Cf.  l'ancien 
enmi. 

03.  Que  représente  le  palais.  —  Torneiier.  Le  palais  merveilleux  de  l'empereur  tour- 
nait, au  moindre  veut,  autour  du  pilier  central,  grâce  aux  cors  d'ivoire  dans  lesquels 

CoNSTANS.    Chreslomathie.  3 


b4  CHUESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 

Demain  la  me  verrez  par  vertut  embracier  : 
IJj  Neii  iért  tant  fort  l'estache  ne  l'estoecet  brisier, 
Et  le  palais  verser  vers  terre  et  tresbnciiier  ; 
Oui  la  iért  conseûz.  ja  guarantiz  nen  iért. 
Mnlt  iért  folz  li  reis  Hugue.  s'il  ne  se  vait  mncier. 

—  Par  Den  !  »  ço  dist  l'escolte,  «  cist  hoen  est  enragiez  ! 
70  Onques  Deus  ne  vos  doinst  cél  gab  a  comencier  ! 

Oue  fols  list  li  reis  Hugue  qui  vos  at  herbergiét.  » 

Et  dist  li  emperére  :  «  Gabez,  Naimes,  li  dus  ! 

—  Volent iers.  »  dist  li  bér.  «  ïot  le  peil  ai  cbanut  : 
Dites  al  rei  Hugon  prest  mei  son  halJjerc  brun  ; 

75  Demain,  quant  jo  Tavrai  endossét  e  vestut,  . . . 
Le  me  verrez  escorre  iior  force  a  tel  vertut, 
N'iért  tant  forz  li  halbers  d'acier  ne  blanc  ne  brun 
Que  n'en  chiéent  les  mailles  ensement  com  festus. 

—  Par  Deu  !  »  yo  dist  l'escolte.  «  viélz  estes  et  clianuz  : 
80  Tôt  avez  le  peil  blanc,  niolt  avez  les  ners  durs.  » 

Et  dist  li  emperére  :  «  Gabez,  danz  Berengiers  ! 

—  Volentiers,  »  dist  li  coens.  «  quant  vos  le  m'otreiiez. 
Prenget  li  reis  espées  de  toz  ses  chevaliers, 

Eacet  les  enterrer  entresqn'  as  lielz  d'oi-  miér, 
85  Que  les  pointes  en  seient  contre  mont  vers  le  ciel  ; 
En  la  plus  halte  tor  m'en  monterai  a  piét, 
Et  puis  sor  les  espées  m'en  larrai  derochier  : 
La  verrez  branz  croissir  et  espées  brisier, 
L'un  acier  depecier  a  l'altre  et  entroschier. 
90  Ja  n'en  troverez  une  que  m'ait  en  charn  tochiét, 
Ne  le  cuir  entamét  ne  en  parfont  plaiiét. 

—  Par  Deu  !  »  ço  dist  l'escolte,  «  cist  hoen  est  enragiez  ! 
Se  il  cél  gab  demostret.  de  fer  est  o  d'acier.  » 


soufll.'iiont  los  deux  (.'iifuiits  de  bronze  qui  sunnontaieut  chacune  des  cent  colonnes  de 
marlji-'-  placées  tout  antour. 

70.  Vos  doinst  a  comencier,  vous  accorde,  vous  ])ermettc  de  commencer.  Nouvel 
exemple  de  l'emploi  de  a  là  où  le  français  moderne  mettrait  de.  Voy.  iv,  20,  note. 

77.  y'iért,  sous-entendu  que. 

Xii.  Espées.  L'absence  de  l'article  devant  un  nom  suivi  d'un  complément  déterminatif 
est  justilié  par  le  sens  :  «  des  épces  empruntées  à  tous  ses  chevaliers  indistinctement.  » 
Or,  on  .sait  que  l'ancienne  langue  supprime  volontiers  l'article  surtout  l'article  indéllni. 
Cf.  lOX  et  lOU,  et  voy.  To))ler,  Zeilschrifl  fur  rom.  Philologie,  xui,  194  sqq. 

80.  M'en  vnonterai.  L'ancien  français  faisait  de  en  un  emploi  plus  étendu  que  nous 
(cf._  V,  I,  30,  etc.).  U  disait  :  s'en  monter,  s'en  venir  (en  venir  102J,  etc.  Nous  n'avons 
guère  conservé  que  s'en  aller. 

88-8y.  Croissir,  brisier,  depecier,  entroschier. CL  V,  ii,  3,  et  voy.  la  note 

m.  En  parfont.  Cf.  «  en  long,  en  large.  » 


VOYAGE   DE   CHARLEMAGXE  bO 

Et  dist  li  emperére  :  «  Sire  Bernarz,  gabez  ! 
95  —  Yolentiers,  »  dist  li  coens.  «  quant  vos  le  comandez. 
Veïstes  la  graiit  éve  que  si  bruit  a  cél  guet  ? 
Demain  la  ferai  tote  eissir  de  son  canél, 
Espandre  par  cez  chans.  que  vos  tuit  le  verrez, 
Toz  les  celiers  emplir  qui  sont  en  la  citét, 
100  La  gent  le  rei  Hugon  et  moillier  et  guaer , 
En  la  plus  halte  tor  lui  meïsnie  monter  : 
Ja  n'en  descendrai  mais,  si  l'avrai  comandét. 

—  Par  Deu!  »  ço  dist  l'escolte,  «cist  hoén  est  forsenez! 
Que  fols  list  li  reis  Hugue,  qui  vos  prestat  ostél. 

105  Le  matin  par  son  l'albe  serez  tuit  congeét.  » 

Et  dist  li  coens  Bertrans  :  «  Or  gaberat  mis  oncles. 

—  Yolentiers,  par  ma  feit  !  »  dist  Ernalz  de  Gironde. 

«  Or  prenget  lireis  Hugue  de  plom  quatre  granzsomes. 

Sis  facet  en  chaldiéres  totes  ensemble  fondre  ; 
110  Et  prenget  une  cuve  que  seit  grande  et  parfonde. 

Si  la  facet  raser  de  si  que  as  espondes  ; 

Puis  me  serrai  en  mi  trésque  la  basse  none. 

Quant  li  pions  iért  toz  pris  et  rassises  les  ondes, 

Gom  il  iért  bien  sei-ez.  donc  me  verrez  escorre, 
115  Et  le  plom  despartir  et  desor  mei  desrompre  : 

N'en  i  remaindrat  ja  pesant  une  eschaloigne. 

—  Gi  at  merveillos  gab,  »  ço  at  dit  li  escolte. 
«  One  de  si  dure  charn  n'oï  parler  sor  home  : 
De  fer  est  o  d'acier,  se  icést  gab  demostret.  » 

r^O      Ço  dist  li  emperére  :  «  Gabez,  sire  Aïmérs  ! 

—  Yolentiers,  »  dist  li  coens,  «  quant  vos  le  comandez. 


98.  Espandre  (neutre),  emplir  (actif),  moillier  (neutre),  etc.,  dépendent  tous  de  faire' 
et  ont  pour  sujet  logique  la. 

102.  Si  (=  sicj,  jusqu'à  ce  que.  Nous  croyons,  avec  M.  G.  Paris  (Romania,  VIII,  297), 
que  si,  dans  ces  sortes  de  phrases,  a  une  valeur  adversative  ou  plutôt  restrictive,  comme 
le  prouve  la  substitution,  qui  a  lieu  parfois,  de  ainz,  ainçois  à  si.  «  Le  verbe,  »  dit 
M.  Paris, «  est  toujours  à  un  temps  périphrastique,  c'est-à-dire  à  un  temps  contenant  à  la 
fois  l'idée  de  présent  (ou  de  futur)  et  celle  de  passé  :  celui  qui  parle  nie  qu'il  fasse  une 
action  avant  d'eu  avoir  accompli  une  autre  ;  puis  il  se  représente,  par  un  tour  extrême- 
ment vif  et  tout  à  fait  populaire,  faisant  cette  première  action  et  ayant,  par  conséquent, 
accompli  la  seconde.  »  —  105.  Serez.  Voy.  la  note  au  v.  40. 

109.  Sis  =  si  les,  et  les. 

113.  Toz  pris.  L'adjectif  tout  s'employait  régulièrement  au  sens  de  «  tout  à 
fait  »,  là  où  radverbe  serait  aujourd'hui  nécessaire.  Cf.  vi  b,  2ô7,  et  voy.  ui,  108,  note. 

116.  Pesant  une  eschaloigne.  Pesant  est  ici  un  gérondif  neutre  pris  absolument  comme 
pondu  eu  latin.  Cf.  caillant  un  angevin  vu,  14.5,  à  côté  de  :  «  il  n'a  pas  un  sou  vaillant  », 
et  surtout  vi  <■,  300,  que  j'age...  ou  aussi  pesant  de  fer  et  d'acier  couiine  pourrogent  bien 
porter,  etc.,  où  de  fer  dépend  de  aussi  et  non  de  pesant,  car  on  disait  :  trois  livres 
pesant  de  fer. 


36  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

Encore  ai  un  chapel  d'alemande ,  engolét 

D'un  j^M-ant  i)Pisson  marage.  qui  fut  t'ai/,  oltre  mér  ; 

Quaut  l'avrai  en  mon  chiéf  vestut  et  afublét. 
1:20  Demain,  quant  li  reis  Hugue  serrât  a  son  clisner, 

Mangerai  son  })eisson  et  bevrai  son  clarét  ; 

Puis  vendrai  par  detrés.  dorrai  li  un  colp  tel 

Que  devant  sor  sa  table  le  ferai  encliner. 

La  verrez  barbes  traire  et  gernons  si  peler  ! 
130  —  Par  Deu  !  »  ço  dist  Tescolte.  «  cist  hoeni  est  forsenez. 

Que  fols  fist  li  reis  Hugue.  qui  vos  prestat  ostél.  » 

«  Gabez,  sire  Bertrans  !  »  li  emperére  at  dit. 

—  Volentiers,  »  dist  li  coens,  «  tôt  al  vostre  plaisir. 
Dous  escuz  forz  e  reiz  m'empruntez  le  matin, 

135  Puis  m'en  irai  la  fors  en  son  cél  pui  antif  : 
Lam  les  verrez  ensemble  par  tel  vertut  ferir 
Et  voler  contre  mont,  si  m'escrierai  si 
Que  en  quatre  loées  environ  le  pais 
Ne  remaindrat  en  bois  cers  ne  dains  a  fuir, 

140  Xule  bisse  salvage  ne  chevroels  ne  golpilz. 

—  Par  Deu  !  »  ço  dist  l'escolte,  «  mal  gabement  at  ci. 
Quant  le  savrat  li  reis.  grains  en  iért  e  marriz.  » 

«  Gabez,  sire  Gerins  !  »  dist  l'emperére  Charles. 

—  Volentiers,  »  dist  li  coens.  «  Demain,  veant  les  ultres, 
145  Un  espiét  fort  et  reit  m'aportez  en  la  place, 

Qui  granz  seit  et  pesanz,  uns  vilains  i  ait  charge  ; 
La  hanste  de  pomier,  de  fer  i  ait  une  aine  ; 
En  somét  cèle  tor,  sor  cél  piler  de  marbre. 


122-3.  Le  texte,  corrompu  dans  le  manuscrit,  n'est  pas  sur,  malgré  les  diflërentes  cor- 
rections apportées  ou  proposées.  Chapel  (chapeau)  désignait  une  coiffure  (fuelconque, 
même  une  couronne  de  fleurs.  —  D'alemande,  d'un  tissu  d'Alabanda  (en  Cane).  —  D'un 
peis.son,  jiour  «  de  la  peau  d'un  poisson  n  (sans  doute  une  espace  de  loutre).  —  Pour 
d'autres  exemples  de  honnets  rendant  invisiblp,  cf.  le  mvtlie  de  Perséc  et  voyez  notre  Lé- 
f/ende  d'Œdipe  (Paris,  Maisonneuve  et  C'',  1881),  p.  lOo. 

127.  Vendrai.  Pour  éviter  la  confusion  avec  le  futur  de  vendre,  on  a  donné 
de  bonne  heure  à  ce  verbe  (cf.  tenir)  le  radical  des  formes  accentuées  iic  =  ê)  :  viendrai. 

la.'i.  Antif  =  anti(q)uum,  d'oii  antixi,  et  par  la  consonniflcation  de  I'm  au  féin.,  an- 
tive,  d'où,  par  analogie,  anti/",  au  masculin.  Cf.  notre  note  à /"eut  u,  l'J.  C'est  ici,  comme 
souvent  ailleurs,  une  véritable  épithète  d'ornement. 

137.  Si  m'escrierai  si,  et  je  pousserai  un  tel  cri.  Remarquez  le  rapprochement  des 
deux  si,  de  même  origine  et  de  sens  notablement  différent. 

144.  Vecnt  les  altres  (cf.  XIII,  ii,  84.  XV,  ii,  13,  etc.).  Veant,  comme  oiant  (cf. 
xviii,  110.  XIX,  194),  invariable  et  suivi  du  cas  régime,  est  devenu  une  espèce  de  i)répo- 
sition,  comme  durant,  suivant,  etc.  Le  cas  du  vers  llfi  est  tout  différent. 

14(>-7.  Liberté  de  syntaxe  remarquable,  mais  qui  n'aurait  rien  de  choquant  aujourd'hui, 
à  condition  de  rétablir  «/we  devant  i  cil.  —  La  hanste  de  pomier  =  (qxte)  la  h.  (seit)  de  p. 

148.  En  somét  cèle  lur.  Cf.  en  son  cél  pui  135,  et  voy.  lli,  note. 


VOYAGE   DE   CHARLEMAGXE  37 

Me  colchiez  dons  deniers,  que  li  uns  seit  sor  Tnltre  ; 
150  Puis  m'en  eistrai  en  sus  demie  liuë  large, 

Si  me  verrez  lancier,  se  vos  en  prenez  giiarde, 

Trésqu'al  piét  de  la  tor.  et  l'un  denier  ahatre 

Si  soéf  et  serit,  ja  nés  muërat  l'altre. 

Puis  serai  si  legiers  et  isnels  et  aates 
155  Que  m'en  vendrai  corant  par  mi  l'uis  de  la  sale, 

Et  reprendrai  l'espiét  ainz  k'a  terre  s"al)aisset. 

—  Par  Deu  !  »  ço  dist  l'escolte,  «  cist  gas  valt  treis  des  altres  : 
Vers  mon  seignor  le  rei  n'i  at  giens  de  hontage.  » 

Quant  li  conte  ont  ga])ét,  si  se  sont  endormit. 
160  L'escolte  ist  de  la  chambre,  qui  trestot  at  oit  ; 

Vint  a  l'uis  de  la  chambre  ou  li  reis  Hugue  gist, 

Entrovert  l'at  trovét,  sin  est  venuz  al  lit. 

L'emperére  le  vit,  hastivement  li  dist  : 

«  Di,  va  !  que  font  Franceis  et  Clharles  al  fier  vis  ? 
165  Oïstes  les  parler  s'il  remaindront  a  mi  ? 

—  Par  Deu  !  »  ço  dist  l'escolte,  «  onc  ne  lor  en  sovint  ; 
Assez  vos  ont  anuit  gabét  et  escharnit.  » 

Toz  les  gas  li  contât,  quant  que  il  en  oït. 

Quant  l'entent  li  reis  Hugue,  grains  en  fut  e  marriz. 

170      «  Par  ma  feit  !  »  dist  li  reis,  «  Charles  at  fait  folie, 
Quant  il  gabat  de  mei  par  si  grant  legerie  : 
Herberjai  les  erseir  en  mes  chambres  perrines; 
Se  ne  sont  aemplit  li  gab  si  com  il  distrent, 
Trencherai  lor  les  testes  od  m'espée  forbie.  » 


1;jO.  Demie  Une  large,  Tespace  d'une  demi-lieue.  L'accord  de  demi  se  faisait  toujours  en 
ancien  français.  —  L'emploi  de  la  préposition  de  serait  aujourd'hui  obligatoire  avec  large. 
Cependant  on  dit  :  «  donnez  m'en  gros  comme  une  noix,  long,  épais  comme  un  doigt.  »  Dans 
ces  différentes  expressions,  l'adjectif  est  jiris  adverbialement  et  équivaut  à  en  accom- 
pagné d'un  substantif:  en  large  (ou  en  largeur),  en  grosseur,  etc. 

151.  Lancier  (l'espiét),  lancer  le  javelot.  Lancier  se  prend  souvent  absolument, 
comme  aujourd'hui  tii-er.  —  Vos  est  régime  de  prenez  gttarde  (réfléchi).  Le  sujet  est  sous- 
entendu,  comme  devant  verre:.  —  Si,  et  alors. 

152.  Trésqu'al  piét  de  la  tor  n'est  pas  clair,  à  moins  qu'il  ne  soit  synonyme  de  trésqu'  a 
la  tor.  Peut-être  aussi  faut-il  corriger  ;  Tresqu'  al  son,  jusqu'au  sommet. 

i.i3.  Ja  nés  (=  ne  se)  muërat  (sous-entendu  que),  ne  bougera  pas. 

155.  Par  mi  l'uis.  Il  faut  admettre  que  le  javelot,  après  avoir  enlevé  l'un  des  deniers, 
pénétrera  dans  la  salle  oii  se  trouvent  en  ce  moment  les  barons,  et  que  soutient  le  pilier 
merveilleux.  Il  convient  d'ailleurs  de  ne  pas  serrer  de  trop  près  le  texte. 

1.58.  Gten.s  (plus  souvent  (7e»s,  cf.  ancien  provençal  ûres)  =  lat.  gens.  Il  est  adverbe  et 
sert  à  fortifier  la  négation,  comme  pas,  point,  etc.  La  construction  avec  de,  qui  fait  de  ce 
mot  un  adverbe  de  quantité,  très  fréquente  dans  les  patois  du  Midi,  est  assez  rare  en  v.  fr. 

Ifô.  Parler  si  équivaut  à  «  parler  Je  ceci,  si  ».  On  dit  aujourd'hui  :  «  dire  si  ».  —  A  mi, 
avec  moi.  Le  roi  ïfugue  leur  avait  proposé  de  les  prendre  à  sa  solde  pendant  un  an. 

173.  Distrent.  Cf.  disdrent  vi  b,  28,  et  voy.  la  note. 

174.  M'espée  =  ma  espée.  Le  ms.  et  l'éd.  ont  ma'spée,  inadmissible  à  cette  date. 


o8  CHRESTOMATHIE  DE  l' ANCIEN   FRANÇAIS 

TRADUCTION 

'  «  Il  est  liien   juste,»  leur  dit  (lliarleiua^nie,  «  (juc  je  fasse 

mon  gab  le  prenner.  Le  roi  Hugues  le  Fort  peut  prendre  dans  toute 
sa  suite  un  jeune  chevalier,  si  fort  et  si  Inen  menihré  soit-il  :  qu"il 
revête  deux  hauberts  et  deux  heaumes  et  se  place  sur  un  destrier 
agile  et  bien  on  point.  Si  le  roi  veut  bien  me  prêter  son  épée  à  la 
])nignée  d'or  travaillé,  je  frapperai  sur  les  heaumes  à  l'endroit  le  plus 
brillant,  et  je  trancherai  les  hauberts  et  les  heaumes  ornés  de  pierres 
]>récieuses.  et  aussi  le  feutre  et  la  selle  du  destrier  vigoureux.  J'en- 
foncerai du  coup  l'épée  dans  la  terre  :  si  je  la  lâche,  i)ersonne  au 
monde  (liu^  :  aucun  homme  charnel)  ne  pourra  l'en  retirer  sans 
fouiller  la  terre  .à  une  profondeur  égale  à  la  longueur  d'un  bois  de 
lance.  —  Par  Dieu!»  dit  l'espion,  «vous  êtes  fort  et  bien  meuibré; 
le  roi  Hugues  a  agi  comme  un  fou  {lill\  :  lit  ce  que  [ferait]  un  fou), 
quand  il  vous  a  donné  l'hospitalité.  Si  cette  nuit  je  vous  entends 
encore  dire  <les  folies,  demain  matin,  dès  l'aube,  je  vous  ferai 
congédier.  » 

(V.  17.)  «  Faites  un  gab,  mon  beau  neveu  Roland!  »  dit  l'empereur. 

—  «  Volontiers,  sire,  »  répondit-il,  «  [je  suis]  tout  à  vos  ordres  ! 
Dites  au  roi  Hugues  qu'il  me  prête  son  cor  d'ivoire  et  je  m'en  irai 
hors  de  la  ville  dans  cette  plaine  que  voilà.  [.Je  soufflerai  dans  le  cor 
et]  mon  haleine  sera  si  forte  et  si  bruyante  que,  dans  toute  la  ville, 
qui  est  si  vaste  et  si  grande,  il  ne  restera  debout  ni  porte,  ni  poterne, 
fût-elle  de  cuivre  ou  d'acier,  et  aussi  solide  et  aussi  lourde  que  Ton 
vou<lra,  sans  que  l'une  aille  frapper  l'autre,  j^oussée  par  la  violence 
de  mon  souffle.  Et  si  le  roi  Hugues  se  met  devant,  il  faudra  qu'il  soit 
l)ien  fort  pour  ne  pas  voir  brûler  ses  moustaches,  et  pour  ne  pas 
perdre,  en  tournant  sur  lui-même,  les  grandes  fourrures  do  martre 
(ju'il  a  au  cou,  et,  en  se  renversant,  la  pelice  d'hermine  qu'il  a  sur  le 
dos.  —  Par  Dieu  !  »  dit  l'espion,  «  voici  un  méchant  çinb.  Le  roi 
Hugues  a  agi  comme  un  fou  en  héi)ergeant  <le  telles  gens.  » 

(  V.  82.)  «  Faites  un  gab,  seigneur  Olivier,  »  dit  Roland  le  Courtois. 

—  «  Volontiers,  »  dit  le  comte,  «  pourvu  que  Charles  me  le  per- 
mette... » 

«  P2t  vous,  seigneur  archevêque,  ferez-vous  un  gab  avec  nous?  — 
Oui,  »  dit  Turpin,  «  pour  obéir  à  Charles.  Que  le  roi  prenne  domain 
trois  des  meilleurs  destriers  qu'il  y  ait  dans  sa  cité,  et  qu'il  les  fasse 
courir  hors  de  la  ville  dans  cette  plaine  que  voilà.  Quant  ils  seront  le 
mieux  lancés,  j'arriverai  sur  la  droite  courant  avec  tant  de  force  que 
je  m'assiérai  sur  le  troisième  sans  toucher  aux  deux  autres.  Je  tien- 
drai ilans  ma  main  quatre  pommes  très  grosses  et  je  jonglerai  avec 


'  TrarJuclion  des  vers  cités  en  note  : 

En  la  chambre  voûtée,  dans  tin  pilier  do  marbre  creux,  il  (Hugno.s)  a  placé 
un  homme  :  toute  la  nuit,  celui-ci  le.s  regfirde  par  un  petit  trou.  L'escarboucle 
étlncèle  :  on  y  voit  aussi  liien  qu'en  été,  au  mois  fie  mai,  quand  le  soleil  luit. 


VOYAGE   DE    CHARLE]MAGNE  39 

ollos;  on  laissant  les  destriers  aller  à  leur  gré.  Si  nne  seule  pomme 
m'échappe  et  tombe  de  mon  poing,  (je  consens)  queChnrlemagne,  mon 
seigneur,  me  crève  les  yeux  {litt^  :  les  yeux  du  front).  —  Par 
Dieu  !  »  dit  l'espion,  «  ce  gab  est  bel  et  bon  ;  il  n'y  a  rien  là  qui 
puisse  blesser  le  roi,  mon  maître.  » 

{V.  4<S.)  «  Seigneurs,  ^)  dit  Guillaume  d'Orange,  «  je  vais  faire  mon 
fjoh.  Vous  voyez  cette  boule  :  je  n'en  ai  jamais  vu  de  plus  grande. 
Voyez  combien  il  y  a  et  d'or  fin  et  d'argent  !  Maintes  fois  on  y  a  mis 
trente  hommes  à  l'essai  :  ils  n'ont  pu  la  remuer,  tant  le  fardeau  était 
lourd.  Demain  matin,  je  la  prendrai  d'une  seule  main  ;  puis  je  la 
laisserai  aller  à  travers  ce  palais  et  j'abattrai  plus  de  quarante  toises 
du  mur.  —  Par  Dieu  !  »  dit  l'espion ,  «  je  ne  vous  en  croirai 
jamais.  Le  roi  aurait  bien  tort  de  ne  pas  vous  faire  essayer  {lifl^  :  que 
le  roi  soit  [déclaré]  absolument  félon,  s'il  ne  v.  fait  e.).  Domain 
matin,  avant  que  vous  soyez  chaussés,  je  le  lui  dirai.  » 

{V.  59.)  «Maintenant,  »  dit  l'empereur,  «  c'est  au  tour  d'Ogier,  le 
duc  de  Danemarck,  qui  est  capable  de  tant  de  prouesses.  —  Volon- 
tiers, ))  dit  le  baron,  «  [il  sera  faitj  entièrement  selon  a'os  désirs. 
Voyez-vous  ce  pilier  qui  soutient  le  palais,  que  vous  avez  vu  ce  matin 
tourner  si  rapidement  ?  Demain,  vous  me  le  verrez  embrasser  vigou- 
reusement, et  le  palais  chanceler  et  s'écrouler.  Celui  qui  sera  atteint 
ne  pourra  échapper  à  la  mort.  Le  roi  Hugues  sera  bien  fou.  s'il  ne  se 
va  cacher.  —  Par  Dieu  !  «  dit  l'espion,  «  cet  homme  est  enragé! 
Puisse  Dieu  ne  jamais  vous  permettre  de  commencer  l'accomplisse- 
ment de  ce  gab  !  Le  roi  Hugues  a  agi  comme  un  fou  en  vous  héber- 
geant. » 

(Y.  72.)  «  Faites  un  gah,  duc  Naimon,  »  dit  l'empereur.  —  «  Volon- 
tiers, »  dit  le  baron.  «  J'ai  la  tète  chenue  :  eh  bien  !  dites  au  roi 
Hugues  qu'il  me  prête  son  haubert  brun.  Domain,  quand  je  l'aurai 
endossé  et  revêtu...,  vovis  me  verrez  me  secouer  violemment  d'une 
telle  force  que  du  haubert  d'acier,  soit  blanc,  soit  brun,  tant  fort 
soit-il,.les  mailles  tomberont  à  terre  comme  fétus.  —  Par  Dieu!  » 
dit  l'espion,  «  vous  êtes  vieux  et  chenu,  vous  avez  le  poil  tout  blanc, 
mais  voiis  avez  les  muscles  (litf^  :  les  nerfs)  bien  durs.  » 

(V.  <S1.)  «  Faites  un  gab,  seigneur  Bérenger,  w  dit  l'empereur.  — 
«  Volontiers,  »  dit  le  comte,  «  puisque  vous  me  le  permettez.  Que  le 
roi  prenne  les  épées  de  tous  ses  chevaliers  ;  cju'il  les  fasse  enterrer 
jusqu'à  l'extrémité  de  la  garde  d'or  pur,  la  pointe  dressée  en  haut 
vers  le  ciel.  Je  monterai  à  pied  sur  la  plus  haute  tour  [du  palais], 
puis  je  me  laisserai  tomber  sur  les  épées.  Alors  vous  verrez  les  épées 
craquer  et  se  briser,  et  les  lames  d'acier  s'ébrécher  mutuellement. 
Vous  n'en  trouverez  pas  une  qui  m'ait  eftleuré  la  chair,  ni  entamé  la 
peau,  ni  blessé  profondément.  —  Par  Dieu  !  »  dit  l'espion,  «  cet 
homme  est  enragé  !  S'il  réalise  ce  gab,  il  est  de  fer  ou  d'acier.  » 

(V.  94.)  «  Seigneur  Bernard,  »  dit  l'empereur,  «  faites  un  gab.  — 
Volontiers,  »  dit  le  comte,  «  puisque  vous  l'ordonnez.  Vous  avez  vu 
cette  masse  d'eau  qui  court  avec  si  grand  l)ruit  ?  Demain,  je  la 
ferai  toute  sortir  de  son  lit,  se  répandre  parmi  ces  plaines  sous 
vos   yeux    à    tous    et    remplir   tous    les    celliers    qui    sont    dans 


40  f;HRESTOMATHIE   DE   l" ANCIEN   FRANÇAIS 

la  ville  ;  je  forcerai  les  gens  du  roi  Hugon  à  se  mouiller  et  à  marcher 
dans  Teau  et  le  roi  lui-môme  à  monter  sur  la  plus  haute  tour.  Il  n'en 
descendra  «luo  lorsque  je  le  lui  aurai  commandé.  —  Par  Dieu  !  » 
dit  l'espion,  «  cet  homme  est  hors  de  sens  !  Le  roi  Hugues  a  agi 
comme  un  fou,  quand  il  vous  a  donné  l'hospitalité.  Demain  matin, 
dés  Taube,  vous  serez  tous  congédiés.  » 

(  V.  106.)  «  Maintenant  mon  oncle  va  faire  son  gah,  »  dit  le  comte 
Bertrand.  —  «  Volontiers,  par  ma  foi  !  »  dit  Hernaut  de  Gironde. 
«  QwQ  le  roi  prenne  quatre  grandes  charges  de  ploml)  et  qu"il  les 
fasse  fondre  toutes  ensem])le  dans  des  chaudières  ;  qu"il  prenne  une 
cuve  qui  soit  grande  et  profonde  et  qu'il  la  fasse  reuiplir  jusqu'aux 
hords.  Alors  je  m'assiérai  au  milieu  jusqvi'à  la  fin  de  la  neuvième 
heure.  Quand  le  plonih  sera  entièrement  pris  et  les  ondes  liquides 
aplanies,  quand  il  sera  hien  serré,  alors  vous  me  verrez  me 
secouer,  et  séparer  le  ploml)  et  le  ronqjre  au-dessus  de  mes  membres  : 
il  n'y  en  restera  pas  le  poids  d'une  échalotte.  —  Voici  un  mer- 
veilleux gab,  »  dit  l'espion.  «  Jamais  je  n'ouïs  parler  de  si  dure  chair 
sur  les  os  d'un  homme  :  s'il  réalise  ce  gab,  il  est  de  fer  ou  d'acier.  » 

(V.  120.)  «  Faites  un  gdb,  seigneur  Aimery,  »  dit  l'empereur.  — 
«  Volontiers,  »  dit  le  comte,  «  puisque  vous  l'ordonnez.  J'ai  en  ce 
moment  un  bonnet  (X allemande,  fabriqué  outre  mer  et  doublé  avec 
la  peau  d'un  grand  poisson  de  mer.  Une  fois  que  je  l'aurai  mis  et 
arrangé  sur  ma  tète,  demain,'  quand  le  roi  Hugues  sera  assis  à  son 
diner,  je  mangerai  son  poisson  et  boirai  son  hii)pocras.  Puis  je  vien- 
drai par  derrière  et  je  lui  donnerai  un  tel  coup  (jne  je  le  ferai  s'incli- 
ner sur  sa  table.  Alors  vous  me  verrez  tirer  les  barjjes  et  arracher  les 
poils  des  moustaches  tellement...  —  Par  Dieu!  »  dit  l'espion, 
«  cet  homme  est  hors  de  sens.  Le  roi  Hugues  a  agi  comme  un  fou, 
quand  il  vous  a  donné  l'hospitalité.  » 

{y.  132.)  «  Seigneur  Bertrand,  »  dit  l'empereur,  «  faites  un  gab. 
—  Volontiers,  »  dit  le  comte,  «  je  n'ai  rien  à  vous  refuser.  Em- 
pruntez pour  moi  demain  matin  deux  écus  forts  et  raides,  et  je  m'en 
irai  hors  de  la  ville  au  sommet  de  ce  tertre  antique.  Là  vous  me  les 
verrez  frapper  l'un  contre  l'autre  d'une  telle  force  qu'ils  voleront  en 
éclats,  et  je  pousserai  en  même  temps  un  si  grand  cri  qu'il  ne  restera 
dans  ie  bois,  quatre  lieues  à  la  ronde,  ni  cerf,  ni  daim,  ni  biche  sau- 
vage, ni  chevreuil,  ni  renard,  qui  ne  s'enfuie.  —  Par  Dieu  !  »  dit 
l'espion,  «  voici  un  mauvais  gab.  Quand  le  roi  le  connaîtra,  il  en  sera 
ennuyé  et  mécontent.  » 

(V.  143.)  «  Faites  un  gab,  seigneur  Guérin,  »  dit  l'empereur 
Charles.  —  «  Volontiers,  »  dit  le  comte.  «  Demain,  en  présence  des 
autres  (des  gens  du  roi>,  faites  m'apporter  sur  la  place  un  épieu  fort 
et  raide,  grand  et  si  lourd  qu'un  vilain  en  ait  sa  charge,  le  bois  de 
pommier,  le  fer  long  d'une  aune.  Au  haut  de  cette  tour,  sur  ce  pilit-r 
de  marbre,  placez  moi  deux  deniers  exactement  l'un  sur  l'autre.  Aloi-s 
je  .sortirai  de  la  ville  et  m'éloignerai  l'espace  d'une  demi-lieue;  et  vous 
me  verrez,  si  vous  y  prenez  garde,  lancer  le  trait  jusqu'au  bas  delà 
tour,  faire  tomJ)er  l'un  des  deniers  si  doucement  et  si  légèrement  que 
l'autre  ne  bougera  pas.  Puis  je  m'élancerai  avec  tant  de  légèreté  et  de 


GALIEX 


41 


vitesse  que  j'arriverai  en  courant  à  la  porte  de  la  salle;  je  la  fran- 
chirai et  je  reprendrai  le  trait  avant  qu'il  ait  touché  terre.  —  Par 
Dieu  !  »  dit  l'espion,  «  ce  gab  vaut  trois  des  autres  :  il  n'y  a  rien  là 
qui  puisse  blesser  le  roi  mon  maître.  » 

(V.  159.)  Quand  les  comtes  ont  fait  leurs  gobs,  ils  s'endorment,  et 
l'espion,  qui  a  tout  entendu,  sort  de  la  salle.  Il  vient  à  la  porte  de  la 
chambre  où  est  couché  le  roi  Hugues  ;  la  trouvant  entr'ouverte,  il 
s'approche  du  lit.  L'empereur  l'aperçut  et  lui  dit  aussitôt  :  «  Dis-moi, 
que  font  les  Français  et  Charles  au  fier  visage  ?  Leur  avez-vous  en- 
tendu dire  s'ils  resteront  avec  moi  ?  —  Par  Dieu  !  »  dit  l'espion, 
«  ils  n'y  ont  guère  songé;  ils  vous  ont  cette  nuit  fortement  raillé  et 
tourné  en  dérision.  »  Et  il  lui  conta  tous  les  gabs,  tels  qu'il  les  avait 
entendus.  Quand  le  roi  Hugues  apprit  cela,  il  en  fut  ennuyé  et  mé- 
content. «  Par  ma  foi  !  »  dit  le  roi,  «  Charles  a  agi  follement  en  plai- 
santant si  étourdiment  à  mon  sujet.  Je  les  hébergeai  hier  soir  dans 
mes  cliambres  de  pierre  :  eh  bien  !  s'ils  n'accomplissent  pas  leurs  gabs 
comme  ils  l'ont  dit,  je  leur  trancherai  la  tète  avec  mon  épée  bien 
fourbie.  » 


VP.  GALIEN  RESTORÉ*       YP.  GALIEN  RETHORÉ  * 


.  CHAPITRE  VIII 

Comment  le  roi  Charlemaigne 
commença  le  premier  a  gaber 
et  chacun  des  douze pers  après. 

...  Et  commença  a  dire  le  roi 
Charles  qu'il  ne  povoit  dor- 
mir ;  mais  bien  cher  luy  sera 
vendu,  si  Dieu  n'y  met  re- 
5  mede,  car  il  sera  en  danger  de 
mort  et  les  douze  pers,  ainsi 
(/■o  13  ro)  Or  advint  que  quant  Gharle-  que  vous  orrez  cy  après.  En 

maiorne  fut  couchié  en  son  lit.  celle  nuict   l'empereur  et  les 


'  Manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale, 
fs.  fr.  1470,  foi  13  ro-18  vo.  Cf.  Ed.  Koschwitz, 
Sechs  Bearbeitungen  des  allfranzœsischen 
Gedichts  von  Karls  des  grossen  Reise  nach 
Jérusalem  tind  Constantinopeh  Heilbronn, 
1879,  p.  8-5-89.  —  Cette  rédaction  en  prosfi 
anonyme  du  Voyage  de  Charlemagne  forme 
le  début  du  Galien.  Nous  en  donnons  deux 
autres  versions  sous  les  n«5  vi''  et  vi'':  la 
première  semble,  comme  celle-ci,  du  milieu 
du  x\'  siècle,  la  seconde  du  commencement 
du  même  siècle  (voy.  Tableau,  p.  xr\')  ;  mais 
les  manuscrits  sont  postérieurs. 


Réimpression  de  il.  Ed.  Koschwitz , 
d'après  l'édition  de  1527,  loc.  cit.,  p.  117-122. 
—  Version  imprimée  assez  semblable  (quoi- 
que parfois  légèrement  développée)  à  la  ré- 
daction donnée  sous  le  n»  vib. 

3.  Cher  luy  sera  vendit,  impersonnelle- 
ment. A  la  bonne  époque,  on  aurait  dit  : 
chierle  companr-. 

0.  Et  les  douze  pers,  et  aussi  les  douze 
pairs.  On  trouve  plus  fréquemment  le  verbe 
séparant  deux  compléments  directs  coor- 
donnés. 


AO 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


si  nopoiit  dormir,  et  so  leva  en 
estant  et  a])pella  son  nepveu 
5  Roland  et  (Jlivier  et  les  autres 
harons,  et  leur  dist  Charle- 
niaigne  :  «  Par  la  foy  que  je 
doya  Dieu,  je  ne  puis  dormir: 
nuiis  par  amour  vous  pri  (pie 

40  oliascun  de  vous  die  <piélque 
cliose,  par  manière  de  ^fal)erie, 
pour  nous  oster  d'ennuy.  »  — 
«  Beaulx  ondes,  »  distRolant, 
((  foy  que  je  doy  a  Dieu  et  a 

M  vous,  je  gaberay  le  premier, 
s'il  vous  plaist.  —  Non 
ferez  pas,  »  dist  le  roy  Charle- 
maijjrne,  «  car  il  est  bien  droit 
que  je  frnhc  le  jiremier.  »  Lors 

20  va  gal)er  le  roy  tout  le  pi-emier  ; 
mais  se  Dieu  n'a  merey  de  Iny, 
tous  seront  en  grant  dangier. 
Car  en  la  chambre  avoict  ung 
l)illier  tout  creux,  et  dedans 

25  estoict  Tespie,  qui  escoutoit  ce 
que  disoient  les  .xij.  pérs  ;  si 
escouta  ce  que  remi)ereur  et 
les  pérs  disdrent,  puisTalla  di- 
re au  rov  Jîuinies  incontinant. 


douze  pers  no  peurent  dormir; 

10  si  appella  Fempereur  Roland 
et  Olivier  et  les  autres  aussi, 
et  leur  dit  qu'il  convenoit  pas- 
ser le  tenqis  en  lieu  de  d(U-mir, 
et  que  cliacun  vousist  gaber  et 

lô  dire  aucune  sornette  pour  rire. 
Et  Roland  res])ondit:  «  Sire,  je 
commenceray.s'ilvousi)laist.)> 
Et  l'empereur  luy  dist  ({ue  non 
feroit  et  que  ce  n'estoit  pas  la 

20  raison  :  mais  nonobstant  il  no 
se  courrouça  i)oint,  et  Roland 
dist  que  non  feroit  il.  Adonc 
(lliarlemaigne  dist  qu'il  com- 
menceroit  tout  le   premier    a 

25  gaber,  c'est  a  dire  railler  ou 
conter  aucimc  chose  pour  rire 
et  passer  le  temps,  ou  qui  men- 
tirtiit  le  mieux;  maison  grant 
danger  se  mist  d'en  perdre  la 

30  vie,  car  au  milieu  de  la  cham- 
bre ou  ilzestoientcouchezavoit 
un  grant  i)illier  creux  qui  os- 
toit  de  lin  marbre,  ou  s'estoit 
caché  et  tapy  im  espie  pour  os- 

30  conter   et  ouyr  ce   (pi'ilz  di- 


i.  Kn  esto.itl  =  iii  stando  (cf.  se  drecler 
en  e.  xxxiii,  IG).  Gérondif  neutre  pris  subs- 
tantivement. —  Scpveu,  fausse  ortho^^ra- 
])he  étymoloffiquo,  le  j)  de  ncpoteni  étant 
déjà  représente  par  r.  Ou  a  dit  de  même 
aux  xv":  et  xvi«  siècles  :  recepvoir,  decep- 
voir.  etc.  " 

10.  Die.  Voy.  V,  ii,  2(5,  et  vu,  102,  notes. 

i:j.  lieoAiLv  oncles,  au  cas  sujet  (cf.  Gan- 
nes  1Ô.J  et  vi"),  'M.  90,  a  côté  de  Ganelon 
(sujet)  1.51  et  vi<i,  109.  201.  21(j,  et  de  Guen- 
nex  (réf?.)  \i^,  108  ;  de  même  yaymes  et 
yatjmon  :  traces  d'une  rédaction  antérieure 
où  les  règles  de  l'ancienne  déclinaison 
étaient  observées.  Cf.  yi^,  15.  25. 

14.  Fo;/,  par  la  foi. 

m.  yon  ferez  pan.  Cf.  VF,  18,  que  non 
feroit,  et  22,  que  non  feroit  il,  où 'la  néga- 
tion n'est  pas  fortifiée. 

23.  AviAct  (cf.  estoict  2.5.  311,  soict  219, 
doinrt  207,  mectre  227,  etc.).  Orthographe 
sans  fondeini'nt  étymologique,  dont  il  y  a 
des  exemples  au  xv  siècle.  11  est  difficile  de 
croire  que  le  c  se  soit  prononcé  devant  le  /. 

28.  iJLidrenl  (cf.  dirent  32),  forme  rare  et 
dialectale,  pour  distrent  (disrent)  =  dixe- 


1-4.  Vousist,  voulût  )»ien.  Imparfait  du 
sulijonctif  dépendant  de  dit,  qui,  par  une 
espi'ce  de  zengma,  i)rend  le  sens  de  «  de- 
mander, exhorter  »,  d'où  le  subjonctif. 

19.  Et  que  ce  n'estoit  pas  la  raison,  et 
que  ce  n'était  pas  juste. 

20.  Aucune  chose,  quelque  chose.  Sens 
étymologique  {aucun  =  aliquem-unum), 
qui  n'est  resté  que  dans  les  propositions  né- 
gatives ou  interrogatives. 


GALIEX 


4:3 


30  Quant  romporeuroutclit  aux 
.xij.  pérs  toute  sa  voiilenté,  si 
lui  (liront  qu'il  gabast  tout  a 
son  plaisir,  «  car  bien  voions 
que  n"avez  tallent  de  dormir. 

35  —  Voulentiers,  »  dist  Char- 
lemaigne .  «  Vous  savez  que 
venons  du  Saint  Sépulcre  et 
avons  de  moult  belles  reliques 
et  très  dignes.  Si  savez  que  le 

40  roy  (  fO)  Hugues  est  moult  riche, 
hardi  et  moult  re/loubté,  et  si 
sommes  herbergez  en  son  pa- 
lais et  y  avons  esté  moult  riche- 
ment serviz  et  honnorez.  et  si 

'lô  cuide  qu'il  n'y  a  en  toute  Chres- 
tienté  son  pareil:  mais  toutes 
fois  il  n'y  a  homme  en  toute  sa 
court  tant  osé  ne  hardi,  et  fust 
il  vestu  de  deux  haubers  et  de 

~)0  deux  heaumes  luisans  de  fin 
acier,  que,  si  je  l'avoye  assené 
a   droit  coup,   que  je  ne   luy 


roient;  et  pouvoit  ouyrla  voix 
du  roy  et  de  tous  les  douze 
pers,  et  ne  semist  pas  les  gabz 
en  l'aureille  de  veau,  comme 

40  on  dict  par  manière  de  parler, 
mes  les  mist  touz  par  escript, 
car  au  matin  devant  le  jour 
vint  raconter  au  roy  Hugues 
tout  ce  qu'ilz  avoient   dit  et 

45  gabé. 

Quant  Charles  eut  dict  aux 
douze  pers  qu'il  leur  con venoit 
gaber ,  chacun  commença  a 
penser  ce  qu'il  diroit,  et  Ro- 

50  land.  qui  veit  bien  que  son 
oncle  ne  pouvoit  dormir,  luy 
commança  a  dire  :  »  Sire,  puis 
que  vous  n'avez  volunté  de 
dormir,  gabez  le  premier.  — 

55  Yoluntiers,  »  dist  le  roy  Ghar- 
lemaigne.  «  Vous  sçavez  tous 
que  nous  venons  de  Sainct  Se- 
pulchre  et  avons  aporté  moult 
de  dignes  reliques.  Or  est  le 

60  roy  Hugues  riche  homme  et  re- 
douté, et  sommes  maintenant 
en  sa  maison  logez,  et  ne  sera 
jamais  heure  que  je  ne  luy  en 
sache  bon  gré,  et  a  icy  un  pa- 

65  lais  moult  riche  et  sumptueux; 
mais  quand  j'ai  bien  partout 
regardé,  il  n'y  a  point  son  pa- 
reil  en  la  Ghrestienté.   Tou- 


rnnt,  usité  h  cJté  de  dirent  (cf.  mistrent. 
prislrenl,  etc.  i.  Le  d  a  peut-être  été  appelé, 
au  lieu  de  l,  par  le  d  précédent  (cf.  pris- 
drent  m,  114.  11(3,  reclusdrent  lu,  8Î,  et 
voy.  les  notes).  —  Le  détail  inséré  ici 
(cf.  vi"-,  .30-4.31  correspond  au  début  de  notre 
extrait  de  Garin  de  Monglare  et  aux  cinq 
vers  de  la  note  "  de  notre  numéro  vi». 

37.  Venons  du  Saint  Sépulcre.  Cette  al- 
lusion à  ce  (jui  fait  le  sujet  de  la  première 
partie  du  poème  ne  se  lie  pas  bien  à  ce  qui 
suit.  De  même  dans  les  deux  autres  rédac- 
tions. 

39.  Dignes,  précieuses  (dignes  d'un  grand 
prix).  —  Si  (cf.  et  si  41.  44),  particule  de 
transition  assez  semblable  au  de  des  Grecs. 

ôl  sqq.  Que...  que...  et  tellement  que 
(cf.  48,  tant  osé  ne  hardi,  et  fust  il).  Le  re- 


38.  Et  ne  se  mist  pas  les  gahz  en  l'au- 
reille de  veau.  Proverbe,  accompaorné  d'un 
jeu  de  mots  sur  mist.  Veau  est  ici  syno- 
nyme d'imbécile.  Cf.  Satire  Ménippée  : 
Garde:  vous  de  faire  le  veau,  et  cet  autre 
proverbe:  Entre  l'enclume  et  le  marteau. 
Qui  doigt  ;/  fourre  est  tenu  veau  (Leroux 
de  Lincy,  Prov.,  i,  20(i. 

46.  Dict.  Le  c  est  un  retour  erroné  à  l'é- 
tymologie.  Cf.  poictrine  77,  heaulmes  72. 
oultre  78,  etc.,  et  surtout  faictz  143,  oii  il  y 
a  eu  confusion  avec  le  participe  passé. 


C.HRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


trancliassè  la  teste  insf^iesaux 
piez.    et   tellement   que    mon 

50  branc  entrera  détiens  terre 
(lemy  iiié.  «  Quant  l'espie  l'en- 
tent, si  dist  en  soy  inesmes  : 
<■  L'on  a  maintes  fois  compté  a 
mon  seijjfneur  qu'il  n'est  liom- 

C(j  me  ou  monde  que,  s'il  entre- 
prent  tJTuerre  contre  vous,  qu'il 
ne  soit  incontinant  maté  par 
vous  ;  si  a  esté  mon  seiurneur 


teffois  si  n'y  a  il  homme  en  sa 
70  court,  tant  t'ust  liardy  eteustil 
son  corps  armé  de  deux  bons 
hauhertz  et  de  ileux  heaulmes 
de  lin  acier  trempé,  et  je  lui 
eusse  de  mon  espée  Joyeuse 
75  donné  un  coup  a  mon  plaisir 
dessus  la  teste,  que  je  ne  le 
pourfendisse  jusques  a  la  poic- 
trine  ou  par  aventure  oultre, 
car  je  fraperois  de  telle  force 


manionr  a  essayé  de  ne  faire  qu'une  seule 
pli  rase  du  gab  de  Gharlemao'ne,  que  son 
modèle  avait  dû  couper  en  deux  pln-ases 
(au  vers  10),  en  ajoutant,  il  est  vrai,  quel- 
ques détails  (cf.  Yi»,  2-12).  Le  second  que 
(cf.  (XRil,  et  vi"-,  87,  etc.),  qui  semble  de 
refile  au  xiv«  siècle,  devrait  être  aujourd'hui 
supprimé.  Le  deuxième  rédacteur  (vi^,  (JS-Sl), 
qui  est  un  peu  plus  prolixe,  a  une  phrase 
mieux  construite  et  jdus  claire,  en  ce  sens 
qu'elle  a  réduit  les  propositions  condition- 
nelles des  deux  formes  (imparfait  du  sub- 
jonctif et  indicatif  avec  si}  à  un  seul  type 
et  qu'il  a  remplacé  par  une  principale  avec 
ca?'  l'incidente  du  premier  rédacteur.  Quant 
au  troisième  (vi<',  :iO-3ô|,  il  se  tient  plus  près 
de  la  syntax»'  du  poème,  en  ce  sens  qu'il 
oppose  des  conditionnels  ipourfcndeioie, 
feroiei  à  un  imparfait  de  l'indicatif  avec  si 
et  a  l'imparfait  du  subjonctif  régi  par  que 
hypothétique  sous-entendu,  ce  qui  corres- 
pond exactement  aux  futurs  du  poème  op- 
nosés  aux  présents  du  subjonctif  indiquant 
les  hypothèses.  —  Ces  quatre  textes  pour- 
raient fournir  matière  à  bien  des  compa- 
raisons du  même  genre  :  il  sera  facile  au 
lecteur  de  les  faire  lui-même.  Voir  cepen- 
dant la  dernière  note  de  ce  morceau. 

58.  Compté  (cf.  312  et  337).  La  distinction 
de  .sens  entre  conter  et  compter  (dérivés  de 
compiitare)  d'après  l'orthographe,  ne  date 
que  du  xv<  siècle.  Au  xvi',  ou  trouve  en- 
core (isolément)  compter  au  sens  de  conter. 

(X).  Ou  =  en  le  (cf.  vi<l,  1,  etc.)  :  ou  monde, 
au  monde. 

•MJ-Ol.  Que...  qu'il  ne  soit.  On  dirait  sim- 
plement aujourd'hui  :  qui  ne  soit.  La  cons- 
truction est  la  même  que  1.5l-.'>2  (cf.  vil<,  vi"-, 
vi"*,  passim),  sauf  qu  ici  que  n'a  pas  d'anté- 
cédent. Il  faudrait  suppléer  tel.  Cette  prose 
des  XIV»  et  xv«  siècles,  à  force  de  vouloir 
être  simjde  et  claire,  arrive  facilement  au 
rabâchage  et  parfois  à  l'obscurité  par  la 
complication  aes  incidentes.  Cf.  72-.5,  etc. 
La  rédaction  du  n»  vi"i  est  généralement 
plus  claire  et  d'une  meilleure  époque,  ce 
qui  revient  a  dire  :  plus  ancienne. 


GALIEX 


45 


bien  mal  conseillé,  de  ce  qu'il 
G5  vous  a  en  son  palais  herbergé.  » 


Quant  Gharlemaigne  eut 
gabbé,  si  commanda  a  son 
nepveu  Roland  qu'il  gabast. 
«  Voulentiers,  »    dist   Rolant, 

70  puis  qu'il  (/"o  14  >'0)  vous  plaist. 
Demain  au  matin,  je  prendray 
mon  olifant,  et  puislecorneray 
si  très  fort  que  le  son  en  ystra 
si  fort  et  si  puissant  qu'il  fera 

75  tresbucher  la  cité  en  un  g  tas; 
et  se  le  roy  Hugues  en  parle 
aucunement,  jeluibruleray  sa 
barbe  et  son  grenon  flourv.  » 


80  que  mon  espée  ferois  entrer  de- 
dans terre  jusques  a  la  croi- 
sée. »  Et  l'espie  qui  s'estoit  mis 
de<lans  le  pilier  dist  en  son  pen- 
ser que  mainteffoisil  avoitouy 

85  conter  de  sa  force  et  proesse, 
et  qu'il  n'estoit  homme  tant 
fust  hardy  que,  s'il  prenoit 
guerre  contre  luy,  qu'il  ne  le 
mist  a  mort  ;  «  mais ,  jjuis  que 

90  mon  seigneur  sçavoit  qu'il  es- 
toit  si  cruel,  il  a  fait  mal  de 
le  loger  en  son  palais.  »  Et  es- 
crivoit  tout  ce  que  le  roy  Char- 
lemagne  disoit. 

95  Et  quand  le  roy  eut  gabé,  il 
commanda  a  son  nepveu  Ro- 
land a  gaber,  lequel  dist  que 
voluntiers  le  feroit  et  «  demain 
au  plus  matin,  »  dist  il,  «  je 
100  prendray  mon  éléphant  »  (c'est 
a  dire  son  cor  de  quoy  il  cor- 
noit),  «  et  le  sonnerai'  par  si 
giant  force  et  vertu  que  de  mon 
alaine  qui  en  sortira  sera  si 
105  grant  bruit  que  je  feray  choir 
et  trébucher  a  terre  le  donjon 
de  ce  palais  qui  est  grant  et 


80.  Ferais,  et  non  plus  feroie.  La  forme 
assimilée  à  la  2«  personne  (après  la  chute 
de  Ve)  a  déjà  prévalu,  du  moins  pour  le 
scribe.  Cf.  tiendrois  1.59,  etc.,  à  côté  de  fi- 
neroye  283. 

96.  Coinrnanda  ...  a  gaber.  Cf.  322  et  voy. 
la  note  à  m,  124. 

97-9.  DLst...  et  dist  il.  Ce  brusqfue  change- 
ment de  tournure  ne  s'emploierait  plus  au- 
jourd'hui avec  la  répétition  du  même  verbe. 
La  construction  inverse  se  trouve  1.  292-3. 

100.  Eléphant.  Retour  à  l'étj-mologie,  ce 
qui  a  obligé  le  rédacteur  à  la  "glose  naïve 
qui  suit,  pour  éviter  toute  confusion. 

103  sqq.  Que...  qv.i...  que...  qui...  tant 
que.  Phrase  bien  embarrassée.  Cf.  vi>',  122 
sqq.  et  voy.  vib,  GO-61,  note. 

104.  Sera,  se  produira  (existera). 

10.5.  C/ioJr-  Orthographe  moderne  qui  re- 
produit la  prononciation.  Xous  avons  con- 
servé l'orthographe  étymologique  dans 
seoir,  autrefois  dissyllabe  comme  cheoir. 
Cf.  107,  011  le  scribe"  a  employé  la  bonne 
forme. 


46 


CHRESTOMATIIIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Quant l'espie  l'entent,  si  a  grant 
80  paoïir  et  se  tient  le  plus  coy 
qu'il  peut,  et  disoit  entre  ses 
dens  :  «  Hélas  !  pouvre,  (|ue  fe- 
ray  je  ne  que  pourray  je  deve- 
nir demain  au   matin,   se  ce 
iio  chevalier  faysoit  ce  qu'il  a  dit  ? 
Je  seroye  occis  sans  point  de 
faulte.     Que    mauldicte    soit 
l'eure  qu'onqucs  je  suis  né  de 
mère  !    Car  ([ui  bien  regarde 
90  cellui,  ressemble-  mieulx  ung 
tirant  (jue  ung  autre  homme.  » 


Quant  Rolant  eut  gabé,   si 

dist  tout  liault  le  roy  a  Olivier  : 

.  . .  .  '  —  «  Sire,  »  dist  Olivier, 

95  «  je  ne  gaberay  pas,  mais  vous 

orrez  vray  conq)ter. . .  » 


(i?o)  Or  dist  Gharlemaigne  a 
Ogicr  :    «  Gaber,    sire  Ogier, 


large,  tant  qu'il  n'y  demourra 
pierre  sur  pierre.  »  Et  quand 

110  l'espie  entendit  Holan<l  ainsi 
deviser,  il  fu  tout  estonné  et 
eut  grand  j)aour,  et  n'avoit 
garde  de  toussir,  mais  dit  tout 
bas  entre  ses  dentz.  «  Hélas  ! 

115  pauvre  malheureux,  ((ue  pour- 
ray je  devenir  quand  ce  che- 
valier demain  au  point  du  jour 
fera  tom])er  le  donjon  de  ce 
palais  dessus   moy  ?   Je   suis 

1"20  mort,  je  u'ay  nul  garant.  Que 
maudicte  soit  l'heure  que  le 
roy  les  logea  jamais!  Car,  s'ilz 
sçavoient  (pie  fusse  mainte- 
nant dedans  ce  pillier  musse, 

125  ilz  le  viendroient  soubdaine- 
ment  rompre  et  me  feroient 
mourir  icy  a  grant  deuil  et 
tourment.  »  Toutelfois  il  mist 
tout  ce  que  Roland  avoit  dit 

130  en  escrit,  et  disoit  que,  s'il  pou- 
voit  escliaper,  que  le  roy  le 
sçaurait  denn\in  au  uîatin. 

Alors,  (punid  Roland  eut  ga- 
bé, il  dist  a  Olivier  ([u'ilgabast; 

135  et  Olivier  luy  dist  qu'il  ne  ga- 
beroit  ja,  nuiis  dist  :  «  Je  vous 
j ure  ma foy  que  j e diray  vérité, 
et  me  croyez  hardiment  de  ce 
({ue  je  vous  diray » 

140  Après,  Charlemaigne  dist  a 
Ogier  qu'il  gabast  :   «  Volun- 


'  Lacune  dans  le  iiis. 

83.  Xe.  Sens  voisin  de  ou.  Cf.  222  el  2Hô, 
où  la  plirase,  au  lieu  d'être  interrogativo, 
est  hyj'oUir'tique,  et  voy.  ni  au  Glossaire. 

87.'  Mauldicte.  L7,  tféjà  représentée  par 
n,  et  le  c,  fondu  dans  1'»,  reparaissent  ici  à 
tort,  i>ar  une  préoccupation  exagérée  et 
maladroite  de  1  étymologie,  commune  aux 
xive,  xv«  et  xvi«  siècles  (cf.  hauH  !i3,  faict 
H2,  etc.).  Le  y  de  ung  90,  etc.,  indique 
siiii])lemcnt  la  ])rononciation  nasale. 

88.  Qu'onqucs.  Que,  dans  laquelle,  oii. 
Onques  indique  l'indétermination. 

!t(J.  Vray  compter,  raconter  la  vérité, 
dire  vrai. 

98.  Cf.  211  et  279,  et  voy.  Glossaire,  s.  v.  or. 


113.  Toussir  =  tussire,  Cf.  lea  patois  du 
Midi.  La  forme  tousser  est  retaite  sur 
toux. 

122.  Jamais  équivaut  à  un(iuain,  ou  à 
-cuinque  dans  les  ])rononis  et  adverbes  in- 
délinis  latins,  et  donne  à  la  ])hrase  qnelijuo 
chose  d'indétismiiné.  Cf.  onques  vi'',  88. 

13U.  Ja  fortilie  la  négation.  Cf.  181,  etc. 


GALIEX 


47 


sans   plus   arrester.  —   Vou- 

100  leutiers,  »  dist  Ogier,  «  puis 
que  c'est  vostre  plaisir.  Sei- 
gneurs, »  dist  il,  «  veez  cy  en 
ceste  chambre  ung  groux  pil- 
lier  de  marbre;  mais  demain 

105  au  matin  le  me  verrez  embras- 
ser si  fort  que  je  le  feray  })ar 
morceaux  tout  rompre  ett'eray 
tresbuclier  toute  ceste  mai- 
son. »  Lors  eut  Tespie  grant 

110  freeur  et  dist  :  «  Dieux  !  que 
feray  ?  Les  grans  deables  d'en- 
fer m'ont  faict,  bien  say,  de- 
dens  ce  pillier  entrer.  Je  n'y 
demourroie  jusques    au  jour 

115  pour  tout  l'or  du  monde;  mais 

quant   serez   endormiz,   m'en 

iray  le  plus  coyement  (/o  15  ro) 

que  je  pourray.  » 

Après,  commanda  Charle- 

120  maigne  aBertrand  qu'il  gabast. 
«  Youlentiers,  »  dist  Bertrand. 
«  Demain  au  matin,  si  tost  que 
je  verray  le  jour,  je  abatray  ce 
palais  ;  et  quant  il  sera  cheii, 

125  je  feray  ung  si  grant  sault  que 
sans  me  faire  mal  m'en 
ystray  de  céans.  —  Ha  !  sire,  » 
dist  i'espie,  «  bien  vous  ay 
entendu.  Par  Sainct  Pierre  de 

lyo  Romme  !  pas  ci  ne  demourray 
longuement,  car  aussi  tost  que 


tiers,  »  dist  Ogier,  «  je  n'en 
faictz  nul  reffus  quant  a  moy. 
Vous  voyez  bien  ce  gros  pilier 

145  de  marbre  au  milieu  de  ceste 
chambre  :  demain  au  matin, 
vous  le  me  verrez  si  fort  em- 
brasser ({ue  je  le  feray  aussi 
menu  que  cendre.  —  Helas  !  » 

150  dit  I'espie  qui  dedans  estoit, 
«  Dieu  me  vueille  sauver  !  Je 
croy  que  tous  les  diables  d'en- 
fer m'ont  faict  icy  mettre  ;  or 
ne  m'en  sçaurois  je   mainte- 

155  nant  aller.  Par  Dieu,  s'ilz  se 
peuvent  endormir,  bien  tost 
m'en  iray;  car  pour  toute  la  ri- 
chesse du  roy  Hugues  ne  me 
tiendrois  pas  ici.  » 


IGO  Après,  le  roy  Charlemaigne 
commanda  a  Bertrand  qu'il 
gabast,  et  il  respondit  qu'il  n'y 
failleroit  pas  et  dist  :  «  Demain 
au  matin,  avant  que  le  jour 

165  soit  venu,  je  prendray  ce  pa- 
lais atout  mes  deux  mains  et 
le  feray  cheoir  présent  Ugier, 
sans  faire  mal  a  personne  de 
nous  ;  puis  je  sortiray  le  der- 

170  nier  sans  nul  mal  avoir.  — 
Helas!  sire,  »  dist  I'espie,  «  je 
vous    ay    bien    escoutt.   Par 


103.  Groux.  L'x  a  remplacé  ici,  comme 
souvent  eu  français  moderne,  l's  finale 
muette,  de  même  que  1')/  a  remplacé  l'i  (cf. 
ferai/,  sa;/,  etc.).  La  prononciation  ou  pour  o 
(cf.  chouse,  au  xvie  siècle)  est  sans  doute 
dialectale. 

111.  Que  feray.  L'ellipse  du  pronom  sujet 
est  plus  rare  dans  les  propositions  inlerro- 
gatives  et  dans  celles  ou  il  devrait  être 
placé  après  le  verbe  (cf.  bien  say,  112). 

114.  Demourroie,  forme  euphonique  ordi- 
naire pour  demoiov/'o/e (cf.  cleinourra,'21\; 
vi',  108,  etc.  ;  vid,  183,  et  demourray  vi  <=, 
174).  De  même,  Va  finale  du  radical  se 
change  souvent  en  r  :  douer  ,  dorrai 
(dourray  lô9,  dorroie  vu,  132).  Donray  114 
semble  une  orthographe  étymologique  pour 
dorray  ou  doneray. 


1G6.  Atout  (=  ad  totum),  proposition 
comiioaée,  oii  tout  fortifie  a,  avec.  On  a 
aussi,  mais  plus  rarement,  fait  accorder 
l'adj.  avec  le  nom  suivant,  en  donnant  à  la 
locution  un  sens  à  peu  près  semblable. 

1(37.  Présent  Ogier,  eu  présence  d'Ogier. 
Ce  trait,  spécial  à  cette  rédaction,  semble 
un  défi  porté  à  celui  des  pairs  qui  vient  de 
parler.  D'ailleurs  ce  yah,  étranger  au  poème, 
n'est  qu'une  variante  de  celui  d'Ogier.  Voy. 
note  à  VI  b,  337. 


48 


CHUESTOMATHIE   DE   L' ANCIEN'   FRANÇAIS 


je  VOUS    sentiray    ondonniz, 
je  m'en  ystray  d'ioy.  » 


(I  Or  gahez  aussi,  Ayniery,  » 

1:35  dist  Charlemaigne.  —  «  You- 
len  tiers,  sire,  »  fait  il,  «  puis 
qu'il  vous  plest.  Veez  la  une 
grosse  pierre  qui  gist  en  celle 
court  :  je  la  vous  leveray  de- 

l'iU  main  au  matin  a  une  de  mes 
mains,  et  si  en  donray  par  des- 
pit  si  grant  coup  contre  le  palais 
que  j'en  abatray  .xxx.  toises. 
—    Ha  !    sire,   »   dist  l'espie, 

liô  «  de  Dieu  soiez  mauldit,  ne  ja 
Dieu  ne  vous  en  donne  la  puis- 
sance, ne  jamais  en  hostél  ne 
puissiez  vous  loger  !  Car  grant 
mestier  a  d'oste,  qui  vous  loge 

150  plus  (fo)  hault  d'une  nuyt.  » 


Lors  dist  Ganelon  :   «  Sei- 
gneurs,   je  vieulx  gaber.    — 
Or  gabez  doncques,  »  dist  le 
roy    Cliarlemaigne.  —    «  De- 
155  main,»  va  dire  Gannes,  «ainsi 


Sainct  Pierre  de  Romme,  plus 
icy  je  ne  demourray  ;  car  aussi 

175  tost  que  serez  endormis,  je 
m'en  iray  liors  du  palais,  de 
peur  des  dangers.  » 

Après,  (lliarlemaigue  dist  a 
Emery  :  «  Or  gal)ez  vostre  fois  ! 

180  —  Par  ma  foy,  »  dist  Emery, 
vous  n'en  serez  ja  desdit.  En 
la  cour  de  ce  palais  a  une 
grosse  pierre,  que  demain  au 
matin  leveray  sans  contredit  ; 

185  et  par  despit  la  prendray  d'une 
main,  et  la  jetteray  a  rencontre 
du  mur  de  ce  palays  de  si 
grand  roydeur,  que  du  i^'e- 
mier  coup    en  feray   tomber 

190  trente  toyses  par  terre.  — 
Ha  !  sire,  »  dist  l'espie,  «  vos- 
tre corps  soit  maudit  !  Je  prie 
a  Dieu  qu'il  ne  vous  en  donne 
la  pui-ssance,  et  d'autre  part  il 

195  a  grant  désir  d'avoir  des  hos- 
tes,  qui  vous  héberge  plus  haut 
d'une  nuit.  » 

Et   alors  commença  a  dire 
Ganelon:  «  Seigneurs,  je  vueil 

200  gaber.  »  Et  le  royGharle[niai]- 
gne  hù  dist  qu'il  gabast,  et  Ga- 
nelon dist  :  «  Mais  que  demain 


1.34.  Or  gabez  (cf.  1.53  et  vi  ^  179;  vH, 
195).  Or,  avec  l'impératif,  sert  à  exhorter  ; 
de  même  avec  l'inlinitif  précédé  de  de  lu, 
13,  ou  sans  de  vib ,  98.  211.  279. 

1.39.  Court,  pour  cour.  Retour  à  l'étymo- 
luKJp. 

1-40.  A,  avec. — 141. 2>on)-fli/. Voy.lli,  note. 

lijO.  Plus  hault  d'une  nuijt  (cf.  vi<",  lOIJ), 
plus  loiicctemps  qu'une  nuit.  Expression  bi- 
zarre :  haut  et  lont/  sont  ici  confondus.  — 
Pour  de  =  que  après  un  comparatif,  tour- 
nure fréquente  en  ancien  français,  cf.  l'ita- 
lien di. 

l.')2  (cf.  243).  Vieulx.  Cf.  veuLv  (2^  jjers.) 
I.IV,  I,  94  et  viens  (2»  pcre.)  lui,  142.  Lai" 
personne  a  nris  la  forme  de  la  2»  (cf.  le 
français  moderne).  L'i  est  dialectal  (jiicard), 
et  1'^  est  un  retour  erroné  à  l'étymologie, 
comme  dans  hault  93,  chault  258,  etc. 

154  sqq.  Voy.  vi"",  108,  note. 

1.55.  Va  dire,  pour  dit  (parfait  aoristique 


179.  Or  gabez.  Voy.  vil>,  98  et  134,  notes. 
—  Vostre  fois,  à  voire  tour. 
184.  Sans  contredit,  assurément. 

191.  Vostre  cors.  Périphrase  pour  vous. 
Voy.  IV,  0(i,  note. 

192.  .Je   prie  a  Dieu.  Latinisme. 

19(j.  Plus  haut  d'une  nuit.  Voy.  vxb,  150, 
note. 
202  sqq.  Voy.  vid,  108,  note. 


GALIEN 


49 


que  serons  an  palais  et  que  le 
roy  Hugues  uiL'Ugera  son  pois- 
son et  qu"il  l.)[e]vra  son  bon  vin, 
je  lui  dourray  tel  horion  du 

ICO  poing  sur  le  coul  que  je  lui 
rouipray  le  ga^•ion.  —  Hé  ! 
Dieux,  »  dist  l'espie,  «  tu  es 
bien  un  traïstre  niauvaix  et 
portes  bien  visaige  de  trahison . 

165  Que  pendu  puisses  tu  estre, 
car  tu  semble  bien  a  estre 
plein  de  grant  trahison.  » 


Après,  dist  Charlemaigne  au 
duc    Naymes    qu'il    gabast. 

170  «  Youlentiers,  sire,  »  dist  il, 
«  puisqu'il  vous  vient  a  gré.  Or 
me  baille  le  roy  Hugues  deux 
haubersforsetmenuzesmaillez, 
et  si  tost  que  j e  les  avray  vestuz, 

175  non  obstant  que  je  soie  ung 
vieillarttout  chenu,  si  sauldray 
.XX.  toises  par  dessus  ces  haulz 
murs,  et  puis  me  secourray  par 
si  grant  (fo  16  r»)  force  que  les 

180  deux  haubers  desrompray  très- 
tous  auxi  menuz  comme  estan 
batu.  —  Hélas  !  »  dist  l'espie, 
«  doulx  glorieux  Dieu,  qui 
fustes   féru   au  cousté  d'une 

185  lance  par  la  main  de  Longis  et 
depuis  lui  listes  vertus,  se  vous 
ne  gardez  le  roy  Hugues,  tous 
ses  gens  sont  pèrduz.  Tous  les 
deables    eussent    bien    cuidé 

190  qu'en  ce  vieillard,  qui  bien  a 


nous  soyons  devant  le  roy  Hu- 
gues a  son  disner,  ou  quant  il 

205  voudra  boire  et  manger  soyt 
cher  ou  poisson,  ou  quant  il 
beuvra  de  son  bon  vin.  je  luy 
donneray  de  mon  poing  tel 
coup  dessus  le  col  que  je  lui 

210  romperay  le  gavion.  — Ha!  » 
dist  l'espie  qui  estoit  dedans 
le  pilier,  «tu  es  un -faux  trahi- 
tre  paillard,  car  aujourd'huy 
n'y  eut  homme  qui  dist  chose 

215  si  desloyalle  ;  certes,  tu  n'es 
pas  sage  ne  preudhomme.  » 

Quant  Ganelon  eut  gabé,  le 
duc  Naymes  gaba  j)ar  le  com- 
mandement   du    roy    et   dist 

220  ainsi  :  «  Si  le  roy  Hugues  me 
veut  bailler  deux  haubers  bons 
et  fors  que  je  vestiray,  jaçoit  ce 
que  je  ne  soye  plus  qu'un  A-ieil- 
lard  chenu,"  encores  sauteray 

225  je  vingt  toises  de  long  par 
dessus  les  murs  emmy  ses  prez 
verdoyants,  et  puis  je  m'en 
courray  de  si  grand  force  et 
vertu  cfue   les  deux  haubers 

230  feray  desrompre  et  froisser 
aussi  menu  que  paille.  — 
Par  Dieu  !  »  ce  dist  l'espie, 
«  qui  grand  diable  eust  cuidé 
qu'il  y  eust  tant  de  puissance 

235  en  un  vieillard  de  sept  vingtz 
ans  ou  plus  ?  » 


ou  présent  historique).  Tournure  assez  rare, 
familière  au  catalan  et  que  l'on  trouve 
aussi  dans  certains  textes  provençaux,  par 
exemple  dans  la  Vie  de  saint  Honorât.  — 
Gannes.  Voy.  13,  note. 

KJO.  Coul  (cf.  250).  Prononcez  cou  {l  du 
latin  rétablie  à  tort). 

1C6.  Semblés  a  estre.  Cf.  rv,  26  note. 

173.  Menuz  esmaillez.  Cf.  180-181  et  voy. 
VI»,  113,  note. 

181.  Auxi.  Prononcez  aussi  (au-ci). 

CoxsTAXS.    Chrestomathie. 


235.  Sept  vingtz  (ci.  xii,  85),  cent  qua- 
rante. Cf.  quatre-vingts  et  Quinze-Vingts. 
Ou  trouve  encore  six-vingts  au  xvii«  siècle. 


50 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


.iiij'^.  ans  OU  plus,  eust  tel  force 
et  vertu,  » 

Après,  dist  Gharlemaigne  a 
Turpin  :  «  Sire  Turpin,  dictes 

195  quelque  cliose  de  joieux.  — 
Vouleutiers,  »  dist  il,  «  sire, 
ne  oncques  n'ouystes  dire  a 
homme  vivant  mieulx  que  je 
vous  diray.  Avez  vous  veû  la 

200  mér  courir  ?  Deuuxin  j e la  feray 
yssirdeson chantier  etla  feray 
venir  par  eeste  ville  a  si  grant 
roideurqu'iln'yavrabourgeoys 
vieil  ne  jeune  que  je  ne  face 

203  lloter  en  eaue.  —  Ha  !  sire,  » 
dist  l'espie,  «  le  Dieu  qui  list 
tout  le  monde  ne  te  doinct  ja 
jiovoir  de  fère  tel  ouvrage,  (vo) 
car  cliascun  pourroit  bien  dire 

:2iO  (|u'il  avroyt  perdu  son  hostél.  » 


«  Or  gaher,  »  dit  l'empereur, 
«  Bernard  de  Mondidier.  — 
«  Sire,  je  le  feray  voulentiers. 
Or  me  baille  le  roy  Hugues 
215  trois  destriers  fors  et  legiers 
des  plus  fors  qu'il  pourra 
trouver,  et  soient  mis  l'un  près 
de  l'autre  en  ung  beau  champ. 


Charlemaigne  dist  en  après 
a  l'archevesquc  Turpin  cpi'il 
gabast.  «  Voluntiers,  »  dist  l'ar- 

2'i0  chevesque,  »  puis  (juc  c'est 
vostre  plaisir  :  jamais  n'ouys- 
tes dire  le  pareil  a  homme, 
tant  fust  il  vieil  ou  jeune.  Vous 
avez  veu  un  petit  ruisseau  qui 

245  court  auprès  de  ce  palais  :  de- 
main au  matin  je  le  feray  des- 
])order  et  saillir  hors  par  si 
grand  habondance  qu'il  n'y 
aura  en  ceste  ville  icy  bour- 

250  geois  ne  vieil  ne  jeune  que 
dedans  sa  maison  ne  face  iloter 
en  l'eaue  jusques  a  la  cein- 
ture. »  Ace  respondit  l'espie; 
«  Geluy  qui  flst  Adam  ne  t'en 

255  doint  le  pouvoir  I  Mauvais  con- 
seil eut  le  roy  Hugues,  quand 
dedans  sa  maison  vous  alla 
hébergeant.  » 

290'  Et  lors  dist  l'empereur  Char- 
lemaigne a  Beranger  qu'il  ga- 
bast. «  Voluntiers,  »  dist  il, 
«  puis  que  m'en  priez,  »  et  dist: 
«  Si  le  roy  Hugues  me  veut 

295  bailler  trois  destriers  des  plus 
fors  et  plus  puissans  qu'il  ait 
en  son  escuyrie,  et  qu'ils  soient 


194.  Dictes  quelque  chose  de  joieux.  Dé- 
finitioa  adoucie  du  yab.  Cf.  Vie,  15  et  25  ; 
VI "J,  22  et  155  sqq. 

197.  -Ve  oncques  n'oui/stes  dire,  et  jamais 
vous  n'avez  entendu  dire  :  le  premier  ne 
."Signifie  ni  (^  nec),  le  second  ne  équivaut  à 
nen  (=«  non). 

20J.  Courir.  Allusion  au  fort  courant  du 
détroit  de  Gonstantinople. 

211.  Or  (jaber.  Voy.  98  et  134,  notes. 


*  Pour  faciliter  la  comparaison,  nous 
plaçons  toujours  chaque  gab  en  face  du 
fjab  correspondant,  eu  conservant  lo  numé- 
rotage des  lignes. 

242.  Le  pareil,  sous-entendu  £ra6.  Il  serait 
peut-être  un  peu  ciioquant  de  voir  ici  un 
neutre. 

244.  Un  petit  ruisseau.  L'auteur,  igno- 
rant la  position  de  Constantinople,  a  mo- 
difié notablement  la  donnée.  Le  rédacteur 
du  n»  VI''  a  fait  de  la  Corne  d'or  une  ri- 
vière. Cf.  VI  "l,  119. 

251.  Face,  sous-entendu  Je. 

257.  Alla  hébergeant.  La  périphrase  sem- 
ble indiquer  le  commencement  de  l'action 
réalisant  la  résolution  prise  (le  «  conseil  »). 

297.  Escuyrie,  do  escuier,  avait  ù  l'origine 
cinq  syllabes. 


GALIEN 


51 


et  soict  mon  corps   vestu  de 

220  troy s  liaubers  lesplusforsqii'on 
pourra  trouver,  et  que  j'aie  sur 
moy  autant  de  fer  ne  de  acier 
que  .Y.  hardiz  clievaliers  por- 
teroient  en  guerre  ;  et  du  pre- 

225  mier  cheval  jusques  au  derre- 
nier  sauldray  par  dessus  sans 
point  mectre  le  pié  en  l'estrier 
ne  sans  toucher  aux  chevaux 
en  nulle  manière;  et  après,  me 

230  vouldray  at'licher  dessus  les 
troys  si  roidement  qu'il  ne  de- 
mourra  sur  eulx  os  que  je  ne 
face  esmïer.  —  Ha  !  (/"o  17  ro) 
heaulx  Dieulx,  »   dist  l'espie 

235  tout  bas,  »  le  roy  Hugues  n'a 
pas  de  télz  hostes  mestier,  car 
tost  lui  avroient  ses  destriers 
faiz  finer.  » 


En  après,  l'empereur  com- 
2i0  manda  a  Richart  qu'il  galjast 
aussi.  «Voulentiers,  »  dist  Ri- 
chart, «  puis  qu'il  vous  vient  a 
gré.  Je  vieulx,  »  dist  Richart, 
«  quant  il  sera  jour,  que  le  roy 
2i5  Hugues  preigne  six  hommes 


mis  l'un  auprès  de  l'autre  en 
un  beau  pré,  et  que  j'aye  trois 

300  liaul)ers  bien  doublez  vestus 
[et]  endossez,  ou  aussi  pesant 
de  fer  et  d'acier  comme  pour- 
royent  bien  porter  quinze  des 
meilleurs    chevaliers    et   des 

305  plus  hardis  de  toute  sa  court, 
j'entreprens  de  sauter  par  des- 
sus le  premier  et  aussi  le  deu- 
xiesme  sans  mettre  le  pied  a 
l'estrier  ne  sans  aux  deux  che- 

310  vaux  toucher  des  mains,  mais 
sauteray  sur  le  derrier  si  as- 
prement  que  dessus  luy  ne 
aura  os  que  ne  luy  face  rompre 
et     briser.     —     Beau     sire 

315  Dieu  !  »  dist  l'espie,  «  le  roy 
Hugues  n'a  pas  besoing  d'un 
tel  page,  car  bien  tost  lui 
auroit  abaissé  ses  chevaux  de 


ce  jour.  » 
320      L  '  empereur 


Charlemaigne 
commanda  après  a  Richard  de 
Normandie  a  gaber,  lequel  le 
fist  volontiers.  «  Je  veux,  » 
dist  Richard,  «  que,  quand  H 
325  sera  demain  soleil  levé,  que  le 
roy  Hugues  me  baille  sixliom- 


224.  Et  du  premier,  etc.  Du  premier  che- 
val (à  côté  duquel  je  me  tiendrai  à  terre),  je 
sauterai  sur  le  troisième,  sans  toucher  les 
deux  autres. 

230.  Me  vouldray  afficher  est  plus  affir- 
matif  que  m' a  ficherai.  Cf.  XLI,  i,  11.  — 
Dessus  les  troi/s.  Trait  peu  intelligible  :  les 
deux  autres  rédactions  le  font  asseoir,  avec 
raison,  seulement  sur  le  troisième.  Cf.  vi^, 
40,  note. 

238.  Faiz  finer,  menés  à  bout,  détruits. 
Pour  l'accord  du  participe,  qui  est  de  règle 
en  ancien  français  quand  le  régime  direct 
précède,  cf.  314'  et  voy.  vid,  176,  note. 

243  sqq.  Les  rédactions  des  numéros  vi  b 
et  vii  ajoutent,  par  contamination,  au  trait 
original  du  poème  (le  saut  dans  la  cuve  de 
plomb  fondu),  un  autre  trait  (les  six  hom- 
mes armés  qu'il  porte  sur  son  cou),  lequel 
est  seul  dans  la  rédaction  du  numéro  vi<^, 
mais  modifié  en  conséquence  :  il  ne  s'agit 
plus  que  d'un  concours  de  saut,  et  la  ré- 
uexiou  de  l'espion  s'en  ressent. 


301.  Pesant.  Voy.  via,  HG,_note. 

806.  J'entreprens  de,  je  prétends. 

325.  Soleil  levé.  Cf.  vit»,  244,  il  sera  jour, 
vie,  360,  il  fut  jour,  et  l'expression  mo- 
derne: il  est  trois  heures  passées. 


52 


CHRESTOMATHIE  DE  L  ANCIEN  FR.VN'ÇAJS 


des  plus  fors  de  toute  sa  cité, 
et  après  preigne  dpux  cuviers 
hien  reliez,  et  soient  einpliz  de 
plomb  fondu  ;  puis,  quej'aye 

250  six  liommes  dessus  mon  coul 
armez  de  toutes  armes;  et 
quant  je  les  y  avray,  je  saul- 
(îray  atout  eùlx  dedens  le  en- 
vier, et  puis  ressauldray  hors 

25Ô  si  vistemeut  que  les  six  hom- 
mes que  j'avray  sus  moy  seront 
tous  estounez,  et  ne  sèray  du 
plomb  chault  en  nulle  manière 
atouchié,  en  manière  que  j'en 

2G0  vaille    pis.   —  Hélas  !  »  dist 

l'espie,    «  maleur  me  fist  cy 

venir  :  je  croy  que  ces  gens 

sont  tous  de  fer  et  d'acier.  » 

Après,  dist  l'empereur  au  duc 

265  Guerin  qu'il  (f»)  gabast.  «Vou- 
lentiers,  »  dist  il,  «  sire,  puis 
qu'il  vous  agrée.  Demain  au 
matin,  je  monteray  sur  ce  pa- 
lais, et  toutes  les  grans  pier- 

270  res  getteray  par  si  grant  roi- 
deur  qu'il  ne  demourra  cy 
environ  beste  sauvaige  que  je 
n'occie.  —  Ha  !  Dieux,  » 
dist  l'espie,  «  que  cellui  puisse 

275  Hm-Y  mauvaisement  qui  vous 
monstra  le  chemin  pour  venir 
céans,  car  j'ay  grant  double  de 
ne  partir  jamais  d'icy.  » 


«  Or  sus,  gaber,  duc  Beran- 

280  gier,  »  dist  Charlemaigne.  — 

«  Voulentiers,  sii-e,  »  dist  Be- 

rangier.  «  Or  preigne  demain 


mes  des  plus  forts  et  puissans 
de  toute  sa  terre  :  je  sauteray 
plus  a  un  sault,  moy  estant 

330  armé  de  toutes  pièces,  que  ne 
feront  tous  ceux  qu'il  me  l>ail- 
lera  a  sauter  chacun  son  sault.  » 
Alors  dist  l'espie  :  «  Gestuy  cy 
est  bon  compaing  :  ce  n'est  que 

335  hal)ilité.  Je  ne  voudroye  pas 
saulter  a  luy.  » 


Après  tous  les  autres,  le  duc 
Guerin  seprint  a  gaber  et  dit: 
«  Je  monteray  demain  en  ce 

340  palais  marbrin,  et  prendray 
toutes  les  grosses  pierres  qui  y 
sont,  et  du  couple  de  ce  palais 
les  jetteray  dedans  toutes  les 
forestz  d'environ  Constantino- 

345  pie  par  si  grant  force  et  vertu 
qu'il  n'y  demourra  cerf,  biche, 
ne  lièvre  ne  connin,  que  je  ne 
tue.  —  Haa  !  sire,  »  dit  l'es- 
pie, «  Dieu  te  doint  maie  fin  ! 

350  Pleust  a  Dieu  que  celuy  qui 
céans  vous  monstra  le  chemin 
eust  esté  aveugle  !  Se  Dieu  te 
donnoit  celle  puissance,  mon 
seigneur  ne  mengeroit    plus 

355  de  venaison.  » 

259  Et  après  l'archevesque  Tur- 
pin  gaba  Bernard  de  Mondi- 
dier,  et  dist  au  roy  Charle- 
maigne :  «  Prengne  demain  au 


279.  Or  SU.1,  gaber.  Voy.  98  et  134,  notos. 

ZS'i.  Or  ...  demain.  Or  est  quelquefois  ex- 
jtl'-tif,  quand  il  est  aecoinpagné  d'un  ad- 
verbe de  temps.  Cf.  vi"-,  1^>3,  etc.,  et  d'autre 
p^rt  VI b,  171.  214,  etc.,  où  l'on  peut  le  con.si- 
dérer  comme  une  transition,  d'oii  notre  em- 
ploi de  or,  toujours  en  tête  de  la  phrase. 


334.  Compaing.  Trace  du  cas  sujet.  Bu 
reste,  compaing  a  de  bonne  heure  constitué 
un  mot  si'paré  de  compagnon. 

330.  A  luy,  avec  lui.  A  peut  également 
être  rattaché  à  ad,  comme  indiquant  une 
comparaison  (à  côté  de). 


GALIEN 


53 


le  roy  Hugues  six  espées,  tou- 
tes d'acier,  et  des  meilleures 

285  que  ses  chevaliers  aient  ne 
qu'il  pourra  finer  en  ceste  %ille, 
et  puis  les  face  licher  en  terre 
jusques  au  meilleu,  les  pointes 
contremont  et  les  pommeaux 

290  en  terre.  Tout  nud  enmy  mes 
braies  me  verrez  despoiÙer,  et 
puis  sauldray  sus  les  pointes 
si  legiérement  du  couplait  du 
palays,  que  toutes  les  espées 

295  feray  ronq^re  et  desbriser  sans 
moy  point  blesser.  —  Be- 
rangier,  »  dist  Roland,  «  foy 
que  doy  a  Dieu,  je  ne  vous 
bailleray  pas  (/"o  18  )-o)  Duran- 

300  dal  mon  espée  pour  ainsi  l'a- 
tourner,  car  je  Taime  trop 
chiérement.  —  Ne  moy 
aussi  la  mienne,  »  dist  Ogier 
le  Dannoys,  «  car  pour  or  ne 

305  pour  monnoye  n'en  trouveroie 
la  pareille.  » 


Or  ont  [gabé]  les  princes  pour 
eux  esbanoier  et  pour  passer 
le    temps    plus    plaisanment 

310  chascun  endroit  soy.  Mais  l'es- 
pie  quiestoict  dedens  lejHllier 
creux  l'alla  compter  au  roy 
Hugues,  le  quel  se  courroussa 
moult  fort,  et  les  eùst  tous  faiz 

315  occire,  si  ne  fust  la  grâce  de 
Dieu  qui  les  garentit.  Quant 
Charlemaigne  et  les  .xij.  pérs 
eurent  gabé,  si  s'endormirent  ; 
et  l'espie  yssit  hors  du  pillier  le 


matin  le  roy  Hugues  six  espées 
de  fin  acier,  des  meilleures  que 

265  les  chevaliers  ayent  ;  puis  les 
face  mettre  en  terre  les  pointes 
contremont  et  la  croisée  en- 
terrée dedans.  Lors  je  seray 
tout  nud  fors  que  j 'aura y  mes 

270  brayes  chaussées;  je  sauteray 
du  haut  de  ce  palais  si  légère- 
ment dessus  les  pointes  des 
espées  que  je  les  feray  rompre 
et   briser,   sans  ce  que  mon 

275  corps  ne  mes  piedz  ne  soient 
riens  endommagez.  »  Adonc 
dist  Roland  a  Bernard  :  «  Foy 
que  je  doy  a  Saint  Remy,  je  ne 
vous  baiileray  pas  Durandal 

280  mon  espée  pour  y  ficher  :  car, 
se  vous  la  rompiez,  j  amais  n'en 
recouvrerois  de  pareille.  »  Aus- 
si dist  Ogier  :  «  Si  n'aurez 
vous  pas  la  mienne,  car  pour 

285  nul  denier  n'en  fineroye  de  si 
bonne.  —  Par  Dieu  !  »  dist 
l'espie,  «  ces  gens  sont  tous 
d'acier  :  on  ne  leur  sçaroit 
nul  mal  faire.  » 

356  Si  ont  gabé  les  princes  pour 
eux  esbattre  et  pour  passer  la 
nuit  au  lieu  de  dormir.  Mais 
l'espie    qui   estoit  dedans    le 

360  pilliei",  que  Dieu  maudie  !  in- 
continent qu'il  fut  jour,  le  vint 
dire  au  roy  Hugues,  lequel  en 
fut  tant  courroucé  que  a  peine 
qu'il  ne  creva  de  despit,  et  jura 

365  son  Dieu  que  occire  les  fera 
tous.  Mais  Jésus  Christ  mons- 
tra  au  roy  Charlemaigne  ses 
vertus  en  ce  temps  la,  qui  le 


290.  Tout  nud  erlmy  mes  braies  est  expli- 
qué par  vie,  209.  Cf.  vi^,  203. 

310.  Chascun  endroit  soi/,  clmcuniionv  sa. 
part. 


274.  Sans  ce  que  =  sans  ceci  que  (cf. 
XXVI,  103,  où  il  n'y  a  pas  ne).  De  même 
pour  ce  que  xvm,  151,  etc.  =  pour  que. 

28-5.  Fineroye.  Les  formes  analogiques  en 
-ois  (cf.  80,  etc.)  appartiennent  au  scribe, 
et  non  à  l'auteur. 

363.  A  peine  qu'il  ne  creva,  peu  s'en  fallut 
qu'il  ne  crevât.  Cf.  a  peu  qu'il  n'enraige 
VI  b,  325,  etc.,  et  voy.  la  note  à  xji,  109. 


04 


CHRESTÛMATHIE   DE  L  ANCIEN   FRANÇAIS 


^0  plus  coyement  qu'il  peut,  et 
alla  compter  au  roy  Hugues 
tout  ce  que  Charlemaigne  et 
ses  .xij.  ptTS  avoient  dit,  com- 
me dit  est  ;  et  quant  le  roy  ea- 

325  tend  l'espie,  a  peu  qu'il  n'en- 
raige  de  deuil  et  d'yre  qu'il  en 
a,  et  dist  a  l'espie  :  «  Est  il 
voirqueles  princes  m'ont  ainsi 
gabé  comme  tu  diz  ?  —  Ouy, 

330  mon  seigneur,  »  respondit 
l'espie.  —  «  Par  Celluiqui  res- 
suscita de  mort  a  vie,  »  dist  le 
roy  Hugues,  «  je  les  fera  y 
tous  pendre  avant  qu'il  soit 

335  demain  my  dy,  si  ne  font  et 
accomplissent  tout  ce  que  tu 
m'as  compté.  »  ' 


préserva  et  garantit,  luy  et  ses 

370  douze  pers,  de  moi"t.  A]n'ès 
qu'ilz  eurent  gabé,  ils  s'endor- 
mirent ;  et  l'espie,  qui  sortit 
hors  du  pilier,  vint  reporter 
tous  les  gabz  qu'ilz  avoient  dit, 

375  par  escrit,  au  roy  Hugues.  Et 
quant  le  roy  eut  ouy  resjne  et 
vit  qu'ilz  s'estoient  mocjuez  de 
luy,  il  demanda  s'il  disoit  vé- 
rité, (i  Par  Dieu,  »  dist  il,  «  il  est 

380  aussi  vray  comme  je  l'ay  escrit. 
et  pas  un  mot  n'en  ay  laissé, 
—  Vrayement,  »  dist  le  roy 
Hugues,  «  demain  les  feroy 
tous  pendre  avant  midy,  ou  ilz 

385  accompliront  tous  les  gabz 
qu'ilz  ont  dit.  » 


32.3.  Comme  dit  est,  comme  cela  avait  été 
dit  (c'est-à-dire  :  exactement),  et  non  pas 
«  comme  nous  l'avons  raconté  plus  haut.  » 

Nous  croyons  devoir  placer  ici  une 
courte  comparaison  de  l'attribution  des 
gabs  dans  le  poème  et  les  trois  rédactions 
en  prose.  Ces  dernières  s'accordent  entre 
elles,  sauf  que  dans  vi<-,  les  noms  de  Ber- 
nard de  Montdiâier  et  de  Déranger  sont 
intervertis  et  déplacés  en  conséquence,  et 
que  dans  vid,  Berart  est  substitué  à  Ber- 
nart,  sans  doute  par  une  erreur  du  scribe). 
Si  nous  les  comparons  au  poème,  voici 
ce  que  nous  constatons  :  1»  les  yabs  de  Char- 
lemagne,  de  Roland  et  d'Olivier  sont  les 
mêmes  et  dans  le  même  ordre  ;  2"  les  ré- 
dactions en  prose  attribuent  à  Turpiii  le 
ffab  de  Bernard  de  Montdidier  (cf.  Béran- 
ger,  vi')  et  vice-versa  ;  S»  elles  substituent 
Richard  de  Normandie  à  Hernaul  de  Gi- 
ronde, qui  disparait,  et  de  même  Ganelon 
à  Guillaume  d'Orange,  mais  en  attribuant 
à  Ganelonie  gab  (modi&é)  d'Aimer  (Aime- 
ry),  qui  reçoit  celui  de  Gi<i7;at<»ie(dans  vi*), 
Ganelon  reçoit  celui  de  Naimon  et  Naimon 
celui  d'Aimer)  ;  4o  elles  attribuent  à  Gucrin, 
dont  le  gab,  mal  compris,  disparait,  le  gab  de 
Berti  and,  à  qui  elles  assignent  une  variante 
sans  valeur  de  celui  d'Ogier  ;  5o  les  gabs 
attribués  il  Ogier,  à  yaimon  et  à  Béranger 
sont  les  mêmes  (sauf  les  exceptions  déjà  si- 
gnalée.s),  et  sont  placés  dans  le  même  ordre, 
mais  ne  se  suivent  pas  sans  interruption.  En 
somme,  les  modifications  survenues  pro- 
viennent presque  toutes  soit  de  la  dispari- 
tion de  gabs  mal  compris,  soit  de  la  substi- 
tution à  certains  noms  de  pairs  de  noms 
plus  populaires  au  xiv«  siècle. 


G^RIN  DE  MONGLAVE  55 


VP.  GARIN  DE  MONGLAYE' 


Or  (li.st  ristoire  que  en  icelle  chambre,  comme  ou  milieu,  avoit 
ung  pillier  gros,  large  et  espés  par  samblant,  le  quel  estoit  si  ingé- 
nieusement fait  et  proprement  qu'il  estoit  tout  creux  et  vuide,  sy 
que  par  desoubz  icelle  chambre  ung  homme  povoit  leans  entrer  et 
5  soy  contenir  s'il  vouloit,  en  manière  qu'il  eiist  tout  veu  par  leans 
et  ouy  tout  ce  que  l'en  eùst  dit  et  devisé.  Et  se  le  roy  Hugon  l'i 
avoit  envoie  ou  non  n'en  dit  rien  l'istoire,  ains  parle  de  Charlemaine, 
qui  premier  s'estoit  couchié  quant  son  heure  fut  venue,  et  les  autres 
consequanment,  qui  mie  ne  peurent  tous  prendre  repos  :  ne  dit  point 

10  l'istoire  a  quoy  il  tint  et  ne  parle  si  non  de  Olivier  ... 

Charlemaine  de  France  estant  premier  couchié,  que  nul  des  autres 
nepovoit  dormir,  pour  ce  que  trop  s'estoient  tost  couchiésles barons, 
sy  apella  Rolant  et  Olivier  lors,  et  leur  demanda  se  ja  avoient  vou- 
lenté  de  dormir.  Olivier,  qui  voulenté  n'en  avoit,  respondi  lors  que 

15  non  et  que  dormir  ne  pourroit  si  tost.  «  Et  vous,  beausnieps  Rolant,  » 
fait  lors  l'empereur,  «  comment  povez  vous  si  tost  avoir  sommeil? 
—  De  sommeil  n'ay  je  point,  sire,  »  fait  il,  «  mais  puis  que  nous 
sommes  couchiés,  il  convient  nos  corps  reposer,  quant  autre  chose 
ne  savons  que  faire.  »  Il  demanda  a  tous  les  autres  s'ilz  avoient 

20  voulenté  de  dormir,  et  ilz  respondirent  tous  que  non  ;  et  quant 
chascunfut  resveillié,  lors  leur  requist  il  que  chascun  endroit  soy  et 
l'un  après  l'autre  deïst  quelque  joieuse  chose  véritable  ou  men- 
çongiére  par  manière  de  gaberie,  pour  partie  de  celle  nuit  plus 
joieusementpasser.  Syluy  demanda  Rolant  s'il  gaberoit  le  premier. 

25  «  Non  certes,  sire  nieps,  »  fait  il,  «  ains  commencheray,  car  par 
raison  doy  avoir  la  première  audience.  »  Chascun  se  teust  lors  pour 
l'empereur  escouter,  qui  dist  :  «  Nous  venons  du  Saint  Sépulcre, 
beaux  seigneurs,  »  fait  il,  «  et  sommes  chiès  le  roy  Huguon  hostc- 


'  Cf.  éd.  Koschwitz,  loc.  cit.,  p.  52-59.  —  Ce  texte  est  emprunté  au  ms.  de  l'Arsenal,  3351. 
—  Cette  rédaction,  un  peu  différente  de  celles  données  sons  les  n«s  vib  et  vie,  est  un  peu 
plus  ancienne.  Galien,  iils  d'Olivier  et  de  Jacqueline,  la  fille  de  l'empereur  de  Constanti- 
nople,  appartient  au  cycle  de  Garin  de  Monglave.  De  là  l'insertion  du  Voyage  de  Charle- 
magne  et  des  amours  d'Olivier  dans  cette  vaste  compilation.  —  La  forme  Monglave 
1=  montem  gladii)  est  préférable  à  Momjlane,  qui  a  prévalu  plus  tard.  Cf.  Monylain  ne,  177. 

1.  Comme,  à  peu  près.  — Aroit,  il  y  avait. 

1-7.  Cf.  VI b,  23-29  et  vi<:,  30-45.  —  7.  S'en  dit  rien  l'istoire.  L'auteur  devait  avoir  sous 
les  yeux  un  manuscrit  du  poème  oii  manquaient  les  quatre  vers  que  nous  avons  donnés 
an  commencement  du  n»  vi^. 

10.  Puis  viennent  quelques  détails,  spéciaux  à  cette  rédaction,  sur  l'insomnie  d'Olivier, 
qui  songeait  à  Jacqueline,  la  fille  du  roi  Hugues. 

15.  Beaus  nieps  (cf.  25,  sire  nieps),  au  cas  sujet  :  trace  d'une  rédaction  (probablement 
en  vers,  cf.  153,  note),  où  les  règles  de  l'ancienne  déclinaison  étaient  observées.  Cf.  vib, 
13,  heaulx  oncles,  et  voy.  la  note. 


56  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

lez,  le  quel  est  tant  puissant  et  richeque homme  ne  sauroit  prisier  sa 
30  ricesse.  mais  tant  ose  je  bien  dire  qu'il  n'y  a  a  sa  court  homme, 
chevalier  ou  autre,  que,  s'il  avuit  deux  liaulbers  vestus  l'un  sur 
l'antre,  et  sur  son  chiefeûst  affulez  deulz  heaulmes  lins  et  les  mieulx 
trenii)ez  du  monde,  si  le  ])Ourfenderoie  je  tout  pur  niy  dt's  le  chief 
en  aval  jusques  en  l'eschine,  et  foroie  mon  espée  entrer  ung  pié 
35  en  terre,  si  qu'il  conviendroit  .iiij.  hommes  a  la  retirer  deliors.  » 
Sy  se  prirent  a  rire  les  chevaliers  de  la  parole  que  Ciiarlemaigne 
avoit  «levisée.  Mais l'espie  qui dedens  le  pillierest<)iteinl)uschié  n'en 
eust  aucun  talent,  ains  se  prist  a  saingnier  de  la  merveille  que 
Gharlemaigne  avoit  devisée. 

40  EtquantCharlemaineeustainsigahé, il  commanda  a  Rolant  qu'il 
gahast  et  que  mie  ne  faillist.  Sy  lui  respondi  Rolant  que  si  feroitil 
vnlcntiers.  Rolant  i)arla  adont,  (jui  ung  petit  pensa  a  mieulx  mentir 
f[u"il  pouroit  :  «  1  )enuiin  au  matin,  beaux  seigneurs,  »  lait  il,  «  pren- 
dray  mon  olifant,  le  quel  je  conquis  jadis  etn'a  miegramment  sur 

45  le  roi  Heaulmont,  et  le  metray  a  ma  bouche;  si  le  sonneray  de  si 
grant  force  que  du  vent  qui  en  istra  feray  toute  la  cité  enlever  et 
]iorter  hors  de  son  lieu,  et  n'y  demourra  piére  sur  autre.  Et  tant 
dy  je  que,  se  Hugon  qui  céans  nous  a  hostelez  en  sonne  ung  tout 
si.'ul  mot,lorsly  bruleray  je  son  palais  et  tout  son  pais  par  force  de 

50  feu  que  jeferay  saillir  de  l'alaine  de  mon  corps.  »  Et  quant  lesbarons 
l'tnitendirent,  chascun  fu  moult  joieux,  et  dirent  l'un  a  l'autre  que 
Rolant  estoit  bon  ouvrier  de  gaber;  mais  l'espie  qui  ou  piller  estoit 
fu  moult  esmerveillié  et  dist  a  par  soy  que  de  plus  averse  gent 
n'avoit  oncques  ouy  parler. 

55  Adont  dit  Charlemaine  a  Olivier  que  après  Rolant  lui  estoit  au- 
dience donée  et  que  c'estoit  raison  qu'il  parlast:  sy  ne  lui  convint 
mie  enseignier  ce  qu'il  devoit  dire,  ains  mercia  l'empereur,  disant: 
«  Gaber  ne  vueil  je  mie,  sire,  »  fait  il,  «  tant  qu'a  presant,  nniis 
vueil  vérité  dire  a  mon  pooir » 

GO  L'espie  s'apaisa  au  fort,  etCharles  commanda  a  Ogier  qu'il  s'aqui- 
tast  :  «  Or  m'escoutez  doncques,  beaux  seigneurs,  »  fait  il,  «  et  re- 
gardez ce  gros  pillier  séant  en  my  ceste  chambre,  le  quel  soustient 
le  fais  de  toute  ceste  grant  sale.  Demain  a  mon  lever,  le  me  verrez 
emlu'achier  et  de  si  grant  force  tirer  a  moy  que  tout  ferai  cheoir 

65  et  trebuchiercequ'ilsoustient,  eta  mespoingsl  esmieray etmettray 
en  poudre,  siqueja  maismachim  necharpentiern'en  avra aisance.  » 
Et  a  ces  mos  commencèrent  a  rire  tous  ensamble  ;  mais  cellui  qui 
en  cellui  piller  estoit  fut  tant  effrayé  qu'il  nesceut  que  faire  de  soy 
partir  de  la  dedens,  et  jura  Dieu  que  ja  ne  seront  si  tost  endormis 


3i.  Jus'ities  en  l'eschine  s'accommode  mal  avec  le  contexte,  à  moins  qu'on  ne  prenne 
eschinc  dans  le  sens  de  «  bas  du  dos  ».  —  Ung  pié,  d'un  pied. 

3;j.  .-1  la  retirer,  jiour  la  retirer. 

40.  Feray  toute  la  cite  enlever.  Cf.  x,  90,  etc.,  et  voy.  au  Glossaire,  s.  v.  faire. 

00.  Au  fort,  au  bout  du  compte,  du  reste.  Cf.  i-v,  .08. 

68.  De  soy  partir,  quant  à  ce  qui  est  de  partir  (il  ne  sut  s'il  devait  partir  ou  non). 
Dans  les  phrases  semblables,  on  ajouterait  aujourd'hui  «ou  non  t>. 


J 


GARIN    DE   MOXCtLâVE  57 

70  qu'il  s'en  partira  et  fera  deslogier  le  roy  Hugiion  pour  double  de 
lu  mort. 

Après  Ogier,  commanda  Charles  aBertran,  le  ill  Naymon,  qu'il 
gabast;  et  il  se  vanta  adont  que,  quant  le  duc  Ogier  avroit  le  piller 
abatu  et  qu'il  verroit  fondre  le  palais,  il  reeueilleroit  toute[sJ  les 

75  piéres  l'une  après  l'autre,  aftin  que  nul  d'entre  eulz  ne  fust  blecié, 
et  les  jetteroit  Tune  ça,  l'autre  la,  si  loings  que  ja  mais  homme  ne 
les  assembleroit.  Si  fut  l'espie  si  dolant  que  merveilles,  et  bien  dit 
a  par  soy  que  ja  si  tost  ne  seront  endormis  qu'il  se  partira  de  cellui 
lieu,  et  plus  tost  etjatout  maintenant  s'en  alast,  s'ilcuidast  que  nul 

80  ne  le  peùst  ouir. 

Ainsi  s'esbaty  Bertran,  le  fieulx  au  duc  Naymon,  au  mieulx  gaber. 
Sy  parla  lors  Charlemaine  a  Aymery  de  Beaulande,  qui  près  estoit 
de  Bertran,  etluicommandaa  gaber;  etilluirespondiquevolentiers 
le  feroit  ;  sy  mist  chascun  paine  de  l'escouter.  «  Ne  avez  vous  veii,  » 

85  fait  il,  «  beaux  signeurs,  une  grant  piére  en  my la  court  de  céans  ?Je 
croy  que  .xv.  chevaux  ne  la  bougeroient  mie  du  lieu  ou  quel  elle  siet. 
Je  me  ose  faire  fort  demain,  si  tost  comme  je  seray  descouchié,  de 
la  lever  a  une  de  mes  mains,  et  lagetray  par  si  lière  vertu  contre 
ce  palais  que  j'en  abatray  .xxx.  toises  du  mains,  et  telle  voye  y 

90  feray  c[ue  .x.  chariosy  pouront  passer  tousd'un  front.  »  Sy  futl'espie 

plus  espaanté  quepar  avant,  et  dit  a  soymesmes  qu'il  airnast  mieulx 

que  la  ne  se  feust  jamucié.  Sy  commencèrent  les  barons  a  rire  et  a 

dire  que  il  estoit  bon  ouvrier  de  mentir. 

Et  quantGuennesouy  que  chascun  endroit  soy  s'aquitoit  ainsi  de 

95  gaber,  il  dit  a  l'empereur  qu'il  couvenoit  qivil  gabast.  «  Or  tost 
doncques,  sire  Guennes,  puis  que  désir  en  avez,  je  croy  que  aussi 
bien  vous  acquiterez  comme  les  autres.  —  Cela  feray  je,  sire  ,  » 
fait  il.  «  J'ay  cy  ouy  le  fîlz  Naymon,  le  quel  se  vante  demain  au  matin 
d'abatre  .xxx.  toises  des  murs  de  cest  palais  :  ce  n'est  mie  chose 
100  trop  forte  a  faire  a  lui  qui  n'est  c'un  enfant.  Mais  moy,  qui  jasui 
vieulxetaagièdeuxtèlstans  comme  lui  et  plus  assez,  seray  demain 
plus  matin  levé  que  lui,  et  avray  deux  lins  haubers  vestus  et  le 
heaulme  en  mon  chiéf  :  sy  sauldray  pies  joins  de  céans  voire  par 
dessus  laplushaulte  muraille  qui  y  soit,  et  confonderay  lesmaisons 
105  de  la  cité,  si  qu'il  n'y  demourra  riens  entier  que  mon  corps  la  ou 


77.  Que  merveilles  (sous-entendu  estoit),  que  c'était  merveille  (étounement).  Cf.  lOG,  etc. 

81.  Au  mieulx  gaber  (=  a  le  gaber  le  mieulx),  à  gaber  mieux  que  les  autres.  Voy. 
V,  II,  78,  note. 

83.  Commanda  a.  Voy.  ni,  124,  note. 

8S.  A,  avec.  —  Getray  (cf.  182),  syncope  fréquente  amenée  par  l'affinité  du  t  et  de  \'r. 
Cf.  (irestraij,  106,  et  pril  125.  —  Par  si  fiére  vertu  (cf.  142.  182,  et  vi»,  187j,  avec  tant 
de  force. 

93.  Bon  ouvrier  de  mentir.  Cf.  52,  bon  ouvrier  de  gaber.  De  signifie  «  en  ce  qui  con- 
cerne »,  et  mentir  et  gaber  sont  pris  substantivement. 

94.  S'aquitoit  de  gaber,  se  tirait  de  son  gab,  réussissait  à  gaber.  Cf.  97  et  132,  où  le 
verbe  est  pris  absolument.  —  La  correction  de  l'éditeur,  s'aquilast  (ms.  s'aquilaj,  n'est 
pas  sûre  ;  l'imparfait  de  l'indicatif  nous  semble  préférable.  Cf.  207. 

101.  Deux  tels  tans  comme  lui,  deux  fois  autant  que  lui.  Voy.  Glossaire,  s.  v.  tant. 


58  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN    FRANÇAIS 

je  me  arestray.  »  Adont  se  soigna  l'espie  et  tant  fut  dolant  que 
merveilles  d'ainsy  onir  celhii  parler. 

Après  Gnennes,  s'avança  de  parler  le  duc  Naymon,  etparl'ottroy 
des  barons  et  du  conimandenient  do  l'eniperour  se  vanta  par  ma- 

110  niére  de  gabois  que  demain  en  plain  disner  s'en  iroit  en  la  salo 
devant  tous  les  barons  de  Gonstantinoble,  etdonroitauroi  Huguon 
de  son  poing  ung  si  grant  horion  sur  son  chiôf  que  la  teste  lui 
niettroit  en  tre  ses  jambesem  bas  comme  une  chose  controfaitte.»  Sy 
s'en  risirent  assez  les  princes,  mais  l'espie  non,  ainsmaudist  a  son 

115  cuer  qui  leans  les  avoit  adreciès  pour  logier. 

Et  après  ce,  commanda  Charles  a  Turpin  de  Rains  qu'il  gabast, 
puisqueson  tourestoitvenu.  «Volontiers  certes,  »  faitil,  «  puis  que 
faire  le  me  convient.  Vous  savez  que  a  l'entrée  de  ccste  cité  et  a 
l'issue  samblablement  a  une  rivière  qui  queurt  comme  chascun  le 

120  puet  voir,  et  n'est  homme  qui  son  cours  peûst  empechier.  .Je  feray 
demain  matin  par  ma  science  ceste  rivière  desriver  et  croistre  a 
si  granthabondance  qu'elle  rendra  eave  tant  et  si  longuement  qu'il 
n'y  avra  hostèl,  quel  qu'il  soit,  en  toute  la  ville,  «pi'il  n'en  soit  plain, 
et  mesmement  tout  le  bas  de  cest  palais,  si  que  chascun  sera  en 

125  pril  de  noier,  qui  ne  sera  monté  assez  hault.  »  Et  a  ces  parolles 
menèrent  grant  feste  les  nobles  chevaliers  et  bien  dirent  que  en 
Turpin  avoit  grant  habilité.  Le  varlct  mesmo  dist  a  soy  ipi'il  ne  des- 
logeroit  ja  du  pilier  et  qu'il  monteroit  au  i)lus  hault,  pour  doubte 
d'ostre  noyé  par  l'arcovesque,  qui  ainsy  avoit  gabè. 

130  Après  Turpin  de  Rains,  commanda  Charles  a  Berart  de  Mon- 
didier,  filz  du  duc  Thiery  d'Ardanne,  qu'il  gabast  ;  et  il  lui  respondi 
que  voulentiers  s'aquitteroit  selon  ce  qu'il  avoit  ouy  les  autres  de- 
viser. «  Vous  savez,  beaux  signeurs,  »  fait  il,  «  que  roy  Hugues 
est  grant  signeur  et  que  en  sa  baillie  il  pourroit  finer  et  devroit 

135  tout  ce  qui  a  souhait  d'omme  seroit  appartenant.  Baille  moy  domain 
le  roy,  qui  de  ceste  terre  a  le  gouvernement  et  qui  tant  a  riche  voi- 
ture et  bien  atellèe,  trois  chevaux  des  plus  grans,  dos  plus  beaux  et 
plus  puissans  qu'il  poura  fmer  en  son  domaine,  et  soient  rais  et 
tenus  l'un  eniprès  l'autre  et  plus  coyement  qu'on  les  poura  tenir; 


108  sqq.  Le  gab  attribué  ici  à  Naymon  est  celui  d'Aïmer  (Aimery)  dans  le  poème,  et 
de  Ganclon  dans  les  rédactions  vih  et  vi<:;  mais  dans  les  rédactions  en  prose,  il  n'est 
plus  question  de  bonnet  rendant  invisible  (tradition  orientale  que  l'on  retrouve  dans  le 
mythe  de  Persée)  :  le  merveilleux  a  disiiaru.  Le  (jab  attribué  ici  à  Ganclon  est  celui  de 
Aaymon  (vi»,  vib  et  vif).  —  lOS.  iJc  parler,  pour  jiarler. 

lii-5.  A  son  cuer,  en  son  cœur.  Cf.  a  soy  127.  —  Qui,  celui  qui.  —  On  voit  que  le  gab 
de  Ganelon  est  ici  attribué  à  Naymon  et  vice  versa. 

Î22  sqq.  Que,  etc.  Cf.  vi"-,  103  sqq.  et  voy.  vib,  00,  note. 

12.J.  Qui  ne  sera  monté,  s'il  n'est  monté.  Voy.  çttei  au  Glossaire.  —  Pril.  Voy.  8S, 
note.  —  127  A  soy,  en  soi-même.  Cf.  o  son  cuer  114. 

134.  Et  derroil,  sous-entendu  finer.  Le  passage  est  peut-être  corrompu. 

137.  Voiture  semble  avoir  un  sens  collectif  analogue  à  celui  qu'a  quelquefois  cavor 
lerie  (ensemble  de  chevaux). 

138.  Mis  et  tenus.  Cette  rédaction  enchérit  sur  les  deux  autres  (cf.  vib,  217  et  vi«,  297) 
pour  rendre  la  chose  plus  facile.  Cf.  vi»,  37-8,  oii  la  difficulté  est  accrue  par  la  course,  ce 
qui  est  jilus  naturel. 


GARIN   DE   MONGLAVE  59 

140  puis  me  face  armer  de  trois  haulbers  d'achier  l'un  par  dessus 
l'autre,  et  je  me  vante  de  saillir  par  dessus  les  deux  et  moy  asseoir 
sur  le  tiers  de  si  grant  force  et  par  telle  vertu  que  il  n'y  avra  os 
sur  le  destrier  qui  tout  ne  soit  froissié  et  esmïé  en  menue  poiddre.  » 
Si  n'y  eust  lors  chevalier  qui  ne  deïst  qu'en  Berard  avoit  gentil 

145  chevalier;  mais  l'espie  non,  car  trop  le  hay  pour  cellui  mot,  et 
bien  dit  que  Huguon  n'avoit  que  hesongnier-ne  que  faire  de  télz 
hostes,  et  que  de  mauvaise  heure  les  avoit  leans  herbegiez. 

Richart,  le  duc  de  Normendie,  veant  que  son  tour  approclioit  pour 
respondre  comme  l'un  et  chascun  des  autres,  demanda  au  dit  Char- 

150  lemaine  s'il  gaberoit  ;  et  il  lui  respondi  que  ouy.  Et  a  ce  que 
chascun  puisse  entendre  que  c'est  a  dire  galjer,  dist  l'istorien  deux 
vers  rimez  comme  notables  : 

Entendre  que  c'est  de  gaber 
Vault  autant  comme  de  flaber . 

155  Flaber  véritablement  n'est  sinon  dire  mançonges  et  reciter  choses 
non  advenues,  comment  qu'elles  soient  par  les  disans  affermées, 
et  ne  s'y  occupe  l'en,  au  mains  ne  s"y  doit  on  occuper,  sinon  pour 
passer  temps  joyeusement,  et  pour  escherner  autres  merancolies  et 
tant  de  menuespensées  que  les  espris  s'en  traveillent  moult  sou- 

160  vent.  Le  duc  Richart  dit  lors  :  «  Or  m'escoutez,  »  fait  il,  «  beaulx 
signeurs  ;  chascun  de  vous  a  tant  dit  que  je  m'en  esbahy  sy  non  par 
apoint.  Nous  sommes  en  forte  cité  et  chiés  un  roy  herbergiés  si 
riche  qu'il  n'est  rien  de  quoy  il  ne  puisse  faire  a  son  comman- 
dement. Prenge  demain  au  matin,  ou  quant  il  lui  plaira,  .vj.  hom- 

165  mes  des  plus  gros  et  massis  de  son  rengne,  les  fâche  tous  armer  a  sa 
plaisance,  puis  face  une  grant  cuve  appareillier  et  emplir  de  plomb 
ou  d'autre  mestail  tout  fondu,  si  qu'il  soit  chault  et  boullant,  et  que 
l'en  me  charge  les  .vj.  hommes  sur  moy:  je  me  vante  d'entrer  et 


140.  Achier.  Ce,  ci  {le,  ti)  latin  4-  voyelle  donnent  en  français  ç,  en  picard'  cli.  Notre 
texte,  qui  a  quelques  formes  picardes  isolées  (cf.  fâche  105,  c'ha  182)  doit  avoir  été  copié 
sur  un  manuscrit  picard,  ou  en  provenir  par  intermédiaire. 

147.  De  mauvaise  heure,  malheureusement.  Cf.  xvm,  C6,  de  boine  eure  née,  qui  est 
l'expression  primitive,  et  li,  108,  tu  le  prendras  en  rauU  bon'ore. 

10-3-4.  Si  ces  vers  ne  sont  pas  de  l'invention  du  rédacteur  en  prose,  il  aurait  eu  sous  les 
yeux  un  remaniement  du  poème  en  vers  de  huit  syllalies. 

155.  y'eat  sinon,  n'est  pas  autre  chose  que. 

158.  Escherner  autres  merancolies  et  tant  de,  etc.,  chasser  (par  des  plaisanteries)  entre 
autre  mélancolies  (sujets  de  tristesse)  tant  de,  etc.  Cette  construction  est  familière  au 
latin  (et  alla,  et}. 

159.  Que  les  espris  s'en  traveillent,  dont  les  esprits  se  tourmentent.  La  tournure  est 
familière  à  l'ancien  provençal  et  aux  patois  du  Midi. 

'  Nous  nous  servons  de  ce  mot  pour  désigner  le  dialecte  du  Nord  et  du  Nord-Est  de  la 
France,  et  nous  avertissons  une  fois  pour  toutes  que  les  dialectes  n'ont  pas  de  limites 
bien  nettement  tranchées  et  que  les  caractères  phonétiques  se  mêlent  et  se  pénètrent  mu- 
tuellement, d'où  il  suit  que  c'est  simplement  pour  abréger  qu'on  peut  se  servir  d'expres- 
sions comme  :  le  picard,  le  normand,  le  lorrain,  le  francique,  etc. 


60  CHRESTOMATHIE  DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

saillir  atout  ma  charge  dedens  la  cuve,  et  en  ressaillir  sain  et  sauf 

170  par  ma  legiéreté,  si  que  mon  corps  n'en  vauldra  ja  pis  d'un  seul 
denier,  et  seront  ceulx  que  je  porterai  ars  et  oschaudcz,  et  tout 
leur  harnois  cuit  et  mol  comme  une  tripe  qui  avra  ung  jour  entier 
boully  au  feu.»  Sy  fu  lors  chascun  tant  osjouy  que  merveilles,  et 
l'espie  du  pillier  plus  esperdu  que  par  avant,  et  dit  que  l'un  d'eux 

175  seulement  est  assez  pour  le  roy  Huguon  mettre  a  perdicion. 

Quant  assez  eust  Charlemaine  ris  et  joie  menée,  lors  fut  com- 
mandé au  duc  Guarin  de  Monglainne  qu'il  gahast  :  et  il  respondi 
que  comme  l'un  et  chascun  des  autres  se  vouloit  il  l)ien  acquitter. 
«  Demain  au  matin,  «fait  il,  «  beaux  signeurs,  ayje  iiitencion  de 

180  monter  en  cestui  palais,  et  quant  je  y  seray,  lors  arracheray  je 
toutes  les  piéres  qui  font  la  maçonnerie  voire  l'une  après  l'autre,  et 
les  gettray  par  si  flére  vertu  l'une  clia,  l'autre  la,  que  d'icy  a  une 
lieue  a  l'entour  de  la  cité  ne  demourra  connin  ne  lièvre  ne  autre 
sauvage  beste  qui  ne  soit  par  chascune  piére  morte  ou  mehaigniée, 

185  et  s'il  y  a  homme  ne  autre  créature  enmy  les  champs,  qui  de  mort 
ou  de  mehaing  ne  soit  asseiiré.  »  Si  s'en  courouça  assez  l'espie,  et 
dit  que  le  roi  Huguon  n'estoit  nue  bien  eûreux  d'avoir  telle  gent 
herl)egiez  en  son  hostél. 

Or  fut  l'empereur  moult  joieux  d'ainsi  ouir  ses  princes  rire  et 

190  passer  temps,  et  plus  ne  resta  sinon  Berangier  le  conte  a  gaber. 
Charles  lui  commanda  qu'il  gabast,  affin  que  chascim  entrast  en 
repos,  car  j  a  avoientlonguement  devisé.  Et  non  pourtant  avoitl'espie 
aucune  volenté  de  reposer,  ains  escoutoit  de  tout  son  pooir,  etavoit 
si  grant  paour  que  l'un  d'eulx  ne  monstrat  sa  science  dés  icelle  heure 

195  que  pour  nulle  rien  ne  se  fust  asseûré.  «  Or  m'entendez,  beaux  si- 
gneurs, »  fait  il,  «  et  vous  pourez  ouir  des  merveilles  (lu  monde. 
Cliascun  de  vous  a  parlé  a  son  plaisir,  et  aussi  bien  puis  je  deviser 
au  mien.  Le  roi  Hugues  est  grant  signeur,  connne  chascun  scét, 
mais  prengne  demain  a  telle  heure  que  bon  lui  semldera  .vj.  espées 

200  des  milleurs,  des  plus  fines  et  mieulx  choisies  de  sa  cité,  face  les 

■    planter  debout  en  terre,  les  pointes  contremont,  droittes  et  bien  es- 

tocquées  au  mieulx  qu'il  poura,  et  je  soie  sur  le  plus  liault  donjon  de 

ce  palais  :  je  me  fay  fort  de  saillir  dessus  tout  nu  le  ventre  sur  les 


170.  P/.s-  A'xi.n  seul  denier,  un  seul  denier  de  moins.  Cf.  plus  yrand  de  trois  doigts. 

172.  Qui  avra.  On  dirait  aujourd'hui  qui  aurait. 

171).  Menée.  Le  participe  passé  construit  avec  avoir  s'accorde  généralement  en  ancien 
français  avec  le  régime  direct,  si  celui-ci  précède  (souvent  aussi  lorsqu'il  suit).  S'il  y  a 
deux  régimes,  il  s'accorde  volontiers  avec  le  plus  rajiiiroché. 

178.  L'un  et  chascun.  Cf.  «un  chacun». 

18;j.  Et  s'il  y  a...  qui.  Anacoluthe  remarquable  pour  «  ne  homme  ne  autre  créature,  s'il 
y  a  enmy  les  chamjis,  qui.  »  Les  antécédents  de  qui  ont  été  transportés  dans  la  proposi- 
tion conditionnelle. 

IW.  y'estoit  mie  bien  eûreu.v,  n'avait  pas  beaucoup  de  chance. 

lîXj.  Ottir  des  merveilles  du  monde  semble  une  formule  usitée  chez  les  jongleurs  ou 
les  charlatans.  Des  merveilles  est  régime  indirect. 

203.  Dessus  tout  nu  le  ventre  indique  le  sens  dans  lequel  il  lomljcra;  sur  indique  le 
point  d'arrivée.  L'auteur  a  voulu  varier  l'expression. 


COURONNEMENT   DE   LOUIS  61 

pointes  des  espées  de  si  grant  force  que  ja  n'en  sera  ma  pel  en- 
205  tamée,  ains  rebourseray  les  espées  tellement  que  ja  mais  févre  ne 
les  savra  redrechier.  »  Et  quant  Rolant  entendi  Berangier  qui  ainsy 
s'aquitoit  vaillamment,  il  lu  moult  joieux  et  dit  a  Berangier  qu'il  ai- 
meroit  mieulx  avoir  perdu  une  conté  que  Durandail  lui  fust  haillie 
pour  ce  faire.  Et  Ogier  semljlablement  lui  respondi  de  Courtain. 
210  Adont  fut  la  risée  grant  en  la  salle  des  nobles  barons,  les  quélz  a 
chiéf  de  temps  entrèrent  en  repos  et  furent  long  temps  sans  mot 
sonner,  pendant  le  quel  [l'Jespie  s'en  issi  du  pillier,  et  ne  cessa 
oncques  tant  qu'il  vint  vers  le  roy  Huguon,  qui  ja  mais  n'eûst  a  ce 
pensé,  et  tout  ce  qu'il  avoit  ouy  liii  racompta  de  mot  a  mot,  dont  le 
215  roy  Huguon  fut  tant  dotant  et  esmerveillié  que  d'icelle  nuit  ne  sceut 
oncques  puis  reposer,  et  jura  Dieu  que  oncques  ne  furent  pèlerins 
si  mal  a  rivez  comme  les  chevaliers  françois,  car  tous  les  fera  pendre 
sans  remission. 


VIL  COURONNEMENT  DE  LOUIS  ' 


II      Seignor  baron,  plaireit  vos  d'une  esemple,         (/"o  18  ro) 
D'une  chançon  bien  faite  et  avenante  ? 
Quant  Deus  eslist  nouante  et  nuef  reiames. 


20S.  Conte,  ancien  contée,  îémiain.  Cf.  ducheé,  duché,  et  en  sens  inverse,  pour  l'échange 
des  suffixes  -atara  et  -itatem,  parente:  iv,  30. 
209.  De  Courtain,  au  sujet  Je  Courtain. 

*  Le  Conronnement  de  Lattis,  chanson  de  geste  publiée  d'après  tous  les  manuscrits 
connus  par  E.  Langlois,  Paris,  1888  (Société  des  anciens  textes  français),  tir.  n-x, 
V.  10-159.  —  Le  Couronnement  de  Louis  est  une  chanson  de  geste  assonancée, 
composée  par  un  anonyme  au  commencement  du  xii*  siècle,  dans  le  dialecte  français  du 
Centre,  plutôt  à  l'Est  qu'à  l'Ouest  de  l'Ue-de-France.  Nous  n'en  possédons  qu'un  fragment, 
qui  fait  partie  d'une  compilation  du  xme  siècle  (de  2GS8  vers)  publiée  d'abord  par 
Jonckbloet,  puis  par  E.  Langlois,  et  comprenant  en  outre  trois  branches  distinctes:  1°  lutte 
de  Guillaume,  à  Rome,  contre  le  géant  païen  Corsolt  :  2o  ses  guerres  en  France,  contre 
les  ennemis  du  jeune  Louis  ;  3»  ses  exploits  en  Italie  contre  Guy  d'Allemagne,  sans 
compter  les  40  derniers  vers,  qui  semblent  être  un  résumé  de  pliisieurs  chansons  de 
geste.  Deux  ou  trois  de  ces  branches  semblent  elles-mêmes  formées  de  plusieurs  autres 
(Voyez  Langlois,  Introduction,  lxxi  sqq.).  Il  a  été  démontré  et  reconnu  que  le  Louis  qui  fi- 
gure dans  cette  compilation  est  aussi  souvent  Louis  II,  Louis  III,  Louis  V,  et  surtout  Louis  IV 
d'Outremer,  que  Louis-le-Débonnaire,  et  qu'il  y  est  question  non  seulement  de  Guillaume 
d'Orange  ou  Fiérebrace,  libérateur  de  la  Septimanie  et  de  la  Provence,  fondateur  de 
l'abliaye  de  Gellone  et  centre  de  la  geste  du  Midi,  mais  encore  d'un  Guillaume  septen- 
trional, probablement  Guillaume  de  Montreuil-sur-Mer,  qui  serait  le  véritable  Guillaume- 
au-court-nez.  Le  point  de  fusion  entre  les  deux  Guillaume  est  visible  dans  le  Charroi  de 
yisiiies,  qui  est  du  commencement  du  sue  siècle  (Voy.  G.  Paris,  Homania,  I,  177  sqq.). 
L'auteur  des  Aliscans  a  connu  une  rédaction  ancienne,  mais  déjà  altérée,  qui  plaçait  la 
scène  à  Paris. 

vu,  1.  Plaireil  vos  d'une  esemple  ?  vous  plairait-il  [d'entendre]  un  exemple  ? 

3.  Reiames.  Les  mss.  donnent  roiaumes,  roiaulmes  (de  même  v.  5,  Charlemaigne), 
mais  ce  mot  assonant  ici  avec  le  son  nasalisé,  am...  e,  l'a  doit  y  être  immédiatement  suivi 
de  la  Hasale,  et  l'on  doit  écrire  reiam.es,  Charlemagne.  D'ailleurs,  dans  ce  texte,  a  nasa- 
lisé n'assone  ni  avec  a  libre,  ni  avec  les  diphtongues  fortes  eu  a  (ai,  au).  Cf.  m,  13-4,  note. 


62  CHRESTOMATHIE  DE  l' ANCIEN  FRANÇAIS 

Tôt  le  meillor  torna  en  dolce  France. 
5  Li  niieldre  reis  ot  a  nom  Charlemagne  ; 
Cil  aleva  volentiers  dolce  France  ; 
Dens  ne  tist  terre  qui  envers  lui  n'apende  : 
Il  i  apent  Bavière  et  Aleniaigne 
Et  Normandie  et  Anjou  et  Bretaigne 
10  Et  Lombardie  et  Navarre  et  Toscane. 


III  Reis  qui  de  France  porte  coronne  d'or 
Prodom  deit  estre  et  vaillanz  de  son  cors  ; 
Et  s'il  est  om  qui  li  face  nul  tort, 

Ne  deit  guarir  ne  a  plain  ne  a  bos, 
15  De  ci  qu'il  l'ait  o  recréant  o  mort  : 

S'ensi  nel  fait,  dont  pert  France  son  los  ; 
Ce  dist  l'estoire  :  coronez  est  a  tort. 

IV  Quant  la  chapèle  fu  beneeite  a  Ais, 
Et  li  mostiers  fu  dédiiez  et  faiz, 

20  Cort  i  ot  buene,  tel  ne  verrez  ja  mais  ; 
Quatorze  conte  guardèrent  le  palais  ; 
Por  la  justice  lapovre  gent  i  vait, 
Nuls  ne  s"i  claime  que  très  buen  dreit  n'i  ait. 
Lors  fist  l'en  dreit,  mais  or  nel  fait  l'en  mais 

25  A  conveitise  l'ont  torné  li  mal  vais  ; 
Por  fais  loiers  remainent  li  buen  plait. 
Deus  est  prodom,  qui  nos  governe  et  paist. 
S'en  conquerront  enfer  qui  est  punais, 
Le  malvais  puiz,  dont  ne  resordront  mais. 

V  30      Cel  jor  i  ot  bien  dis  et  uit  evesques  ; 
Et  si  i  ot  dis  et  uit  arcevesques  ; 
Li  apostoiles  de  Rome  chanta  messe. 

VI      Gel  jor  i  ot  oferende  molt  bêle, 

Que  puis  celé  ore  n'ot  en  P'rance  i)lus  bêle, 
35  Qui  la  reçut  molt  par  en  list  grant  teste. 


18.  Beneeile.  Forme  régulière  =  Lenedicta.  Les  formes  contractes  henoit,  benoîte,  se 
rencontrent  parallèlement  dès  le  xn»  siècle,  au  moins  dans  certains  dialectes.  Cf.  xxx, 
380,  etc. 

2.5.  Traduisez  :  «  les  méchants  l'ont  romiilaeée  (la  justice)  par  la  cupidité  ». 

26.  Remainent  li  b%ten  plait,  les  bous  procès  restent  eu  souil'rauce. 


COURONNEMENT  DE   LOUIS  63 

VII      Gel  jor  i  ot  bien  vint  et  sis  abez, 

Et  si  i  ot  quatre  reis  coronez. 

Gel  jor  i  fu  Looïs  alevez 

Et  la  corone  mise  desiis  l'altél  : 
40  Li  reis  ses  père  li  ot  le  jor  doné. 

Uns  arcevesques  est  el  letrin  montez, 

Qui  sermona  a  la  crestienté  : 

«  Baron,  »  dist  il,  «  a  mei  en  entendez  : 

Gharles  li  magnes  a  molt  son  tens  usé, 
45  Or  ne  ~puet  plus  ceste  vie  mener. 

Il  ne  puet  plus  la  corone  porter  : 

Il  a  un  till  a  cui  la  vuelt  doner.  » 

Quant  cil  l'entendent,  grant  joie  en  ont  mené; 

Totes  lor  mains  en  tendirent  vers  Deu  : 
50  «  Père  de  gloire,  tu  seies  mercié, 

Qu'estranges  reis  n'est  sor  nos  dévalez  !  » 

Nostre  emperére  a  son  till  apelé  : 

«  Bels  filz,  »  dist  il  «  envers  mei  entendez  : 

Yeiz  la  corone  qui  est  desus  l'altél  ? 
55  Par  tel  couvent  la  te  vueil  ge  doner  : 

Tort  ne  luxure  ne  pechié  ne  mener. 

Ne  traïson  vers  nelui  ne  ferez. 

Ne  orfelin  son  fié  ne  li  toldrez  : 

S'ensi  le  fais,  g'en  lorai  Damedeu  : 
60  Prent  la  corone,  si  seras  coronez  ; 

O  se  ce  non,  filz,  laissiez  la  ester  : 

Ge  vos  defent  que  vos  ni  adesez. 

VIII      «  Filz  Looïs,  veiz  ici  la  corone  ? 

Se  tu  la  prenz,  emperére  iés  de  Rome  ; 


43.  En  est  ici  à  peu  prés  explétif.  Cf.  V,  i,  30.  76,  etc. 

51.  ^''est  sor  nos  dévalez,  n'a  fondu  sur  nous  {comme  une  calamité).  Us  se  félicitent 
de  ce  que  la  couronne  ne  va  pas  échoir  à  un  étranger. 

56.  S'a  mener...  ne  ferez.  Changement  brusque  de  construction.  Les  deux  tournures 
sont  équivalentes  :  à  cette  condition  (de)  ne  pratiquer,  etc.,  à  condition  [que]  vous  ne 
ferez,  etc.  Cf.  77,  que  tu  ne  la  baillier  et  14i,  qu'a  eir  enfant  ja  son  dreit  ne  tolir,  oh. 
l'infinitif  se  trouve  employé,  quoique  que  soit  exprimé  :  on  attendrait  ne  la  bailles,  ne 
lolges,  au  subjonctif,  ou  dans  le  second  exem^île,  toldras,  au  futur.  Les  deux  tournures 
sont  combinées. 

G2.  Adesez.  Les  formes  -ons,  -ez,  ont  remplacé  uniformément  de  très  bonne  heure  les 
formes  étymologiques  -eins,  -eiz  {-eiz,  puis  oiz  se  continue  assez  tard  dans  certains  dia- 
lectes) pour  la  première  conjugaison,  -ains,  -ez  (-iens,  iez),  pour  la  troisième.  lens  = 
iamus  (resté  dans  certains  dialectes)  n'a  d'ailleurs  pas  tarde  à  produire  -ions,  qui  s'est 
alors  étendu  par  analogie  (ainsi  que  -iez)  à  toutes  les  conjugaisons,  de  sorte  qu'on  trouve 
au  xn«  siècle,  au  subjonctif,  partons,  partez,  arnons,  amez,  à  côté  de  vendions,  vendiez, 
et  plus  tard  uniformément  -ions,  -iez. 


64  CHRESTOMATHIE   DE  l' ANCIEN   FRANÇAIS 

65  Bien  puez  mener  en  ost  mil  et  cent  ornes. 
Passer  par  force  les  éves  de  Gironde, 
Paiéne  gent  craventer  et  confondre, 

Et  la  lor  ton-e  deis  a  la  nostre  joindre. 
S'ensi  veuls  faire,  ge  te  doins  la  corone  ; 
70  0  se  ce  non,  ne  la  baillier  tu  onques. 

IX      a  Se  tu  deis  prendre,  bels  tilz,  de  fais  loiers, 

Ne  desniesure  lever  ne  esalcier, 

Faire  luxure  ne  aie  ver  pechié, 

Ne  eir  enfant  retolir  le  sien  lié, 
75  Ne  veve  feme  tolir  quatre  deniers, 

Geste  corone,  de  Jhesu  la  te  vie, 

Filz  Loois,  que  tu  ne  la  haillier.  » 

•Ot  le  li  enfes,  ne  mist  avant  le  pié. 

For  lui  plorérent  maint  vaillant  chevalier, 
80  Et  l'emperére  fu  molt  grains  et  iriez  : 

«  Ha  !  las,  »  dist  il,  «  com  or  sui  engeigniez  ! 

Deléz  ma  feme  se  colcha  paltoniers. 

Qui  engendra  cest  coart  eritier. 

.Ta  en  sa  vie  n'iért  de  mei  avanciez  : 
85  Quin  fereit  rei,  ce  sereit  granz  péchiez. 

Or  li  fesons  toz  les  chevels  trenchier. 

Si  le  inetons  la  enz  en  cel  mostier  : 

Tirra  les  cordes  et  sera  marregliers  ; 

S'avra  provende  qu'il  ne  puist  mendiier.  » 
90  Deléz  le  rei  sist  Arneïs  d'Orliéns, 

Qui  molt  par  fu  et  orgoillos  et  tiers  ; 

De  granz  losenges  le  prist  a  araisnier  : 

«  Dreiz  emperére,  faites  pais,  si  m'oiez. 

Mes  sire  est  jovencs,  n'a  que  quinze  anz  entiers 
95  Ja  sereit  morz,  quin  fereit  chevalier. 

Geste  besoigne,  s'il  vos  plaist,  m'otreiez  : 

Trésqu'a  treis  anz  que  verrons  cornent  iért. 


70.  A'c  la  bailler  tu  onqnes,  ne  la  porte  jamais. 

71.  Prendre  de  fais  loiers,  recevoir  de  l'arg:eiit  indûment. 

70.  Vie  =  vct(o).  Forme  très  régulière  :  ë  donne  ie  et  t  final  tombe. 
77.  Voyez  la  note  au  v.  oC. 

88.  Tirra  pour  tirera.  Cf.  demourra,  etc.,  et  voyez  vib,  H4,  note.  —  Man-er/Her  est 
parfaitement  régulier  ;  marr/iiillier,  qui  n'est  pas  antérieur  à  la  fin  du  xr»  siècle,  n'en 
est  qu'une  altération,  qui  a  dû  jiasser  j)ar  marglicr. 

89.  S'avra,  lit  il  aura.  —  Qu'il  ne  puist,  afin  qu'il  ne  soit  pas  forcé  de. 
93.  Faites  pais,  faites  silence. 

9G-7.  Traduisez  :  «  accordez-moi  cela  (son  séjour  dans  un  cloitre)  pour  trois  ans,  et 
alors  (li'A^  [époque]  à  laquelle)  nous  verrons  comment  il  sera  ». 


COURONNEMENT   DE   LOUIS  65 

S'il  vuelt  proz  estre  ne  ja  buens  entiers, 
de  li  rendrai  de  gré  et  volentiers, 
100  Et  acreistrai  ses  terres  et  ses  liez.  » 
Et  dist  li  reis  :  «  Ce  fait  a  otreier. 

—  Granz  merciz,  sire,  »  dient  li  losengier, 
Qui  parent  érent  a  Arneïs  d'Orliéns. 
Sempres  fnst  reis,  quant  Guillelnies  i  vient  : 

105  D'une  forest  repaire  de  chacier. 

Ses  niés  Bertrans  li  corut  a  à  l'estrier  : 

Il  li  demande  :  «  Dont  venez  vos,  bels  niés  ? 

—  En  non  Deu,  sire,  de  la  enz,  del  mostier, 
Ou  j'ai  01  grant  tort  et  grant  pechié. 

110  Arneïs  vuelt  son  droit  seignor  boisier  : 
Sempres  iért  reis,  que  Franceis  l'ont  jugié. 

—  Mar  le  pensa,  »  dist  Guillelnies  li  fiers.- 
L'espée  ceinte  est  entrez  el  mostier, 
Desront  la  presse  devant  les  chevaliers  : 

115  Arneïs  trueve  molt  bien  apareillié  ; 

En  talent  ot  qu'il  li  colpast  le  chiéf  ; 

Quand  li  remembre  del  Glorios  del  ciel, 

Que  d'ome  ocire  est  trop  mortels  péchiez. 

Il  prent  s'espée,  el  fuere  rembatié, 
120  Et  passe  avant.  Quant  se  fu  rebraciez. 

Le  poing  senestre  li  a  meslé  el  chiéf  ; 

Halce  le  destre,  enz  el  col  li  assiét  : 

L'os  de  la  gole  li  a  par  mi  brisié  ; 

Mort  le  tresbuche  a  la  terre  a  ses  piez. 
125  Quant  il  l'ot  mort,  sel  prent  a  chasteier  : 

«  He  !  gioz,  »  dist  il,  «  Dex  te  doint  encombrier  ! 

Por  quoi  voleies  ton  dreit  seignor  boisier  ?. 

Tu  le  deiisses  amer  et  tenir  chiér, 

Creistre  ses  terres  et  alever  ses  fiez. 
180  Ja  de  losenges  n'avéras  mais  loier. 

Ge  te  cuidoe  un  petit  chasteier, 

Mais  tu  iés  morz  :  n'en  dorreie  un  denier.  » 

Yeit  la  corone,  qui  desiis  l'altél  siét  : 

Li  cueiis  la  prent  seiiz  point  de  l'atargier  ; 
185  Vient  à  l'enfant,  si  li  assiét  el  chiéf. 

102.  Dient  (cf.  XIII,  i,  6G,  etc.)  =  dicunt.  La  gutturale  tombe  purement  et  simplement, 
parce  (qu'elle  est  suivie  d'une  voyeUe  vélaire  (o,  u).  Elle  tombe  de  même,  si  elle 
est  suivie  de  a  (voyelle  semi-vélaire  et  semi-palatale)  et  en  même  temps  précédée  de  o.  u 
{jouer,  charrue.  Daus  die  =  dicat,  où  le  c  est  suivi  d'un  a  et  précédé  d'un  i,  sa  chute 
s'explique  dilïéremment  (voy.  la  note  à  V,  u,  26).  La  gutturale,  avant  de  tomber,  dégage 
un  yod  {payer,  doyen,  etc.),  si  la  voyelle  précédente  est  un  a  et  surtout  un  e  ou  uu  t. 

119.  Eus  el  col  li  assiét,  il  le  lui  applique  sur  le  cou. 

CON'STAXS.    Chrestomathie.  5 


UL)  CHKESTOMATIIIE   DE    l'aNCIEX   FRANÇAIS 

«  Tenez,  bels  sire,  el  non  del  rei  del  ciel. 
Qui  te  doint  force  d'estre  Luens  justiciers  !  » 
Veit  le  li  père,  de  son  enfant  fu  liez  : 
«  Sire  Guillelmes,  granz  nierciz  en  aiez  ! 
140  Vostre  lignages  a  le  mien  esalcié.  » 

X      «  Hé  !  Looïs,  »  dist  Charles,  «  sire  lilz, 

Or  avras  tu  mon  reiame  a  tenir. 

Par  tel  couvent  le  puisses  retenir 

Qu'a  eir  enfant  ja  son  dreit  ne  tolir, 
145  N'a  véve  feme  vaillant  un  angevin  ; 

Et  sainte  église  pense  de  bien  servir, 

Oue  ja  deables  ne  te  puisse  honir. 

Tes  chevaliers  i)ense  de  chiér  tenir  : 

Par  els  seras  onorez  et  serviz, 
15U  Par  totes  terres  et  aniez  et  cheriz.  » 


VlII.  HUON  DE  BORDEAUX' 


I. 

Charles  regarde  duc  Naimon  le  flori  : 
«Xonsilliés  moi,  sire  Naime,  »  fait  il. 
«JJue  dirai  jou  de  mon  til  q'est  ochis  1 
—  Sire,  »  dist  Naime.  «  j'en  sui  al  cuer  maris. 


137.  Qui  le  doinl,  puisse-t-il  te  donuerl  (litH  :  qui  te  Jonoe). 

144.  Voyez  la  note  au  v.  50. 

14-j.  Vaillant  .j.  angevin.  Voy.  Via  ,  116,  note. 

■  Huon  de  Bordeaux,  chanson  de  geste,  publiée  pour  la  première  fois  d'après  les  uia- 
iiuscrits  de  Tours,  de  Paris  et  de  Turin,  par  MM.  F.  Guessard  et  G.  Grandniui.soii. 
Paris,  Vieweg,  18U0.  —  Les  éditeurs  ont  suivi  le  manuscrit  de  Tours  en  le  coiii]ilétu)it 
par  le  manuscrit  de  Paris  (Bibliothèque  nationale)  f'  fr.  22,505.  Nous  donnons  à  l'Apjicn- 
dice  critique  les  variantes  du  manuscrit  de  Paris,  qui  nous  a  servi  à  améliorer  le  texte. 
—  La  chanson  de  Huon  de  liurdeaux  raconte  les  épreuves  auxquelles  fut  soumis  le 
brave  lils  de  Séguin  par  Gharlemagne,  en  expiation  du  meurtre,  cependant  légitime,  de 
son  lils  Chariot.  Il  s'agissait  de  pénétrer  dans  le  palais  de  l'émir  de  Babylone,  d'y  cou- 
per la  tête  du  premier  j>aïen  qui  se  i)résenterait  a  lui,  d'embrasser  sa  tille,  la  belle  Es- 
clamoude,  et  (le  rapporter  à  l'empereur  la  barbe  blanche  et  quatre  grosses  dents  de 
l'émir.  Huon  en  vient  à  bout,  grâce  a  la  jirotection  du  nain  bienfaisant  Obéron,  ([ue  la 
charmante  pièce  de  Sliakespeare,  Le  Songe  d'une  nuit  d'été,  le  poème  de  Wieland  et  l'o- 
péra de  Wener  ont  iiopularisé.  Le  sujet  a  été  également  niis  au  théâtre  en  France: 
un  Huon  de  Bordeaux  était  représenté  en  1557,  nar  les  confrères  de  la  Passion,  un  autre 
en  l(Jt)2  par  la  troupe  de  Molière  ;  mais  l'opéra  a'Eaclarmonde,  de  M.  Mussenct  (1889)  ne 
doit  guère  à  notre  poème  que  le  nom  de  son  héroïne,  que   l'auteur    du   livret  n'a   sans 


HUON   DE   BORDEAUX  67 

5  «  Pour  l'amour  Dieu,  qui  onqes  ue  menti. 

«  Car  demandés  le  cuivert  Aniauri 

«  Pour  coi  vos  tiex.  (|ue  je  voi  la  gésir, 

«  Ala  u  ])os,  le  l)lan('  hauberc  vesti. 

«  Sainte  Marie  dame!  que  queroit  il? 
10  —  .Tel  vos  dirai,  »  ce  respont  Ama  u'ris; 

«  Et  se  j'en  mène,  Dix  me  puist  maleïr  ! 

«  Ersoir,  au  vespre,  quant  il  fu  enseri, 

«  Karlos,  vos  tiex,  a  l'ostél  me  requist 

«  Que  jou  alaisse  en  gibier  aveuc  lui. 
15  «  Jou  i  alai  :  é  !  Diex,  si  mal  le  tis  ! 

«  Je  me  doutoie  de  l'Ardenois  Tieri  : 

«  Par  choi  alanies  les  blans  liaubers  vestis. 

«  Sous  le  In'uellet  qui  siét  desos  Paris, 

«  La  en  alanies  juër  et  moi  et  li, 
20  «  Et  si  getames  nos  ostoirs  el  laris. 

«  .1.  en  perdîmes  ersoir  a  l'avesprir  : 

«  Hui  matinet.  quant  il  fu  esclarci, 

«  Si  encontra(s)mes  Gérard  et  Huëlin. 

«  Hues,  l'aisnés,  avoit  l'oisel  saisi  : 
25  «  Karlos,  vos  tiex,  son  oisel  li  requist, 

«  Et  li  traîtres  moût  bel  li  escondi. 

«  Tant  estrivérent  qu'il  feri  Gerardin. 

«  Quant  le  vit  Hues,  si  traist  le  jjranc  forbi, 


doute  emprunté  ni  à  la  chanson  de  Huon  de  Bordeaux,  ni  à  celle  d'Esclannomle. 
Saint-Marc-Girardin  (Cours  de  littérature  draraatique  III,  235,  éd.  Charpentier),  traitant 
«  de  l'amour  ingénu  dans  les  romans  de  chevalerie  »,  déclare  préférer  le  Huon  de  Bor- 
deaux du  moyen  âge,  dont  il  ne  connaissait  pourtant  que  la  pauvre  version  en  prose  de 
14Û4,  au  poème  que  Wieland  en  a  tiré  :  «  Soit  qu'il  s'agisse,  »  dit-il,  «  de  peindre  l'amour 
de  Huon  et  d'Esclarmonde,  soit  qu'il  s'agisse  de  donner  un  caractère  et  un  rôle  aux  êtres 
merveilleux,  l'imagination  naïve  du  vieux  conteur  l'emporte  sur  les  grâces  de  Wieland.  » 
—  Notre  poème,  que  les  éditeurs  croient  avec  vraisemblance  avoir  été  composé  à  Saint- 
Omer,  semble  être  du  commencement  du  xinc  siècle.  Le  manuscrit  suivi  est  dû  à  un 
scribe  de  la  région  Nord-Est,  dont  la  langue  dillere  peu  de  celle  de  l'auteur.  Pour  les 
remarques  se  rapportant  au  dialecte,  voyez  surtout  nos  extraits X  et  XIII.  —  I.  Huon,  qui 
se  rendait  à  la  cour  de  Charlemagne,  avec  son  frère  Gérard,  pour  relever  son  fief,  est  atta- 
qué en  trahison  par  Amaury  et  Chariot,  le  fils  de  l'Einjiereur,  et  tue  ce  dernier.  Amaury 
rapporte  le  corps  de  Chariot  et  accuse  Huou  de  l'avoir  assassiné  sans  provocation  et 
sachant  qui  il  était  (V.1.3U1-1456,  1490-1045). 

I.  Duc  Nainion.  L'ellipse  de  l'article  est  assez  fréquente  avec  les  noms  appellatifs 
l^lacés  en  a]iposition  à  un  nom  propre.  Cf.  V,  i,  1  et  voy.  A.  Tobler,  dans  Zeitschrift  fiir 
rom.  Philolor/ie,  XUI,  197. 

(j.  Le  cuivert  Àmauri,  au  traître  Amaury.  Cf.  u,  35  et  voy.  ix,  79,  note. 

II.  Maleïr  (cf.  benelr),  pour  maleîre  =  maladicere,  qui  se  rencontre  à  côté  de  raale- 
dicere. 

12.  Il  fu  enseri.  Il  est  un  pronom  neutre  et  ne  remplace  pas  vespre  :  voilà  pourquoi 
le  participe  ne  prend  pas  l's  du  cas  sujet.  Cf.  i,  22.  77  ;  ii,  12. 

15.  Mai.  Corruj)tion  de  rnar  =  mala  ora. 

17.  Par  choi,  c  est  pourquoi.  Choi  est  une  graphie  irréguliôre  de  coi,  et  le  ch  ne  sau" 
rait  y  être  chuintant. 

23.  Huëlin,  diminutif  de  Hue,  Huon 


68  CHRESTOMATHIE   DE   L'àXCIÉn   FRANÇAIS 

«  Sel  pourfeiuU  eufressi  que  el  pis  ; 
30  «  Puis  s'en  torna  fuiant  par  devant  mi, 

«  11  et  ses  frères,  sor  les  cevax  de  pris  : 

«  Nés  poi  ataindre,  s'en  fui  al  cuer  maris. 

«  A  ensient  a  ton  enfant  ochis  ; 

«  Et  s'il  veut  dire  que  jou  aie  menti. 
35  «  Vés  chi  mon  gage,  et  je  le  vous  plevi, 

«  Cle  li  ferai(t)  par  le  goulle  jehir. 

«  Que  c'est  tout  voir(s)  canque  jou  ai  ci  dit. 

—  Sainte  Marie  !  »  dist  l'a])es  de  Gluigni, 

«  Si  grant  mençoigne  nus  bons  de  car  n'oï  : 
40  «  Sour  sains  jurrai,  et  moine  quatre  vins, 
«  Que  c'est  mençoigne  que  cis  léres  a  dit 
«  Et  toute  fable  :  sor  sains  le  vous  plevis. 

—  Certes.  »  dist  Karles,  «  bel  tesmoignaige  a  cbi  ! 
«  Que  dites  vous,  sire  quens  Amauris  ? 

45  —  Sire.  »  dist  il,  «  si  me  soit  Diex  amis, 

«  L'abes  dira  du  tout  a  son  devis: 

«  Mais  ne  le  ruis  devant  vous  desmentir  : 

«  Huon  ferai  par  le  geule  gehir 

«  Que  c'est  tout  voirs  de  canque  vous  ai  dit.  » 
50  Quant  l'entent  l'aljes.  près  n'a  le  sens  mari; 

Et  voit  Huon,  a  escrier  li  prist  : 

«  Hé  !  que  fais  tu  ?  »  dist  Tabès,  «  biax  cousins  ? 

«  Offre  ton  gaige,  car  li  drois  est  a  ti; 

«  Et  se  tu  es  ne  vencus  ne  maumis 
55  «  FA  Diex  voloit  tel  cose  consentir, 

«  Et  ke  je  puisse  mais  a  Cluigni  venir, 

«  Je  batrai  tant  saint  Pierre,  qui  la  gist, 

«  Que  de  sa  tlertre  ferai  tôt  l'or  caïr. 

—  Sire,  »  dist  Hues.  «  tout  a  vostre  plaisir  : 
60  «  Vés  chi  mon  gaige,  et  je  le  vous  plevis 

«  Que  c'est  mençoigne  que  chis  terres  a  dit; 
«  Se  li  ferai  par  le  geule  gehir 
«  Que  jou  ne  seuc  quel  homme  jou  ocis, 
«  Ne  ne  savoie  ke  che  fust  vostre  tis. 


îli.  Aie.  Le  subjonctif  est  amené  par  le  sens  dubitatif  du  la  jn-oposilioii  dont  dépend  ce 
verbe. 

39.  A'ms  lions  de  car,  nul  homme.  Exjiression  pléoiiasti([ue.  Voy  m,  41  et  xii,27,  notes. 

42.  Toittu  fable.  Pour  l'accord  de  l'adjectif  au  sens  de  l'adverbe  «  tout  à  fait  »,  cf.  V, 
I,  01.;  vih,  2j7,  etc. 

54-i<.  Nous  avons  là  un  exemple  frajiiiant  de  la  foi  naïve  du  moyen  âfre  et  de  la  façon 
dont  les  gens  éclairés  eux-niéine.s  entendaient  le  patronage  des  saints.  Aujourd'hui 
encore,  on  pourrait  citer  des  faits  semblables  qui  se  sont  i>as.sés  récemment  dans  des 
campagnes  reculées. 


HUON   DE   BORDEAUX  69 

65  —  Livrés  ostaiges.  »  dist  Karles  au  fier  vis, 
«  U  autrement  vous  en  serés  lionnis. 

—  Sire.  ))  dist  Hues.  «  tout  a  vostre  plaisir. 
<(  Certes,  vés  la  mon  frère  Gerardiu  : 

«  X"ai  plus  ostaiges  eu  ce  palais  votis, 
70  «  Car  jou  u'i  voi  ne  parent  ni  cousin 
«  Que  jou  osaisse  ne  prier  ne  otïrir. 

—  Si  avés  moi.  »  dist  l'al)es  de  Cluigni  : 
«  Por  vostre  amor  enterrai  autressi  ; 

«  Et  se  tu  es  ne  vencus  ne  maumis 
75  «  Et  Damediex  veut  tel  tort  consentir. 

«  Honnis  soit  Karles,  li  rois  de  Saint  Denis, 
«  S'il  ne  me  peut  ains  qu'il  soit  avespri. 
«  En  ma  compaigne  de  moines  cjuatre  vins. 

—  Abes,  »  dist  Karles,  «  tort  avés.  par  saint  Crist. 
80  «  .Ta  Diu  ne  place,  qui  eus  la  crois  fu  mis, 

«  Que  mal  vous  fâche  a  jour  que  soie  vis  ! 
«  Mais  laisiés  nous,  s'il  vous  plaist,  convenir. 
«  Livrés  ostaiges,  »  dist  Karles,  «  Amauris. 

—  Sire,  vés  la  Raïnfroi  et  Henri  : 

85  «  L"uns  est  mes  oncles  et  l'autres  mes  cousins. 

—  Et  jou  les  pren,  »  dist  Karles  au  fier  vis, 
«  Par  tel  couvent  cou  ja  pores  oïr, 

«  Que,  se  vous  estes  ne  vencus  ne  maumis, 
«  Je  les  ferai  traîner  a  roncis.  )> 
90  Raïnfrois  l'ot;  a  Karlon  respondi  : 
«  Dehait,  beau  sire,  qui  enterra  ensi  ! 

—  Et  comment  donc? »  Karlemaines  a  dit. 
«  En  non  Dieu,  sire,  sor  nos  tères  tolir.  » 
Dist  l'emperéres  :  «  Or  soit  a  vo  plaisir. 

95  «  Mais,  par  celui  qui  eus  la  crois  fu  mis, 
«  S" Amauris  est  ne  vencus  ne  honnis, 
«  Vous  ne  tenrés  plain  pié  de  vo  pais, 
«  Ains  en  serés  tost  cachié  et  honni.  » 


-• 

73.  £'/t/e/vai  (métathèse  de  IV  pour  entrerai;  cî.juerra  209,  jverrai    211),  j'entrerai 
[dans  répreuve  du  jugement],  je  servirai  d'Otage.  Cf.  9^1. 
78.  Traduisez  :  «  et  avec  moi  quatre-vingts  de  [mes]  moines.  » 

93.  Sor  nos  tères  tolir  (cf.  n,  34),  à  la  condition  de  nous  confisquer  nos  terres.  Nous 
avons  ici  affaire  îi  une  construction  analogique,  dont  le  point  départ  est  sor  ma  fei, 
«  sur  ma  foi  »,  ou  plutôt  l'exjiression  jifrer,  plevir  sor  sain:,  jurer  sur  les  reliques  (cf. 
V.  42,  etc.). 

94.  Vo,  suj.  sing.  et  rég.  plur.  vos,  féiu.  sin^.  vo,  fém.  plur.  vos.  Ainsi  se  décline  dans 
le  dialecte  du  Nord  et  du  Xord-Est,  la  forme  du  isossessif  abrégée  de  vostre,  qui  ailleurs 
est  invariable.  Cf.  vo:  xix,  53.  59.  98.  99,  etc. 


70  CHRESTOMATHIIi    DE   L'aNCIEX   FRANÇAIS 

Or  escoutés  de  Huon  que  il  fist  : 
100  Une  graut  mine  li  enfes  prendre  tist, 

Et  puis  l'a  fait  emplir  de  parcsis. 

Li  i)ovre  crient  clérement  a  haus  cris  : 

(c  Cil  te  garisse  qui  eus  la  crois  fu  mis, 

«  Et  il  te  laist  a  joie  revenir!  » 
10.")  Messe  canta  li  bons  abes  lietris. 

Quant  fu  cantée  et  li  mestiers  fenis. 

Devant  l'antél  se  conca  Huclins; 

D'antre  part  fu  li  cuivers  Amanris. 

Entour  ans  ot  grans  candèles  asis  : 
110  Devant  Tautél  les  orent  en  crois  mis. 

Les  Amanri  ne  se  porent  tenir  : 

A  tère  ciéent.  volant  tos  les  niarcis; 

Mais  les  Huon  se  dreciérent  tondis. 

Devant  l'antél  fu  Hues  en  crois  mis; 
11')  Dieu  reclama,  le  roi  de  paradis  : 

«  Hé  !  Dix,  »  dist  Hues,  «  qui  onques  ne  mentis, 

«  Si  vraiement,  Sire,  com  tu  nasqnis 

«  En  lîelleem,  si  com  dist  li  escris. 

«  De  le  pucèle  roïne,  .Thesu  (^hris; 
120  «  Il  n"i  ot  feme  pour  vostre  cors  tenir, 

«  Eors  une  dame  qui  ot  mont  clér  le  vis  : 

«  Sainte  Onnestase  ot  a  non,  ce  m'est  vis: 

«  N'ot  eil  mains  de])uis  qu'èle  nasqui  : 

«  A  ses  moignons,  l)ix,  fustes  recoillis; 
12')  «  Il  n'i  ot  autre,  ce  sét  on  tout  de  fi  : 

«  Lues  que  vous  tint,  miracles  i  fesis  ; 

«  Tantost  ot  mains  et  dois  Ions  et  traitis, 

«  Si  biaus  c'en  pot  ne  penser  ne  veïr. 

«  VA  des  .iij.  rois,  Sire,  fustes  requis. 
i;»0  «  Li  fel  Herodes  ot  mont  le  cuer  mari, 

«  Quant  les  novèles  de  vo  cors  entendi  : 

«  Les  sergans  fist  aler  par  le  pais; 

«  Tous  les  enfans  de  .ij.  ans  et  demi. 


1ù:).  Ol  asis,  lilti-r.  :  «  il  y  avait  placû.  »  Tournure  uoutrc  iiujiersonrielli!  :  l'accord  u"a 
pa.s  lieu,  comme  cela  arrive  parfois,  avec  le  snljstantif,  (jui  est  au  cas  Tétîiuie. 

120.  Vostre.  Pa.ssage,  fréquent  en  ancien  français,  du  siuffulier  au  pluriel  de  politesse 
et  n'ciproquement  (cf.  120,  etc.,  et  ii,  00. 

120-8.  Pour  le  miracle  de  sainte  Anastasie,  voir  la  Légende  de  saint  Famtel,  v.  14iO- 
1024,  dans  Revue  des  langues  romanes  XXVIII,  19;}-8.  L'ensemble  de  la  prière,  y  compris 
la  mention  du  miracle,  semble  imité  de  la  prière  de  Guillaume  Fièrenracc,  se  prépa- 
rant à  combattre  le  sarrazin  Corsolt.  dans  le  Couronnement  de  Louis.  Voy.  l'éd.  de  la 
Société  des  anciens  textes  français,  par  E.  Langlois,  v.  095-789. 

131.  De  vo  cors,  de  vous.  Périphrase  fréquente  en  ancien  franf  ais.  Cf.  120.  103  et  voy. 
la  note  à  iv,  00. 


4 


HUON   DE   BORDEAUX  71 

«  Canc'on  en  pot  trouver  par  le  pais, 
135  «  Fist  decoler  as  ])raiis  d'achier  forbis, 

«  Qu'il  vous  cuidoient  aveuques  çaus  mordrir, 

«  Mais  tout  içou  ne  poiés  consentir; 

«  .Xxxij.  ans  alas  par  le  païs 

«  0  tes  apostles  sacrés  et  ])eneïs; 
l'iO  «  .1.  en  i  ot  qu^'os  haï  tondis  : 

((  Judas  ot  non  li  traîtres  falis, 

'(  Si  vous  vendi.  biaus  dous  Sire,  as  Juis, 

«  Et  puis  si  fustes  eus  en  la  crois  sus  mis, 

«  Et  de  le  lance  se  vous  feri  Longis  ; 
l'i")  «  Mort  receiistes,  si  com  dist  li  escris  : 

«  Ghe  fu  por  nos,  ce  ne  fu  pas  por  ti  ; 

«  Nous  racatastes  des  mains  a  l'anemi, 

«  Puis  el  sépulcre  fustes  posés  et  mis; 

«  Au  tierc  jour  fustes,  Sire,  resurexis; 
15;)  (c  Droit  en  ynfer  toii  chemin  acoillis. 

«  Si  en  getastes  vos  drus  et  vos  amis  ; 

«  A  un  juedi,  que  tant  est  signoris, 

«  L'Asension  l'appelle  on,  ce  m'est  vis, 

«  En  ciel  montastes  la  sus  en  paradis  : 
15"  '(  Li  vostre  apostre  reméstrent  desconfit, 

<i  Desconforté,  et  mont  iérent  despris  ; 

«  A  Pentecouste  conforter  les  venis  : 

«  Vous  les  baisastes,  lors  furent  esjoï; 

«  Par  ces  Ijaisers  furent  tuit  si  espris 
IfiO  «.  Que  tout  langaige  sorent  par  tout  pais  : 

K  Si  vraiement  com  c'est  voirs  c[ue  je  di 

«  Et  que  jel  croi  loiaument  sans  mentir, 

«  Gardés  mon  cors,  par  le  vostre  plaisir. 

«  Que  jou  n'i  soie  matés  ïie  descontis, 
l(r5  K  Et  puisse  ocire  le  cui vert  maleïs 

«  Si  vraiement,  ])iax  père  .Thesu  Cris, 

«  Que  je  n'ai  coupes  el  murdre  c'on  ma  mis.  » 

A  tant  se  liéve  Hues  o  le  fier  vis  : 

Son  pis  seigna  de  Dieu  de  paradis. 
170  En  estant  liéve  li  damoisiaus  gentis  : 

L'autel  l)aisa  et  s'ofrande  sus  mist. 

Tout  ausi  fist  li  cuivers  Amauris. 

Ens  el  moustier  fu  aportés  li  vins  : 


109.  De  Dieu,  au  nom  de  Dieu.  Remarquez  rabsence  rie  rarticle,  malgré  le  complé- 
ment détermlnatlf  ;  de  même  dti\a.nt  paradis.  Voir  le  mémoire  signalé  plus  haut  (v.  1)  de 
\.  Tobler. 


r2  CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FIIANÇAIS 

La  se  (lesjune  li  gentis  Huëliiis, 
175  De  Tantrc  part  se  (lesjune  Ainaiiris. 

Desns  l'antél  saint  Père,  ce  m'est  vis. 

Onant  ont  niengié  asés  a  lor  plaisir, 

J)u  niostier  issent  amhedoi  li  niarcis. 

Premiers  issi  li  courtois  Huëlins  : 
180  Souvent  reclaime  le  roi  de  paradis^ 

Après  issi  li  cuivers  Amauris  : 

Aine  n'inclina  autel  ne  crocetis. 

On  les  ramaine  ens  el  palais  votis  : 

Près  de  Huon  li  frans  abes  se  tint; 
IS")  Autressi  îist  dus  Naime  li  tloris. 

Et  li  haut  homme  qui  furent  fervesti. 

De  l'autre  part  s'en  issi  Amauris, 

Si  le  convoient  Rainfrois  et  Henris 

Et  traitour  desqes  a  vint  et  sis. 
190  El  palais  vinrent  u  furent  li  marcis. 

Li  rois  les  voit,  ses  a  a  raison  mis  : 

((  Baron,  »  dist  Karles,  «  })our  le  cors  saint  Denis. 

«  Aies  vous  tost  armer  et  fervestir, 

«  Car,  par  celui  qui  ens  la  crois  fu  mis, 
195  «  Ains  que  mes  tiex  soit  en  tère  enfoïs, 

«  Ert  li  vencus  traînés  par  pais; 

«  Et  Dix  de  glore  en  doinst  le  droit  venir, 

«  Que  li  parjures  soit  hui  cest  jor  honnis  ! 

—  Et  Diex  le  face  !  »  li  l)arnages  a  dit. 
•200  Adont  s'adou])ent  et  ont  lor  cors  garnis. 

Hues  s'arma,  li  damoisiaus  de  pris  : 
Cauce  unes  cauces  blances  com  flor  de  lis, 
Puis  vest  l'auherc  que  li  donna  Sewins 
Et  çainst  l'espée,  dont  li  brans  fu  forbis. 

205  Et  d'autre  part  s'adoul)a  Amauris. 
Ouant  sont  armé  anbedoi  li  marcis, 
Les  sains  Iist  on  aporter  et  venir. 
Que  li  parjures  ne  puist  del  jor  issir. 
«  Qui  juerra?  »  li  barnages  a  dit. 

210  —  «  Cil  qui  apèle.  »  ce  dient  li  marchis. 

—  «  Dont  juerrai  ge,  sire.  »  dist  Amauris. 
Les  sains  mist  on  par  desus  .ii.  tapis, 


202.  Unes  cauces.  Un  s'emploie  au  pluriel  en  ancien  français,  non  seulement, 
comme  ici  et  xxx,  304,  lorsqu'il  désigne  la  réunion  hahituello  de  deux  objets,  mais  en- 
core au  sens  Je  «  plusieui-s.  »  Cf.  xxiii,  99;  xxx,  308,  etc. 

208.  Que,  alin  que  (cf.  218).  —  Del  jor  imir,  survivre  à  ce  jour  \h. 


HUON   DE   BORDEAUX  78 

Et  Ainaui'is  s'est  a  genillons  mis; 

En  haut  parla  si  que  l)ien  fu  ois  : 
215  «  Entendes  moi,  franc  chevalier  de  pris, 

«  Je  sui  ki  jure  sor  les  sains  que  vés  ci, 

«  Sor  tous  les  autres  qui  sont  em  paradis, 

«  Que  ne  me  puissent  liui  eu  cest  jor  honnir, 

«  Que  bien  sot  Hues  de  Rourdèle  le  cit, 
'>20  «  Quant  il  ocist  Karlot  o  le  tier  vis, 

«  K'il  estoit  tiex  fempereor  gentil  : 

<(  Par  traïson  le  tua  et  ocist, 

«  Par  couvreture  vint  fuiant  a  Paris. 

a  Ensi  le  jur  ge  par  chelui  ki  me  tist, 
'2'25  «  Sor  tous  les  sains  que  ci  voi  devant  mi, 

«  Si  le  ferai  par  le  geule  gehir, 

«  Ains  qu'il  soit  vespres.  s'ensanl)le  sommes  mis, 

«  Que  le  dansel  malvaisement  mordri, 

«  S'en  doit  par  droit  estre  a  martire  mis.  » 
230  Les  sains  cuida  baisier  li  Dieumentis  : 

Faut  lui  l'alaine,  a  poi  qu'il  ne  caï; 

Nés  aprocast  pour  tout  l'or  de  Paris. 

Li  gious  cancèle,  car  il  estoit  mentis  : 

«  Cis  est  parjures!  »  ce  dient  li  marcis. 
285  Avant  passa  li  courtois  Huelins 

Par  le  puing  destre  le  traïtor  saisi, 

Gomme  parjure  l'en  leva  li  marcis; 

Devant  les  sains  a  genillons  se  mist, 

En  haut  parla,  si  qe  bien  fu  oïs  : 
240  «  Or  m'entendez,  segnor.  »  dist  Huëlins. 

«  Je  sui  qui  jure  sor  les  sains  que  voi  chi, 

«  Sor  tous  les  autres  que  Dieus  a  establis, 

«  Çou  est  mençoigne  que  cis  léres  a  dit. 

«  Je  ne  die  mie  que  Karlot  n'aie  ochis, 
245  «  Mais,  par  Celui  qui  ens  la  crois  fu  mis, 

«  Quant  jou  entrai  ens  la  cort  a  Paris, 


216.  Je  sui  ki  jure  (cf.  241).  On  trouverait  peut-être  plus  souvent,  dans  cette  tournure, 
le  verbe  à  la  l^  personne  ijur),  comme  en  latin. 

210.  Le  cit,  la  cité.  Le  est  la  forme  féminine  de  l'article  au  Nord  et  au  Nord-Est  (cf. 
119,  etc.).  Cit  (civtiu,  43  est  une  forme  restituée;  le  ms.  a  ciu,  qui  est  provençal)  ne 
saurait  venir,  comme  on  l'a  voulu,  de  civitas,  qui  n'aurait  pu  donner  que  cites  (cf.  oM- 
bes  =abljas).  Si  le  prov.  cui  peut  se  tirer  de  civem  (par  abus  de  sens),  cit  nous  semble 
exiger  '  civitem,  qui  est  sans  doute  une  forme  populaire  de  cù-i7«ie/n  influencé  parctre/x. 

221.  L'empereor  gentil,  du  noble  empereur.  Cf.  i,  249  ;  n,  15,  etc. 

230.  Li  Dieumentis  (celui  qui  a  menti  k  Dieu),  le  parjure.  Cf.  Vie  de  Saint-Léger,  11, 
cet  dieumenlit  (Romania,  I,  303).  La  première  partie  du  mot  est  au  datif;  le  participe 
a  conservé  le  sens  du  déponent  latin  mentilus.  Cf.  mentis  233. 

243.  Çou  est,  etc.,  sous-entendu  que. 


/4  CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN    FRANÇAIS 

«  .Te  ne  snvoie  quel  homme  avoie  ocis, 
«  Qui  fu  ses  pères  ne  qui  l'engenuï, 
«  Ne  si  ne  seuc  que  che  fust  Karlon  lis. 

250  —  Certes,  »  dist  Tabès,  «  voir  sairement  a  chi. 
Hues  se  drèrhe,  si  a  les  sains  saisi, 
Si  les  baisa,  voiant  tos  les  marcis, 
Et  en  après  mist  .iiij.  mars  d'or  tin  : 
Asés  i  fu  ki  bien  les  recoilli. 

25;")  Dient  François  :  «  Cil  doit  estre  esbaudis; 
«  Par  lui  ert  certes,  je  quit,  li  cans  conquis.  » 


11. 

Or  vous  dirai  de  la  dame  al  vis  clér. 

Uni  estoit  lille  Gandise  l'amiré.  ' 

Eus  son  lit  jut  et  ne  jiot  re])Oser  : 

Amors  le  jioinst,  qui  ne  le  laist  durer. 
~)  Elle  se  liéve,  que  n"i  pot  deniorer  :  \ 

.1.  cierge  prent,  qu'èle  ot  fait  embraser:  ^ 

Vint  a  le  cartre,  s'a  le  cartrier  trové 

U  se  dormoit,  par  delés  .j.  piler; 

Tôt  bêlement  li  a  les  clés  enblé, 
10  L'uis  de  le  cartre  a  errant  desfremé. 

«  Hé!  Dix.  »  dist  Hues,  «  qui  me  vient  viseter? 

«  Sainte  Marie,  est  il  ore  ajorné?  » 

Dist  la  pucéle  :  «  Mar  vous  esmaierés, 

«  Hues,  biau  frère,  ensi  foi  jou  nommer, 
lô  «  Je  sui  le  lille  Gaudise  l'amii'é, 

«  Que  vous  baisastes  hui  matin  au  disner. 

«  Vo  douce  alaine  m'a  si  le  cuer  enl)lé, 

«  Je  vous  aim  tant  ({ue  je  ne  puis  durer  : 

2i'l.  ye  si  ne  seuc,  ot  «ainsi  jo  ne  sns.  —   Karlon  /is,  le  lils  «le   Ghfirles.   Pour  la  sup- 
prf'ssion  de  l'article,  voir  la  note  au  v.  i. 
2-"»<J.  Cette  laisse  en  t.  une  des  i)lus  longues  que  l'on  connaisse,  a  encore  41  vers. 

II.  Par  la  vertu  magique  de  l'anneau  qu'il  a  enlevé  au  géant  Orgueilleux,  après  l'avoir 
tué,  Huon  a  pu  entrer  dans  le  palais  du  roi  sarrasin  Cîaudisse  ;  il  a  tué,  dans  la  salle  du 
festin,  un  prince  puissant  qui  devait  épouser  sa  fille  Esclarmonde  et  donné  trois  huis'u-s 
k  la  jprincesse,  pour  s'acquitter  d'une  partie  de  la  tâche  qui  lui  a  été  inijiosée  par  Char- 
leinagne  en  exjjiation  du  meurtre  de  (jharlot.  Mais  accalilé  par  le  noniJjre  et  dépouillé 
du  cor  enchanta  que  lui  avait  donné  Oliéron  et  qui  lui  aurait  assuré  son  tout-puissant 
secours,  il  est  jeté  en  prison,  en  attendant  d'être  mis  à  mort.  Esclarmonde,  prise  pour  lui 
d'un  amour  aussi  violent  que  soudain,  vient  secrètement  le  visiter  (v.  583C-.59â8). 

:>.  Que,  parce  que,  car.  Remarquez  ici,  au  vers  précédent  et  au  vers  suivant,  l'alter- 
nance du  présent  avec  le  passé  déliiii  et  le  passé  antérieur. 


HUOX   DE    BORDEAUX  VO 

«  Se  VOUS  volés  faire  ma  volenté, 
->()  «  Consel  nietrai  qe  serés  délivrés. 

—  Daine,  »  dist  Hués,  laisiés  tôt  (;ou  ester  : 
«  Sarrasine  estes,  je  ne  vons  puis  amer. 

«  Je  vous  baisai,  rou  est  la  vérités, 
«  Mais  je  le  tis  por  ma  foi  arjuiter, 
25  «  Car  ensi  l"oi  a  Karlon  créante. 
«  Se  dévoie  estre  tos  jors  emprisonés 
«  En  ceste  cartre,  tant  con  porai  durer. 
«  Ne  quier  jou  ja  a  vo  car  adeser. 

—  Amis.  »  dist  èle,  «  dont  n'en  ferés  vous,  él  ? 
;)(J  —  Naje,  voir,  dame,  par  sainte  Carité. 

—  Par  foi,  »  dist  èle,  «  et  vous  le  comperrés.  » 
Le  cartrier  a  erroment  apelé  : 

«  Amis,  »  dist  èle,  «  envers  moi  entendes. 

«  Je  te  desfenc,  sour  les  iex  a  crever, 
85  «  Que  ce  François  ne  doinses  qe  disner 

«  Desc'  a  .iij.  jours,  ce  te  veut  commander.  » 

Et  cil  a  dit  :  «  Dame,  a  vo  volenté.  « 

.Iij.  jours  tos  plains  tant  le  laissa  juner. 

Au  quart  jour  est  Huëlins  desperés  : 
40  «  Hé  !  las,  »  dist  Hues,  «  il  n'est  ne  pains  ne  blés  : 

«  Or  voi  ge  bien  je  serai  afamés. 

«  Hé  !  Animerons,  pullens  nains  bocerés, 

«.  Cil  te  maudie  qui  en  crois  fu  penés  ! 

«  Por  poi  de  cose  m'as  or  coilli  en  hé  : 
45  «  Voir,  vers  ton  cors  ne  fesisse  pas  tél. 

«  Ne  m'en  pris  garde,  se  me  puis  Dix-  salver, 


20.  L'oi  créante,  jû  TavaLs  promis.  Cf.  û  et  voy.  la  note  à  m,  19. 

29.  S'en  ferés  vous  él.  Cf.  «  je  n'en  ferai  rien.  » 

31.  Et  vous  le  comjierrés,  dans  ce  cas,  vous  le  paierez  [cher]. 

34.  Sour  len  iex  a  crever.  Tournure  dillerente  de  celle  que  l'on  rencontre  plus  haut  : 
sor  nos  tères  tolir  i,  93,  et  qu'il  convient  de  rapprocher,  pour  ce  qui  est  de  l'addition  de 
la  préposition  a,  de  por  la  leste  a  coper  x,  87,  por  justise  a  tenir  xxrs',  129^  por  bien  a 
faire  lxv,  20,  etc.  Sour  (sor)  a  bien  ici,  comme  i,  93,  le  sens  de  «  à  condition  de  »,  mais 
le  substantif  régime  en  dépend  directement,  tandis  que  dans  sor  nos  tères  tolir,  c'fst  la 
réunion  de  l'infinitif  et  du  substantif  qui  constitue  le  régime  de  la  préposition.  l)ai;s 
sour...  a,  comme  dans  por...  a,  suivis  d'un  infinitif,  il  y  a,  semble-t-il,  un  souvenir  de 
l'idée  d'oljligation,  de  néces.sité  contenue  dans  le  gérondif  latin,  idée  rei)résentée  essen- 
tiellement ici  par  la  proposition  de  but  a  =  ad  latin. 

35.  Qe  disner,  de  quoi  diner  (litt*  rompre  le  jeune).  On  s'attendrait  à  dont  d.  (cf.  ni, 
00.  71),  mais  on  sait  qu'avec  le  relatif  5 !(«,  on  sous-enteud  souvent  encore  aujourd'hui 
une  préposition  [que  =  dans  lequel,  aurjuel.  etc.)  :  «  au  temjis  que,  »  etc.  Cf.  XIII,  u. 
7  et  20.  L'infinitif  doit  s'expliquer,  non  par  l'ellipse  d'un  verbe,  mais  par  l'analogie  de 
locutions  indiquant  le  but,  comme  «  de  manière  à,  en  xua  de  ». 

38.  .Iij.  jours  tos  plains  tant.  Double  renforcement  de  l'idée  de  durée. 

41.  Je  serai  afamés  (sous-entendez  que},  je  mourrai  de  faim. 

45.  Tel  est  un  neutre,,  comme  él  au  v.  29. 

40.  Se,  forme  dialectale  pour  si  ^  latin  sic.  Cf.  73  et  voy.  au  Glossaire. 


76        CHKESTOMATHIE  DE  L  ANCIEN  FRANÇAIS 

K  Quant  je  menti  al  preniior  pont  passer. 

((  Sainte  INIarie.  praigne  vous  en  pité  ; 

«  Roïne  dame,  vostre  homme  secoures, 
"»()  «  One  il  ne  soit  honneis  ne  vergondés!  « 

Tout  canqe  Hues  a  dit  et  devisé, 

Li  damoisèle  a  trestont  escouté. 

Vint  a  le  cartre,  s'a  Huon  apielé  : 

«  Vasal.  »  dist  èle,  «  estes  vous  porpensé? 
55  «  Yauriiés  faire  chou  qe  j'ai  devisé? 

«  Se  me  voliés  plevir  et  creanter 

«  Que,  se  poiiés  de  çaiens  escaper, 

«  Vous  m'en  merriés  o  vous  en  vo  régné. 

«  Par  Mahomet,  je  ne  vous  queroie  él; 
60  «  Se  chou  me  veus  otroiier  et  gréer, 

«  Je  te  donrai  a  mengier  a  plenté. 

—  Dame.  »  dist  Hues,  «  si  me  puist  Dix  salver, 
«  Se  jou  dévoie  tos  les  jors  Diu  tlamer 
«  Dedens  infer,  eus  la  cartre  cruel, 

05  «  Si  ferai  jou  toute  vo  volenté. 

—  Par  foi.  »  dist  èle,  «  or  as  tu  tu  bien  parlé  : 
«  Par  vostre  amor  qeerrai  en  Damedé.  » 
Dont  li  a  fait  a  mengier  aporter  : 
Hues  menga,  qui  moût  l'ot  désiré, 

70  Et  la  dame  a  le  cartrier  apelé  :  S 

«  Amis,  »  dist  èle,  «  savés  qe  vous  ferés?"  } 

«  Eus  el  palais  a  mon  père  en  irés,  * 

«  Et  se  li  dites,  gardés  ne  li  celés,  i 

«  Que  li  François  qui  ert  emprisonés 

75  «  Est  mors  de  faim  et  de  grant  povreté, 
«  Bien  a  tierc  jor  :  tout  issi  li  dires.  » 
Et  chil  a  dit  :  «  Dame,  a  vo  volenté.  » 
Puis  a  Huon  pourveii  a  plenté 
De  tout  ichou  que  il  li  vint  a  gré. 


48.  Pilé  ost,  uon  pas  au  cas  sujot.  f-ar  à  la  datf  do  notre  poème,  l's  finale  îles  noms 
masculins  s'i'tait  depuis  assez  longtemps  déjà  ajoutée  par  analogie  aux  noms  féminins, 
mais  au  cas  ré<;ime.  Nous  avons  ici  une  tournure  impersonnelle  :  «  qii'il  vous  en  prenne 
pitié  ».  En  ou  bien  se  rapporte  à  vo.ilre  homme  du  vers  suivant,  ou  bien  a  le  sens  vague 
dont  nous  avons  jiarlé  dans  notre  note  à  V,  i,  30. 

50.  Honeis,  pour  honnis.  Forme  analogique  attribuée  .à  quelques  verbes  isolés  d'après 
l'analogie  de  collectus,  qui  donne  régulièrement  coilleiz  (pic.  coilleis),  rég.  coilleit. 

00.  Passage  du  pluriel  de  ])olitesse  au  singulier.  Voy.  i,  120,  note. 

04.  Cruel.  Ia'S  adjectifs  parisyllabiques  latins  de  la  troisième  déclinaison  à  forme 
unique  ])Our  le  masculin  et  le  féminin,  n'ont  régulièrement  en  ancien  français  qu'une 
forme  pour  les  deux  cas  du  féminin  et  le  cas  régime  singulier.  Cependant  on  trouve  de 
l)onne  heure  les  formes  analogiques  en  e  fém.  {grande). 

73.  5e  (forme  dialectale  de  «i  =  latin  sic),  a  ici  un  sons  presque  explétif.  —  Ne 
li  celés,  Sous-entendez  que.  Celés  est  au  sulijonctif  (forme  analogique)  ;  voyez  note  à  vu,  62. 


BERTHE   AUX   GRANDS   PIEDS  /  t 

80  De  rices  mes,  de  vins  et  de  claré. 

Et  li  cartriers  en  est  a  tant  tornés; 

Vint  el  palais,  l'amiral  a  trové  : 

K  Sire.  »  dist  cliil.  «  par  Mahom,  ne  savés  ? 

«  Li  crestïéns  c'aviens  emprisoné, 
85  «  Oui  est  de  France,  de  faim  l'ai  mort  trové, 

«  Et  ens  vo  cartre  a  se  vie  tiné.  » 

L'amirés  Tôt.  s'en  fn  grains  et  irés  : 

«  Che  poise  moi.  par  Mahommet  mon  Dé; 

«  Mais  pnis  q'est  mors,  or  le  laissons  ester  : 
90  «  Mahoms  ait  s'ame  par  la  soie  pité  !  » 

Ensi  fu  Hnës  de  la  mort  respités, 

Et  li  cartriers  li  donna  a  plenté 

De  tel  mengier  que  il  veut  deviser. 


IX.  ADENET  LE  ROI 


BERTHE  AUX  GRANDS  PIEDS 

IV      Berte  la  debonaire,  qui  n'ot  pensée  avère, 

Mon(l)t  durement  plorant  prent  congié  a  son  père  : 
«  Sire,  »  dist  èle,  «  a  dieu  !  Saluez  moi  mon  frère, 
Qui  tient  devers  Poulane  la  terre  de  Grontére. 
5  —  Fille,  »  ce  dist  li  rois,  «  ressamblés  vostre  mère  ; 
Ne  soies  vers  les  povres  ne  sure  ne  amère. 
Mais  douce  et  debonaire  et  de  bonne  matére. 
Si  k'a  Dieu  et  au  siècle  la  bontés  de  vous  père  ; 
Car  qui  ainsi  le  fait  mou(l)t  noblement  se  père 

10  Et  cil  qui  bien  ne  fait  en  la  iin  le  compère. 
Aine  plus  bêle  de  vous  ne  vit  rois  n'emperére  : 

Li  Roumans  de  Berle  ait.->  yrans  2Ji('s,].>a.t  Xdeui>i  li  rois,  puJjlié  par  M.  Aug.  Scheler, 
Bruxelles,  1874,  IV-VIII,  v.  134-2-21.  —  Ce  poème,  qui  se  rattache  à  la  geste  du  roi  (Voy. 
Tableau,  p.x-xi).  est  écrit  eu  rimes.  II  raconte  les  aveutures  de  Berthe,  femuie  de  Pépin 
le  Bref  et  mère  de  Charlemagne,  à  f(ui  fut  substituée  uue  serve  le  jour  de  ses  noces.  Son 
époux  la  retrouva  j)lusieurs  années  ai>rùs  servante  chez  sou  vacher,  dans  la  l'orél  du 
Maine  ;  du  commerce  qu'il  eut  avec  elle,  sans  la  reconnaître,  naquit  Charlemagne.  Cette 
légende  Semble  bien  avoir  une  origine  mythique.  — Adenet  le  roi,  trouvère  brabaii(;on  de 
la  2e  moitié  du  xiiii=  siècle,  est  aussi  l'auteur  des  Enfances  0;/ier,  de  Beroii,  de  Comar- 
cliis  et  de  CU'oraadès.  Son  dialecte  est  naturellement  celui  de  la  région  Nord,  abusive- 
ment appelé  picard. 


3.  Moi,  pour  moi  :  datif  éthique. 

8.  Père  (=  '  parât),  pour  paire  =  parcat,  à  cause  de  la  rime. 

9.  5e  père  (=  se  parât),  se  conduit. 


78  CHKESTUMATHIE   DE    l'aXCIEN    FUANÇAIS 

Je  vous  commant  a  Dieu,  qui  est  vrais  gouvernére, 
Que  en  cors  et  en  anie  en  soit  doutout  gardére.  » 

V      Tout  droit  a  celui  tans  que  je  ci  vous  devis, 

l.j  Avoit  une  coustume  eus  el  tiois  pays, 

Que  tout  li  grant  seignor,  li  conte  et  li  marchis 
Avoient  entour  ans  gent  françoise  tous  dis, 
Pour  aprendre  françois  lor  tilles  et  lors  lis. 
Li  rois  et  la  roïne  et  Rerte  o  le  clér  vis 

20  Sorent  près  d'aussi  bien  le  françois  de  Paris, 
Coni  se  il  fussent  né  au  bore  a  saint  Denis  : 
Car  li  rois  de  Hongrie  fu  en  France  norris  ; 
De  son  pays  i  fu  menez  mou(l)t  très  petis. 
François  savoit  Aliste,  car  leens  Tôt  apris  : 

25  C'ert  la  lille  la  serve,  ses  cors  soit  li  lionis  ! 

Car  puis  furent  par  li  maint  grant  malice  empris. 
Adonc  tenoient  Franc  les  Tiois  por  amis, 
S'aidoient  li  un  l'autre  contre  les  Arrabis. 
Bien  parut  puis  a  Charles,  qui  fu  rois  poëstis, 

oO  Que  Alemant  estoient  chevalier  de  grant  i)ris. 
Par  aus  fu  puis  mains  Turcs  et  mors  et  desconfis. 
De  ce  ne  vous  iért  ore  nus  Ions  racontes  dis  : 
De  ce  vous  vueil  parler  dont  vous  ai  entrepris. 

VI      Moudjt  fu  Berte  courtoise  et  plaine  de  franchise 
35  N'est  nus  qui  la  connoisse  qui  forment  ne  la  prise. 

Le  jour  que  èle  dut  sa  voie  avoir  emprise, 

S'est  devant  le  roi  Floire  son  père  a  génois  mise  ; 

En  plorant  prent  congié  sans  mal  et  sans  faintise. 

Blanche  fu  et  vermeille  et  plaisans  a  devise. 
40  N'ot  i)lus  bêle  pucèle  de  la  dusques  en  Pise, 


13.  En,  de  vous  (complément  de  garclére). 

14.  Tovl  droit,  précisément. 

19.  O  le  clér  vis  (jilus  souvent  au  clér  vis),  qui  avait  le  teint  clair  (cf.  x,  74).  Exi)res- 
siou  fréquente  pour  iiidi((uer  la  hcauté  des  femmes:  des  chi'veux  blonds  et  un  teint 
traiisjiareiit  constituent  au  moyen  âge  l'idéal  de  la  beauté,  surlout  pour  les  hommes  du 
Nord. 

21.  Au  bore  a  saint  Denis,  au  bourg  ({ui  a  pour  patron  saint  Denis,  à  Saint- 
Denis. 

25.  Lu  serve,  Margiste,  qui  devait  conduire  LJertlie  au  roi  de  France,  Pépin,  et  qui  lui 
substitua  sa  propre  fille,  la  nuit  de  ses  noces.  —  Ses  cors  soit  li  honis  !  honte  sur  elle  I 
Li  est  au  datif.  —  Pour  la  périphrase,  voy.  iv,  (Kj,  note. 

20.  Malice,  sujet  pluriel.  Ce  mot  est  souvent,  comme  ici,  du  masculiji. 
28.  S' (=  se  =  sic),  et.  —  29.  Parut.  Impersonnel. 

30.  Avoir  emprise,  i>onr  eniprendre.  Cf.  orent  moulée  M,  jiour  mo)Uérent. 

40.  En  Pis»'.  Cf.  les  expressions  provençales  bien  connues,  en  Arles,  en  Avignon.  Pise 
est  pour  l'auteur  une  ville  très  éloignée.  Ou  trouve  de  même  :  «  jus((u'îi  Kome,  jus- 
qu'en Hongrie,  etc.  » 


iSERTHE   AUX    GRANDS    PIEDS  79 

Et  de  faire  tout  bien  fu  en  grant  convoitise, 
Si  k'a  pièce  ne  fnst  de  nul  mettait  reprise  ; 
Mais  puis  fu  par  la  serve  en  la  forest  nialmise, 
Ainsi  coni  vous  orrés  que  Testoire  devise. 

45  VII    Quant  Berte  ot  pris  congié  a  son  père  au  cuer  vrai, 

Forment  li  duelt  li  cuers,  moult  fu  en  grant  esmai. 

Les  gens  de  cèle  terre,  ne  vous  en  mentirai, 

En  plorérent  forment,  car  vraiement  le  sai. 

«  Fille,  »  dist  la  roïne.  «  je  vous  convoierai, 
50  Sachiez,  au  plus  avant  que  je  onques  porrai; 

Margiste  vostre  serve  avec  vous  laisserai, 

Et  Aliste  sa  fille,  plus  belle  rien  ne  sai  : 

Pour  ce  que  vous  ressemble,  assez  plus  chière  l"ai  ; 

Et  Tibert  lor  cousin  avoec  envolerai. 
55  Bien  savez  que  tous  trois  de  servage  getai. 

Et  que  de  mes  deniers  chascun  d'aus  rachetai. 

Et  par  ceste  raison  trop  plus  m'i  fierai. 

—  Dame,  »  ce  a  dit  Berte,  «  et  je  les  enmenrai. 
Ne  de  chose  que  j'aie  ja  mais  ne  leur  faurrai  ; 

60  Trestoutes  mes  privances  par  leur  conseil  ferai  ; 
Aliste,  se  je  puis,  très  bien  marierai. 

—  Fille,  »  dist  la  roïne,  «  bon  gré  vous  en  sarai.  » 
Un  lundi  par  matin,  por  voir  le  vous  dirai, 
Orent  Bertain  montée  sor  un  palefroi  bai. 

65  Des  jornées  qu'il  tirent  trop  ne  vous  conterai  : 
Par  Sassogne  s'en  vinrent  ;  par  le  duc  Nicholai, 
La  Duchoise  estoit  suer  Bertain  ;  —  quant  j'esgardai 
L'estoire  a  Saint  Denis,  tout  ainsi  le  trouvai  ; 
D'approchier  la  besongne  plus  ne  detrierai. 

70  —  «  Fille,  »  dist  Blanchetlor,  «  arriére  m'en  irai, 
De  par  vous  vostre  frère  forment  saluerai. 
Se  bien  ne  vous  prouvez,  de  la  dolor  morrai  ; 
Gel  anel  de  vo  doit  o  moi  en  porterai. 
En  termes  et  en  plors  souvent  le  baiserai.  » 

75  En  plorant  li  dist  Berte  :  «  Dame  je  le  ferai.  » 


45.  Vrai,  loyal.  Cf.  8(3. 

50.  Traduisez  :  «  sachez-le,  le  plus  loiu  que  je  pourrai  ». 

58.  Et  je,  et  moi  (de  mon  côté).  Cf.  xxi,  48.  ' 

G7.  La  duchoise.  Cette  duchesse  est  appelée  Aelis  daus  la  suite  du  poème,  v.  1.33.!). 

08.  L'estoire  a  Saint  Denis.  Les  auteurs  de  chansons  de  geste  ou  de  romans,  pour 
donner  créance  à  leurs  récits,  se  réfèrent  souvent  (([uek[uef'ois  sans  raison)  aux  livres 
de  l'abbaye  de  Saint-Denis,  fameuse  d'abord  par  ses  clirouiciues  latines,  jiuis  par  ses 
chroniques  françaises  (Grandes  Chroniques,  etc.) 

73.  Vo.  Voy.  Vm,  i,  94,  note. 


80  CHllESTOMATHIE    DE   L' ANCIEN    FUANÇ.US 

VIII     Berte  prent  l'anelet,  qii'èle  plus  n"i  délaie  ; 

A  sa  mère  le  ])aille.  nioiUDt  pleure,  moudlt  s'esmaie 
«  Fille,  a  Dieu  vous  conmant.  par  cui  li  solaus  raie; 
Or  vous  faites  amer  gent  letrée  et  gent  laie  ; 
80  Qui  de  bien  est  venus,  drois  est  k'a  Lien  retraie. 

—  Douce  mère,  »  fait  èle,  «  il  m'est  avis  que  j'aie 
Par  mi  le  cuer  dou  ventre  d'un  coutel  une  plaie. 

—  Fille.  »  dist  la  roine,  «  soies  joians  et  gaie  : 
85  Vous  en  alez  en  France  ;  de  ce  mes  cuers  s'apaie 

K"en  nul  pays  n'a  gent  plus  douce  ne  plus  vraie.  » 
Au  départir,  chascune  a  plorer  se  rassaie  : 
Berte  cliaï  pasmée  sor  un  drap  noir  com  saie. 


B.  -  GESTE  DE  GUILLAUME 


X.  ALISGANS 


Li  quens  Guillames  s'est  durement  hastés  ; 
Dist  au  portier  :  «  Amis,  la  porte  ouvrés  ; 
Je  sui  Guillames,  ja  mar  le  meskerrés.  » 
Dist  li  portiers:  «  .1.  petit  vos  soulfrés.  » 
De  la  tornèle  est  molt  tost  avalés  ; 
Vint  a  Guiborc.  si  liant  est  escriés  : 


7y.  Gent  lelrée,  aux  lettrés,  .aux  clercs.  A  remplaçant  le  datif  latin  est  assez  souvent 
sous-entendu  en  ancien  français,  moins  souvent  cependant  que  de  dans  les  comjjlémcnts 
déterminatifs.  Cf.  25,  la  fdle  la  serve,  etc. 

H3.  Parmi  le  cuer  dou  ventre,  au  cœur,  dans  la  poitrine.  Cf.  l'expression  triviale; 
avoir  du  cœur  au  ventre. 

'  Aliscans,  chanson  de  geste  publiée  par  F.  Guessard  et  A.  de  Montaiglon,  Paris, 
Franck  (Vieweg),  1870,  v.  1597-1719.  —  Ce  poème  anonyme  du  xii»  siècle  est  écrit  on 
rimes  avec  assonances  tolérées,  dans  un  dialecte  qui  oll're  certains  traits  picards.  On 
l'a  rattaciié  plus  tard  au  cycle  méridional  ou  geste  de  Garin  de  Moiiglave,  dont  le  centre 
est  le  fameux  Guillaume  d'Orange,  ou  au  court  nez,  qui,  après  de  fabuleux  exploits 
contre  les  Sarrazins,  se  relira,  eu  800,  dans  le  cloitre  qu'il  avait  fondé  à  Gellone  (Saint- 
Guilhem-du-Déscrt,  Hérault).  Pour  le  sujet,  voy.  Tableau,  p.  xii. 

1.  Guillames.  Forme  qui  prouve  que  l'e  de  Willelmus  est  devenu  a  avant  la  vocali- 
sation ou  la  disparition  do  \'l  :  on  a  ou  Guillulmes,  d'oii  les  formes  divergentes  Guil- 
laume et  Guillames  (dialectal).  —  Haslés  =  liaslez.  Le  picard  a  de  très  bonne  heure 
laissé  iiordro  l'élément  dental  dans  le  z  final  et  lui  a  substitué  une  s.  Cf.  ouvrés  et  la 
plupart  des  mots  qui  terminent  les  vers  de  cette  laisse,  et  aussi  yrans  13,  enfans  29,  etc. 
Non  seulement  le  manuscrit,  mais  le  texte  original  accuse  de  nombreux  traits  picards. 

2.  Mesherrés,  métathèse  pour  mescrerez.  Cf.  enterres  20  et  XV,  i,  7;  enterra  XV,  ii, 
50  ;  enterrai  XV,  u,  55  ;  mousterrai  xvui,  149  ;  plouerai  pour  plouerrai,  plourerai 
XXX,  375,  etc. 


ALISCANS  81 

«  Gentiex  contesse,  »  dist  il,  «  car  vos  hastés; 

La  defoi's  est  uns  chevaliers  armés. 

D'armes  paiénes  est  ses  cors  conraés, 
10  Estraiigement  est  grande  sa  tirtés; 

Bien  resamljle  home  ki  d'estor  soit  tornés. 

Car  je  voi  tos  ses  bras  ensanglantés  ; 

Molt  par  est  grans  sor  son  cheval  armé, 

Et  dist  k'il  est  Gnillames  au  cort  nés. 
15  Venés  i.  dame,  por  Dieu,  si  le  verres.  » 

Ot  le  Guibors,  li  sans  li  est  mués  ; 

Ele  descent  don  palais  segnoré, 

Vient  as  crestiaus  a  mont  sor  les  fossés, 

Dist  a  Guillame  :  «  Vassal,  ke  demandés  ?  » 
20  Li  quens  respont  :  «  Dame,  la  porte  ovrés 

Isnèlement  et  le  pont  avalés  ; 

Car  chi  m'encauce  Baudus,  et  Desramés, 

Et  .XX.  mil  ïurs  a  vers  elmes  gemmés  : 

Se  chi  m'ataignent,  je  sui  a  mort  livrés. 
25  Gentiex  contesse,  por  Dieu,  car  vos  hastés.  » 

Et  dist  Guibors  :  «  Vasal,  n'i  enterrés; 

Toute  sui  seule,  n'ai  ot  moi  home  né. 

Fors  cest  portier  et  .j.  clerc  ordené, 

Petis  enfans,  n'ont  pas  .x.  ans  passés, 
30  Et  de  nos  dames,  ki  le  cuer  ont  iré 

Por  leurs  maris,  ne  sai  ou  sont  aie, 

K'aveuc  Guillame  alérent  au  cort  nés 

En  Aliscans  sors  paiéns  desfaés. 


7.  Gentiex  (cf.  25  et  3G).  L'^;  finale  n'est  souvent  qu'un  signe  graphique  représentant  us. 
Ici,  il  faut  donc  lire  gentieus,  comme  iex,  62,  doit  être  lu  ieus  (cf.  yeux,  où  l';t'  n'est 
qu'un  souvenir  de  cette  orthographe),  Diex,  Dieus,  etc.  Cf.  gentius  xviii,  21,  etc.,  forme 
essentiellement  picarde,  et  gentis  xix,  48,  etc.,  ou  VI,  au  lieu  de  se  vocaliser,  a  été  ab- 
sorbée. Gentiex  suppose  gentiels,  où  l'e  parasite  est  dû  à  l'influence  de  17. 

10.  Firtés,  dialectal  pour  /iertés.  Cf.  arire  35,  pour  ariére,  et  virge  :  flrge  l,  13-14. 

11.  Soit  (cf.  roi,  moi,  etc.).  L'auteur  a  dû  écrire  seit,  etc.  Voy.  la  note  à  xi,  4. 

14.  Nés.  Le  mélange  des  rimes  en  -s  et  des  rimes  en  --  est  un  trait  essentiellement 
picard.  Ce  dialecte  a  de  bonne  heure  confondu  les  deux  prononciations  et  le  z  s'est  pro- 
noncé régulièrement  comme  s. 

18.  Crestiaus,  rég.  sing.  crestel  =  lat.  crista  avec  le  suffixe  -ellus.  El  -f-  consonne,  en 
picard,  a  donné  régulièrement  -ial,_  -iau  -\-  consonne,  au  lieu  de  -el.  Cf.  biaus  XIII,  i, 
43,  etc.,  d'où,  par  analogie,  au  régime  singulier  et  au  sujet  pluriel,  biaus,  etc.,  forme  qui 
subsiste  encore  dans  les  patois.  Il  en  est  de  même  de  -illos,  qui  donne  -ans  (cf.  aiis  (illos) 
pour  eus,  cevaus  (capillos)  pour  cheveus,  etc.),  et  aussi  quelquefois  de  ô  -{-  gutturale  -\- 
l  -\-  consonne  (cf.  iauz  xlv,  90,  rimant  avec  miauz  =  mel  -|-  s). 

22.  Encauce  (pron.  encauche),  picard  pour  enchauce.  Va  latin  donne  en  picard  ca  {ke, 
ki),  et  non  cha  (che,  chi),  comme  en  français.  Au  contraire  ce,  ci  (te,  li)  -\-  voyelle  don- 
nent ch,  au  lieu  de  ç.  Cf.  47. 

27.  Home  né.  Exjiression  pléonastique.  Cf.  in,  41  ;  VIII,  i,  39,  etc. 

29.  Petis  enfans,  de  jeunes  enfans.  L'article  partitif,  au  pluriel  comme  au  singulier, 
est  souvent  sui)primé  eu  ancien  français. 

30.  Et  de  nos  dames,  et  [quelques-unes]  de  nos  dames. 

CONSTANS.     Chrestomatliie.  6 


82  CHRESTOMATHIE   DE   L'ANCIEN   FRANÇAIS 

N'i  avra  porte  ne  gnicet  desfermé 
35  Dusqe  Guillames  ert  arire  tornés, 
Li  gentiex  qiiens  ki  de  moi  est  armés  : 
Diex  le  garise  ki  en  croix  fu  penés  !  » 
Ot  le  Guillames,  s'est  vers  terre  clinés  ; 
De  pitié  pleure  li  marchis  au  cort  nés. 
iU  L'aige  li  cort  til  a  lil  sur  le  nés. 

Guiborc  rapèle,  quand  fu  a  mont  levés  : 
«  Ce  sui  je,  dame,  molt  grant  tort  en  avés, 
Mont  m'esmervel  ke  desconu  m'avés  ; 
Je  suis  Guillames,  ja  mar  le  meskerrés.  » 
45  Et  dist  Guibors:  «  Paién,  vos  i  mentes, 
Mais,  par  l'apostle  c'on  (juiért  en  Noiron  pré. 
Anchois  sera  vostre  ciés  desarmés 
Ke  vos  ovre  la  porte.  » 

Li  quens  Guillames  se  hasta  de  l'entrer  ; 

50  N'est  pas  mervelle,  car  bien  se  doit  douter, 
K'après  lui  ot  le  cemin  fresteler 
De  cèle  gent  ki  nel  pueent  amer. 
«  France  confesse,  »  dist  Guillames  li  bér, 
«  Trop  longuement  me  faites  demorer  ; 

55  Vez  de  paiéns  toz  ces  tertres  raser. 

—  Voir,  »  dist  Guibors,  «  bien  oi  a  vo  parler 

Ke  mal  doiés  Guillame  resambler  : 

Aine  por  paién  nel  vi  espoanter. 

Mais,  par  saint  Piére,  ke  je  doi  molt  amer, 

GO  Ne  ferai  porte  ne  guichet  desfermer 
Deske  je  voie  vostre  ciéf  désarmé. 
Et  soz  le  nés  la  Ijouce  as  iex  mirer, 
Car  s'entresanlent  plusieurs  gens  au  parler: 
Chaiens  sui  seule,  ne  m'en  doit  on  blasmer.  » 

05  Ot  le  li  quens,  lait  la  ventaille  aler; 
Puis  haut  leva  le  vert  elnie  gemé. 


40.  Ai;je.  l'rfiiioncoz  algue. —  Fil  a  /il,  en  petits  ruisseaux. 

40.  l'a)-  l'ax>ustle,  etc.,   c'est-à-dire:  saint  Pierre.   Cf.  5'.J   et  voy.  au  Gluss.,   s.    v. 

Nuiron.  7' 

47.  Cics,  chef,  tête  (cf.  Cl).  Prononcez  kiés.  Le  c  a,  en  i)icarJ,  tantôt  le  son  de  //,  ^ 
tantôt  celui  de  ch  (=  teh),  suivant  qn'il itrovient  du  latin  ca ou  de  ce,  ci  (te.  H)  -j- voyelle.  .  ' 
Cf.  franco  .53.  î 

48.  Quelques  chansons  de  geste  ont  ainsi,  à  la  fin  de  chaque  laisse  en  vers  de  dix  syl-  -j 
lahes,  une  corfa  couiiiosee  d'un  vers  de  six  syllabes  qui  ne  rime  pas,  ou  qui  rime  avec  la  \ 
laisse  suivant*;,  comme  en  provençal.  Cf.  Ami  et  Amile  (ChreU.,  xiv),  etc.  ',: 

.00.  .Ve  douter,  avoir  peur.  —  51.  K'  =  que,  car.  ? 

.5.3.  France.  Prononcez /"raJuAe  et  voy.  47,  note.  j. 

60.  Bien  oi  a  vo  parler,  j'entends  (je  comprends)  bien  à  votre  langage.  i 


I 


ALISCANS  83 

«  Dame,  »  dist  il,  «  or  poés  esgarder  ; 

Je  sui  Guillames,  car  me  laisiés  entrer.  » 

Si  com  Guibors  le  prent  a  raviser, 
70  Par  mi  le  camp  voit  .c.  paiéns  aler. 

Corsiis  d'Urastes  les  fîst  de  l'ost  torner; 

Par  ans  faisoit  Desramé  présenter 
.  .Ce.  chaitis,  ki  tôt  sont  bacelér, 

Et  .XXX.  dames  od  le  viaire  clér. 
75  De  grans  chaiènes  les  eurent  fait  noer  : 

Paién  les  bâtent,  cni  Diex  puist  mal  duner  ! 

Dame  Guibors  les  a  oï  crier 

Et  hautement  Damledeu  reclamer  ; 

Dist  a  Guillaume  :  «  Or  puis  je  bien  prover 
80  Que  tu  n'iés  mie  dans  Guillaumes  li  bér, 

La  tiére  brace  qu'en  soloit  tant  loer  : 

Ja  nen  lessasses  paiéns  noz  genz  mener 

Ne  a  tel  honte  Ijatre  ne  dévorer  ; 

Ja  nés  sofrisses  si  près  de  toi  mener  ! 
85  —  Dex,  »  dist  li  quens,  «  com  me  velt  esprover  ! 

Mes  par  Celui  qui  tôt  a  a  sauver, 

Ja  ne  leroie  por  la  teste  a  coper, 

S'en  me  devoit  trestot  vif  desmembrer, 

Que  devant  li  ne  voise  ore  joster  : 
90  Por  soe  amor  me  doi  je  bien  grever, 

Et  la  loi  Deu  essaucier  et  monter, 

Et  le  mien  cors  traveillier  et  pener.  » 

L'elme  relace,  puis  lèt  cheval  aler, 

Tant  com  il  puet  desoz  lui  randoner, 
95  Et  vêt  paiéns  ferir  et  encontrer. 

Le  premerain  a  fèt  l'escu  troer 

Et  le  clavain  derompre  et  desafrer  ; 

Parmi  le  cors  fist  fer  et  fust  passer, 

A  autre  part  a  fèt  l'enseigne  outrer, 
100  Jambes  levées  l'a  fèt  mort  craventer. 

Puis  trèt  l'espée  qu'il  toli  a  l'Esclér, 

A  .j.  paién  fist  la  teste  voler, 

71.  Du  l'osl  torner,  quitter  le  champ  de  bataille. 

7i.  Aus  =  illos.  Forme  picarde  pour  eus.  Voy.  18,  note. 

75.  Eurent  fait,  avaient  fait.  Le  passé  antérieur  pour  le  plus-que^parfait,  suistitutiou 
dont  nous  avons  déjà  vu  plusieurs  exemples.  Cf.  ix,  30  et  04  et  v.  la  note  à  m,  19. 

87.  Por  la  leste  a  coper,  quand  on  devrait  ine  trancher  la  tète.  Cf.  XIII,  i,  11,  oii  por 
n'est  pas  accompagné  de  a,  et  pour  la  construction  avec  a,  VIII,  u,  34;  x,  87;  xxrv, 
129,  etc.,  et  voy.  la  note  à  VIII,  ii,  3i. 

93.  Cheval.  Notez  l'absence  de  l'article  déterminatif  ailleurs  que  devant  un  nom  abs- 
trait. Au  pluriel,  c'est  plus  fréquent.  Ci.  paiéns  9-5,  etc.,  et  voy.  les  notes  à  VIII,  i,  1  et  169. 

90.  A  fél  l'escu  troer.  Cf.  97.  100  et  voy.  au  Glossaire,  s.  v.  faire. 


84  CHRESTOMAÏHIE   DE   L'aNCIEN   FRANÇAIS 

L'autre  porfent  deci  al  cerveler, 

Et  puis  le  tiérz  a  fèt  mort  rever(s)ser  ; 

105  Le  (jiiart  tiért  si  qu'ainz  ne  li  lut  parler. 
Paién  le  voient,  n'i  ot  qu'espoanter  ; 
Li  uns  a  l'autre  le  commence  a  conter  : 
«  C'est  Aarotles,  li  oncles  Cadroér. 
Oui  vient  d'Orenge  essillier  et  gaster  ; 

IIU  Corrociez  est:  mou(ljt  l'avons  fèt  irer, 

Quant  nos  ne  fumes  en  Aleschans  sor  mér: 
Je  cuit  que  chiér  nos  fera  comparer,  w 
An  fuie  tornent  por  lor  vie  sauver, 
ïoz  les  prisons  ont  coi  lessiez  ester. 

115  Li  hér  Guillaumes  les  suit  por  decoper, 
Et  cil  li  fuient,  qui  n'osent  demorer. 
Voit  le  Guibors,  si  commence  a  plorer  ; 
A  haute  voiz  commença  a  crier  : 
«  Venez,  biau  sire,  or  i  poëz  entrer.  » 

120  Ot  le  Guillaumes,  si  prist  a  retorner  ; 
Vers  les  prisons  commence   a  galoper, 
L'un  après  l'autre  vèt  toz  dechaener, 
Puis  les  en  rueve  dedenz  Orenge  entrer. 


C.   GESTE  DE  DOO^y   ItE  MAAEIXCE 

XL  RENAUD  DE  MONTAUBAN  * 


Or  sunt  li  .iiij.  frère  sus  el  palais  plenier  : 
Tant  furent  nu  et  povre  n'ont  til  de  drap  entier; 
Si  sunt  lait  et  hvdeus  bien  samblent  aversier. 


lOÔ.  Qit'ainz  ne  li  lui  parlvr,  qu'il  ne  lui  fut  fias  permis,  qu'il  n'eut  pas  le  temjis  de 
dire  un  mot  avant  [de  mourir]. 

llô.  Pur  decoper,  pour  [lesj  tailler  en  pièces.  Cf.  122. 

lie.  El  cil  li  fuient,  qui.  Le  relatif  est  souvent  séparé  de  rantécédent  par  le  verbe  et 
ses  compléments.  Li  est  un  datif. 

123.  En  indique  un  déplacement  ou  un  changement  de  direction.  Cf.  V,  ii,  40,  etc. 

*  Cette  chanson,  écrite  en  tirades  monorimes,  dans  le  dialecte  Je  l'Uc-de-France,  cstilii 
xu«  siècle,  mais  le  manuscrit  est  postérieur  et  d'une  région  différente.  En  voici  le  sujet  : 

Renaud  de  Montauban,  qui  tire  son  surnom  du  château-fort  qu'il  bâtit  pour  résister  à 
Charlemagne,  à  l'endroit  oii  la  Garonne  prenait  le  nom  de  Gironde,  était  l'aîné  des 
quatre  fils  d'Aimonde  Dordone  ou  d'Ardenne,  qui  était  lui-même  l'oncle  d'OgierleDanois. 
Kenaud  ayant  tué  le  neveu  de  l'empereur  pendant  une  partie  d'échecs,  les  «  fils  Aimon  » 
sont  forcés  de  fuir,  et  l'armée  toute  entière  de  Charlemagne  les  poursuit.  Grâce  à  leur 
cousin,  l'enchanteur  Maugis,  et  au  cheval  merveilleux  de  Renaud,  Bayard,  qui,  au  besoin, 


RENAUD   DE   MONTAUBAN  85 

Quant  la  dame  les  voit,  n"i  ot  k'esraerveiller  : 
5  Tel  paor  ot  eue  ne  se  sot  conseillier  ; 

Mais  or  se  raseûre,  ses  preiit  a  araisiiier  : 

«  lîaron,  4ont  iestes  vos,  nobile  chevalier? 

«  rUen  me  samblés  hermites  ii  geiit  peneancier. 

«  Se  vos  volés  del  nostre,  aceler  nel  vos  qiiier. 
10  «  De  dras  et  de  vitaille,  dont  vos  avés  mestier, 

«  Je  vos  en  ferai  ja  de  joie  apareillier, 

«  Por  amor  cel  Seignor  qui  le  mont  doit  jugier, 

«  Qui  garise  mes  fins  de  mort  et  d'encomljrier. 

((  Je  nés  vi,  pécheresse  !  .x.  ans  ot  en  février. 
15  —  Comment  est  ce  donc,  dame?  »  dist  Richars  au  vis  lier. 

—  En  la  moie  foi,  sire,  par  mortel  encombrier 

«  Jes  envolai  en  France,  à  Paris  cortoier. 

«  Charles  en  ot  grant  joie  :  tôt  furent  chevalier. 

«  Li  rois  ot  un  neveu  que  merveilles  ot  chier  : 
20  «  Quant  il  vit  les  dansiaus  alever  et  prisier, 

«  Cremi  que  desor  lui  volsissent  souhaucier  : 

«  0  le  jeu  des  esches  les  cuida  engingnier. 

«  Mais  li  valet  nel  porent  sofrir  ne  otroier; 

peut  porter  les  quatre  frères,  ils  réussissent  à  se  retirer  auprès  du  roi  de  Gascogne  Yon  ('), 
qui  leur  permet  de  bâtir  le  château  de  Montauban.  Ils  y  sont  assiégés  et  se  réfugient  à 
ïrénioigne,  oii  ils  sont  assiégés  de  nouveau.  Bayard,  livré  à  l'empereur  comme  une  des 
conditions  de  la  paix,  est  jeté  dans  la  Meuse  avec  une  meule  au  cou,  mais  réussit  à  s'en 
débarrasser.  Renaud  va  enlever  Jérusalem  â  l'émir  de  Perse,  puis  il  rentre  en  France 
assez  à  temps  pour  être  témoin  de  la  victoire  de  ses  fils  sur  les  traîtres  qui  s'acharnaient 
à  leur  perte.  Enfin  il  renonce  au  monde  et  s'engage  parmi  les  ouvriers  qui  construisaient 
la  cathédrale  de  Cologne  :  il  est  tué  par  ses  camarades  jaloux  de  lui,  et  son  corps,  jeté 
dans  le  Rhin,  ayant  été  miraculeusement  retrouvé,  la  voix  populaire  le  proclame  saint, 
comme  c'est  arrivé  pour  Ogier  le  Danois  et  pour  Charlemagne. 

Le  roman  des  Quatre  fils  Aymon,  qu^on  colporte  encore  dans  les  campagnes,  est  la 
dernière  des  transformations  de  la  chanson  de  geste  du  xn»  siècle. 

1.  Les  quatre  fils  d'Aimon  viennent  de  pénétrer  dans  son  palais  de  Dordon,  en  l'ab- 
sence de  leur  père  qui  était  parti  pour  la  chasse. 

2.  y'ont.  Sous-entendez  que. 

4.  Voit  (cf.  do jV  12,  mole  foi  IQ,  envoiai  et  cortoier  17,  etc.).  Forme  appartenant  au 
scribe.  Ce  n'est,  en  efl'et,  qu'à  la  fin  du  xn"  siècle  que  l'imparfait  en  -eie  (et  par  consé- 
quent le  conditionnel,  et  à  la  suite  les  autres  mots  en  ei  provenant  de  ë.  i  latin)  est 
devenu  -oie  en  français  de  l'Ile-de-France,  probablement  sous  l'influence  du  bourgui- 
gnon. Cet  ci  est  devenu,  dans  la  prononciation,  ov.é  au  xvi^  siècle,  puis  oua,  ou  bien  é, 
par  exemple  dans  les  imparfaits  et  les  conditionnels,  pour  faciliter  la  prononciation  par 
la  chute  de  l'atone  ou,  en  commençant  par  les  mots  difficiles  à  prononcer,  comme  noioit 
qui  aurait  dû  se  prononcer  nouéiouét. 

7.  Sobile  =  '  nobilium  pour  nobilern  :  l'i  s'est  asséchée  sous  l'influence  de  nobilem. 
Cf.  XIII,  I,  29  et  XV,  n,  8. 

11.  En.  Pléonasme  fréquent.  —  Be  joie,  avec  joie. 

14.  .A',  ans  ot,  il  y  a  eu  dix  ans. 

(*)  M.  Longnon  a  récemment  établi,  dans  la  Revue  des  questions  historiques,  qu'il 
s'agit  ici  d'Eudon,  puissant  duc  ou  roi  de  Gascogne,  qui  eut  des  démêlés  avec  Charles 
Martel,  surtout  pour  avoir  donné  asile  au  roi  dépossédé  de  Neustrie,  Ghilpérie.  On  sait  que 
les  chansons  de  geste  confondent  perpétuellement  les  deux  Charles,  et  que  Charlemagne 
a  hérité  dans  la  légende  d'un  grand  nombre  de  faits  se  rapportant  à  son  aïeul. 


86  CHRESTOMATHIE   DE   L'aNCIEN   FRANÇAIS 

«  De  si  qu'il  Torent  mort,  ne  le  volrent  laisier  : 

25  «  Lors  s'en  fui  chascuns  sor  le  corant  destrier; 
«  Avuec  eus  en  alérent  Lien  .vij.  c.  chevalier. 
«  Deseur  Muese.  en  Ardane,  en  .j.  grant  pui  plenicr, 
«  Fermèrent  .j.  chastel  par  deseur  le  rochier. 
«  Charles  les  tist  de  France  déserter  et  chacicr. 

30  «  Aymes  les  forjura,  qui  ne  l'osa  laisier  : 
«  Li  rois  li  fist  jurer,  ains  qu'il  venist  arrier, 
«  Que,  s'il  les  poïst  mais  ne  tenir  ne  baillier, 
«  Tous  li  ors  que  Dex  fist  ne  lor  avroit  mcstier 
«  Que  il  ne  lor  feïst  tous  les  meml)res  trenchicr.  » 

35  Quant  Renaus  l'entendi,  si  se  vost  emhroncier. 
La  duchoise  l'esgarde,  si  le  cort  areisuier; 
Tous  li  sans  desor  li  commence  a  formoicr. 
La  duchoise  se  dresce  el  palais  en  estant 
Et  voit  muer  Renaut  sa  chiére  et  son  semblant. 

40  11  avait  une  plaie  en  mi  le  vis  devant  : 

Au  beourt  li  fu  faite,  quant  il  e.stoit  enfant. 
Sa  mère  le  regarde,  si  le  va  ravisant  : 
«  Renaus,  se  tu  ce  iés,  que  t'iroie  celant  ? 
«  Biaus  fins,  je  te  conjur  de  Deu  le  Roiamant 

45  «  Que,  se  tu  iés  Renaus,  di  le  moi  erramant.  » 
Quant  Renaus  l'entendi,  si  s'embroncha  plorant. 
La  duchoise  le  voit  :  ne  le  va  puis  dotant: 
IMorant,  bracc  levée,  va  jjaisier  son  enfant, 
Et  puis  trestos  les  autres  .c.  fois  de  maintenant. 

50  II  ne  desissent  mot  por  nule  riens  vivant. 

Donques  parla  la  dame,  si  lor  dist  son  samblant  : 
«  Enfant,  mont  iestes  povrc  et  mesaise  avés  grant. 
«  Donc  n'avés  vos  o  vos  chevalier  ne  sergent? 
—  Oïl,  .iij.  compaingnons,  que  plus  n'en  sunt  vivant, 

55  «  Qui  nos  gai'dent  la  fors  chascuns  .j.  auferrant.  » 
La  duchoise  l'entant,  s'en  apèle  Helinant  : 
«  Aies  moi  la  defors  ces  degrés  avalant, 
«  Si  prenés  le  cheval  dant  Renaut,  mon  enfant. 


30.  L'  (=  le)  représente  C'iarles. 

4.3.  Se  tu  ce  iés,  si  c'est  toi.  Tournure  fréquente  en  ancien  français. 

44.  Le  Roiamant,  le  Rédempteur  (de  redimentem).  L'altération  plus  grave  encore,  roi 
amant,  pour  reemant,  raement,  raiement,  montre  que  ron  n'avait  jilus  le  sentiment 
de  la  véritable  étymologie.  Cf.  8S. 

4">.  Di.  L'impératif  au  lieu  du  subjonctif:  anacoluthe  remarquable  analogue  à  colle 
qui  consiste  h.  passer  du  style  indirect  au  style  direct,  principalement  en  grec  où  ô'ti 
joue  le  rôle  de  gue  en  ancien  français. 

47.  Le  semble  bien  être  ici  au  neutre. 

58.  Dant  Henaiit,  de  messire  Renaut.  Ellipse  fréquente.  Dant  (cf.  XV,  ii,  1.3)  est  une 
forme  refaite  sur  le  cas  sujet  danz  =  dominus,  d'après  l'analogie  des  mots  où  le  radi- 


RENAUD   DE   MONTAUBAN  87 

«  Et  les  antres  destriers,  tout  ensi  le  cornant  ; 
60  «  En  la  mareschanscie  les  metés  maintenant.  » 

Et  cil  li  respondi  :  «  ïot  a  vostre  commant.  » 

Les  degrés  avala  del  vert  marbre  Inisant, 

Entre  ci  as  barons  ne  se  va  atargant  : 

Il  les  a  apelés,  si  lor  dit  en  oiant  : 
65  «  Baron,  aies  lassns,  ne  soies  delaiant. 

«  J'en  menrai  les  destriers  en  cel  estable  avant.  » 

Et  cil  li  respondirent  :  «  Tôt  a  vostre  commant.  » 

Il  li  ont  délivrés  :  il  les  en  maine  a  tant, 

Et  li  baron  montèrent  sns  el  palais  errant  : 
70  «  Seignor,  »  ce  dist  dame  Aie,  bien  soies  vos  venant.  » 

Delés'ses  .iiij.  fins  les  asiét  en  plorant. 

Li  mengiers  fu  tos  près  :  mont  les  va  somonant. 

Char  ont  de  venoison  et  d'oiselin  volant: 

Bnrent  vin  et  claré  a  nne  conpe  grant. 
75  Es  Aime  de  Dordon  parmi  la  porte  entrant  : 

Repairoit  de  chacier  parmi  la  vile  errant; 

.Iiij.  cers  orent  pris  a  la  mnete  corant. 

Il  (tescent  an  perron,  sos  le  pin  verdoiant, 

Et  monta  el  palais  .j .  baston  panmoiant, 
80  Et  a  trovè  ses  fils  a  sa  table  séant, 

Qni  fnrent  nn  et  povre  :  nés  va  reconoisant. 

La  dnchoise  en  apèle,  si  li  dist  maintenant  : 

«  Dame,  cjni  snnt  cist  home?  Bien  samblent  peneant. 

Dame  Aie  l'entendi,  si  li  dist  en  plorant  : 
85  «  Sire,  ce  sont  ti  fil  qne  traveilliès  as  tant 

«  As  Espaus,  en  Ardane,  n  mesaise  orent  grant. 

«  Or  snnt  venu  a  moi.  qu'en  iérent  desirrant  : 

«  Herbergié  snnt  anuit  por  Den  le  Roiamant. 

«  Le  matin  s'en  iront  par  son  l'anbe  aparant  : 
90  «  Ne  sai  ses  verrai  mais  en  trestot  mon  vivant.  » 

Quant  li  dus  l'entendi,  tos  tainst  de  maltalent  : 

A  ses  fins  se  torna.  mont  lor  fist  fier  samldant. 


cal  était  terminé  par  une  n  suivie  d'une  dentale  :  dent,  cas  suj.  denz;  amant,  cas  siij. 
amanz.  Cf.  tirant  ni,  9-5,  à  cause  de  tiranz  m,  56,  où  le  z  est  amené  pas  la  double  na- 
sale nn,  comme  ici  par  mn. 

VA.  En  oiant,  de  façon  à  être  entendu,  à  haute  voix. 

Wj.  En  cel  estable  avant,  dans  cette  étable  qui  est  la-bas  (devant  nous). 

08.  Il  li,  ils  [les]  lui.  L'ellipse  du  pronom  de  la  .3=  personne  régime  direct  est  très  fré- 
quente, lorsque  le  régime  indirect  est  aussi  un  pronom  de  la  3=  personne. 

87.  Qu'  (^  que),  car.  —  Desirrant,  désireux  (cf.  delaiant  65,  bien  vueillant  95,  escha- 
pant  112.  La  périphrase  avec  le  participe  présent  est  sans  doute  amenée  par  la  rime,  ce 
que  semble  prouver,  dans  l'avant-dernier  exemple  la  substitution  du  gérondif  indécli- 
nable au  participe  présent,  cas  sujet.  Cf.  aussi  paîsant  105,  Belleant  114  et,  dans  un 
autre  ordre  d'idées,  l'enfant  lOL 


88  CHRESTOMATHIE   DE   L' ANCIEN    FRANÇAIS 

Il  les  a  apelés  moût  airéemeiit  : 
«  Enfant,  «  ce  flist  li  dus,  «  vos  soies  mal  voignant  ! 
95  «  Que  quesistes  a  moi?  ne  vos  sui  bien  vueillant  : 
«  Forjuré  vos  ai  Kaiie.  Tempereor  poissant, 
«  Qui  la  guerre  feistes,  malvais  garçon  taillant  ; 
«  Je  ne  vos  pris  trestos  la  monte  d'un  besant. 
«  Ne  trovés  vos  convers,  chevalier  ne  sergent, 

100  «  Dont  preigniés  raençon  ne  d'or  lin  ne  d'argent  ? 
—  En  la]  moie  foi,  sire,  »  ce  dist  Renaus  l'enfant, 
«  Se  vos  marches  sunt  quites,  par  le  mien  essiant, 
«  Ce  ne  sunt  pas  les  autres,  ce  vos  di  voirement. 
«  Jusk'a  .1.  liuës  poés  aler  errant  : 

105  «  .Ta  ni  troveroit  hom  borgois  ne  paisant, 

«  Furs  cens  qui  es  chastiaus  se  vont  eschergaitant. 
«  L'autre  an,  eus  es  Espaus  me  feistes  mal  tant  : 
«  Mon  chastel  abatistes,  dont  j'ai  le  cuer  dolant. 
«  Entre  vos  et  Gharlon,  qui  le  poil  a  ferrant; 

110  «  Après  me  revenistes  laidement  enchauçant, 
«  Tous  nos  descontisistes  delés  .j.  desrubant: 
«  De  .vij.  c.  chevaliers  ne  furent  eschapant 
«  Xe  mais  ces  .iij.  barons  que  ci  veés  séant. 
«  Por  nos  perdrés  Jhesu,  le  roi  de  Belleant.  » 

115  Quant  Aymes  lentendi,  si  en  va  sospirant.  * 


D.   GESTES  DIVERSES 

XII.    EUE    DE    SAINT    GILLES" 

«  Sire,  »  che  dist  li  1ère,  «  de  Favoir  ne  mo  chiet. 
Car  j'en  avrai  assés,  je  sai  bien  gaignier; 

97.  Qui  jiOMT  cui,  a.  qui.   Que,  que  donne  l'édit.,  est  inadmissible.  —  FaiUanl,  fûlons 
(qui  manquez  à  vos  devoirs  envers  votre  suzerain). 
101.  L'enfant.  Le  cas  régime  au  lieu  du  cas  sujet.  Voy.  87,  note. 

113.  .Ve  furent  exchapant  ne  mais  ces  .iij.  barons.  Xe  mais  semble  avoir  éti;  considih'i; 
ici,  du  moins  par  le  scribe  comme  une  préposition  comiiosée  analogue  au  français  mo- 
derne «  à  l'exception  de»,  tandis  que,  régulièrement,  c'est  une  locution  ailverbiale  qui, 
comme  le  latin  nisi,  exige  une  construction  symétrique,  par  conséquent  le  cas  suji.'t 
ou  le  cas  régime,  suivant  qu'elle  est  précéclée  d'un  sujet  ou  d'un  régime.  L'auteur 
avait  peut-être  écrit  cil   iij.  baron. 

114.  Por  nos  perdrés  Jhesu,  à  cause  de  nous  (de  votre  conduite  envers  nous),  vous  per- 
drez le  paradis. 

'  Le  père  déclare  qu'il  se  retire  pour  ne  pas  violer  son  serment,  et  qu'il  ne  rentrera  à 
Dordone  que  quand  ses  lils  en  seront  partis.  La  mère  est  obligée  de  les  renvoyer,  non 
sans  les  avoir  convenablement  équipés. 

"  Aiol  et  Mirabel  und  Elie  de  SainlGiUes,  herausgegeben  von  W.  Fœrsler,  Heilbronn, 
1876-1882.  —  Nous  comparons  avec  l'édition  G.   Raynaud  (Société  des  anciens  textes 


ELIE   DE    SAIXÏ    GILLES  89 

Môs  (les,  destriers  me  pois(s)e,  c'avoie  forment  ciér. 

Que  .j.  en  i  avoit.  qni  mont  tist  a  proisier, 
5  .1.  vairet  mont  très  jent,  .j.  hermin  montenier. 

Il  a  maigre  la  teste  et  Toii  apert  et  lier, 

Petites  orillètes,  si  a  le  crin  dengié, 
Les  jambes  longes,  si  ot  coupé  le  piet  : 

En  nul  pais  qui  soit  n'en  a  nul  plus  legier. 
10  Mieudre  destriers  ne  fu  onques  por  gerroier  : 

Quant  estoit  en  bataille  et  en  estor  plenier. 

Et  il  trovoit  a  terre  abatut  chevalier, 

Tant  le  foloit  des  pies  que  tous  ert  debrisiés. 

De  baston  ne  d'espée  ne  1]  covenoit  touchier. 
15  —  Tai,  glous,  »  dist  ramiraus,  «  lai  ester  ton  pladier  : 

J"ai  encore  tes  cens  que  miex  font  a  prisier  :... 

Je  nel  donroie  pas  pour  .m.  livres  d'or  mier. 

S'avoies  asamblé  des  tiens  .xv.  milliers 

Et  trestous  ciaus  de  Franche,  quanqu"en  a  u  resnier,  (v^  c.  1] 
20  Ne  querroie  tous  ciaus  po'-  ichestui  cangier  ; 

Or  endroit  le  veras.  ja  trestorné  nen  iért. 


français),  Paris,  IS/t)  (V.  rAppeudice  critique).  —  h'Elie  de  Saint-Gilles  que  nous  possé- 
dons est  un  remaniement  picard  du  xm*  siècle,  en  vers  assonances  de  douze  syllaies, 
refait  sur  un  poème  (probablement  français)  du  xn<=  siècle  en  décasyllabes,  dont  quel- 
ques-uns sont  restés.  Le  même  trouvère  avait  déjà  remanié  l'Aioul  et  relié  les  deux 
poèmes  par  une  transition  de  son  invention,  oii  il  donne  pour  père  a  Aioul  l'Elie  de 
notre  chanson.  C'est  un  véritable  roman  d'aventures. 

Le  nain  Galopin,  à  qui  Elie  a  laissé  la  vie,  s'est  dévoué  à  son  service.  U  lui  promet 
de  lui  amener  Prinsaut,  le  terrible  cheval  du  roi  païen  Lubien.  S'etant  introduit  dans 
son  camp,  il  feint  d'avoir  été  dépouillé  par  Marcabré,  le  roi  Sarrazin  ennemi  de  Lubien, 
des  riches  présents  qu'il  lui  apportait  et  réussit  à  dérober  le  cheval  (v.  •1887-2055).  Cet 
épisode  rappelle  des  traits  analogues  dans  Renaud  de  JMontauban  et  dans  Gormond  : 
c  est  d'ailleurs  un  lieu  commun  épique.  (Cf.  renlèvement  des  chevaux  de  Rhésos  dans 
l'Iliade,  etc.,  etc.)  Pour  des  détails  sur  le  sujet  d'Elie  de  Saint-Gilles  et  d'Aioul,  voy 
G.  Paris,  Journal  des  Savants,  1886. 

1.  Lére  =  latro.  La  forme  analogique  léres,  que  donne  ordinairement  le  manuscrit  et 
que  conserve  l'un  des  éditeurs,  semble  postérieure  à  la  date  de  notre  poème. 

3.  Poisse  pour  poise.  Cf.  prissier  50,  brisse  139,  etc.,  et  par  contre  asamblé  18,  va- 
sal^s  80,  s'as'ient  89,  enrjresa  95,  etc.  L'emploi  de  s  simple  pour  ss  (de  même  r  pour  rr 
21.  22,  etc.)  s'explique  facilement;  il  n'en  est  pas  de  même  de  l'emploi  de  ss  pour  s.  Des 
destriers  me  poisse  (littt:  «  [il]  me  pesé  au  sujet  des  destriers),  je  regrette  les  destriers. 

8.  Ce  vers  décasyllabe  est  un  reste  de  l'ancienne  rédaction.  Cf.  138  et  159,  et  voyez  ci- 
dessus  la  note  ".  —  Le  piet  coupé,  c'est-à-dire  «  finement  attaché  ».  Cf.  Aiol  3178,  Elie 
de  Saint-Gilles  1894,  Ogier  2414  et  Roraan  de  TJiébes  65IJ3  et  remaniement  français  2808. 
—  Piet  (cf.  molliet  20,  etc.).  Nous  avons  déjà  dit  que  le  t  final  (primitif  ou  issu  de  d) 
s'était  maintenu  jusqu'au  sive  siècle  dans  les  dialectes  du  Nord  et  du  Xord-Est  (que  pour 
abréger  nous  appelons  picard)  non  seulement  après  ie,  ce  qui  est  très  fréquent,  mais 
encore  exceptionnellement  ailleurs.  Cf.  ici  même  abattit  12. 

16.  Que,  qui.  L'emploie  de  que,  pour  le  pronom  relatif  qui,  masculin  ou  féminin,  n'est 
pas  très  rare  en  ancien  français.  Si  dans  certains  cas,  comme  ici  et  154,  on  peut  se  de- 
mander si  l'on  n'a  pas  aft'aire  à  une  conjonction  au  sens  de  «  de  sorte  que,  »  dans  d'au- 
tres, il  n'en  est  pas  de  même.  Cf.  Psautier  d'Oxford,  i,  3:  Cume  le  fust  qued  est  plantét, 
etc.  Il  s'agit  ici  d'un  véritable  adverbe  relatif.  Yoy.  A.  Tabler,  Mélanges  de  grammaire 
française,  18  (Zeilschrift  fur  rom.  Philologie,  u,  o62  sqq.  —  Après  ce  vers,  il  faut  ad- 
mettre une  courte  lacune,  oii  il  était  question  en  particulier  du  cheval  Prinsaut. 


90  CHIIESTOMATHIE   DE   L'aNCIEN   FRANÇAIS 

—  Sire,  »  che  dist  li.lére,  «  por  coi  le  veroi  gié? 
Je  ne  sai  rien  de  che  ne  ne  connois  destriers. 
Puis  que  jel  voi  troter,  a  moût  isnel  le  tiéng. 

25  Miens  ameroi  .j.  peu,  s'il  vous  plaist,  a  niangier  ; 
Tant  ai  esté  en  laigue  tout  le  cors  ai  niolliet."  » 
Et  respont  l'aniiraus  :  «  Par  mon  ciéf,  vilains  iés.  » 
L'amiraus  se  corouche,  s'a  bouté  Teskekier  : 
Miens  venist  l'amiral  c'a  son  gin  entendié'stl. 

30  «  Sire  »  che  dist  li  1ère,  «  or  ne  vous  courechiés  ! 
Puis  que  vous  le  volés,  jel  verai  volentiers.  «... 
Tart  estoit  Galopin  que  l'eiist  ai)rochié. 

Les  aises  au  cheval  vous  doi  je  dire  ])ien  : 
Il  ert  en  .j.  travail  bien  saielé  d'achier; 

35  Le  menor  des  estaches  ne  menast  .j.  somiers. 
Il  ne  remeiist  mie  por  le  keue  a  tranchier, 
A  .iij.  kaïnes  d'orfu  par  le  col  loiés. 
.liij.  paires  de  Iniies  ot  li  chevaus  es  pies  : 
Par  dedens  sont  feutrées  por  le  poil,  que  ne  ciet. 

40  Del  feure  et  de  Tavaine  ot  de  si  al  poitrier, 
Et  boit  a  une  néf  entaillie  d'or  mier  : 
L'aige  li  cort  devant  a  canél  aaisiet. 
.Xxx.  gardes  i  a,  qui  gardent  le  destrier, 
Et  quant  li  .xv.  dorment,  les  .xv.  estent  vellier. 

45  II  n'en  i  a  .j.  seul  tant  orgelleus  et  lier. 
S'il  le  trêve  dormant,  ja  mèche  autre  loier, 
•Ta  n'i  metra  cscange,  fors  que  les  ieus  del  ciéf, 
U  forjurer  li  fait  le  terre  et  le  renier, 
Et  lui  et  son  lignage  fors  del  païs  cachier. 


'2i.  Veroi  pour  verrai,  ou  plutôt  pour  verroie,  à  c.iuse  de  la  mesure  du  vors  (cf.  ame- 
roi 2'>).  Oi  pour  ai  au  futur  est,  en  effet,  bourguignon  et  non  picard,  et  le  conditionnel 
satisfait  mieux  ici  que  le  futur.  D'ailleurs  notre  rcmanieur  ne  craignait  pas  d'avoir 
recours  à  dos  licences  dans  l'intérêt  de  l'assonance.  Cf.  29.  70,  etc. 

20.  Après  tant,  sous-entendez  que.  —  MoUiet.  Voy.  8,  note. 

28.  S'  (=  se,  picard  pour  si,  lat.  sic)  n'est  pas  ici  explétif;  ce  n'est  pas  non  plus  une 
simple  copule  :  il  indique  la  conséquence.  —  Boulé,  bousculé. 

2'j.  Entendiésl  (ms.  eiitendié)  setnidii  exigé  par  la  syntaxe  et  l'assonance  réunies.  Cf. 
cotiHiviést  144,  qui  est  également  une  correction  de  consul  (particifie).  Ces  formes  sem- 
blent bien  forgées  pour  les  besoins  de  l'assonance  (Voy.  22,  note).  Cependant  ce  texte  ne 
manque  pas  d'autres  formes  bizarres,  comme  waJ130,  pour  vait,  etc.,  et  surtout  sear  70. 

3.").  Le,  article  fera,  picard,  dont  le  sujet  est  li.  Cf.  3(î,  etc.  Les  autres  principaux  ca- 
ractères de  ce  dialecte  sont  :  ait  pour  ou,  s  pour  z,  c  dur  (k)  pour  ch,  ch  pour  c  devant 
p,  i.  te  pour  iée  au  partici])e  passé  féminin  des  verbes  en  ier,  réduction  a  une  seule 
syllabe  de  iez  à  l'imparfait  et  au  conditionel,  etc. 

3'i.  Rcmeust,  dialectal  pour  rerauast.  —  Por  le  keue  a  t.  Voy.  VIII,  ii,  34,  note. 

3;».  Hemarquez  l'anacoluthe  familière  au  grec.  On  attendrait  :  por  que  li  pous  ne  cice. 
[..'indicatif  pour  le  sulijonctif  est  d'ailleurs  dû  à  l'assonance. 

4t).  Il,  Luliien.  —  Trêve  (cf.  89),  pour  Irueve,  ce  qui  semble  indiquer  la  prononciation 
Ircuve.  Cf.  descevre  .51,  que  le  scribe  prononçait  sans   doute  desheuvrc,  et  orrjelleus  4ô. 


ELIE   DE   SAINT   GILLES  91 

")()  .liij.  ehierjes  i  ardent,  qui  moût  font  a  pris(?;)ier. 

L'amiraus  le  descevre.  s'otle  costé  delgié, 

La  teste  fn  bauchande  et  tout  li  .iiij.  pièt. 

Il  a  dit  au  laron  :  «  Ère  11  tiens  si  chiers  '? 

—  Nenil,  »  che  dist  li  1ère,  «  ja  celer  nel  vous  quier  : 
55  Ne  vi  mais  nul  si  ])el  ne  si  bien  estachié.  »        {cul.  2) 

Et  dist  entre  ses  dens,  que  nus  ne  Tentendié  : 

«  Maie  garde  en  ferois  ains  le  jor  esclairier  : 

Je  le  vous  enl)lerai,  se  jel  puis  esploitier, 

Anuit  en  ceste  nuit  :  ja  si  l)ien  n'ert  gaitiés. 
60  Sire  Elle  de  Franche,  se  cestui  aviiés, 

U  roialme  de  France  vanter  vous  en  poriés 

C  aiiïs  hom  de  vo  lignagne  ne  fu  sor  tel  destrier. 

Mais  moût  est  en  fort  ifeu,  ne  sai  comment  che  iert  : 

Or  en  penst  Dameldex,  qui  tout  a  a  jugier  ! 
05  Par  l'ame  de  mon  père,  autant  aim  cel  destrier 

Gon  s'il  fust  la  defors  a  .j.  arbre  atachiès.  » 

Dès  puis  que  Galopins  ot  veii  le  cheval, 
Nen  ot  bien  ne  repos,  ne  aillor[s^  ne  pensa. 
Sarrasin  s'estormissent,  venu  sont  as  ostaus. 

70  II  demandèrent  Taigue,  al  mengier  vont  sear, 
Après  s'en  vont  dormir,  que  ne  pensent  nul  mal, 
Que  del  petit  laron  ne  s'en  douent  regart. 
Galopins  ne  s'oblie  :  venus  est  au  travail  ; 
Il  s'apuie  a  le  trelle,  si  garde  le  cheval  ; 

75  Dameldé  reclama  le  père  esperital  : 

«  El  ventre  del  pisson  garistes  saint  .louas, 
Les  .iij.  enfaus  garistes,  que  il  ne  furent  ars, 
Sainte  Marie  dame,  donés  me  che  cheval. 


51.  S'  {^  se,  picard  pour  si)  e.st  ici  une  simple  particule  de  liaison.  Cf.  se  125.  140, 
si  82.  83,  etc. 

5i.  Che,  ce.  Pléonasme  fréquent  en  ancien  français,  et  d'usage  courant  aujourd'hni  en- 
core dans  les  patois  du  Midi  dans  les  narrations  :  cou  dis,  cou  disia,  «  dit-il,  disait-il.  » 

.57.  Ferois  =  feroi:,  fereiz  ;  eiz  est  la  2«  pers.  du  plur.  organique  du  futur.  —  Atnz 
le  jor  esclairier,  avant  l'aube  du  jour.  Ainz  a  pour  régime  non  le  jor,  mais  la  propo- 
sition tout  entière  dont  le  jor  est  le  sujet.  Voy.  V,  ii,  78,  note. 

ôl.  Anuit  en  ceste  nuit.  Pléonasme  qui  montre  bien  que,  malgré  l'étymologie,  anuit 
s'employait  couramment  à  cette  époque  au  sens  de  «  aujourd'hui.  » 

GO.  Aviiés.  L'absence  de  la  synérèse  normale  en  picard  (voy.  3ô,  note)  montre  que  ce 
vers  est  emprunté  à  l'ancienne  chanson,  laquelle  semble  avoir  été  purement  française. 
Cf.  123. 

61.  En  représente  l'idée  exprimée  au  vers  suivant  :  pléonasme  fréquent. 

64.  Or  en  penst  D.,  c'est  affaire  à  Dieu.  Confiance  naïve.  Cf.  xiv,  93  :  SeBamnediex 
n'en  panse. 

70.  Sear  pour  seoir.  Forme  amenée  par  l'assonance  (voy  22,  note).  U  n'est  pas  admis- 
sible que  oi  se  soit  dès  cette  époque  prononcé  oà,  ouà.  Cf.  x,  4,  note. 

77.  U  s'agit  ici  des  trois  enfants  jetés  dans  la  fournaise;  c'est  encore  une  légende  biblique. 


92 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Que  ne  me  puist  l)lechier  ne  ne  me  fâche  mal.  « 
80  Tant  entent  au  proier  Galopins  li  vasaus 

])e  l'aleine  de  lui  s'esfrée  li  chevaus.  (f^  0(>  V'col.  1) 

Il  saut  (le  .iiij.  pies,  si  abat  le  tiaval  : 

Les  gaites  le  coisirent,  si  saillent  cèle  part. 

Et  saisirent  lor  lances  etgaverlos  et  dars, 
85  Et  kiérent  i)ar  le  canbre  .tIj^^^.  bien  par  esmal. 

(ialopins  tu  en  l'oubre,  qui  petit  les  douta, 

Tout  vont  près  del  laron  que  casi-uns  le  frota  : 

S'il  ot  adont  paor,  je  ne  m'en  mervel  ja. 

Quant  il  ne  trevent  rien,  s'asïent  as  escas, 
90  Et  dist  li  uns  a  l'autre  :  «  C'a  senti  chis  chevals  ? 

—  Par  mon  chicf,  »  dist  li  maistres.  «  sejornés  est  et  cras  ; 

De  moût  petite  cose  li  chevaus  s'esfrea.  » 

Galopins  ot  une  herbe  des  puis  de  Garnimas, 

Que  Basins  ot  tolu.  quant  Garin  encanta, 
95  Quant  li  fains  de  la  loge  si  fort  les  engresa  : 

Signor.  che  fu  la  nuit  que  Karles  i  ala. 

Mist  se  main  a  sa  bourse,  l'erbe  fors  en  geta, 

Tant  le  frota  li  Icre  que  li  odeurs  en  saut  ; 

Par  entre  .ij.  les  grailles  l'a  lanciet  el  travail. 
100  Les  gardes  s'endormirent,  lors  fu  sens  li  cevals  : 

«  Par  mon  ciéf,  »  dist  li  1ère,  «  conquis  estes  et  mat  : 

Tous  soit  fel  l'ainiraus,  se  ne  vous  peut  et  art.  » 

Puis  a  fait  ses  engiens,  si  desfait  le  travail  ; 

Il  le  prist  par  les  gra.illes,  si  le  trait  d'une  jiart. 
105  Hé  !  Dieus,  che  fu  mervelle,  (juant  il  le  remua  ! 

Tant  par  a  fait  li  1ère  que  il  vint  al  cheval, 


85.  Tyxx.,  cent  quarante  (cf.  quatre-vingts  et  Quinze-Vingts).  On  trouve  encore  six- 
vingts  au  xviie  siècle.  Il  s'agit  ici  d'un  nombre  indéterminé  et  naturellement  exagéré. 
Cf.  43  etvic,  235. 

88.  Ce  vers  contredit  la  fin  du  vers  86. 

9i-<j.  Ce  Basin  était  un  enchanteur  fameux,  grand  voleur  comme  tous  ses  pareils,  qui 
sauva  Charlemagne,  dont  Garin  avait  comploté  la  mort,  en  surprenant  son  secret,  grâce  à 
son  art.  Voy.  Renaud  de  Monlaiiban,  jt.  2G(J  et  G.Paris,  Histoire  poétique  de  Charle- 
magne, p.  318-9. 

i>ij.  Ce  détail  n'est  pas  connu  d'ailleurs .  Basin  se  serait  servi  d'herbes  magiques 
(  fain  =  fenum  )  pour  pénétrer  dans  la  demeure  de  Garin  et  surprendre  sa  conver- 
sation. 

98.  Le,  picard  pour  la  (cf.  35,  etc.),  l'herbe.  —  Li,  article  fém.  picard  au  cas  sujet. 

99.  Par  entre  .ij.  les  grailles,  pour  entre  les  deus  gr.  Cf.  enlredous  les  montaignes. 
Sermons  de  saint  Bernard  44,  29  et  avec  le  possc'isif,  entre  deus  ses  mains,  ïrouv.  ])el- 
gi'S  189,  195.  De  bonne  Jieure,  entredous,enlredei(s,eAt  devenu  une  véritable  prépTSition, 
née,  à  ce  qu'il  semble,  d'expressions  oii  l'article  était  ordinairement  supprimé,  (^f.  Aiol, 
01.>3  :  Et  ot  entre  deus  iex  largement  demi  pie,  et  ici  même,  xxx,  303  :  lit  avait  plus  de 
plannc  paume  entre  deus  ex.  Voy.  A.  Tobler,  Zeitschrift  fi"r  rom.  Philologie,  XIII, 
195,  note. 

102.  Tous  soit  fel,  soit  considéré  comme  absolument  déloyal.  Pour  l'emploi  de  l'adj. 
tous  au  lieu  de  l'adverbe  tout.  Voy.  m,  108  et  vi»,  113,  notes. 


ELIE    DE   SAINT   GILLES  93 

Les  costésli  planoie,  que  mener  l'en  quidu. 

Li  chevals  nel  connut  :  as  dens  si  le  combra  ; 

Puis  le  fiert  contre  terre  et  en  haut  le  leva. 

Grans  .xv.  piéspleniers  le  jeta  contre  val, 

Si  le  tiert  a  .j.  pél  por  poi  que  nel  creva. 
110  Li  1ère  fu  blecliiés  :  .iiij.  fois  se  pasma  ; 

Lors  a  juré  Jhesu  ja  mais  nel  baillera, 

Soéf  entre  ses  dens  Elie  reclama  : 

«  He  !  Elyes  de  Franche,  perdut  as  le  cheval.  » 

Li  1ère  se  dohit  del  grant  cop  que  il  a. 
115  Lors  a  rejuré  Dieu  que  point  ne  le  laira  {col.  2\ 

Pour  Elie  de  Franche,  qui  le  don  en  dona. 

Au  pooir  que  il  ot  avala  contre  val  : 

Il  trova  .j.  baston,  le  gros  en  enpuigna. 

Par  les  costés  c"ot  gros  .xxx.  cos  li  doua, 
120  Tout  le  fait  ester  coi  et  l'orgeul  en  abat, 

N'onques  puis  ne  se  mut  ne  les  pies  ne  crola. 

Galopins  li  escrie  :  «  Ne  vous  movés  vous  ja  ! 

Folie  ferïés,  se  Dieus  ait  en  moi  part.  » 

Lors  a  pris  une  sèle  qui  pendoit  d'autre  part, 
125  Se  li  mist  sor  le  dos,  bêlement  le  çaingia, 

Le  frain  li  mist  el  ciéf,  les  caïnes  abat, 

Par  son  estrier  senestre  Galopins  i  monta. 

Il  ne  sot  chevalcier  :  de  chou  fist  con  musart. 

Li  chevals  passe  avant  et  il  ciet  a  .j.  fais  : 
130  Por  .j .  peu  ne  se  bris(  s)e  les  costés  et  les  bras, 

Lors  rejure  Jhesu  ja  mais  n"i  montera  ; 

Se  ne  sét  chevalcier.  ja  mais  ne  l'aprendra. 

S'il  eûst  une  corde,  as  arçons  se  loiast. 

Or  le  maine  après  lui  soavet  tout  le  pas  : 
135  Assés  s'en  vait  plus  tort  que  li  chevaus  ne  fait. 


109.  A  .j.  23el,  contre  un  poteau.  Sous-ent.  que  devant  îJor  poi.  —  Pur  poi...  ne  (cf. 
por  .j.  peu  ne  130,  et  aussi  a  poi  ne,  a  poi  que  ne  xviii,  89,  etc.,  a  peine  que...  ne  vi", 
305),  avec  ou  sans  ellipse  de  que  entre  poi  [pou)  et  ne,  se  construit  avec  l'indicatif  et 
siçuilie  «il  s'en  faut  (il  s'en  fallait)  de  peu  que...  ne  «.  Por  indique  ici  le  prix  :  «  en 
échange  de  peu.  » 

110.  Qui  pour  oui,  à  qui. 

117.  Au  p.  que  il  et,  comme  il  put  (à  cause  de  sa  blessure). 

122-3.  Cf.  151-2.  —  Se  Dieus  ail  en  moi  part  a  évidemment  le  même  sens  que  si  m'aU 
Dieus  de  gloire.  L'expression  est  curieuse.  Se  isi)  =  sic  latin,  et  son  emploi  se  rappro- 
che de  celui  de  sic  dans  la  célèbre  ode  d'Horace  :  Sic  te  diva  polens  Cypri,  sic  fratres 
Helenrr,  lucida  sidéra,  Veiitorumque  re;/at  pater. 

128.  Con  musart.  Inutile  de  corriger  musart  pour  y  substituer  la  forme  du  sujet  sin- 
gulier miisars.  Ou  trouve  assez  souvent  la  forme  du  régime  pour  le  second  terme  d'une 
comparaison  d'égalité  (après  com,  comme),  ou  de  supériorité  ou  d'infériorité  (après 
que). 

129.  A  .j.  fais,  comme  un  paquet,  comme  une  masse. 

130.  Por  .j.  peu  ne.  Voy.  109,  note.  —  Brisse.  Voy.  3,  note. 


94  CHHESTOMATHIE    DE   L'aNCIEN    FRANÇAIS 

Vai  s'en  li  petis  1ère,  s'en  maine  le  destrier. 

Li  chevaus  nel  connut,  en  grant  vieuté  le  tient  ; 
Petit  le  voit,  ne  l'a  guère  prisiet  : 

Il  joint  les  .ij.  orelles,  si  rejeté  des  pies, 
140  Hauche  devant  le  destre  et  Galopin  retiert  : 

Cheû  l'a  fait  a  tère,  mais  ne  l'a  pas  bleciet. 

Galopins  fu  legiers,  si  resailli  en  pies, 

Neporquant  si  l'ataint  par  desous  le  braier  : 

Par  le  mien  ensiant,  se  bien  le  consivièst, 
113  .Ta  mais  li  petis  1ère  n'enblast  le  boin  destrier. 

Prist  un  baston  d'une  ausne,  si  repaire  au  corsier, 

Par  les  co.stés  c'ot  gros  .xl.  cos  l'en  tiert, 

Tout  le  fait  coi  ester  :  ne  se  meut  li  destriers, 

Se  li  tranble  li  cors  con  feulle  de  lorier. 
150  «  Certes,  »  dist  Galopins,  «  justiche  a  boin  mestier. 

Ne  vous  movés  :  ja  folie  feriès  ;  (v°  col.  1) 

Si  m'ait  Dieus  de  gloire,  bien  tost  le  comperiés.  » 

Puis  a  pris  une  corde,  el  colli  a  lachiet, 

En  sus  de  lui  le  maine,  que  durement  le  crient. 
155  Jusqu'au  tréf  l'amiral  ne  se  vaut  atai'gier  : 

Il  le  trove  dormant  en  son  pavellon  cier  : 

Delès  lui  peut  s'espèe  al  poing  d'orentailliè. 

Quant  Galopins  le  voit,  s'en  fu  joians  et  liés. 
Andeus  ses  mains  en  tendi  vers  le  ciel  : 

100  Haï  !  père  de  gloire,  tu  soies  grasiès  !  » 

Puis  a  passé  les  aiguës  et  les  viviers.... 

Enfres(s;i  en  la  cambre  pointurée  a  or  mier, 

Ou  Elles  se  dort.  Ains  qu'il  fu  esvelliès, 

Li  fu  près  li  chevaus  que  tant  a  covoitié  ; 
1G5  Et  (juant  le  voit  Elles,  joians  en  fu  et  liés, 

Andeus  ses  mains  en  a  tendues  vers  le  ciel  : 

«  Haï  !  père  de  gloire,  tu  soies  grasïés  !  » 


1.38.  Vers  dccasyllaLe.  Cf.  159  et  101  et  voy.  8,  note. 

1.00.  Justiche  a  buin  mestier  (sous-entenJu  ici),  c'est  justice.  Mestier  a  encore  ici  le  seiia 
iinc-ien  qu'il  doit  à  son  prototype  latin  rninislerium  :  «  utilité,  besoin.  » 

102.  Comperiés  (pour  comi  erriez,  forme  syncopée  qui  se  rencontre  à  coté  de  compur- 
ricz),  2'  p'.TSonne  plur.  conditionnel  de  comparer,  payer. 

1')4.  En  sus  de  lui,  en  le  tenant  à  distance.  —  Que.  Voy.  IC,  note. 

l.j!t.  Vers  décasyllaLe.  Cf.  IGfJ,  où  la  transformation  en  vers  de  douzesyllaLes  a  t'u  lieu. 

11)2.  Enfressi,  pour  enfresi,  enfreci  ienfre  =  infra  et  l'adverbe  ci).  Il  y  a  eu  de  bonne 
heure  confusion  entre  ci  et  si  (=  sic)  dans  les  expressions  composées  deci,  enfreci,  par 
suite  de  l'emploi  de  si  (avec  le  futur)  au  sens  de  «jusqu'à  ce  que».  —  Pointurée  pour 
pcitUurée  =  '  piucluralam  pour  jticturatam  (réaction  de  peindre  =pingere). 


RAOUL   DE    CAMBRAI  95 

XllI.  IIAOUL  DE  CAMBPiAI  '. 
I. 

BEKXIEli    VIENT  PROPOSER   LA  PAIX   A  RAOUL ,    MAIS   SON   0X(::LE 
GUERRI   FAIT   ROMPRE  LES   POURPARLERS 

CXI.  Raous  parole,  q'il  ne  s'en  pot  tenir  :  (/"  o j  c^) 

«  Cuivers  bastars,  je  ne  t'en  quiér  mentir, 
A  mon  quartier  te  eovient  revenir. 
As  escuiers  te  eovient  revertir  : 
5  De  si  haut  home  ne  pues  si  vil  veïr.  » 
Berniers  l'oï.  del  sens  quida  issir.  {/«  oOj 

GXII.  «  Sire  R.,  »  ce  dist  l'enfes  Bernier, 

«  Laissiés  estei'  le  plait  de  vo  quartier. 

Le  vostre  boivre  ne  le  vostre  mangier, 
10  Se  Dex  m'ait,  nen  ai  je  gaires  chiér  : 

N'em  mengeroie  por  les  menbres  tranchier, 

Ne  je  ne  vuel  folie  commencier. 

Cèle  parole  dant  Gerart  le  Poibier 

Q'il  vos  conta  en  vostre  tré  plai^nier, 
15  Li  fil  Herbert  m'ont  fait  ci  envoler. 


■  Raoul  de  Cambiai,  publié  par  MM.  Paul  Meyer  et  Loagnon  pour  la  Société  des  anciens 
textes  français,  Paris,  1883,  v.  22-54-2320  et  5-38^5473.  —  Le  poème  anonyme  de.  Raoul  de 
Cambrai,  rimé  dans  sa  première  partie  (laquelle  date  de  la  lin  du  xii«  siècle  et  n'est  qu'un 
remaniement  d'un  poème  assonance  primitif),  est  assonance  dans  la  seconde,  qui  est  un 
peu  postérieure,  d'un  ton  très  dilTérent  et  de  valeur  bien  inférieure,  n  est  écrit  dans  le  dia- 
lecte dtr  nord  de  la  Champagne.  C'est  l'une  des  plus  intéi-essautes  parmi  les  chansons 
de  geste  qui  racontent  les  luttes  des  grandes  familles  féodales  entre  elles  ou  contre  le 
roi.  (Voy.  Tableau,  p.  xi  et  xu).  Dans  la  Ire  partie,  qui  est  historique,  Raoul,  fils  de  la 
sœur  de  Louis  d'Outremer,  dispute  aux  quatre  fils  d'Herbert,  comte  de  Vermandois,  leur 
héritage,  pour  se  dédommager  de  la  perte  de  sa  terre  de  Cambrai  que  le  roi  a  donnée  à 
Gibouin  le  Manceau,  et  meurt  à  Origny  de  la  main  du  bâtard  Bernier,  sou  ancien  écuyer 
et  ami,  petit-fils  d'Herbert,  par  son  père  Ybert  de  Ribemont.  .Son  neveu  materne),  Gau- 
tier, pour  le  venger,  lutte  deux  fois  en  combat  singulier  contre  Bernier  et  finit  par  se  ré- 
concilier avec  lui.  La  2«  partie  du  poème  n'est  qu'un  roman  d'aventures. 

I.  —  1.  Q'  1=  que),  car.  —  3.  Te  eovient,  il  te  faut. 

4.  As  escuiers  revertir,  redevenir  écuyer. 

•5.  JJe  si  haut  home  (que  tu  étais).  —  Si  vil  (que  tu  es).  Vil,  dans  une  situation  infé- 
rieure.— Veïr  (^  veeir  :  ei  devenu  i),  forme  picarde  (cf.vi»,  note  1,  v.  4).  De  même  dans 
/irlé  x,  10,  arire  x,  3-5,  ie  est  devenu  i,  ce  qui  prouverait  que,  dans  les  deux  diphtongues, 
la  voix  appuyait  à  l'origine  sur  Vi  (et,  ie)  et  que  l'une  était  ascendante  et  l'autre  des- 
cendante. Pour  ie  prononcé  ie,  voy.  L.  Havet,  Romania,  VI,  321. 

7.  Uenfes  Bernier,  le  jeune  Bernier.  —  8.  Vo.  Voy.  VIU,  i,  94,  note. 

13.  JJant  Gerart,  [de]    sire  Gérart. 

1-5.  Li  fil  Herbert.  Les  fils  d'Herbert,  comte  de  Vermandois,  et  parmi  eux,  son  père, 
Ybert- de  Ribemont,  auprès  de  qui  il  s'était  réfagié.  —  M'ont  fait  envoler,  pour  m'ont 


96  CHRESTOMATHIE   DE   l'aNCIEN   FRANÇAIS 

Vos  tenront  il,  sel  volez  otroier. 
p]n  droit  de  moi  nel  volroie  empirier. 
Ma  mère  arcistes  en  Origni  mostier. 
Et  moi  fesistes  la  teste  peçoier. 

'20  Droit  m'en  offristes,  ce  ne  puis  je  noier. 
Por  l'amendise  poi  avoir  maint  destrier  : 
Ofert  m'en  furent  .c.  bon  cheval  corcier, 
Et  .c.  mulet  et  .c.  palefroi  chiér, 
Et  .G.  espées  et  .c.  hauberc  doblier, 

25  Et  .G.  escu  et  .c.  elme  a  or  miér. 

Goureciés  ère  quant  vi  mon  sanc  raier, 
Si  ne  le  vous  ne  prendre  n'otroier  ; 
A  mes  amis  m'en  alai  conseiller. 
Or  le  me  loent  li  nobile  guerier, 

30  Se  or  le  m'ofre's],  ja  refuser  nel  qiér, 
Et  pardonrai  trestot,  par  saint  Richier, 
Mais  que  mes  oncles  puisse  a  toi  apaier.  » 

GXIII.        Li  quens  R.  la  parole  entendi  : 

Ou  voit  Bernier,  si  l'apela  :  «  Ami, 

35  Si  m'ait  Diex,  grant  amistié  a  ci  ; 
Et  par  Celui  qi  les  paines  soufri, 
Ja  vo  concel  n'en  seront  mesoï.  » 
Desq'a  son  oncle  a  son  oire  acoilli  ; 
Ou  q'il  le  voit,  par  le  bras  l'a  saisi, 

40  P]t  la  parole  li  conta  et  gehi, 
Et  Tamendise  de  B.  autresi; 
Tout  li  conta,  n'i  a  de  mot  menti  : 
«  Fai  le,  biaus  oncles,  por  amor  Dieu  te  pri, 
Acordon  nos,  si  soions  bon  ami.  » 

45  Guerris  l'entent,  fièrement  respondi  : 
«  Vos  me  clamastes  coart  et  resorti  ! 
La  sèle  est  mise  sor  Fauvel  l'arabi  ; 


envoie.  Cf.  XIII,  II,  22,  et  voy.  au  Glossaire,  s.  v.  faire.  Ce  vers  constitue  uue  espèce  de 
parenthèse  très  hardie,  car  ciile  parole  dépend  de  lenront.  On  jiourrait,  à  la  rigueur,  ad- 
mettre une  forte  ellipse  après  envoier  (pour  vous  dire  fjue),  mais  l'inversion  du  sujet  il 
montre  que  l'auteur  n'a  pas  perdu  de  vue  le  régime  direct  qu'il  a  placé  en  tête  de  la 
phrase. 

18.  En  Origni  mostier,  dans  le  couvent  d'Origny.  Raoul  avait,  en  effet,  brûlé  dans  ce 
couvent  Mersens,  la  mère  de  Bernier,  avec  ses  compagnes,  d'oii  la  brouille  avec  Bernier. 

i'J.  Peçoier.  Voy.  au  Glossaire,  s.  v.  faire. 

27.  Vous,  je  voulus.  L'/  de  vols  (=  *  volsi  pour  voluij  s'est  vocalisée. 

2;).  yobile.  Voy.  la  note  à  xi,  7. 

32.  Mais  que,  jiourvu  que.  —  Mes  oncles.  Sans  doute  un  des  fils  d'Herbert. 

:JS.  Son  iitifl,'.  (iuerri-le-Sor  d'Arras. 


RAOUL  DE  c;ambrai  97 

N'i  monteriés  por  l'onnor  de  Ponti, 

Por  q'alissiés  en  estor  esLaudi. 
50  Fuies  vos  eut  a  Cambrai,  je  vos  di; 

Li  fil  Herbert  sont  tuit  mi  anemi; 

Ne  lor  faut  guerre,  de  ma  part  les  desfi  !  » 

Dist  Berneçons  :  «  Damerdieu  en  merci  : 

Sire  R.,  je  voi  cest  plait  feni 
55  Por  .j.  mesfait  dont  m'avez  mal  bailli. 

De  ci  qe  la  vos  avoie  servi, 

Vos  le  m'aveiz  vilainement  meri  : 

Ma-mére  arcistes  el  mostier  d'Origni, 

Et  moi  meïsmes  feristes  autreci, 
60  Si  qe  li  sans  vermaus  en  respandi.  » 

Il  prent  .iij.  pox  de  Termin  qu'ot  vesti, 

Parmi  les  mailles  de  l'auberc  esclarci 

Enver]s]  Pi.  les  geta  et  jali; 

Puis  li  â  dit  :  «  Vassal,  je  vos  desfi  ! 
65  Ne  dites  mie  je  vos  aie  traï.  » 

Dient  François  :  «  Torneiz  vos  ent  de  ci  :  /o  37 

Vos  avés  bien  vo  mesaige  forni.  » 


II. 

LES   BARONS    SE   RÉCGN'CILIENT   ET   s'UNISSENT   CONTRE   LE   ROI 

GCXLII.     Grans  fu  la  cors  sus  el  palais  plaingnier. 
Entre  Archambaut  et  Ybert  au  vis  lier, 
Le  sor  Guerri  et  le  cortois  Gautier, 


48.  Por  l'onnor  de  Ponti,  quand  vous  me  donneriez  le  fief  du  Ponthieu.  On  trouve  plus 
souvent  Pontiu.  Ponti  s'explique  par  Pontis,  cas  sujet  de  Pontif,  autre  forme  dérivée 
de  Pontivum  et  qui  se  trouve  aussi  dans  ce  poème.  Cf.  antif  \v,  13.5,  et  anli  xxx,  93. 

tâ.  Alissiés  (et.  XIV,  117).  Les  formes  analogiques  -issions  -issie:,  aux  première  et 
deuxième  pers.  du  plur.  de  l'imparfait  du  subj.  de  la  première  conjugaison  sont  encore 
admises  parles  grammairiens  de  la  fin  du  xvi»  siècle. 

50.  Je  vos  di,  vous  dis-je. 

52.  ye  lor  faut  guerre,  la  guerre  ne  leur  manquera  pas  (litt^  :  ne  leur  manque  ])as). 
1\  se  charge  de  la  leur  faire,  sans  le  secours  de  Raoul,  si  celui-ci  est  trop  lâche  pour 
venir  avec  lui. 

57.  Areiz  (cf.  torneiz  GC).  Forme  étymologique  ^=  habetis  :  ê  latin  donne  réguliè- 
rement ei,  devenu  oik  la  fin  du  xne  siècle.  Les  formes  en  -ez  sont  analogiques  et  em- 
pruntées à  la  1"  conjugaison. 

<>1.  Pox  (qu'il  faut  lire  pous,  voy.  x,  7,  note)  est  à  poil  ce  que  peus  [rns.  B)  est  à 
peil  (cf.  \i',  73.80).  Il  y  a  eu  développement  parallèle  et  différent  suivant  ies  dialectes. 
Cf.  consoil  xjv,  134,  etc.,  à  côté  de  conseil.  — 65.  Ne  dites  mie  je,  sous-ent.  que. 

n.  La  scène  se  passe  à  Paris  et  se  termine  par  l'incendie  de  cette  ville  à  laquelle  les 
barons  mettent  le  feu. 
i  sqq.  Entre,  etc.  Voy.  au  Glossaire,  s.  v.  entre. 

CoxsT.^xs      Chrestomathie.  7 


98  CHRESTOMATHIE   DE   L' ANCIEN   FRANÇAIS 

Eniaut  le  conte  de  Doai  le  guerier, 
5  Et  Loëys  et  Willaiime  et  Bernier, 

Trcstout  li  conte  vont  ensenil)le  niengicr. 

El  roi  de  France  nen  ot  qe  courecler. 

Les  barons  niandet  q'a  Ini  végncLnjt  plaidicr, 

Et  il  si  font,  (['il  ne  l'osent  laissier. 
10  Dusq'el  palais  ne  vorent  atargier. 

Li  rois  s'en  va  a  .j.  dois  apnier, 

Et  apela  Y.  le  fort  gnerier. 

«  Y.,  »  fait  il,  «  niolt  vos  ai  eu  chier; 

Après  vo  mort,  par  Dieu  le  droiturier. 
15  Vnel  Vermendois  donner  a  .j.  princier.  » 

Dist  Y.  :  «  Sire,  ne  fait  a  otroier  ; 

A  Berneçon  la  donnai  dès  l'autr'ier.  vo 

—  Gomment,  diables!  »  dist  li  rois  au  vis  lier, 
«  Doit  donc  bastars  nule  lionnor  chalengier  ?  » 

20  Y.  respont,  ou  n'ot  qe  corecier  : 

«  Drois  emperéres,  par  Dieu  le  droiturier, 
A  grant  tort  faites  vostre  home  laidengier. 
Vostre  liom  estoie  hui  main  a  l'esclarier  : 
Le  vostre  hommaige  avant  porter  ne  quiér, 

25  Se  droit  n'en  faites  par  le  gaige  ploier. 

—  Voir,  »  dist  li  rois,  «  trop  te  soi  losengier  : 
Ja  de  la  terre  n'avéras  .j.  denier  ; 

Je  l'ai  donnée  Gilemer  le  Pohier.  » 

Dist  Berniers  :  «  Sire,  assez  \)oe/,  plaidier, 

30  Oue,  par  Celui  qui  tôt  a  a  baillier, 
Ja  vos  secors  ne  li  ara  mestier 
Qe  ne  li  face  toz  les  menbres  trenchier.  » 
p]t  dist  li  rois  :  «  ïais  toi,  glous,  pautounier. 
Cul  vers  bastars,  viex  tu  a  moi  tencier? 

35  TosFt]  te  feroie  en  .j.  vil  liu  lancier.  » 


i.  l{aiiiir<ichcz  le  yuerrier  dé  Ernaut. 

7.  Traduisez:  «  le  roi  du  France  ne  juit  s'en  fâcher  »  (liU^  :  en  le  roi  do  France  il  n'y 
eut  pas  de  quoi  se  fâcher).  Cf.  20,  on  n'ol  qe  corecier,  en  quoi  il  n'y  avait  pas  matière  a 
su  fâcher,  et  de  plus  Léf/cnde  de  l'ilate  (dans  A.  Graf,  Roma  nel  medio  evo),  291  .•  Es  Ro- 
'inains  n'ol  que  couroncier.  Quant  il  oïrenl  chou  noncier  et  Légende  de  saint  Fanuel 
(dans  Rev.  des  l.  rom.  XXVUI,  101),  v.  IGG:  Lors  n'i  ot  il  que  corocier,  etc.,  ut  voy.  la 
note  à  \lli,  II,  35. 

y.  Q'  (=  que),  car  (cf.  58).  —  17.  A  Berneçon,  au  jeune  Bernier,  son  fils  illégitime. 

20.  Voy.  7,  note. 

22.  Faitei  'aideni/ior.  Cf.  XIII,  i,  15  et  voy.  au  Glossaire,  s.  v.  faire. 

25.  Par  le  (/aye  ploier.  Au  lieu  de  l'infinitif,  on  trouve  aussi,  dans  certains  cas,  lo 
gérondif.  On  ne  devait  plus  fidélité  au  suzerain  qui  vous  faisait  une  injure  grave,  à  con- 
dition du  le  délier  et  de  renouveler  ce  défl  trois  fois,  en  cas  de  refu.s,  dans  l'espace  de  qua- 
rante jours.  Voyez  le  Roman  de  Tliebes,  dans  Constans,  Légende  d'Œdipe,  p}».  221-2  et  30!). 

32.  Qe  ne,  de  façon  à  empêcher  que  je  ne. 


RAOUL   DE   CAMBRAI 

B.  l'oï,  le  sens  quida  changier. 

Par  nialtalent  traist  l'espée  d'acier  ; 

A  vois  escrie  :  «  (Je  faites  vos,  Gautier  1 

Desor  toz  lioines  nie  devez  vos  aidier.  » 
iO  Et  dist  Guerris  :  «  Ne  te  doi  fauvoier  : 

Ne  te  fauroie  por  l'or  de  Monpeslicr. 

Gest  coart  roi  doit  on  bien  essillier, 

Car  ceste  guère  nos  fist  il  coniniencier 

Et  mon  neveu  ocire  et  detrenchier.  » 
45  Oi  dont  veist  ces  espées  saichier. 

Le  sor  Guerri  la  soie  paumoier, 

Et  les  roiax  frémir  et  goupillier  ! 

Bien  plus  de  .vij.  en  lisent  baaillier. 

Nés  l'emperéres  n"ot  pas  le  cors  entier, 
50  Car  Berneçons  s'i  ala  acointier. 

Parmi  la  cuisse  li  tist  le  branc  glacier; 

Si  q'il  le  tist  a  terre  trebuchier... 

GGXLIII.   Moût  fu  li  rois  dolans  et  abosmez, 
Et  Gautelès  en  est  em  pies  levez  : 

55  «  Drois  emperéres,  »  dist  il,  «  grant  tort  avez. 
Je  sui  vos  hom,  faillir  ne  me  devez.  » 
Et  dist  li  rois  :  «  Fel  gioz,  lai  moi  ester, 
Qe,  par  Celui  qi  en  crois  fu  penez, 
Ghascuns  en  iért  en  fin  deseritez.  » 

GO  Dist  Gautelès  :  «  Qant  vos  me  desfiez, 
D'or  en  avant  de  mon  cors  vos  gardez.  » 
As  ostex  est  tantost  .j .  mes  alez, 
A  vois  escrie  :  «  Franc  chevalier,  montez  ; 
No(s)  signor  sont  eus  el  palais  meslez  !  » 

65  Qant  cil  l'oirent,  es  les  vos  tos  montez  ; 
En  petit  d'eure  furent  .m.  adoubez; 
Estes  les  vos  vers  le  palais  tornez. 


99 


GGXLIV.  Grans  fu  la  cors  en  la  sale  voltie. 


30.  Le  sens  quida  changier,  il  crut  perdre  le  sens.  Cf.  XUI,  i,  G,  et  xrv,  44. 

38.  Gautier,  le  neveu  de  Raoul,  qui  a  fait  la  paix  avec  Bernier.  C'est  son  grand-oncle, 
Guerri-le-Sor  d'Arras,  oncle  de  Raoul,  qui  répond  à  sa  place. 

41.  Por  l'or  de  Monpeslier.  Expression  fréquente  au  moyen  âge. 

44.  Mon  neveu,.  Raoul  de  Cambrai,  mort  à  Origny.  Cf.  71-76.  —  Le  vers  signifie,  non 
pas  que  le  roi  avait  fait  mettre  à  mort  Raoul,  mais  qu'il  avait  été  la  cause  de  sa  mort, 
Dar  ce  qu'il  lui  avait  enlevé  son  flef  de  Cambrai  pour  le  donner  au  Manceau  Gibouin. 

54.  Gautelès.  Cas  sujet  de  Gautelet,  diminutif,  le  même  que  Gautier. 

tu.  De  mon  cors,  de  moi.  Voy.  la  note  à  iv,  OU. 

6i.  Meslez,  au  lieu  de  ineslé,  pour  la  rime.  Cf.  ester  UJ,  qui  n'est  qu'une  assoiianc*. 


100  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

Guerris  parole  a  la  chiére  hardie  : 

70  «  Drois  emperéres,  drois  est  c'om  le  vos  die, 
Iceste  guère  mut  par  vostre  folie. 
Raoul  donnastes  autrui  terre  eni  Laillie; 
Vos  li  jurastes  devant  la  baronie 
Ne  li  fauriez  tant  com  fussiés  en  vie  ; 

75  Asez  sét  on  qex  fu  la  garantie  : 
Soz  Origni  fu  mors  lez  l'abeïe. 
Mais,  par  Celui  oui  touz  li  mondes  prie, 
Encor  n'en  est  vostre  grans  os  banie.  » 
Et  dist  li  rois  :  «  Fel  viex,  Dex  te  maldie  ! 

80  Gomment  q'il  praigne,  d'Aras  n'arez  vos  mie 
Dedens  .j.  mois  en  iért  l'onnors  saisie. 
Se  vos  i  truis,  par  Dieu  le  lil  Marie, 
A  la  grant  porte,  tex  en  est  l'establie, 
La  vos  pendrai  voiant  ma  baronnie.  » 

85  Oit  le  Guerris,  maintenant  le  deslie  : 
«  Or  vos  gardés  de  m'espée  fôrbie  ! 
Berneçons,  frère,  or  ai  mestier  d'aïe.  » 
Et  dist  Berniers  a  la  chiére  hardie  : 
«  Ne  vos  faurai  ja  jor  de  compaignie.  » 

90  E  vous  la  cors  a  grant  mal  départie. 


XIV.  AMI  ET  AMILE  * 

Or  fu  Amis  touz  seuls  en  l'abitacle, 
Tous  corresouz  et  dolanz  et  malades, 
Nus  hom  qui  soit  por  voir  ne  l'i  regarde. 
Girars  ses  fiz  s'en  donne  souvent  garde  : 


G9.  Rapprochez  a  la  chiére  hardie  de  Guerris. 

72.  Raoul,  à  Raoul.  —  74.  -Ye  li  fauriez.  Sous-entendez  que. 

78.  En.  à  ce  sujet,  dans  ce  but. 

84.  Voiant  ma  baronnie.  Voy.  vi>,  144,  note. 

87.  Frère.  Terme  d'amitié. 

90.  E  vous,  voilà.  —  A  yrant  mal,  d'une  façon  très  fâcheuse. 

*  Amis  et  Amiles  und  Jourdains  de  Blaives,  zwei  altfranz.  Heldenrjedichte  des  ker- 
lint/ischen  .'iugenhrcises,  herausyegcbcn  von  Konrad  Hufmann,  2=  édition,  Erlantjen, 
1S82,  V.  2227-2370.  —  Poème  en  assonances,  anonyme,  du  xiii»  siècle,  appartenant  au 
cycle  adventice  (Voy.  Tableau,  p.  xiii).  Ami  et  Amile  sont  au  moyen  âge  les  types  du 
dévouement  à  l'amitié  poussé  jusqu'au  sacrilice.  Ami,  (jui  ressemble  étonnamment  à 
Amile,  se  substitue  à  lui  pour  combattre  le  traître  Hardre,  qui  l'a  accusé  d'avoir  séduit 
la  lille  du  roi,  et  celui-ci  à  son  tour  immole  ses  deux  enfants,  pour  guérir  avec  leur  sang 
Ami,  qui  est  devenu  lépreux. 

Ami,  devenu  lépreux,  est  rélégué  hors  de  la  ville  par  sa  femme  Lubias  ;  dévouement 
du  jeune  Girart  pour  son  père. 


1 


AMI   ET    AMILE  101 

5  N'ot  que  .vij.  ans,  moult  ot  petit  d'eaige, 

Et  nonporquant  s'ot  il  tant  de  coraige 

Qu'il  prent  le  pain,  quant  il  puet.  sor  la  table, 

Porte  son  père  la  fors  en  l'abitacle. 

Voit  le  sa  mère,  si  le  chose  et  menace, 
10  Qu'encontre  terre  et  a  poins  et  a  paumes 

Le  batra  tant  que  i  parront  les  traces  : 

«  Fiz  a  mezel,  a  delgiet  et  a  ladre, 

Ja  n'ièrt  uns  jors  que  por  lui  ne  voz  bâte. 

•Ta  ne  verrez  un  mois  après  la  Pasque, 
15  Que  sor  le  col  te  métrai  tel  parrastre, 

S'il  ne  te  tue,  il  fera  trop  que  lasches, 
Por  l'ammor  de  ton  père.  » 

L'anfes  Girars  parmi  la  sale  fuit, 

Sor  une  table  an  monta  en  pies  sus  : 
20  «  Or  m'escoutez,  li  viel  et  li  chenu  ! 

Mou(l)t  a  ma  mère  le  mien  père  souduit, 

Que  ses  malaiges  ne  fust  awan  setiz, 

Se  Dieus  m'ait,  se  sa  laingue  ne  fust. 

Fil  a  putain,  fel,  traiter,  parjur, 
25  Qui  consentistez  qu'elle  m'ait  si  batu.  » 

Devant  lui  garde,  si  a  choisi  un  fust  : 

A  son  pooir  le  leva  a  mont  suz. 

Parmi  les  chiés  en  a  iiij.  feruz. 

En  fuies  tornent  li  viel  et  li  chenu. 
30  Dist  l'uns  a  l'autre  :  «  Cil  s'est  aperceiiz. 

Dex  le  garisse,  li  père(s)  de  lassuz  ! 
Par  lui  ravronz  nos  terres.  » 

L'anfes  Girars  avale  les  degrez  ; 
En  la  cuisine  en  est  mou(l)t  tost  alez. 
35  Un  poon  treuve  rosti  et  empevrè  ; 
Ou  voit  le  queu,  si  l'en  a  apellé  : 


s.  Porte  son  père,  [et  le]  porte  [à]  son  père.  Voy.  ix,  79,  note. 

9.  Menace  que  le  batra.  Le  futur  avec  que  se  rencontre  assez  souvent. 

14-15.  Verrez  ...  que...  te.  Le  mélange  du  singulier  et  du  pluriel  à  la  deuxième  per- 
sonne, assez  fréquent  dans  les  propositions  coordonnées,  est  naturellement  beaucoup 
plus  rare  dans  deux  propositions  subordonnées  l'une  à  l'autre. 

22.  Que,  car.  Cf.  43. 

2.5.  Consentistez  (cf.  108,  etc.).  Le  z  est  ici  purement  graphique  et  n'empêche  pas  e  de 
rester  demi-muet. 

2(J.  Choisi,  vu.  —  30.  S'est  aperceiiz.  s'est  reconnu,  a  pris  conscience  de  sa  valeur. 

30.  L'en  a  apellé.  En  apeller  qv.elqu'un,  au  sens  de  appeler  à  soi,  se  trouve  souvent 

four  apeler  (cf.  88.  129).  En  s'explique  par  le  déplacement  qui  est  la   conséquence  de 
appel.  Cf.  V,  II,  40,  et  vu,  43,  où  en  est  encore  moins  significatif. 


10"i  CHREsTOMATHlE   DE   LANCIEN    FUANr.AIS 

«  Fiz  a  putain,  fel,  lechérres  prouvez, 

Tost  avez  or  le  mien  père  oublié. 

Il  ne  menja  dès  lundi  au  disner, 
-40  Et  juesdis  est  :  trop  li  est  demoré. 

Alez  i  tost,  cest  jioon  li  portez.  » 

Et  cil  respont  :  «  De  folie  parlez, 

Que  vostre  inére  m'avroit  sempres  tué.  » 

Girars  Tentent,  del  sens  cuide  desver; 
h')  Devant  lui  garde,  si  a  un  pél  trouvé; 

Fiért  le  glouton  la  ou  fu  anclinez  ; 

Merveilloz  cop  li  a  tantost  donné 

Tout  droiternent  entrel  front  et  le  nez. 

Que  la  cervelle  fist  el  foier  voler. 
50  Puis  si  a  dit  :  «  Lecliiérres,  ci  estez! 

Si  fait  mestier  voz  voil  je  bien  monstrer.  » 

Li  .ij.  le  voient,  s'en  sont  espoanté  ; 

Girart  apellent:  «  Frans  danimoisiax  nienbrez. 

Noz  i  ironz,  se  voz  le  conmandez.  » 
.55  Et  dist  Girars  :  «  Or  avez  bien  parlé.  » 

En  la  cuisine  s'en  sont  tuit  troi  entré, 

De  la  vitaille  sont  chargié  et  torse, 

A  l'ospital  vont  Ami  resgarder  ; 

L'éve  li  donnent  et  si  l'ont  fait  laver. 
00  Girars  li  taille  li  dammoisiax  membrcz  : 

«  Meuglez,  biax  père,  moudit  voz  ai  demoré. 

Se  Dex  m'ait  qui  en  crois  fu  penez, 

Je  ne  poi  ainz  venir  ne  retorner.  » 

Girars  li  conte  li  dammoisiaus  scnez 
65  Comment  sa  mère  l'a  el  palais  mené. 

Li  cuens  l'entent,  si  commence  a  plorer. 

Girars  li  baise  et  la  bouche  et  le  nés. 

«  Fiz,  »  dist  li  cuens,  «  ensus  de  moi  estez, 

Que  cist  malaiges  dont  je  sui  enconbrez 
70  Est  si  del  monde  et  dou  siècle  en  vilté. 

Nus  ne  m'encontre  qui  de  mère  soit  nés 

Ne  s'en  destort,  qu'il  ne  m'ose  alener.  » 

Et  dist  li  anfes  :  «  De  folie  parlez. 

La  vostre  chars  ne  m'iért  ja  en  vilté, 
75  Ansoiz  m'est  douce  et  mou(l)t  bonne  et  soëz  ; 


44.  Dfl  sens  cuide  desver.  Cf.  XHI,  i.  G  et  XIII,  ii,  ■%,  et  voy.  an  Cilossairo,  s,  v.  desver. 
.52.  Li  .ij.,  deux  de  ceux  qui  étaient  là.  Cf.  vi«,  4'),  et  voy.  la  note.  —  6"  (=  sa  =  sic),  et. 
70.  JJel  monde  el  dou  siècle,  de  la  part  du  monde  et  du  .siècle  (du  commun  des  hommes) 
71-2.  Sous-entendez  que  devant  nus  et  devant  ne  s'en  destort.  —  En,  de  moi  (passage 
de  la  première  à  la  troisième  personne).  —  Qu'il,  parce  qu'il. 


AMI    ET    AMILE  103 

Et  par  l'apostie  cui  Diex  donna  bon  gré. 
Se  voz  en  voi  ne  fuir  ne  aler, 
G'irai  o  voz,  se  je  m'en  pnis  torner  : 
Pins  loial  home  de  moi  n'i  trouverez. 
80  Do  la  vitaille,  don  pain  querrai  por  Dé  : 
Volentiers  le  feroie.  » 

«  Fiz,  g'en  irai  ;  mais  or  ne  sai  quant  e'iért. 

Voz  remanrez,  si  serez  chevaliers  ; 

Si  garderez  vos  honors  et  vos  fiez.  » 
85  Va  s'en  Girars,  quant  ses  père  ot  mengié. 

La  maie  mère  le  menace  et  sel  fiért 

Encontre  terre  et  as  poinz  et  as  pies. 

Elle  en  apelle  douz  barons  chevaliers, 

Par  droite  force  le  fait  panre  et  Hier  : 
90  Desoz  la  tor  l'ont  mis  en  un  celier. 

Or  croist  au  conte  et  painne  ot  encombrier 

De  faim  morir,  qu'il  u'avra  (|ue  mengier, 
Se  Dammeldex  n'en  panse. 

Un  diemence  que  il  fu  esclairié, 
95  Lubias  s'a  et  vestu  et  chaucié  ; 

Elle  en  apelle  douz  de  ses  chevaliers, 

Messe  et  matinnes  va  oïr  au  monstier. 

Par  defors  Blaivies,  au  monstier  S.  Michiel. 

Devant  li  vait  uns  jouglérs  de  Poitiers, 
100  Qui  li  vielle  d'ammors  et  d'ammistié  : 

S'el  le  creûst,  moult  feïst  a  prisier. 

Li  cuens  malades  les  a  oï  noisier; 

Enmi  la  voie  a  rencontre  lor  vient  : 

Ne  puet  ester,  a  la  terre  s'assiét. 
105  Quant  il  les  vit  envers  lui  aprochier, 

A  un  baston  s'est  li  cuens  apuiez  : 

A  son  pooir  conmensa  a  huchier  : 

«  Lubias  damme,  faitez  pais,  si  m'oiez  : 

Quant  fors  de  Blaivies  me  feïstez  gietiev. 


7(j.  Bon  yré  (=  gradum),  un  rang  supérieur  (saint  Pierre),  ou  peut-être  (^  gratum)  : 
bonne  amitié  (saint  .Jean  le  Bien-Aimé). 

78.  M'en  torner,  m'échapper  d'ici. 

S2.  De  faim  m.,  pour  de  m.  de  f.  La  suppression  de  l'une  des  deux  prépositions  a  été 
amenée  par  l'inversion.  —  Qu'il  n'avra  que  mengier,  car  il  n'aura  pas  de  quoi  manger. 

93.  JS'en  panse,  ne  s'en  préoccupe,  n'y  pourvoit. 

100.  Qui  li  vielle  d'ammors,  qui  lui  chante,  en  s'accompagnant  de  la  viole,  des  chan- 
sons d'amour  Ide  =  au  sujet  de). 

109.  Gietier.  Le  premier  i  indique  ou  bien  la  prononciation  chuintante  du  g,  ou  bien 
l'hésitation  du  scribe  entre  geter  et  gîter. 


10  i  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

110  Se  Dex  m'ait,  en  couvent  m'aviiez 
De  la  vitaille  avroie  volontiers  ; 
Or  miiert  de  faim  vostre  las  proiivendiers, 
Or  ai  disètez,  se  Dex  me  puist  aidier. 
Avrai  je.  damme,  anquenuit  dou  relief 

11')  Qui  c'hiét  a  terre  desoz  entre  vos  pies? 
.la  le  menjuent  bracliet  et  leverier  : 
Miex  voz  venist  que  le  m'envoïssiez, 
Que  voz  folie  ne  mal  en  feïssiez.  » 
La  fausse  l'oit,  maintenant  respondié  : 

120  «  Sire  malades,  trop  poez  anuier  : 
Tost  avez  ores  aprins  a  porchacier. 
Quant  je  voz  liz  fors  de  Blaivies  gietier, 
Disoient  moi  serjant  et  chevalier 
Que  morriez  tost,  gaires  ne  viveriez; 

105  Or  voz  voi  ci  sain  et  sauf  et  haitié. 
•la  Deu  ne  place,  qui  tout  a  a  jugier, 
Que  vous  soiez  passé(z)  un  mois  entiej'  : 
Trop  en  sui  anuiïe.  » 

Elle  en  apelle  chevaliers  et  borjois  : 
ir;0  «  Baron,  »  dist  elle,  «  por  Deu  conseilliez  moi  : 
Icist  malades  m'ocirra,  se  lui  loist. 
Il  voldroit  or,  par  la  foi  que  voz  doi, 
Que  touz  li  mous  fust  meziauz  avec  soi.  » 
Uns  chevaliers  la  traist  a  un  consoil  : 
18.J  Dex  le  maudie,  qui  haut  siét  et  loing  voit! 
«  Damme,  »  dist  il,  «  entendez  ça  a  moi  : 
Je  voz  dirai,  s'il  voz  plaist,  bon  consoil. 
Faitez  crier  le  ban  :  que  nus  ne  soit, 
Ne  uns  ne  autres,  chevaliers  ne  borjois, 
140  Qni  voist  Ami  resgarder  mais  des  mois, 
Ne  qui  li  doinst  de  quoi  il  vive  un  soir. 
Tost  i  morra,  par  la  foi  que  voz  doi.  » 
Et  dist  la  fausse  :  «  Ci  a  mou(l)t  bon  consoil.  » 


110.  En  courent  m'aviiez  ...  avroie,  vous  m'aviez  promis?  [que]  j'aurais. 

lin.  Lei-erier,  pour  lévrier.  Cf.  viveriez  124.  L'e  est  euphonique  et  sert  à  faciliter  la 
prononciation  de  Yr  après  le  v. 

117.  Envolssiez,  T^onv  envoiisaiez .  Cf.  XUI,  i,  43  et  voy.  la  note. 

Hi).  Ri'si^ondié.  Cf.  V,  u,  76,  et  voy.  la  note. 

ia8.  Anuiie,  pour  anuiiée.  Le  picard  contracte  régulièrement  ie  en  i  dans  les  finales 
en  -tVe. 

V'A.  La  Iraista  un  consoil,  la  tire  à  part  pour  délibérer.  —  Consoil.  Voy.  XUI,  i,  01,  note. 

141.  Un  soir,  pour  un  jour,  sans  doute  à  cause  de  la  rime. 


CHANSON   DE   JERUSALEM   OU    d'aNTIOCHE  105 


XV.   RICHARD-LE-PÈLERIN  ET  GRAIXDOR  DE  DOUAI 


CHANSON  DE  JERUSALEM  OU  D  ANTIOCHE 


DECOUVERTE  DE  LA  LANCE  DONT  FUT  PERCE  LE  FLANC  DU  CHRIST 

«  Seigneur,  »  ce  lor  dist  Piéres,  «  un  petit  m'entendes  : 
Anchois  que  par  vous  fust  prise  ceste  cités, 
Me  dormoie  en  mon  lit  la  fors  enmi  ces  prés; 
Devant  moi  vint  uns  homs  qui  mou(l)t  ot  grans  beautés, 
5  Et  fu  en  droit  bauptème  sains  Andrex  apellés. 
Cil  me  dist  :  «  Biaus  amis,  envers  moi  entendes. 
La  dedens  Antioche,  quant  vous  i  enterrés. 
Droit  au  mostier  saint  Pierre  qui  du  ciel  tent  les  clés, 
Bien  près  de  la  masiére,  a  destre,  si  foués  : 
10  La  troverés  la  lance  de  quoi  Diex  fu  navrés, 
Quant  il  fu  en  la  crois  traveilliés  et  penés.  » 
■  Quant  il  ot  ensi  dit,  lors  si  fu  esconsés. 
El  demain  par  matin,  quant  je  me  fui  levés. 


La  Chanson  d'Atitioche,  composée  aa  commencement  du  xu^  siècle  par  le  pèlerin  Ri- 
chard, renouvelée  sous  le  règne  de  Philippe-Auguste  par  Graindor  de  Douai,  publiée 
pour  la  jiremière  fois  par  Paulin  Paris.  Paris,  Techener,  1848,  t.  II,  p.  289  sqq.  —  La 
Chanson  de  Jcrusalem,  dans  P.  Meyer,  Recueil,  p.  2G5-G  et  270-1.  —  Les  vers  que  nous 
donnons  sous  le  n»  I,  et  qui  doivent  précéder  dans  l'ordre  régulier  du  récit,  appartien- 
nent au  remaniement  de  Graindor  de  Douai  ;  ceux  qui  sont  sous  le  n»  II,  à  la  partie 
primitive  de  l'œuvre,  attribuée  par  Paulin  Paris  à  Richard-le-Pèlerin.  Nous  empruntons 
le  texte  du  remaniement  à  Paulin  Paris,  celui  de  la  1«  rédaction  à  M.  P.  Meyer.  —  La 
Chanson  de  Jérusalem  est  un  poème  historique,  qui  raconte  la  première  croisade  :  ce  n'est 
point  une  simple  chronique  rimée,  mais  un  véritable  poème,  oii  l'on  sent  parfois  un 
certain  souffle  épique,  surtout  dans  la  partie  la  plus  ancienne  (n»  II),  qui  est  écrite  en 
assonances  et  date  du  commencement  du  xu»  siècle.  —  Richard  assistait  au  siège  d'An- 
tioche  en  1097,  à  la  suite  du  duc  de  Flandre  ;  il  était  sans  doute  d'origine  picarde. 
Graindor,  de  Douai,  vivait  un  siècle  après  lui. 

I.  1.  Piéres.  Suivant  le  chroniqueur  latin  Tudebode,  c'était  un  simple  pèlerin  nommé 
Pierre  Barlholomée  ;  mais  il  semble  bien  que  dans  la  Chanson,  ce  soit  Pierre  l'Ermite. 
Les  doutes  survenus  plus  tard  sur  l'authenticité  de  la  lance  ne  sont  probablement  pas 
étrangers  à  ces  efforts  pour  désintéresser  de  cette  triste  affaire  le  promoteur  de  la  première 
croisade  [P.  Paris]. 

4.  Ot,  avait. 

5.  Bauptème.  La  voyelle  labiale  m  s'est  développée  grâce  à  l'influence  du  p,  qui  sans 
doute  ne  se  prononçait  pas.  La  forme  ordinaire  est  batesme. 

7.  Enterres.  Yoj.  x,  2,  note. 

9.  Si  résume  les  compléments  circonstanciels  qui  précèdent. 


10  ;  CHRESTOMATHIF    DE   l'aNCIKN    FUANÇAIS 

Ciiidai  ce  fust  fantosmes.  Longement  est  aies  : 
15  Aiuiit,  en  ceste  nuit,  est  a  moi  retoniés, 

Si  m'a  mostré  le  leu  ou  vous  le  trouvères. 

Venés  i,  se  vous  plaist,  or  endroit  le  verres. 

Mais  sains  Andrex  me  dist,  ja  mar  le  mescreés  : 

Que  cliascuns  de  vous  soit  vraiement  confessés; 
20  Se  vous  faites  bataille,  ou  vous  la  porterés 

A  Damedieu  loenge,  la  bataille  vaintrés. 

Se  vous  ce  que  je  di  un  seul  mot  mescreés, 

Sos  ciel  nen  a  juise  n'en  soit  par  moi  portés, 

Soit  en  aiguë  ou  en  fu,  com  vous  esguardercs.  » 
25  —  Amis,  »  ce  dist  li  vesques,  «  Diex  en  soit  aourés  !  » 

Pierres  s'en  vait  devant  et  li  vesques  delcs  ; 

Après,  Tautrcs  barnages,  dont  il  i  ot  assés. 

Tôt  ainsi  com  si  Piéres  i  ciist  esté  nés, 

Les  a  menés  au  leu  et  si  lor  a  mostrés  : 
r*>0  «  Seigneur,  »  ce  lor  dist  Piéres,  «  ici  endroit  foés  : 

S'èle  n'est  ci  trovée,  ens  en  un  fu  m'ardés.  » 

Douze  ovriers  i  ont  mis  aus  bons  pics  acérés  ; 

Endroit  hore  de  vespres  fu  li  escrins  trovés, 

Ou  la  lance  gisoit  dont  vous  oï  avés. 
•V)  Ouant  traite  fu  de  terre,  granz  joi  en  fu  menés, 

Riche  service  en  fist  li  poples  ordenés. 


II 


MORT    DE    L'ÉVftQUE   DU    PU  Y   —   LE    nLERC   QUI   AVAIT   FAIT 
DÉCOUVRIR   LA   LANCE   SACRÉE    SUBIT   l'ÉRREUVE   DU   FEU 


Le  cité  ont  rendue  le  conte  Buiemont. 
Il  va  ens  el  castel  qui  fu  en  son  le  mont, 


14.  Longement  eut  alt^s,  il  est  resté  longtemps  sans  revenir,  ou  plut')t(en  corrij^'oant  est 
aie  et  en  le  considérant  coinnie4mpersonnel)  :  il  s'est  écoulé  un  long  intervalle.  Cf.  29. 

i'>.  Anuit,  en  cesie  nuit,  montre  bien  que  anuil.  par  un  ouMi  complet  de  l'étymo- 
loj,'ie,  ne  siunirto  plus  pour  l'auteur  que  «  aujourd'hui  ». 

15.  Mnis,  si  ce  n'est  que,  seulement,  mais  (sens  restrictif,  un  des  sens  actuels).  Cf. 
mais  que  xxv,  141. 

a:i.  Ju  se  (cf.  XV,  II,  00),  épreuve  judiciaire.  Voy.  la  note  à  XXITI,  i,  78.  —  Kn,  h  ce 
sujet,  pour  prouver  la  vérité  de  ce  que  j'avance. 

24.  Ksguarderés,  serez  d'avis. 

27.  L'àiitres  bariuiges  {litti  :  le  reste  des  barons),  les  barons.  Pierre  et  l'évéque  sont 
mis  au  nombre  des  barons. 

2!).  Mdsirés.  Faute  contre  la  déclinaison  amenée  par  la  rime.  Cf.  14. 

II.  —  1.  Le  conle,  au  conte.  Voy.  ix,  7!(,  note. 


('.HANSON   DE   JÉRUSALEM    OU    d'aNTIOCHE  107 

Puis  a  le  tor  saisie,  s'i  a  mis  garnison. 

A  joie  se  déduisent  li  gent  Nostre  Segnor. 
5  Après  cèle  leèce  orent  moût  grant  tristor, 

Car  l'euvesques  del  Pui'  ne  vit  mais  .xv.  jors  : 

Devenus  est  malades,  au  cuer  est  angoissos. 

Devant  soi  a  mandé  les  nobiles  barons  : 

Adan  le  fil  Michiel,  Tangré  et  Buiemont, 
10  Et  le  conte  Normant  et  Robert  le  P'rison, 

Et  le  duc  Godefroi  qui  cuer  ot  de  lion, 

Le  conte  de  Saint  Gille  atot  ses  compaignons. 

Et  dant  Huon  le  Maine  frère  au  roi  Phelipon. 

Plus  tost  qu'il  onques  pot  les  a  mis  a  raison  : 
15  «  Oiez,  ])on  crestiién,  franc  chevalier  baron, 

De  par  .Thesu  de  glore  vos  fac  anontion  : 

Se  n'estiés  mais  .c.  des  fils  Nostre  Segnor. 

Prendriés  .Therusalem  a  joie  et  a  baudor. 

Or  est  venus  li  termes  que  nos  départirons, 
30  Et  fois  et  caritès  si  remaigne  entre  vos  !  » 

Il  a  levé  sa  main,  si  les  a  segniés  tos; 

L'arme  s'en  est  alée  et  li  cors  remést  sols  ; 

Li  ângele  l'emportèrent  a  grant  procession. 

Aine  por  roi  ne  por  conte,  por  fil  d'empereor. 
25  Ne  fu  tels  li  services  com  al  vesque  ot  le  jor 

De  moines  et  de  prestres  et  d'aliès  qui  i  sont  ; 

Et  ont  lites  les  saumes  del  sautier  environ, 

Et  faites  lor  proiéres  et  dites  orisons. 

Et  commandèrent  l'arme  del  nobile  baron. 
30  De  le  presse  qu'il  tirent  li  suaires  desront  : 

4.  Li  gent  Nostre  Segnor,  les  Chrétiens. 

G.  ye  vit  mais  .xv.  jors,  n'est  pas  vivant  plus  de  quinze  jours  encore.  C'est  ainsi  qu'il 
faut  traduire,  quoique  le  changement  de  temps  soit  un  peu  dur.  Vit  est.  non  pas  virlit, 
mais  vtvit.  Cf.  XV,  ii,  69.  —  L'évèque  en  question  se  nommait  Aimer  ou  Airnar  :  ce  fut 
i'un  des  premiers  et  des  plus  illustres  croisés. 

8.  Nohiles  (cf.  29  et  US).  Voy.  XIII,  i,  29,  note. 

13.  i)a)îî  (=  dominum)  est  "refait  sur  le  cas  sujet  dan:,  où  le  z  provient  de  rnn  (nn) 
-\-  s.  Cf.  tirant.  Huon  le  Maine,  Hugues  le  Grand,  frère  du  roi  de  France,  Philippe  I", 
un  des  plus  vaillants  parmi  les  croisés. 

IC.  Traduisez  :  «  au  nom  de  Jésus,  je  vous  annonce  un  événement  glorieux  ».  —  Fac. 
Voy.  xvm,  26,  note. 

23.  Angele,  dissyllabe.  Cf.  àpostele  70,  et  voy.  V,  i,  20,  note. 

26.  De  moines,  etc..  à  cause  des  moines,  etc. 

27.  Lites  (cf.  faites  ei  dites  28)  s'accorde  avec  son  régime  saumes,  bien  qu'il  soit  placé 
après,  ce  dont  on  trouve  d'assez  nombreux  exemples.  La  forme  lit  (=  '  lieit  =  lectum) 
est  étymologique.  —  Saumes  est  du  féminin,  comme  tous  les  substantifs  formés  du  plu- 
riel neutre  latin,  dont  la  désinence  a  été  confondue  avec  celle  de  la  première  déclinaison 
{arme,  feuille,  etc.).  —  28.  Orisons.  Voy.  lxix,  30,  note. 

29.  Ciimmandrrent,  recommandèrent  (à  Dieu  dans  leurs  prières). 

30.  Le.  L'article  normal  fémiuin  en  picard  est  li  au  cas  sujet  singulier  (cf.  50),  le  au 
cas  régime,  comme  au  masculin,  au  lieu  de  la  sujet  et  régime.  Li  a  été  amené  jiar  la  né- 
cessité de  compléter  l'analogie  :  on  disait  d'abord  le  au  sujet  et  au  régime. 


108  CHRESTOMATHIE   DE   l'aNCIEN   FRANÇAIS 

Les  piés  li  vont  baisier  li  pèlerin  baron. 
Moult  fil  rice  l'ofrande  c'om  i  dona  le  jor, 
Por  çoii  qu'il  sévent  bien  qu'il  ert  snintimes  hom  ; 
Si  a  bien  maintenu  l'ost  Deu  Nostre  Segnor; 
o5  Aine  tant  coin  il  vesqui  n'i  orent  se  bien  non. 
Or  prions  Daniedeu,  par  son  saintisnie  nom, 
K'il  maintiégne  tos  cels  qui  lui  vengier  iront. 

Le  saint  evesque  en  portent  li  gent  qui  Deu  servirent, 
Et  clerc  et  moine  et  prestre  illuec  se  revestirent.. 

'iO  A  crois,  a  tilatires,  a  estavels  de  cire, 

Les  encensiers  aportent.  si  vont  le  messe  dire 
Ens  el  mostier  saint  Piére,  qui  estoit  en  la  vile  ; 
Al  cor  del  mestre  autel  l'euvesque  i  enfoirent, 
En  meisme  le  fosse  u  li  lance  fu  prise, 

45  Dont  Damedex  fu  mors  quant  il  sofri  martire. 


Tôt  li  baron  de  l'ost  en  parolent  ensanl)le  ; 

Si  tiénent  .j.  concilie  par  nom  de  penitance; 

Dient  as  pèlerins  qu'il  aportent  le  laigne; 

Si  feront  faire  .j.  fu  por  esprover  le  lance; 
50  Li  clers  i  enterra,  qui  list  la  connisçance. 

Le  haire  avoit  vestue,  si  tint  le  sainte  lance, 

Et  dist  une  parole  au  barnage  de  France, 

De  par  Nostre  Seignor,  que  bien  pot  on  entandre  : 

«  Seignor,  tant  croi  en  Deu  et  sa  disne  poissance 
55  Que  j'enterrai  el  fu  et  porterai  la  lanche.  » 

Dont  le  mostra  au  pople,  en  la  flanbe  se  lance. 

Li  auquant  vont  el  bos  por  aporter  le  laigne  ; 

Espines  por  ardoir  aiinérent  ensanble  ; 


32  sqq.  Trait  Je  in(£urs  )neii  curii^ux  et  qui  prouve  on  faveur  tic  l'époque  où  se  place 
l'action  et  aussi  de  l'auteur  (cf.  vu,  35).  Ce  ne  furent  pas  toujours  les  clercs  les  plus  re- 
pommandables,  mais  bien  les  plus  habilc.=;,  qui  s'enrichirent  le  plus.  Voyez  le  Roman 
(le  la  Rose  (Chrest.,  XLIV,  ii),  etc. 

33.  Saintimes  (superlatif  organique  de  saint),  pour  saintismes  (cf.  30),  semble  prouver 
que  \'s  devant  une  consonne  ne  se  prononçait  déjà  plus. 

3l>-7.  Ces  vers  prouvent  qu'à  la  date  du  po?me,  on  n'avait  pas  encore  renoncé 
aux  croisades,  et,  d'autre  part,  que  le  royaume  de  Palestine  n'existait  déjà  plus. 

40.  A  crois,  avec  accompafrneraent  de  croix.  —  44.  Li.  Voy.  30,  note. 

47.  Concilie  (cf.  01),  assemblée.  Mot  savant  (cf.  conseil).  —  Par  nom  de  penitance,  pour 
régler  la  pénitence  (à  faire  par  le  clerc,  pour  avoir  douté  de  la  réalité  de  la  vision). 

oO.  Enterra,  Voy.  x,  2,  note.  —  Connis;a>ice,  découverte. 

53.  Que,  de  sorte  que.  —  oi.  Disne.  Cf.  cisne,  cygne. 

55.  Lanche,  picard  pour  lance.  Voy.  x,  22  et  47,  notes. 

.57-60.  Ces  quatre  vers  reviennent  sur  les  faits  qui  ont  précédé  le  fait  principal  énoncé 
au  v.  .56  :  répétition  épique.  U  en  est  de  même  des  vers  Gl-67,  qui  constituent  une  seconde 
r 'pétition. 


ROMAN   DE   TROIE 

Puis  i  ont  mis  le  feu.  s'est  issue  li  flanbe  ; 
60  En  mi  font  une  voie  et  li  sains  cleis  i  entre. 


109 


Tôt  li  baron  de  l'ost  en  tiénent  .j.  concile 

Qu'esproveront  le  lance  dont  mors  fu  Nostre  Sire; 

Car  mont  i  ot  de  cels  qui  ne  le  croient  mie. 

Et  clerc  et  moine  et  prestre  illuec  se  revestirent  ; 
65  Beneissent  le  fu  dont  fais  fu  li  juïse. 

Et  prient  Damedeu.  le  Hl  sainte  Marie, 

Se  li  clercs  a  bon  droit,  qu'en  cel  fu  ne  périsse. 

Oiez.  franc  crestién,  del  vaillant  clerc  nobile  : 

Ne  vivra  mais  .v.  jors  en  après  cest  juïse. 
70  Sains  Andrius  li  apôsteles  li  ot  raison  aprise  ; 

Nus  pies  fu  et  en  langes,  s'ot  le  haire  vestie. 

Et  tint  le  sainte  lance,  si  ne  s"esmaia  mie; 

Puis  entra  ens  el  fu  volant  la  baronie. 

Dex  fu  ensanble  o  lui  et  en  se  compaignie, 
75  Que  se  cars  ne  fu  arse  ne  se  haire  blemie. 

François  le  voient  outre,  forment  s'en  esbaudirent; 

11  li  keurent  encontre  :  Dex  !  si  mal  le  baillirent  ! 

Les  cevels  li  desronpent  et  ses  dras  li  descirent  ; 

Des  vestemens  qu'il  porte  voelent  faire  reliques. 
80  Li  dus  Rainais  l'en  porte  et  li  quens  de  Saint  Gille. 


XVL   BENOIT  DE    SAINTE-MAURE 


ROMAN   DE   TROIE 


Qui  qu'eûst  joie  ne  leece, 
Troïlus  ot  ire  et  tristece  : 
Ço  est  por  la  fille  Calcas, 


Car  il  ne  l'amot  mie  a  gas. 
Tôt  son  cuer  aveit  en  li  mis. 
Tant  par  ert  de  s'amor  espris 


63.  Croient.  Passage  brusque  du  parfait  aoristique  au  présent  historique. 

69.  -Ye  vivra  mais  .v.  jors.  Voy.  6,  note. 

70.  Andrius.  En  picard,  iu  correspond  régulièrement  à  ieu  français  de  toute  prove- 
nance (IHii,  liu,  giu,  etc.  =  Dieu,  lieu,  jeu,  etc.),  et  à  il  :  geatiu,  fiu,  etc. 

73.  Valant  la  baronie.  Cf.  XIII,  u,  84,  et  voy.  la  note  à  via,  144. 

80.  Le  pri?tre  sortit  pourtant  les  jamljes  toutes  brûlées,  parce  que,  ditRaimond  d'Agiles 
(historien  latin  de  la  première  croisade,  celui  qui  portait  la  sainte  lance  dans  les  com- 
bats), il  avait  d'abord  refusé  de  croire  au  caractère  divin  de  la  vision  dont  saint  André 
l'avait  honoré.  A  peine  sorti  des  flammes,  il  fut  entouré  par  les  spectateurs,  et  d'abord 
par  les  Provençaux  ;  il  mourut  quelques  jours  après,  victime  peut-être  de  la  fraude  de 
ses  compatriotes  [P.  Paris]. 

*  Notre  texte  est  un  essai  de  reconstitution  critique  d'après  tous  les  manuscrits  (Voy. 
aux  Variantes).  Cf.  Benoît  de  Sainte-More  et  le  Roman  de  Troie,  ou  les  Métamorphoses 


nu 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Qu'il  u'entoudeit  se  a  li  non. 
El  li  ravèit  de  sei  fait  don, 
Et  di'  son  cors  et  de  s'amor  : 
lu  Ç,o  sévent  bien  tuit  li  plusor. 

Quant  dit  li  fu  et  sot  de  voir 
Que  par  force  et  pAv  estoveir 
L'en  covcneit  eu  l'ost  aler, 
N'i  aveit  rien  de  plus  ester, 

15  Moût  ot  grant  duel,  moût  ot  grant 

[ire  ; 
Des  ueuz  plore,  del  cuer  sospire  : 
«  Lasse!  »  fait  el,  «  quai  destinée. 
Quant  la  vile  dont  jo  sui  née 
M'estuet  guerpir  en  tel  manière  ! 

•^  A  une  assez  vil  chamberiére 
Sereit  il  d'estreen  ost  grant  honte. 
N'i  conois  rei  ne  duc  ne  conte 
Que  ja  lionor  ne  bien  m'i  face. 
Or  niuilleront  lairmes  ma  face 

'■iô  Cliascun  jor  mais,  senz  aleiance. 
Ha!  Troïlus,  quale  atendance 
Ai  faite  en  vos,  beaus  douz  amis  ! 
Ja  mais  nul  jor  que  seiez  vis 
N'os  amera  rien  plus  de  mei. 

3<J  Moût  a  mal  fait  Prianz,  par  fei, 
Qui  de  sa  vile  m'en  enveie. 
Ja  Deu  ne  place  que  je  seie 
Vive  de  ci  a  l'anuitant  ! 
La  mort  vueil  et  quiér  et  demant.  » 

35  La  nuit  jut  o  li  Troïlus, 

Qu'iriez  est  si  qu'il  ne  puet  plus. 
Del  conforter  n'i  a  neient: 


Cliascuns  d'eus  plore  tendrement. 
Car  bien  sévent  que  l'endemain 

40  S'eslongeront,  si  sont  certain 
N'avront  plus  aise  ne  leisor 
De  faire  aseml)k'ment  d'anior. 
Tant  corn  lorleist,(|u'ii  eu  ont  aise. 
Vos  di  que  li  uns  l'autn;  baise; 

40  Mais  la  dolor  qu'ai  cuer  lor  toche 
Lor  fait  venir  p;irmi  la  l)0che 
Les  lairmes  qu'il  lor  chietdes  ucuz. 
Entr'  eus  n'a  ire  ne  orgueuz, 
Defension  ne  descordance. 

50  En  grant  dolor  et  en  pesance 
Les  ont  cil  mis  qui  ço  lor  font  : 
Ja  Deus  joie  ne  lor  en  dont! 
Le  pechie  deit  espeneïr. 
Qui  dous  amanz  fait  départir, 

55  Issi  corne  li  Grezeis  tirent, 

Qui  puis  griéfment  l'espeneirent. 
Troïlus  les  haeit  davant, 
Puis  lor  mostra  et  fist  semblant 
Qu'il  li  aveient  fait  tîil  chose 

60  Dont  li  membra  puis  a  grant  pose  : 
Ainz  ne  s'en  sorent  si  guarder 
Qu'il  ne  lor  feïst  comparer. 
Tote  nuit  ont  enseml)le  esté. 
Mais  moût  lor  a  petit  duré. 

05  Assez  fu  griés  li  departirs  : 
Geté  i  ot  plainz  et  sospirs. 

A  l'endemain,  quant  vint  al  jor, 
Fist  la  pucèle  son  ator  : 
Ses  chiérs  aveirs  fist  enmaler 


d'Homère  et  de  l'épopée  gréco-laline  au  moyen  âge,  par  Joly,  Paris,  Vieweg,  1871,  t.  I, 
V.  13235-13430  (l'édition  est  la  reproduction  du  ms.  de  la  Bibliothèque  nationale,  fs.  fr. 
2181).  —  Briseïda,  fille  de  Glialehas,  quitte  Troylus  pour  se  rendre  auprès  de  son  père,  au 
camp  des  Grecs.  —  Benoit,  né  à  Sainte-Maure,  entre  Tours  et  Gnàtellerault,  dans  le 
premier  tiers  du  xiic  siècle,  iirot('-f,'é  du  roi  d'Angleterre  Henri  II,  est  un  des  plus  féconds 
rimeurs  du  njoyen  âge.  Avant  d'écrire  le  Roman  de  Troie,  il  avait  composé  une  longue 
Chronique  riinée  des  Ducs  de  Normandie  (Chrest.,  LVII,  ii).  Il  n'est  pas,  comme  on  l'a 
cru  jusqu'ici,  l'auteur  du  Roman  d'Eneas,  ni  du  Roman  de  Tliébes  {Chrest.,  xvn).  Voy. 
Tableau,  p.  xxi.  Ses  ouvrages,  comme  ceux  de  Wace,  qui  est  son  aîné  d'une  trentaine 
d'années,  sont  très  régulièrement  rimes  en  vers  de  huit  syllabes  à  rimes  plates.  On  voit 
que  c'était  des  clercs  et  que  leurs  ouvrages  étaient  destinés  à  être  lus,  car  les  jongleurs 
continuèrent  à  composer  en  assonances  des  chansons  de  geste  pendant  une  grande  partie 
du  xin«  siècle. 

8.  El  li  raveit  fait,  elle  lui  avait  fait  de  son  côté.  Voy.  ravoir,  au  Glossaire. 

13.  I/en,  ])0ur  li  (lui)  en.  Endoit  être  rapproché  de  aler. 

14.  Traduisez  :  o  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  rester  davantage  ». 

23.  Que,  [tel]  que.  Peut-être  aussi  est-ce  le  pronom  relatif  sujet,  ce  dont  on  trouve  des 
exemples.  Cf.  30;  xvui,  122.  124.  etc. 

26-7.  Quale  atendance  ai  faite,  quelle  confiance  j'ai  mise  I 

2W.  De  mei,  que  moi.  Cf.  de  cel  80,  etc. 

37.  Traduisez  :  «  ce  n'est  jias  le  moment  de  se  consoler  ».  —  N'avront.  Sous-ent.  que. 

52.  Traduisez  :  «  jiuisse  Dieu  ne  pas  leur  permettre  de  s'en  réjouir,  puissent-ils  n'avoir 
pas  à  s'en  réjouir  »  ! 

02.  Lor,  [le]  leur.  Voy.  90,  note.  —  66.  Gelé  i  ot,  on  y  jeta  (litt*  :  il  [y]  eut  jeté). 


ROMAN   DE   TROIE 


111 


70  Et  sa  robe  tote  torser; 
Son  cors  vesti  et  atorna 
Dus    plus    chiérs    guarnemenz 

[qu'ele  a. 
D'un  drap  de  seie  a  or  brosdé, 
A  chiéres  pierres  bien  ovré, 

lo  Ot  un  bliaut  forré  d'ermine 
Si  lonc  que  par  terre  traîne, 
Trop  fu  riches  et  avenanz 
Et  a  son  cors  si  l)ien  seanz 
•Ju'ol  mont  n'a  rien,  s'ella  vestist, 

8U  Plus  bel  de  cel  li  avenist. 
Eu  Inde  la  superior, 
Firent  un  drap  enchanteor 
Par  uigromance  et  par  merveille  : 
N'est  pas  la  rose  si  vermeille 

85  Ne  si  blanche  la  flor  de  lis 
Gom  le  jor  est,  cinc  feiz  o  sis. 
Le  jor  est  bien  de  set  colors, 
Si  n'a  soz  ciel  bestes  ne  tlors 
Dont  l'on  n'i  veie  portraitures, 

90  Formes,  semblances  et  figures  ; 
Tozjorzest  freis,  tozjorz  estbeaus  : 
De  cel  drap  fu  faiz  li  manteaus. 
Un  sage  poète  indien 
Qui  o  Calcas  le  troïen 

95  Ot  esté  lentement  apris 
Li  enveia  de  son  pais. 
One  nus  nel  vit  n  eûst  merveille 
Qui  est  qui  tal  chose  apareille, 
Car  a  si  faite  uevre  bastir 
10(J  Covient  grant  sen  et  grant  arvir. 

Del  mantel  fu  la  pêne  chiére, 
Tote  entérine  et  tote  entière  : 
N'i  ot  ne  pièce  ne  costure. 
Ço  trovent  clerc  en  escriture, 

105  Que  bestes  a  vers  Oriant, 

Celé  de  treis  auz  est  moût  grant, 
L'on  les  claime  Dindialos  : 
Moût  vaut  la  peaus  et  plus  li  os. 
One  Deus  ne  tist  celé  color 

110  En  teint,  en  herbe  ne  en  ilor. 


Dont  la  peaus  ne  seit  colorée. 
Gent  sauvage  d'une  contrée 
Qui  Genocefali  ont  non, 
Lait  sont  et  d'esti-ange  façon, 

115  Cil  les  prenent,  mais  c'est  a  tart. 
Et  si  vos  dirai  par  quai  art. 
La  ou  il  sont,  a  grant  arson, 
N'i  a  ne  ombre  ne  buisson; 
Mais  li  monstre,  li  aversier 

120  Prenent  les  rains  del  balsamier. 
Lor  cors  ou  cuevrent  et  lor  braz  : 
N'i  font  pièges  ne  autres  laz; 
Et  la  beste,  que  n'est  pas  sage, 
Vient  a  la  feuille  et  a  l'ombrage; 

lij  Ne  sèt  sa  mort  ne  son  encombre  : 
Broste,  puis  si  s'endort  en  l'ombre. 
Cil  la  tue,  qui  maintes  feiz 
En  est  jusqu'à  la  mort  destreiz  : 
D'ar.son  esteint  et  de  chalor. 

130  II  n'i  vont  mie  chascunjor. 
De  celé  beste  fu  la  pane  : 
Basmes,  encens  ne  tubiane 
N'uelent  si  bon  corne  el  faiseit: 
Tôt  le  drap  del  mantel  covreit  ; 

185  Deugièe  est  plus  que  nus  hermine. 
L'orle  n'ert  pas  de  sebelines. 
Qui  d'une  beste  de  grant  pris  : 
Dedeuz  le  flun  de  Paradis 
Sont  et  conversent,  ço  sét  l'on, 

140  Se  ço  est  voir  que  nos  lison. 
D'inde  et  de  jaune  sont  gotèes  ; 
Trop  sereient  chiér  acliatées, 
Quis  trovereit,  mais,  par  ma  fei. 
Si  com  jo  cuit  et  com  jo  crei, 

145  N'en  furent  onques  prises  dis  : 
N'est  nule  beste  de  lor  i^ris. 
De  dons  rtibis  sont  li  tassel  : 
Onques  si  riche  ne  si  bel 
Ne  furent  veû  n'esguardé. 

150      Quant  son  cors  ot  gent  atorué, 
Congié  a  pris  de  mainte  gent. 
Qui  de  li  furent  moût  dolent. 


84-6.  C'est-à-dire  que  ce  drap  était,  pendant  le  jour,  cinq  ou  sis  fois  plus  vermeil  que 
la  rose. 

90.  i»,  pour  le  li,  le  lui.  Le  plus  souvent,  lorsqu'on  devrait  employer  avec  le  même  verbe 
le  pronom  de  la  troisième  personne  comme  régime  direct  et  comme  régime  indirect  au 
datif,  on  supprime  le  régime  direct.  Cf.  02:  xxiy,  211,  etc. 

100.  Ce  vers  constitue  une  parenthèse.  Cf.  114. 

114.  Encore  une  parentlièse  ;  d'ailleurs,  le  pluriel,  employé  par  syllepse  à  cause  du 
collectif  yent,  persiste  au  vers  suivant,  et  le  verhe  prend  un  nouveau  sujet  cil,  ce  qui 
est  un  véritable  pléonasme. 

117.  A  grant  arson,  il  y  a,  il  fait  des  chaleurs  torrides. 

137.  Qui  (sous-entendu  esteil),  lequel  était,  ijuisqu'il  était. 

X'i'-i.  Sont  (sous-entendu  ces  bestes),  pluriel  amené  par  l'idée  de  l'espèce  contenue  dans 
le  V.  137. 

143.  Quis  (=  qui  les}  trovereit,  si  l'on  eu  trouvait. 


112 


CHRESTOMATHIE   DE  L  AXCIEX   FRANÇAIS 


Les  pucèles  et  la  reine 

Ont  grant  pitié  de  la  meschine, 

1Ô5  Et  mont  en  plorc  dame  Heleine  ; 
Et  celc,  que  n'est  vilaine 
Se  part  d'eles  o  plors  o  criz, 
Car  mont  par  est  sis  cuers  niarriz  : 
Rien  ne  la  veit  pitié  n'en  ait. 

ltj<j  Un  palefrei  li  ont  fors  trait  : 
Onques  pucèle  a  nés  un  jor 
Ne  chevaucha,  ço  cuit,  meillor. 
Li  conveis  fu  des  fiz  le  rei  : 
O  li  s'en  issent  plus  de  trei. 

HJô  Troïlus  a  sa  rêne  prise, 

Qui  moût  l'ama  d'estrauge  guise: 
Mais  ço  faudra  dès  or  remaiut, 
Por  quei  chascuns  sospire  et  plaint. 
Mais  se  la  danzèle  est  iriée, 

170  Par  tens  reserra  apaiée  ; 
Son  duel  avra  tost  oblié 
Et  son  corage  si  mué 
Que  poi  li  iért  de  ceus  de  Troie. 
S'ele  a  or  duel,  el  ravra  joie 


175  De  tal  qui  onc  ne  la  vil  jor  : 
Tost  i  avra  torné  s'amor, 
Tost  en  serra  reconfortée. 
Femne  n'iért  ja  trop  esgarée  : 
Por  ço  qu'elc  truist  ou  choisir, 

180  Poi  durent  puis  li  suen  sospir. 
A  femne  dure  dueus  petit, 
A  l'un  ueil  ploro,  a  1  autre  rit  ; 
Moût  nuient  tost  li  lor  corage, 
As.sez  est  foie  la  plus  sage. 

185  Quant  qu'ele  a  en  set  anz  amé 
Pia  ele  en  un  jor  oblié  : 
Onc  nule  nen  sot  duel  aveir. 
Moût  lor  pért  bien  de  lor  .saveir  : 
Ja  n'avra  tant  nul  jor  mesfait 

190  Chose  ne  rien  que  tant  seit  lait, 
Ço  li  est  vis,  qui  que  les  voie. 
Que  ja  nus  blasmer  ne  l'en  doie  : 
Ja  jor  ne  cuideront  mesfaire, 
Des  folies  est  ço  la  maire  : 

195  Qui  s'i  atent  ne  qui  s'i  creit 
Sei  meïsme  vent  et  deceit. 


XVII.  ROMAN  DE  THÈBES 

D'Amphiaras  dire  vos  dei 
Gom  se  contint  en  cel  tornei. 
En  un  curre  ert  Amphiaras. 
Qui  fu  faiz  outre  Saint  Thomas  : 


I.jO.  Que  n'est  pas  vilaine,  qui  sait  vivre  (formule). 

1.30.  Rien,  pour  nus  (nul).  —  Pitié  n'en  ait,  sans  qu'il  en  ait  iiitié,  qui  n'en  ait  pitié. 
Dans  des  phrases  semblables,  la  conjonction  que  est  le  plus  souvent  supprimée. 

KJO.  Fors  trait,  sorti  (de  l'écurie). 

10-3.  Fu  des  /iz  le  rei,  fut  composé  des  fils  du  roi. 

1(k>-C.  Troitus...  qui.  La  proposition  relative  se  place  souvent  après  la  proposition 
I>riijcipale,  lorsqu'elles  ont  le  même  sujet  logique. 

107.  Ço  faudra...  remaint,  il  faudra  [qu'elle]  reste. 

108.  Chascuns,  chacun  (des  deux). 
170.  Reserra,  sera  de  nouveau. 

173.  Poi  li  iért  de,  elle  fera  peu  de  cas  de. 

179.  TruiH.  Présent  du  subjonctif  formé  sur  le  présent  de  l'indicatif,  qui  lui-même  a 
emprunté  la  forme  de  puis.  Cf.  CTuisse  x.lv,  13(i,  forme  postérieure  refaite  sur  la  prcmièi*e 
personne. 

181.  Petit,  peu,  peu  de  temps. 

18^.  A  l'un  ueil;  d'un  œil^avec  un  œil).  On  disait  avec  l'article  l'un,  opposé  à  l'autre, 
même  lorsqu'il  était  accompagné  d'un  substantif. 
183.  Muent,  changent  (au  sens  neutre).  —  Corage,  sentiments  (suj.  pluriel).  Cf.  172. 

180.  Ra  ele,  elle  a  de  nouveau.  Cf.  174. 

l!:».î.  Qui  s'i  atent,  celui  qui  comjite  sur  elles.  —  Pour  la  sévérité  du  jugement  porté 
sur  les  femmes,  cf.  notre  n»  xi.m  et  par  contre  notre  n»  l. 

*  Le  Romande  TTiebes  appartient,  commcle  Romande  Troie,  an  cycle  de  l'antiquité  (Voy. 
Tableau,  p.  xxn),  mais  n'est  point,  comme  on  l'a  cru,  du  même  auteur.  Il  a  été  composé 


ROMAN   DE   THÈBES  113 

5  Vulcans  le  fist  par  grant  porpeiis  (4715) 

Et  a  lui  faire  mist  graiit  tens. 

Par  estuide  et  par  grant  conseil, 

I  mist  la  lune  et  le  "soleil, 

Et  tresgeta  le  firmament 
lu  Par  art" et  par  enchantement.  (4720j 

Nuef  espères  par  ordre  i  fist  : 

En  la  maior  les  signes  mist  ; 

Es  autres  set,  que  sont  menors, 

Fist  les  planètes  et  les  cors  ; 
15  La  nuefme  assist  en  mé  le  monde  :  (4725) 

Ço  est  la  terre  et  mer  parfonde. 

En  terre  peinst  homes  et  bestes, 

En  mer  peissons,  venz  et  tempestes. 

Qui  de  fisique  sot  entendre, 
20  Es  peintures  pot  moût  aprendre.  (47o0) 

Li  jaiant  sont  en  l'autre  pan, 

Tuit  plein  d'orgueil  et  de  boban  : 

Les  deus  vuelent  déshériter 

Et  par  force  del  ciel  geter. 
25  A  poier  sus  ont  fait  eschale  :  (4735) 

One  hon  qui  vive  ne  vit  taie, 

au  plus  tard  en  1170,  et  dans  le  Sud-Ouest  du  domaine  de  la  langue  d'oïl,  non  loin  de  la 
Loire,  puis  remanié  d'abord  dans  l'Ue  de  France  ou  la  Champagne,  puis  en  Picardie  ou 
en  Flandre,  et  enfin  en  Angleterre.  —  Notre  extrait  est  emprunte  à  l'édition  critique  pré- 
parée par  nous  pour  la  Société  des  anciens  textes  français  et  qui  va  paraître  incessam- 
ment. 

I.  Amphiaras  (=  Amphiaraus;,  indéclir^ble.  Le  même  texte  donne  Amphiai-eiis  (de 
quatre  syllabes)  assuré  par  la  rime  Greus  (Grecs)  et  qui  fait  au  cas  régime  Amphiareu. 
Il  arrive  d'ailleurs  souvent  que  les  noms  propres  empruntés  a  l'antiquité  gardent  in- 
tacte la  désinence  grecque  ou  latine.  Cf.  yeyus,  Seyum,  Tholomeus,  Tltolomeum,  (xvm 
et  xrx)  et  Plielipon  XV,  u,  13. 

II.  Espères.  Ce  mot,  inconnu  aux  scribes  des  manuscrits  A  B  C,  a  été  diversement  dé- 
naturé par  eux. 

13.  Que  (ci.  56.  57.  71.  etc.).  Nom.  sing.  et  plur.  féminin  :  forme  primitive,  qui  a  été  de 
bonne  heure  supplantée  par  la  forme  analogique  qui. 

14.  Les  cors,  les  corps  célestes. 

lô.  yuefme,  vient  non  de  la  forme  contractée  nànum,  mais  du  latin  populaire  '  nom- 
mum,  analogue  à  septimum,  decimum. 

lli.  La  terre  et  mer.  Nous  avons  déjà  dit  que  l'article  déterminatif  pouvait  se  suppri- 
mer dans  un  grand  nombre  de  cas.  La  suppression  est  parfaitement  justifiée  ici  parle 
caractère  général  des  mots  terre  et  mer  ;  la  mesure  du  vers  a  seule  déterminé  la  diflé- 
rence  de  traitement.  Vov.  Tobler,  Zeitschrift  fur  rorn.  Philologie,  XDJ,  194  sqq. 

22.  Tuit.  Voy.  m,  108,  et  via,  H3,  notes. 

25.  A  poier,  pour  monter.  Cette  ieçon  ressort  clairement  de  ceUe  du  plus  ancien  ma- 
nuscrit, D  (apoientj,  altérée  dans  A  P  (apoié  ont),  combinée  avec  celle  de  B  C  lau  mon- 
ter). Ces  derniers  manuscrits,  ne  connaissant  plus  le  vieux  mot  poier  (d'oii  appuyer), 
l'ont  remplacé  par  monter,  tout  en  conservant  la  tournure,  qui  est  essentiellement  fran- 
çaise. —  Remarquez  la  dilïérence  du  traitement  de  ô  -|-  i  suivant  qu'il  est  tonique  (pué 
27,  puee/î^  29)  ou  antétonique  (^oter).  Notre  texte  traite  d'une  façon  particulière  à  la 
région  de  l'Ouest  o  -|-  i  latin,  qui  devient  ué  (et  non  ui,  issu  de  uei),  et  ë  -f-  i  latin,  qui 
devient  é  (et  non  t,  issu  de  iei).  Cf.  ivuére  61,  trifuére  62,  mé  15,  dez  88,  etc. 

CoN'STANS.    Chrestomathie.  8 


114  CHIIESTOMATHIE   DE   L'aNCIEN   FRANÇAIS 

Car  un  pué  ont  sor  autre  mis, 

Plus  de  set  en  i  ont  assis, 

Et  i)ucent  sus  por  les  deus  prendre, 
30  Se  d'eus  ne  se  pueent  défendre.  (4740) 

Jupiter  est  de  l'autre  part, 

Une  foildre  tient  et  un  dart; 

Mars  et  Pallas  sont  en  après  : 

Cil  dui  sostiénent  tôt  le  fais  ; 
85  Tuit  li  autre  qui  el  ciel  régnent  (4745) 

Isnèlement  lor  armes  prenent  : 

Cel  d'eus  n'i  a  qui  quierge  essone, 

Tuit  se  combatent  par  le  trône. 

Et  a  pierres  et  a  esmaus 
40  P'u  faiz  deriére  li  frontaus,  (4750) 

Et  enlevées  les  set  arz  : 

Gramaire  i  est  peinte  o  ses  parz, 

Dialetique  o  argumenz 

Et  Rhétorique  o  jugemenz; 
45  L'abaque  tient  Arinietique,  (4755) 

Par  la  game  chante  musique  ; 

Peint  i  est  Diatessaron, 

Diapenté,  Diapiison; 

Une  verge  ot  Géométrie, 
50  Un  astrelabe  Astronomie  :  (47C0) 

L'une  en  terre  met  sa  mesure, 

L'autre  es  esteiles  a  sa  cure. 

El  curre  ot  moût  sotil  entaille  : 

Bien  fu  ovrez,  onc  n'i  ot  faille. 
55  Une  image  i  ot  tresgetee,  (4765) 

Que  vait  cornant  a  la  menée; 

Une  autre,  que  toz  tens  frestèle 

Plus  clér  que  rote  ne  vïèle. 


27.  Auhe,  un  autre. 

35-0.  Rvgnent:  prcnenl.  Rime  qu'on  rencontre  partout  (cf.  règne:  feme)  et  qui  mon- 
tre que  ron  prononçait  rénenl,  rêne,  ou  à  peu  près.  Cf.  signet,  qu'on  prononce  sinet. 

37.  Cel  d'eus  n'i  a,  il  n'y  en  a  pas  un.  Pour  cel  indéterminé,  cf.  88  et  voy.  cel,  au  Glossaire. 

39.  A  pierres,  avec  des  pierres  précieuses. 

41.  Art  était  des  deux  genres  :  masculin  à  cause  de  sa  terminaison,  féminin  à  cause  de 
l'étyuiologie. 

45.  L'abaque.  Symbole  ordinaire  de  l'arithmétique.  C'est  un  régime  direct,  comme 
verge  49,  et  astrelabe  50. 

47-8.  Cf.  la  Bataille  des  sept  arts,  d'Henri  d'Andeli  ^'milieu  du  xiii<:  siècle),  éd.  Héron  : 
Li  dou:  Ion  diatesalon,  Diapanle,  diapason,,  Sont  hurlées  de  divers  gerbes,  Par  quar- 
reures  et  par  trebles. 

51.  Traduisez:  «  l'une  s'occupe  delà  mesure  de  la  terre  ». 

54.  Onc  n'i  ot  faille,  il  n'y  avait  absolument  pas  de  défaut.  Le  sens  de  onc  est  ici  mo- 
difié :  il  indique  l'indétermination  dans  l'espace. 


ROMAN   DE   THÈBES  115 

L'uevre  del  curre  o  la  matére 
GO  Vaut  bien  Thèbes  o  tôt  reinpére  :  (i770j 

Car  li  pan  sont  d'or  lin  trifuére 

Et  li  timon  de  blanc  ivnére  ; 

Les  roes  sont  de  crisopase, 

Golor  ont  de  fou  qui  embrase. 
65  Le  curre  traient  quatre  azeivre  :  (4775) 

L'esclot  n'en  puet  bon  aperceivre 

En  sablon  ne  en  terre  mole, 

Car  plus  tost  vont  qu'oiseaus  qui  vole. 

Amphiaras  point  et  s'eslaisse 
70  La  ou  il  vit  la  maior  presse  ;  (4780) 

L'espee  trait  que  fu  forine, 

Del  bien  ferir  pas  ne  s'oblie  : 

Por  douer  granz  cous  maintenant 

Sont  tuit  li  autre  a  lui  pendant. 
75  Moût  trencba  bien  le  jor  s'espee,  (4785) 

A  cens  dedenz  fu  moût  privée  : 

One  l'espee  al  duc  Godefrei 

Ne  mist  les  Turs  en  tal  esfrei, 

Ne  tant  genz  cous  ne  fist  Turpins 
80  En  Espagne  sor  Sarrazins,  (4790) 

Com  fist  l'arcevesques  le  jor 

Sor  cens  de  Thèbes  en  Testor. 

Moût  fut  bien  apareilliez  d'armes, 

Des  meillors  que  l'on  fait  a  Parmes  : 
85  Al  col  ot  un  escu  vermeil,  (4795) 

Qui  moût  reluist  contre  soleil  ; 

Bocles  d'or  i  ot  plus  de  set  : 

N'i  a  celé  ou  dez  mars  n'en  ait; 

Ses  haubers  fu  forz  et  legiers 


59-60.  Matére  :  empére.   Les  mots   en  -eria,  -erium  (d'ailleurs  à  demi  savants)  ont 
donné,  suivant  les  dialectes  :  -eire,  -iére,  -ère,  ire.  Cf.  25,  note.  —  O,  avec  (de  apud). 
OC.  Esclot,  trace  du  sabot.  Cf.,  dans  les  patois  du  Midi,  esclop,  escluop,  sahot  de  bois. 

73.  Por  doner,  pour  ce  qui  est  de  donner. 

74.  Traduisez  :  «  tous  les  autres  dépendent  de  lui  (lui  sont  inférieurs)  ». 

70.  Traduisez:  «elle  fut  très  familière  (elle  fit  ample  connaissance)  avec  ceux  du  dedans  » 
(les  assiégés).  —  Ceus  dedenz.  cens  defors  (avec  ellipse  de  de).  Expressions  fréquentes, 
surtout  dans  le  Roraan  de  Troie  et  le  Roman  de  Thèbes,  pour  désigner  les  assiégés  et 
les  assiégeants. 

79-80.  La  comparaison  d'Amphiaraûs  avec  Turpin,  fameux  dans  la  léo;ende  de  Roland, 
s'imposait  ici.  Celle  avec  Godefroy  montre  que  le  souvenir  de  la  première  croisade  était 
encore  bien  vivant. 

81.  L'arcevesques.  L'élisiou  facultative  de  l'article  au  sujet  sing.  se  rencontre  déjà  dans 
le  Roland  (Voy.  V,  i,  55). 

88.  Traduisez  :  «  il  n'y  en  a  pas  une  oii  il  n'y  en  ait  (d'or)  dix  marcs.  » 


116  CHRESÏOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

90  Et  plus  luisanz  que  argenz  miers  :  (4800) 

Qui  l'a  vestu  ne  dote  plaie. 

A  entreseign  ot  un  danmaie. 

Et  soz  son  heaume  un  veloset 

De  seie  blanche  bien  toset. 
95  Li  soleuz  luist  clér  corne  en  mai,  (4805) 

El  curre  d'or  lièrent  li  rai  : 

Hellambist  en  sus  la  montaigne 

Et  de  desoz  tote  la  plaigne. 

Del  curre  et  de  ses  guarnemenz 
100  S'esbahissent  tuit  cil  dedenz;  (4810) 

Cil  dedenz  s'esbahissent  tuit, 

Li  plus  hardiz  avant  li  fuit, 

Car  cuident  que  seit  aucuns  deus 

Qui  se  combate  por  les  Greus. 
105  Amphiaras  sot  bien  par  sort  (4815) 

Qu'a  icel  jor  recevreit  mort; 

Par  augure  sot  li  guerriers 

Que  ço  esteit  sis  jorz  deriers: 

Pues  que  certainement  le  sot, 
110  Empleia  le  com  il  mieuz  pot.  (4820) 

De  cens  dedenz  fait  grant  martire, 

Ne  vieil  ne  juefne  n'en  remire; 

Quant  que  il  en  trueve  en  sa  veie 

En  enfer  avant  sei  en  veie. 
115  Grant  perte  i  refont  cil  defors  (4825) 

De  lor  chevaus  et  de  lor  cors. 

Mais  a  neient  le  tenissant, 

Se  il  lui  sol  ne  perdissant. 

Moût  en  furent  desconseillié  : 
120  De  ço  se  sont  esmerveillié  (48o0) 

Que  il  mori  en  tal  manière 

Que  sa  mort  fu  horrible  et  fiére  ; 

Car  al  vespre,  soentre  none, 


101.  Genre  de  répétition  très  usité  dans  le  Homan  de  Troie,  et  jjIus  encore  dans  le 
Roman  de  Tlièbes,  et  qui  consiste  à  reprendre  le  vers  précédent,  en  le  renversant  pour 
changer  la  rime,  et  à  le  faire  suivre  d'un  second  vers  qui  ajoute  quelque  chose  à  l'idée. 

102.  Avant  (adverbe),  devant.  —  Li  est  un  datif  qui  se  rapporte  à  fuit. 

103.  Que  seit  aucuns,  que  ce  soit  quoiqu'un.  Aucun  a  son  sens  étymologique. 
109.  Pues  fjue  le  sot,  comjne  il  le  savait. 

117.  Tenissant,  perdissant.  Ces  formes  de  3"  pers.duplur.,  accentuées  sur  la  désinence 
et  dues  à  l'analogie  des  deux  premières  personnes,  se  n^ucontrent  un  ])eu  jiartout  en 
ancien  français  (surtout  à  l'imi)arfait  du  subjonctif),  mais  plus  souvent  dans  les  textes 
originaires  de  l'Ouest  ou  du  .Sud-Ouest,  région  où  elles  se  conservent  encore. 

118.  Traduisez:  «s'ils  ne  l'avaient  perdu,  lui.  »  C'est  le  seul  homme  dont  ils  regrettent 
vivement  la  perte. 


HISTOIRE   DE   JULES   CÉSAR  117 

La  terre  crolle  et  li  ciens  tone, 
125  Et  si  corn  Deiis  l'ot  destiné  (1<S35) 

Et  cil  l'ot  dit  et  deviné, 

Terre  le  sorbi  senz  enjan, 

Com  tist  Abiron  et  Datan. 

Gil  qui  celé  merveille  virent 
130  S'espoentérent  et  foirent;  (4840) 

Moût  foirent  a  grant  desrei, 

Car  chascuns  ot  poor  de  sei  *. 


XVIII.     JEHAN    DE    TUIM 


HISTOIRE   DE    JULES    CESAR 


LI  IXfl  LIVRES  DE  LUGAN 

Gâtons,  ki  moût  estoit  de  grant  cuer  et  ki  moût  amoit 
a  garder  honnor  ne  desous  autrui  ne  deignoit  iestre,   et 


127.  Sans  enjan,  sans  tromperie  [de  ma  part],  c'est  certain. 

128.  Fist  remplace  sorbi  et  se  construit  comme  lui.  On  dirait  aujourd'hui  :  «  comme 
elle  fit  de  {on  pour).  » 

132.  I)e  sei,  pour  soi  (au  sujet  de  soi). 

'  Voici  coinment  ce  morceau  est  abrégé  dans  la  plus  ancienne  rédaction 
en  prose  du  Roman  de  Thèbes  (ms.  B.N.,  fs.  fr.  301;  cf.  Védition  du 
xvi«  siècle,  B.N.,  Y  3671  A  et  la  réimpression  de  la  collection  Silvestre  de 
185S,  f  J.  a.)  : 

Après  ne  demeura  mye  long  temps  que'  ceulx  de  dehors  et  de  dedens 
s'entrearmérent  pour  combattre  ensemble.  Et  en  celle  bataille  fut  Am- 
phoras  armé  sitr  un»  riche  destrier  pour  ayder  a  ceulz  de  Grèce.  La  ou 
il  estoit  entré  en  la  grant  pi'esse,  ouvrit  la  terre,  si  que  Amphoras  cheut 
5  dedens  et  le  cheval  qui  le  portoit  et  de  ceulx  qui  avecques  lui  estoient. 
Après  se,  revint  la  terre  ensemble  comme  devant,  et  Amphoras  fut  tre- 
busché  en  enfer  tout  vif  :  ce  fut  pour  la  grant  desloyaulté  qu'il  avoit 
menée,  car  tous  les  jours  de  sa  vie  cuidoit  les  diables  servir  sans  avoir  sa 
desserte. 

5.  Et  de  ceulx,  et  un  certain  nombre  de  ceux. 

6.  Revint  ensemble,  se  referma  (les  deux  bords  s'étant  rejoints). 

Liliystorede  Julius  César,  eine  oAtfranzcesische  Erzœhlung  in  Prosa  l'on  Jehan 
de  Tuim,  zum  erslen  Mal  herausgeyeben  von  F.  Settegast.  Halle,  1881,  p.  141-148.  (Cf. 
le  morceau  suivant  et  Lucain,  Pharsale,  liv.  IX,  v.  ôl-293j.  —  Jehan,  avoué   de  Tuim 


lis  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

haoit  si  Chesar',  pour  le  francisse  des  Koiiinains  k'il  voloit 
abatre  et  abatoit  a  son  pooir,  t-bil  assambla  tous  les  bai'ons 
5  de  Rounie  que  il  avoir  pot  poijr  passer  avoec  lui  eu  Au- 
frike,  pour  chou  k'il  voloit  le  tière  teuir  eucoutre  Chesar  a 
son  pooir.  Quant  il  est  apparelliés,  il  se  met  eu  nier  atout 
mile  nés  et  se  part  de  Tille  de  Gorchyra  et  est  tournés  en- 
viers  Lil)e;  et  quand  il  est  arrivés,  si  l'ait  aaucrer  ses  nés, 

10  puis  issireut  fors  et  se  logiérent  sour  le  marine  ;  mais  n'i 
orent  gaires  sejouruét,  quand  une  nouvièle  lor  vint  ki 
mont  lor  anoia;  car  li  baron  ke  Pompée  avoit  menés  o  lui 
en  Egypte  et  la  néf  qui  portoit  Corneliam,  ki  mont  deme- 
noit  grand  dol  pour  son  seignour,  venoient  enviers  Libe. 

15  Gornelia  venoit  enviers  Libe  tant  dolante  et  tant  empirie 
de  dol  que  mais  ne  resaml)loit  iestre  feme,  et  moût  de 
fois  estoit  temtée  et  entesée  de  li  ochire  a  ensient,  se  sa 
gent  ne  la  gardassent  si  priés;  et  nanpourquant  il  ne  le 
pooient  achiesser  de  son  doel,  ains  regrète  tout  adiès  Pom- 

20  pée  et  dist  :  «  Ha!  Pompée,  com  mar  fustes,  ki  tant  estiés 
frans  de  cuer  et  gentius,  sages  et  dons,  biaus  et  courtois 
et  deboinères!  En  vos  n'estoit  riens  ki  a  amender  feïst, 
car  Nature  vous  avoit  dounét  biautét  et  sens  et  prouèche,  et 
Fortune  honnor;  mais  Mesc(h)iés  et  Meseiirs  vos  ont  tout 

25  chou  tolut  que  Nature  et  Fortune  vous  avoient  dounét.  Dont 
je  die  pour  voir  ke  li  diu  en  font  moût  a  blasmer,  quant 


(aujouririiiii  Tliuiu,  i)rovince  du  Hainaut,  Belgique),  né  dans  le  ])romier  tiers  du 
xm«  siècle,  n'est  connu  que  par  des  pièces  d'archives  datées  de  ^277.  Son  histoire  de  Jules 
César,  en  prose,  contrairement  à  ce  qui  a  lieu  d'ordinaire,  a  été  écrite,  non  pas  d'après  le 
poème  de  Jacot  de  Forest  (Voy.  Chreatom.,  xix),  mais  directement  d'après  la  Pharsale 
de  Lucain,  qui  a  également  servi  de  modèle  à  l'auteur  du  poème.  L'histoire  de  .Fuies 
César  a  été  complétée  par  les  deux  auteurs  à  l'aide  de  la  compilation  intitulée  :  Les  faits 
des  Romains,  et  q^uelqucfois  :  Le  livre  de  César,  qui  date  du  milieu  du  xiii"  siècle  ;  ils 
l'ont  ainsi  menée  jusqu'à  la  mort  du  dictateur.  Le  dialecte  de  .loan  est  naturellement  le 
wallon,  qui  diffère  par  quelques  traits  du  picard  pur  —  Deuil  de  Gornélie  après  la 
mort  de  Pompée;  Caton  réchauffe  le  zèle  de  ses  partisans. 

'  Ici  l'éditeur  écrit  César  avec  le  ms.  qu'il  suit  ;  de  môme,  ])Our  les  autres  mots  oli 
c  représente,  dans  les  dialectes  picard  ou  wallon,  leison  Ich,  il  écrit  c  ou  ch,  en  suivant 
toujours  le  ms.  Nous  employons,  pour  plus  de  clarté,  le  caractère  ch  {(ch),  quelle  que  soit 
l 'origine  de  ce  son,  au  lieu  de  c,  a  qui  nous  conservons  le  son  dur,  même  devant  e  et  i. 

2.  Iestre.  Le  wallon  rend  par  iè  l'e  entravé,  c'est-à-dire  suivi  de  plusieurs  consonnes. 
Cf.  tière  (=  tierre)  (i,  etc. 

3.  Si,  ainsi,  pour  cela.  —  II,  César. 

0.  A  son  pooir,  autant  qu'il  le  pourrait.  Cf.  xix,  9,  a  toi  son  p. 

11.  Scjûurnél.  Le/  final  a  persisté  longtemps  en  picard  et  en  wallon,  après  qu'il  étiiit 
tomlié  dans  les  autres  dialectes.  Cf.  dounrt,  biautét  Zi,  etc.,  et  voyez  ii,  '15  et  iv,  1,  noti's. 

Ki.  Mais  nu,  ne...  plus.  —  19.  Tout  adics,  sans  i-clâcln;. 

21.  Gentius.  Cf.  ô.j  et  voy.  x,  7,  note  et  XV,  ii,  70,  note. 

2(j.  J)ic  tcï.  i'-ii),  forme  dialectale  pour  di  (beaucoup  plus  tard,  par  analogie  de  la 
2«  pcrs.,  dis).  Die  (cf.  vie  49.  50,  et  amie  143j  suppose  dicio,  avec  durcissement  de  \'i,  de- 
venu yod,  en  gutturale,  comme  dans  liera  xxv,  9/.  Aine  xxv,  97,  pour  la  même  raison, 


HISTOIRE  DE  JULES  CÉSAR  119 

il  ont  chou  souffiert  de  vous;  et  nanporquant,  chiertes,  je 
ne  croi  mie  que  il  ait  mais  nul  diu  ou  chiél  ki  i^ooir  ait  ne 
ki  puist  guerredouner  ne  bien  ne  mal,  ne  qui  chest  siècle 

30  puist  gouvrener,  anchois  le  laissent  li  diu  aler  waucrant. 
Car  jou  voi  cascun  jour  alever  les  mavès  et  amonter  en 
honneur  et  en  seignourie,  et  eus  douter  et  siervir,  et  se 
revoi  viex  tenir  les  preudouines  et  les  bons,  qui  voellent 
vivre  simplement  et  ovrer  loiaument  ;  de  cheus  ne  voi  c'om 

35  apiaut  nul  en  unie  honor,  ains  voi  k'il  sont  tout  adiés  a 
mesc(h)iéf  et  povre  et  besougnous  et  ensegnouriét  par  les 
malvès.  Chiertes,  mont  doit  on  tenir  a  grant  mierveille, 
quant  on  voit  si  le  siècle  bestourner,  si  comme  d'essau- 
chier  les  maus  et  d'abatre  les  biens.  Lasse  !  de  chou  ne  se 

40  doit  nus  plus  plaindre  de  moy,  quar  li  mavès  (cui  on  en 
puet  bien  par  droit  reter  de  trahison,  s'il  ièrt  ki  le  feist) 
m'ont  fait  tel  damage  ke  ja  mais  ne  poroit  iestre  rescous 
ne  recouvrés,  ne  jou  ne  croi  mie,  au  mien  avis,  c'om  peiist 
trouver  en  tout  che  siècle  .j.  haut  home  par  le  quel  Pompée 

45  peiist  iestre  restorès  :  si  n'est  mie  mierveille,  se  jou  m'em 
plaing  et  démente.  Nés  tant  ne  me  vaut  mie  Fortune  faire 
de  bien  ke  je  peûsse  iestre  a  son  cors  entièrer;  car  se  jou 
iestre  i  peûsse,  plus  em  passasse  souèf  mon  doel.  Et  non- 
pourquant  je  vie  orains  a  ne  sai  qui  faire  .j.  feu  por  lui 

50  ardoir;  jou  le  vie  sans  faille,  mai  jou,  lasse!  n'i  poi  aller 
por  me  gent,  ki  m'en  destour] )oient  a  force.  Ha!  Mors, 
puis  k'il  est  ensi  que  tu  m'as  chelui  tolut  ki  tant  me  soloit 
amer  et  honnerer.  pour  quoi  ne  me  veus  tu  ochire?  Chiertes, 
se  tu  me  voloies  ochire,  jou  ne  querroie  plus  vivre  apriès 

55  lui,  et  bien  seroit  drois.  Ha!  Pompée,  gentius  hom,  frans 
cuers  et  deboinères  et  amiables  et  boins  de  toutes  bontés. 


doit  être  écrit  avec  une  gutturale  ;  nous  le  croyons,  en  effet,  dérivé  de  '  antlus,  qui 
peut  difficilement,  à  cause  de  l'accent,  être  l'origine  de  ançois,  comme  le  veut  M.  Fœrs- 
ter  (ançois  =  ante-ipsum).  —  Diu.  Voy.  XV,  n,  70,  note. 

27.  Souffiert,  permis.  —  De  vous,  à  votre  égard. 

30.  Waucrant,  gérondif.  Aler  suivi  d'un  gérondif,  fréquent  en  ancien  français  pour 
indiquer  la  continuité  de  l'action  (cf.  91),  n'est  pas  encore  aujourd'hui  entièrement 
tombé  en  désuétude. 

33.  Et  se  revoi  viex  tenir,  et  je  vois  d'autre  part  tenir  pour  vils.  —  Se  =  si  (lat.  sic), 
particule  .souvent  explétive,  surtout  avec  et,  ou  servant  de  liaison  comme  le  Se  des  Grecs. 

34.  Simplement,  loyalement.  Cf.  par  lor  simpleté  xix,  09. 

35.  Apiaut  =  apellet.  Voy.  x,  18,  note. 

3IJ.  Enserpiouriét  est  une  forme  correcte,  les  diphtongues  étant  souvent  remplacées  n 
l'atone  par  leur  voyelle  accentuée. 
.39.  Les  biens,  les  bons,  les  honnêtes  gens  (cf.  xix,  76). 
40.  Nés,  pas  môme.  —  Vaut,  picard,  pour  voiU  =  voluit. 
49.  A  ne  sai  qui,  à  je  ne  sais  qui.  Pour  cet  emploi  de  a,  voy.  xix,  72,  note. 
•'Jl.  Por  me  gent,  à  cause  de  mes  gens. 


120  CHRESTOMATHIE   DE   l'aNCIEN   FRANÇAIS 

com  mar  fu  vostre  gens  cors,  vostre  grans  courtoisie, 
vostre  douçours  et  vostre  deboineretés.  ki  perie  est  a  tel 
(loloiir!  Ha!  Mors,  ore  iés  tu  trop  aniouse,  quant  tu  ensi 

00  oclîis  les  l)oins  et  si  lais  les  mauves.  Et  quant  tu  bel  baron 
corne  estoit  Pompeûs  as  ochis,  et  en  télé  manière,  chiertes, 
tro})  fus  vilaine  et  hardie.  Et  se  tu  ore  apriès  chèle  grant 
vilounie  voloies  faire  une  grant  courtoisie,  tu  ochirroies 
moi,  si  averoies  moût  bien  esploitiét;  car  puis  ke  tu  nos 

65  .ij.  cors  as  dessevrés,  se  m'ame  pooit  iestre  a  compagnie 
a  le  soie,  dont  me  semlileroit  il  ke  jou  fuisse  de  boine  eure 
née.  Chiertes,  si  sera  elle,  car  jou  meïsmes  m'ochirai,  come 
chèle  ki  ne  puet  mais  viyre  fors  a  anui.  »  Adont  se  pasma 
jilusours  fois,  ne  oncquesne  cessa  ke  elle  ne  demenast  son 

70  (loi,  dessi  a  tant  ke  sa  nés  fu  arrivée  en  Lybe,  droit  al  port 
u  Gâtons  et  si  home  estoient  logièt. 

Cornelia,  qui  Neyum  le  fill  Pompée  avoit  o  li  et  o  les 
l)arons  roumains  k'èle  amenoit,  est  arrivée,  si  com  vous 
avés  oït,  droit  au  port  u   Gâtons  estoit  logiés,  ki  avoit  o 

75  li  .j.  des  tins  Pompée,  qui  avoit  a  non  Pompée  apriés  le 
sien  père.  Ghil  estoit  venus  au  rivage  pour  vëoir  les  nés 
et  pour  savoir  s'il  oroit  nouvièles  de  son  père;  et  lors  ke 
il  vit  Neyum  son  frère  en  le  néf,  il  li  demande  lues  nou- 
vièles de   son   père,   avant  k'il  le  saluast,  et  s'il   vivoit. 

Î-^O  Et  Xeyus  li  respont  tout  eni  plorant  et  dolousant  ke  Pom- 
l)eiis  lor  père  estoit  ochis,  et  ke  li  rois  Tholomeûs  l'avoit 
fait  ochire  par  traïson  et  la  tieste  tranc(hjier.  et  fu  la  tieste 
ficie  en  son  une  hanste  et  présentée  au  roi  Tholomée.  «  Et 
li  cose  ki  plus  me  griéve  et  tourmente,  si  est  chou  k'il  fait 

85  le  tieste  garder  pour  présenter  Ghesar,  quant  il  sera  passés 
en  Egypte.  Ha!  las!  ke  peûst  quidier  ke  si  vaillans  boni 
et  si  puissans  deûst  morir  par  tel  mésaventure!  »  Et  quant 
li  jôvenes  Pompée  oï  clies  nouvièles,  il  en  ot  si  grant  dol 
c'a  poi  que  il  ne  c(h)eï  pasmés. 

90  Mont  demainent  li  dni  enfant  grant  dol  pour  la  mort  de 
lor  père  et  moût  le  vont  plaignant  et  regretant.  Endemen- 
tres  sont  Roumain  issut  des  nés;  et  quant  Gâtons  est  venus 
au  port  et  il  sèt  que  Pompeûs  est  mors,  il  en  est  si  dolans 
et  trespensis;  et  quant  trueve  Gorneliani,  ke  encore  dé- 


co. Bel  baron  comme  esloit  P.,  un  baron  aussi  beau  que  ri-tait  P. 

Wi.  A  le  soie,  avec  la  sienne.  —  Fuisse  de  boine  eure  née.  Voy.  vi'',  147,  note. 

67.  Come  chèle  ki  (cf.  100),  au  sens  explicatif,  comme  en  latin  ul  qui. 

09.  Ke  elle  ne  deinenasl  son  dol,  de  se  livrer  à  sa  douleur. 

80.  Cliesar,  à  César.  —  8(j.  Ke  peiist,  qui  eût  pu  V  Ke  est  peut-être  un  neutre. 

88.  Joveiies,  dissyllabe.  Voy.  m,  78,  noto. 


HISTOIRE   DE   JULES   CÉSAR  121 

95  menoit  son  dol,  il  l'a  reconfortée  a  son  pooir  et  le  prent 
entre  ses  bras  et  le  porte  fors  de  le  néf.  Dont  s'espant  la 
nonvièle  par  tout  l'ost  Gaton  que  Pompeiis  estoit  mors  ; 
et  ja  soit  il  ensi  que  ne  soit  mie  a  coustume  ke  bases 
gens  mainent  souvent  dol  pour  gentil  home,  si  l'ont  il  tout 

100  plourét  communément,  et  bas  et  haut,  comme  chelui  ki 
moût  estoit  amés  de  ses  homes  ;  et  moût  fu  regretés  de 
Caton  meismes,  qui  dist  ke  moût  estoit  grans  dolours  de 
le  mort  de  Pompée,  car  moût  avoit  en  lui  eût  bontét  et 
valour. 

105  Ensi  regretoit  Gâtons  et  li  peuples  communément  Pom- 
pée. Et  uns  haus  hom  de  Roume.  ki  Tharcons  estoit  apielés 
et  se  tenoit  a  chelui  point  avoec  Gaton,  quant  il  sot  les  nou- 
vièles  de  la  mort  Pompée,  si  dist  k'il  ne  voloit  plus  aler 
en  ost  avoec  Gaton,  ne  plus  ne  voloit  aidier  le  guerre  a 

110  maintenir,  ains  disoit  bien  oiant  tous  «  ke  cil  seroient  fol 
ki  plus   maintenroient  guerre   encontre   Ghesar,    puis   ke 
Pompée  estoit  mors,  que  par  l'asens  dou  commun  peuple 
'  roumain  estoit  esleus  a  garder  les  Roumains  et  lor  droi- 
tures, et  ke  plus  feroit  grant  sens  cil  ki  dès  ore  mais  se 

115  tenroit  a  repos  et  a  l'amour  de  Ghesar,  que  cil  ki  autre  sei- 
gnour  querroit  et  sieuroit  pour  guerroier  encontre  lui.» 
Que  vaut  chou  ?  Tant  dist  Tharcon'[s]  et  list  par  ses  paroles 
k'il  mist  les  pluisours  en  volenté  de  retourner  ariére  en- 
viers  Roume,  et  mont  looient  son    conseil  tout  li  plui- 

120  sour;  et  tant  avoient  ja  esploitiét  ke  grans  compagnie 
estoient  entré  en  lor  nés  et  s'en  dévoient  aler,  quant  la 
nonvièle  en  vint  a  Gaton,  que  lors  vint  a  eus  et  lor  dist  : 

«  Avoi  !    seignor,    avés    vous   dont  oubliées    les  grans 
cruautés  de   Ghesar,  ke  par  force  veut  Roume  segnourir, 

125  et  abattre  les  franc(h)isses  ke  vous  savés  ki  sont  en  le 
chitét  ?  A  chou  ke  vous  monstres  m'est  il  avis  ke  vous 
amés  miex  a  iestre  sierf  desous  la  seignourie  Ghesar  em 
pais  parmi  vos  rentes  paians,  ke  vous  soies  franc  et  puis 
soies  en  guerre.  Ghiertes,  moût  vient  de  laske  cuer  et  de 


99.  Souvent  (ait  pléonasme  avec  ne  soit  mie  a  coustume. —  Tout,  sujet  pluriel  picard, 
pour  tuit.  —  102.  Dolours,  sujet  de  deuil. 

107.  Se  tenoit  a  celui  point  avoec  Caton,  était  à  ce  moment  du  parti  de  Caton. 

109.  La  guerre  a  maintenir,  à  continuer  la  guerre  (inversion). 

113.  A  f/arder,  pour  garder. 

121.  Estoient  entré.  Le  pluriel  avec  iin  nom  collectif  était  autrefois  plus  fréquent 
qu'aujourd'hui. 

123.  Oubliées.  Pour  l'accord  avec  le  complément  qui  suit,  cf.  157  et  voy.  XV,  ii,  27,  note. 

126.  A  chou  que,  d'après  ce  que. 

128.  Paiaws. Participe  présent  au  sens  passif.  Cf.  encore  aujourd'hui  :  couleur  vo;/ante. 
musique  chantante,  etc. 


122  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

130  fallit  a  celui  ki  laisse  franc(h)isse  pour  iestre  en  siervage 
a  tous  jours  et  en  subjection  de  mauves  seignour  sans 
pitié.  C'-hiertes,  vous  n'avés  mie  mon  corage  ;  car,  se  force 
m'amenoit  a  chou  k'il  me  couvenist  tranc(li lisse  ïaissiei'  n 
morir,  tout  errant  je  vos  die  ke  jou  m'ochiroie,  avant  ke 

135  il  me  fust  reprouvé  que  jou  eusse  laissié  francise  pour  vie; 
car  cliil  n'est  mie  frans  de  cuer  ki  plus  aime  le  vie  de  son 
cors  ke  franc(h)isse.  Comment  poriés  vous  sour  vous  souffrir 
seignourie  d'oume  nul,  ke  tant  soliés  amer  franc(h)isse  ? 
Clîiertes,  bien  vous  pora  Ghesar  tenir  pour  fallit  de  cuer, 

140  car  vous  a  lui  sériés  sougit  sans  chou  ke  nule  force  ne  vous 
en  fust  fête.  Et  d'autre  part,  comment  pores  vous  chelui 
siervir  par  qui  vostre  père,  vostre  frère  et  vostre  iill, 
vostre  parent  et  vostre  amie  sont  mort  es  chans  de  Thc- 
sale  !  Au    mains,    se   vous  pour   vostre   francisse  retenir 

145  n'enprendés  le  guerre  enviers  Cliesar,  si  l'emprendés  pour 
vengier  vos  amis  qu'il  vous  a  ochis  et  fais  ocliire.  Et  soit 
cascuns  ramembrans  de  prouèche  et  d'onnor  pour  entre- 
prendre la  guerre,  car  tout  chil  ki  de  chi  partiront  cnfuiant 
mousteront  apiertement  par  oevrc  et   par  fait  que   il  se- 

150  rout  falli  de  cuer  et  recréant,  et  a  cheus  doins  je  congiét, 
pour  chou  ke  lipreudhoume  etli  vaillant,  quevolenté  ont  de 
l)rouèche  faire  et  de  lor  honnor  maintenir,  ne  s'alentissent 
par  lor  mauves  consaus  ne  aperechissent  ;  car  tout  ensi 
comme  li  ]»ieste  mausaine  entéche  les  autres  par  sa  ma- 

155  ladie,  tout  ausi  uns  mauves  hom  hounist  une  grant  com- 
pagnie de  preudoumcs,  quant  il  le  croient.  » 

Quant  Catons  ot  ensi  inoustrée  se  volenté  a  cens  ki  viers 
Rome  voloient  retourner  et  a  tous  coumunement,  ausi 
grant  volenté  comme  il  avoient  devant  d'aler,  ausi  graut 

160  volenté  ont  il  puis  de  demorer. 


132.  Mon  corage,  mes  sentiments. 

13f).  Frans,  noble».  L'auteur  joue  sur  les  mots  franc  et  franchise  (liberté). 

138.  D'oitme  nul,  d'aucun  liommc.  —  lie,  [vous]  qui.  Pour  he  =  ki,  cf.  151,  et  au  sing. 
122.  124  (80  est  peut-être  diflérent). 

139.  Tenir  pour  fullil  (au  sujet  pluriel).  Tenir  pour  est  considère  comme  équivalant 
.à  un  verbe  substantif.  Cf.  avoir  nom  et  les  verbes  réfléchis. 

140.  Souf/it  =  subjectum  (cf.  sozr/it  xix,  242).  Kornie  parfaitement  régulière.  Cf.  loc- 
tum  =  *  lieit,  d'oii  leil  (dialectal)  et  Ht.  Sujet  est  a  denii-savaut. —  Sans  chou  ke,  sans  que. 

143.  Amie.  Voy.  20,  note.  —  145.  Si,  dans  ce  cas. 

148.  En  fuiant  (cf.  xix,  253).  En  est  un  adverbe  et  fuiant  est  un  gérondif. 

149.  Mousteront  pour  mouslerront,  métatlièsc  de  monstreronl.  Voy.  xii,  2,  note.  — 
Seront.  Nous  dirions  plutôt  :  sont. 

151.  Que.  Voy.  138,  note. 

159.  Ausi  grant  volenté  comme.  Pléonasme  dû  à  l'inversion  ;  cependant  on  dit  au- 
jourd'hui avec  une  inversion  semblable  :  autant...  autant,  sans  exprimer  r/MC  (l'équiva- 
lent actuel  de  comme  A:u\ii  les  jjropositions  comparatives  d'égalité). 


LE   ROMAN    DE   JULES   CÉSAli  123 

XIX.  JAGOT  DE  FOREST 

LE  ROMAN  DE  JULES  CÉSAR 

ChîitoiiSj  qui  nioiit  vaillanz  et  de  gmnt  cuer  estoit, 
Et  qui  toz  jorz  garder  sa  frauchise  voloit, 
Ne  desoz  autri  estre  nulement  ne  deiguoit, 
Et  qui  Gcsaire  moût  mesprisoit  et  haoit, 
5  Por  ce  que  la  francliise  des  Romains  aljessoit, 
Toz  les  barons  de  Rome  qu'il  asembler  pooit 
Por  passer  vers  Aufrique  avec  lui  amassoit, 
Que  encontre  Gesaire  la  terre  detenroit, 
Et  a  tôt  son  pooir  vers  lui  guerre  menroit; 
10  Et  por  tant  de  l'avèr  s'atornoit  a  esploit. 

En  Tille  que  a  non  Gorcire,  a  asemblez 
Gâtons  toz  les  barons  q'avec  lui  a  menez; 
p]t  quant  il  fu  moût  bien  de  nagier  aprestez. 
Lors  a  au  vent  ses  voiles  encontre  mont  levez, 

15  S'est  de  Tille  partiz  atot  .x™.  nez. 
Et  si  en  est  vers  Libe  a  navie  passez  ; 
Et  quant  en  Libe  vint,  au  port  s'est  aencrez. 
Puis  est  0  sa  compaigne  fors  de  ses  nez  alez, 
Si  est  enz  ou  rivage  logiez  et  arrestez,  /"  00  r" 

20  Tôt  le  port  a  porpVins  par  loges  et  par  trez. 

Gâtons,  qui  ou  rivage  de  Libe  s'arestoit, 
Et  qui  en  sa  compaigne  maint  hait  baron  tenoit, 


'  Manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale,  fs.  fr.  1457,  fo  98  vo-103  ro.  —  Cf.  Jehan  de 
Tuira,  Li  Histoire  de  Julius  César,  dont  le  poème  est  souvent  une  traduction  presque 
littérale  (Voy.  ci-dessus,  n»  sviiii.  —  Poème  en  laisses  monorimes,  refait  sur  l'Histoire 
de  Jules  César,  en  prose,  de  Jehan  de  Tuim,  avec  le  poème  de  Lucain  sous  les  yeux,  par 
Jacot  de  Forest,  dont  la  langue  dillère  notablement  de  celle  de  Jehan  et  appartient  au 
dialecte  de  l'He-de-France.  Quoique  le  grand  vers  de  douze  syllabes  convienne  ))ien  à 
une  traduction  de  la  Pharsale,  l'excessive  longueur  des  laisses  et  l'insullisance  du 
rimeur,  qui  abuse  des  incidentes,  donnent  à  cette  œuvre  un  peu  de  lourdeur  et  de  mono- 
tonie et  la  rendent  inférieure  à  son  modèle  immédiat.  Pour  l'interprétation,  il  convient 
de  comparer  continuellement  avec  notre  n»  xviii. 

i.  Chatons,  Caton.  Forme  régulière  en  français,  mais  moins  fréquente  que  la  forme 
Caton,  calquée  sur  le  latin. —  8.  Que...  detenroit,  [espérant]  qu'il  occuperait,  alin  d'occ. 

10.  Pur  tant,  pour  ce  motif.  —  De  l'avèr,  de  l'argent,  d'argent. 

11.  A  asemblez.  Cf.  xvni,  123  et  157,  et  voy.  XV,  n,  27,  note. 

12.  Catons  est  le  sujet  de  a  asemblez. 

15.  S'est,  et  il  est.  —  20.  Port,  rivage  autour  du  port. 

21-4.  Catons  qui...  mes...  li  vint  une  novéle.  Anacoluthe   violente  :  la  phrase  est  intcr- 


124  CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

Mes  ainçois  que  il  gaires  au  port  sejornez  soit, 

Li  vint  une  novèle  qu'il  encor  ne  savoit, 
25  Qui  mont,  quant  il  il']  oï  conter,  li  anuioit, 

Ouant  li  Ijaron  de  Rome  que  Pompeiis  avoit 

Vers  Egipte  menez,  et  la  néf  qui(l)  portoit 

Cornelian  la  dame,  qui  moût  se  deplaignoit 

De  la  mort  son  seiguor  et  mont  le  regretoit, 
30  Par  haute  mér  fuiant  nageoient  a  esploit 

Et  vers  Libe  en  Aufrique  s'en  venoient  tôt  droit. 

Gornelia,  qui  ert  par  duel  moût  mesmenée, 

Et  qui  ert  o  les  autres  d'Egipte  desevrée. 

Et  par  mér  en  aloit  fuiant  sanz  demorée, 
35  Vers  Libes"en  venoit  dolante  et  trespensée; 

Mais  moût  estoit  par  duel  empiriée  et  grevée, 

Et  par  son  grant  torment  ert  souvent  apensée 

De  lui  ou  cors  ferir  ou  de  dart  ou  d'espée, 

Ou  de  son  cors  lancier  enz  en  la  mér  salée  ; 
40  Si  se  fust  mainte  foiz  a  escient  tuée, 

Se  sa  gent  ne  l'eûst  retenue  et  gardée, 

Car  èle  a  si  grant  duel  et  si  est  aïriée, 

For  la  mort  de  celi  qui  tant  l'avoit  amée 

Que  unie  riens  ou  mont  n'avoit  plus  honorée, 
45  Ele  voudroit  bien  estre  a  mort  mise  et  menée. 

Gornelia  de  duel  ne  se  puet  acesser, 
Ainz  ne  tine  nule  heure  de  Ponpé  regreter 
Et  dit  :  «  Ha!  tant  mar  fustes.  Pompée,  gentis  ber, 
Frans  de  cuer  et  de  cors  et  sages  au  parler,  v^ 

50  Et  doz  par  acointance  et  biax  a  regarder, 

Cortois  et  debonères  :  en  vous  n'ot  qu'esmieudrer, 

Car  biauté  et  savoir  et  proesce  doner 

Volt  a  voz  cors  Nature,  et  P'ortune  honorer. 


rompuo  après  le  second  vers  et  une  seconde  commence.  H  semble  impossible  d'admettre 
le  partage  d'une  phrase  en  deux  laisses. 

2-j.  Aniiioit,  pour  anuia,  à  cause  de  la  rime. 

20.  Quant.  Il  faut  sans  doute  corriger  que.  Même  en  traduisant  citant  par  «  puisque  », 
l'imparfait  nageoient  s'explique  difficilement. 

34.  En  aloit  fuiant,  fuyait.  Cf.  104.  105,  etc.,  et  voy.  xviil,  30,  note. 

4i.  Avoit  a  pour  sujet  il  (Pompée)  sous-eiitendu,  et  lytte  dépend  de  tant. 

iï).  Devant  t-le  voudroit,  sous-entendoz  (jue,  et  rapprochez  ces  mots  des»  aïriée  42. 

47.  Aine,  mais.  —  Nule  heure,  à  aucun  moment.  —  49.  Au  parler,  en  paroles. 

51.  En  vous  n'ai  qu'es iideudrer,  il  n'y  avait  rien  en  vous  à  améliorer  (qui  laissât  à 
désirer. 

;>3.  A  voz  cors,  périphrase  pour  a  vous.  Cf.  59,  etc.,  et  voy.  iv,  66,  note.  —  Voz,  forme 
abrégée  de  vostre,  et  naturellement  invariable,  sauf  en  picard.  Voy.  Xi,  73,  noie.  —  Et 
Fortune  honorer  sous-ent.  vos  volt  ou  volt  voz  cors. 


i 


i 

i 


LE    ROMAX   DE   JULES   CÉSAR  125 

Et  Bons  Eûrs  vos  volt  en  haute  honor  monter; 
55  Mes  en  la  tin  vous  a  fait  du  tôt  agrever 

jVlbschiés  et  Meseûrs  et  trop  deshonorer; 

S'en  doit  on  moût  les  deus  despris^i^er  et  blâmer, 

De  ce  qu'il  ont  sofiert  et  laissié  mesmener 

Yoz  cors  si  vilement,  qui  tant  tist  a  loer 
60  Et  en  qui  en  pooit  tante  bonté  trover. 

Certes,  je  cuit  por  voir  et  bien  l'os  afermer 

Qu'il  n'est  mes  enz  ou  ciel  nul  dieu  qui  puist  régner, 

Ne  qui  puist  mal  ou  bien  vengier  ne  mériter, 

Ne  qui  veille  cest  siècle  par  reson  gouverner, 
65  Ainz  le  lessent  du  tôt  contre  droit  bestorner. 

Quand  je  voi  en  cest  mont  les  malvès  alever 

En  richèce,  en  honor,  et  servir  et  douter. 

Et  les  bons,  qui  es  maus  ne  se  veulent  meller. 

Mes  par  lor  simpleté  veulent  vivre  et  ouvrer. 
70  Cels  i  voi  vilz  tenir,  si  que  nus  apeler 

Nèsxeut  ne  avant  trère  n'a  honor  ajoster, 

Si  lor  voi  mescheoir  et  granz  maus  endurer, 

Et  les  malvès  sor  els  poesté  démener. 

Ne  le  doit  on  dont  bien  a  merveille  torner, 
75  Quant  on  ce  siècle  voi^t^  a  tel  belloy  torner, 

Et  les  maus  essaucier  et  les  biens  refuser? 

Lasse!  mes  je  me  doi  du  tôt  désespérer. 

Car  li  malvès,  cui  on  le  doit  bien  reprover, 

M'ont  tel  domage  fait  que  ja  mes  recovrer  /^  100  ro 

80  Ne  porrai  a  nul  jor,  qu'en  ne  porroit  trover 

En  tôt  le  remenant  du  mont,  a^l]  mien  penser. 

Haut  baron- qui  peiist  Pompée  restorer; 

Si  me  doi  bien  de  lui  [et^  plaindre  et  dementer. 

Car  je  ne  poi  nés  estre  a  son  cors  enterrer. 


5-').  Fait  est  au  singulier,  parce  que  Meschiés  et  Meseilrs  sont  synonymes. 
57.  S'en  (=  si  en)  doit  on,  on  doit  donc  pour  cela.  —  Cl.  Os,  j'ose. 
64.  Veille,  veuille.  —  08.  Es  maits,  aux  méchants.  Cf.  76  et  xviii,  39. 

69.  Par  lor  simpleté,  avec  loyauté.  Cf.  simplement  xviii,  3i. 

70.  Cels.  Pléonasme.  —  Apelèr,  faire  appel  à. 

72.  Lor  est  ici  employé  à  la  fois  comme  régime  indirect  (datif)  de  l'impersonnel  mes- 
cheoir et  comme  sujet  logique  du  verbe  actif  endurer  accompagné  d'un  substantif  ré- 
gime. Ces  deux  emplois  ont  persisté  {je  leur  ai  vu  nuire  raechamment,  je  leur  ai  vu 
endurer  les  plus  grands  froids  sans  se  iplaindre)  :  mais,  dans  le  premier  cas,  on  évite 
aujourd'hui,  de  peur  de  confusion,  l'emploi  d'un  impersonnel  ou  d'un  verbe  actif  em- 
ployé sans  sujet.  D'ailleurs,  si  l'on  réunissait  les  deux  tournures,  on  devrait  répéter  le 
pronom  leur. 

74.  Boni,  donc  (cf.  92,  etc.). 

?ô.  Quant  on  voit  (cf.  quant  je  voi  06,  et  de  même  aux  vers  70  et  72,  oùvoi  dépend  aussi 
de  quant).  Anacoluthe. 

76.  Les  biens.  Cf.  68.  76  et  xvm,  39.  —  80.  Qu'en,  car  on. 

84.  Nés,  pas  même. 


l'26  CHRESTOMATHIE   DE   l'aXCIEN   FRANÇAIS 

85  Hé!  lasse,  plus  soéf  me  fust,  se  je  plorer 
Peiisse  delez  lui,  et  ses  plaies  laver, 
Et  des  lèrmes  ausi  de  mes  ielz  arouser. 
Et  son  cors  en  mes  hraz  tenir  et  acoler. 
^  Mes  orainz  vi  de  loing  ne  sai  qui  enbraser 

90*  Le  feu  ou  il  son  cors  dut  ardoir  et  ruer; 
Je  le  vi,  voire  voir,  mes  je  n'i  poi  aler. 
Hé!  ]\Iorz,  car  me  vien  dont  tôt  a  bon  droit  tuer, 
('ar  après  ce  ne  quiér  plus  vivre  ne  durer; 
Quant  celui  ai  perdu  qui  tant  me  seut  amer, 

95  Bien  doit  par  droit  ma  vie  et  ma  joie  tiner.  » 

«  Pompée,  gentis  bér,  franche  chose  et  amée. 
Et  sor  tote  autre  rien  en  bonté  eslevée. 
Tant  mar  fu  voz  genz  cors,  voz  semblance  honorée, 
Elt  voz  grant  cortoisie  et  voz  doce  pensée, 

100  Oui  est  a  tel  dolor  de  ce  siècle  passée! 
Hé  !  Morz,  certes  tu  es  envieuse  provée. 
Qui  les  vaillanz  ocis  toz  jorz  par  ta  posnée. 
Si  lesses  les  mauves  avoir  longue  durée; 
Mes,  voir,  or  fus  tu  trop  hardie  et  esfrontée, 

105  Quant  ])aron  as  ocis  de  si  grant  renomée. 
Mes  se  tu  or  faisoies  cortoisie  loée, 
(T)ocirroies  mon  cors  sanz  nule  demorée, 
Puis  qu'entre  noz  .ij.  cors  as  fait  la  desevrée, 
Car  se  m'ame  et  la  soe  pooit  estre  ajostée, 

110  Dont  seroie  en  la  fin  du  tout  beneûrée; 
Et  si  ert  èle,  voir,  quant  de  dart  ou  d'espée 
Me  ferroie  enz  ou  cors,  qu'en  fust  ja  desevrée 
La  vie  qui  i  est  trop  loue  tems  demorée, 
Que  je  vif  sor  anui,  come  dame  esgarée 

115  Qui  de  son  bon  seignor  est  remése  essolée.  » 
Après  ces  moz,  la  dame  s'est  plusors  foiz  pâmée. 
Ne  de  son  duel  mener  n'est  onques  acessée. 
De  si  que  sa  néf  fu  enz  el  port  arestée 
De  LiJje,  ou  Gâtons  ot  sa  gent  assemblée. 

120      Cornelia,  qui  moût  par  duel  se  dementoit, 
Qui  les  barons  romainz  avec  kii  amenoit 


102.  Qui,  toi  qui.  —  103.  Si,  et.  —  109.  Pooit.  Le  singulier  est  dû  à  l'idée  de  réciprocité. 

112.  Qu'en  fust,  de  façon  à  ce  que...  en  fût.  L'imparfait  du  subjonctif  est  amené  par  le 
conditionnel  ferroie,  substitué  au  futur  qu'exigerait  le  verbe  principal  ert  (sera).  —  Quant, 
ayant  à  la  fois  le  sens  temporel  originaire  et  le  sens  conditionnel  accessoire,  a  permis  ce 
brusque  changement  de  tournure.  —  114.  Que,  car. 


LE  HOMAX  DE  JULES  CÉSAR  1:27 

Et  Neyiim  le  fil(z)  Pompée  o  lui  avoit, 

Au  port  est  arivée  ou  Gâtons  s'arcstoit. 

Avec  qui  uns  des  lilz  Pompée  se  tenoit, 
125  Que  on  après  son  père  Pompeûm  apeloit 

Et  qui  enz  ou  rivage  de  mér  venuz  estoit, 

Por  esgarder  les  nés  qu'en  a  port  arivoit 

Et  por  savoir  se  nus  novèles  li  diroit 

De  son  père,  dont  il  volentiers  enquerroit 
130  Ou  il  estoit  alez  et  comment  le  faisoit. 

Mes  lors  que  Neyum  son  frère  en  la  nèf  voit, 

Ainz  qu'i'lj  l'ait  salué,  li  demande  a  esploit 

Ou  estoit  Pompeiis  ses  père  et  s'il  vivoit. 

«  Frère,  »  dit  Pompeiis,  «  ou  est  noz  père  amez  ? 
135  Est  il  encore  en  vie  ou  il  est  deviez? 

Puis  qu'il  n'est  avec  vos,  ou  est  il  dont  alez?  » 

Et  respont  Neyas  :  «  Frère,  j  a  le  savrez  : 

Novèles  vos  dirai  dolereuses  asez, 

Dont  ge  sui  si  au  cuer  tormentez  et  iriez  /"  101  r^ 

140  Qu'a  poines  le  puis  dire,  tant  en  sui  agrevez. 

Mes  certes,  frère,  mont  par  bon  eiir  fus  nez, 

Qui  pas  n'es  avec  nos  ne  venuz  ne  alez, 

Ne  qui  pas  n'as  veû  en  quel  point  fu  tuez 

Pompeiis  nostre  père,  que  li  rois  Tholomez 
145  A  fait  tuer  a  tort  par  granz  desloiautez, 

Et  la  teste  coper,  com  traîtres  provez. 

Mais  pas  n'ai  si  grant  duel  de  ce  qu'il  fu  navrez 

A  mort,  voiant  mes  ièlz,  com  de  ce  que  copez 

Li  fu  après  li  chiès  et  du  Lu  desevrez, 
150  Puis  fu  sor  une  hanste  et  fichiez  ei  posez, 

Et  devant  le  roi  fu  en  tel  guise  portez; 

Du  cors  ne  m'est  pas  tant,  ou  que  il  soit  reniez. 

Soit  en  mer  ou  en  terre,  ou  ars  ou  enterrez, 

Com  il  est  de  son  chièf  qui  ainsi  fu  menez. 
155  Et  de  ce  fu  moût  plus  iriez  et  trespensez 

Qu'en  me  dit  qu'encore  est  li  chiès  moût  bien  gardez, 

Por  ce  que,  quant  Gesar  en  Egypte  ert  passez, 

Que  li  chiès  de  noz  père  li  sera  présentez. 


123.  S'arestoit  pour  estoit  aresté,  à  cause  de  la  rime. 
141.  Par  bon  eiir,  sous  une  heureuse  étoile. 

14G.  Et  la  teste  coper.  Proposition  indépendante  coordonuée à  une  proposition  relative: 
sous-eii tendez  li  a  fait.  Cf.  XXHI,  u,  Câ-6,  etc. 
148.  Vuiant  mes  iélz.  Cf.  194  et  voy.  vi^,  144,  note. 
158.  Que.  Pléonasme  fréquent. 


128  GHRESTOMA.THIE  DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

Ha  !  las,  qui  se  gardast  ne  qui  f  ust  avisez 
160  De  tel  mésaventure  ne  de  tél[s]  cruiautez, 
Qu'a  tel  vilté  deiist  hauz  bér  estre  livrez?  » 
Et  quant  Pompeiis  a  ces  durs  rnoz  escoutez, 
Tel  duel  eu  a  qu'a  poi  qu'il  n'est  cheiiz  pasmcz. 

Moût  se  vait  Pompeiis  por  son  père  plaignant, 

165  Et  sa  grande  valor  vèt  sovent  regretant, 
Et  Xeyus  ausi,  qui  le  cuer  ot  dolant. 
Mes  li  Romain  des  nés  sont  issu  maintenant, 
Et  lors  s'en  est  Chatons  venuz  au  port  devant. 
Mes  quant  il  sét  que  mors  est  Pompée  ensement,  -yo 

170  Mont  en  est  trespensez,  mont  se  vait  démentant; 
Mes  quant  il  a  trovée  Corneliam  plorant, 
Entre  ses  braz  la  prent,  si  la  va  confortant. 
Et  puis  defors  la  néf  au  port  la  vait  guiant. 
Tantost  cèle  novèle  par  tôt  le  port  s'espant, 

175  Que  mort  estoit  Pompée,  si  font  .j.  duel  moût  grant 
Tretuit  cil  qui  estoient  entor  le  port  lojant. 

Par  tote  l'ost  Caton  en  est  li  criz  levez 
Que  Pompez  estoit  morz  li  preuz,  li  alosez, 
Si  s'en  est  mont  Gâtons  deplains  et  démentez. 

180  Encor  ne  soit  pas  moût  cist  dels  acostumez 

Que  hauz  homs  soit  souvent  par  basse  gent  plorez, 
Quant  il  défaut  de  lui  et  du  siècle  est  passez, 
Si  fu  adont  grant  dels  por  Pompée  menez. 
Car  de  sa  gent  iert  moût  et  prisiez  et  amez. 

185  Si  refu  ausi  moût  par  Caton  regretez, 
Qui  disoit  que  ce  iért  duel  et  dolor  assez 
Que  Pompée  estoit  mort,  qui  moût  ot  de  bontez. 

Einsi  li  pueples  moût  Pompée  regretoit. 
Et  chascuns  des  barons  por  sa  mort  le  plaingnoit; 
190  Mes  uns  hauz  hom  de  Rome,  c'om  Tharcon  apeloit. 
Qui  en  la  compaignie  Caton  dont  se  tenoit, 
Puis  qu'il  sot  c'om  Pompée  ainsi  ocis  avoit, 
En  ost  avec  Caton  plus  aler  ne  voloit, 


17i;.  Treluit  fcf.    204),  pour  tresluit,   montre  que  Vs  dovuut  uuu   cousonuo  est   déjà 
inuotte.  Cf.  XV,  ii,  33,  etc. 
ISO.  Encor  (sous-ent.  </Me),  encore  que,  quoique. 
1S.'>.  Refu,  fut  d'autre  jiart.  Voy.  au  Gloss.,  s.  v.  ravoir. 
18(j.  Assez,  beaucoup.  —  Bontez.  Pluriel  pour  la  rime. 
191.  Caton,  de  Catou.  —  Dont,  alors. 


1 


LE   ROMAN   BE   JULES   CÉSAR  129 

Ne  maintenir  la  guerre,  mes  oiant  toz  disoit 
195  Que  folie  et  maus  sens  celi  sorprenderoit 

Qui  encontre  Gesar  la  guerre  maintendroit, 

Puis  que  Pompez  ert  mors,  qui  les  Romains  devoit 

Garder  et  maintenir,  et  qu'a  seignor  avoit 

Eslut  par  lor  asens  li  pueples,  qui  l'amoit  /«  102  ro 

200  Tant  que  por  soe  amor  la  guerre  entreprend(r_)oit; 

Por  ce  que  en  honor  remettre  le  vouloit; 

Mes  puis  que  cil  iert  mors  por  qui  on  ce  faisoit, 

Bien  disoit  a  chascuu  que  plus  grant  sens  feroit 

Cil  qui  dès  ore  mais  a  repos  se  tenroit, 
205  Et  qui  pès  et  amor  vers  Gesaire  querroit, 

Que  cil  qui  haut  baron  d'ore  en  avant  sivroit 

Et  por  grever  Gesar  autre  seignor  querroit. 

Par  itiex  diz  Tharcon  plusors  entalentoit 

De  retorner  arriére,  si  com  il  proposoit. 

210      Tharcon,  qui  par  ces  diz  avoit  entalanté 

Plusors  qu'il  a  Gesar  se  fussent  acordé 

Et  qu'il  fussent  arriéres  vers  Rome  retorné, 

Il  et  grant  compaignie  de  gent,  que  moût  loé 

Avoient  cest  conseil,  estoient  ja  monté 
215  En  lor  nés  por  aler.  Mes  quant  Gâtons  le  sét. 

Vers  els  en  est  venuz,  si  a  a  els  parlé 

Et  dit  :  «  Avoi  !  seignor,  avez  vous  oublié 

Les  granz  orgueus  Gesar  et  la  grant  cruialté, 

Qui  velt  estre  de  Rome  sire  par  poesté, 
220  Et  la  franchise  veut  de  cels  de  la  cité 

Confondre  et  abaissier  par  sa  grande  fierté. 

Il  m'est  avis  que  vous  avez  plus  enamé 

Seignor  avoir  sor  vous,  comme  serf  arenté, 

Que  franchise  tenir  et  estre  abandoné 
225  A  guerre  et  a  estor.  Voir,  de  grant  lasqueté 

Et  de  mauves  cuer  vient,  que  on  a  volonté 

De  franchise  lessier  et  manoir  en  vilté 

Desoz  malvès  seignor  cruiel  et  sanz  bonté 

Certes,  vous  n'avez  pas  mon  corage  emprunté  :  v^ 

230  Car,  se  mésaventure  m'avoit  a  ce  mené 

Que  guerpir  m'esteûst  franchise  et  loialté, 

195.  Celi  est  régime  direct. 
211.  Que,  de  sorte  que. 

213.  Que,  qui.  L'adverbe  relatif  pour  le  pronom.  Voy.  xii,  IG,  note. 
21ti.  En  est  venuz,  a  parlé  et  dit.  Le  passé  indéfini  s'emploie  souvent  pour  le  parfait 
aoristique  ou  le  présent  historique. 
221.  Par,  à  cause  de.  —  22ti.  Vient  a  pour  sujet  la  proposition  suivante. 

cONSTANS.     ChrestoinaAhie.  9 


130  CHHESTOMATHIE   DE  l'aNCIEN   FRANÇAIS 

Ou  morir  maintenant,  je  vous  di  par  verte 
Qu'a  mes  mains  m'ocirroie,  ainçois  que  reprové 
Me  fust  que  je  eusse  faite  desloiauté 
235  Et  franciiise  lessiée  por  vie  et  por  santé; 

Car  n'est  pas  frans  de  cuer  qui  plus  aime  et  mainz  hé 
La  vie  de  son  cors  que  franchise  et  Lonté.  -» 

«  Ahai!  gent  esfreé,  comment  serez  soffrant 
Seignorie  et  dangier  sor  vous  d'orne  puissant, 

'-210  (Jui  franchise  et  honor  soliez  desirrier  tant? 
Voir,  bien  porra  tenir  chascun  por  niesorrant 
César,  qui  vos  verra  sozgis  a  son  conimant, 
Sanz  ce  que  vous  par  force  nel  servirez  noiant, 
Ainçois  serez  de  gré  en  sa  merci  m  étant. 

245  Mes  comment  servire[z  1  celui  a  esciant 

Par  qui  il  sont  remés  mort  et  navré  ou  champ, 
Enz  el  champ  de  Thesale,  voz  père  ou  vostre  enfant, 
0  voz  paranz  qui  près  vous  sont  apartenant  ? 
Se  vous  por  voz  franchise  n'estes  entreprendant 

250  La  guerre  vers  César,  soiez  dont  combatant 
Por  vengier  cels  qui  sont  ocis  a  dolor  grant, 
Si  soiez  de  proesce  et  d'onor  remembrant  ; 
Car  tuit  cil  qui  de  ci  partiront  en  fuiant 
liien  mosterront  par  oevre  que  sont  vif  recréant. 

255  Et  a  toz  cels  qui  sont  a  bon  cuer  si  faillant 
Doin  ge  congié  de  gré,  por  ce  que  li  vaillant 
Par  lor  mauves  confort  ne  voisent  detriant 
D'entreprendre  et  de  faire  hardement  aparant  ; 
Car  maie  compaignie  d'orne  trop  mesprendant    /«  103  ro 

200  Vait  tôt  ausi  les  preuz  et  les  bons  enpirant, 
Com  la  beste  malsaine  vèt  celi  entecliant 
Qui  tient  sa  compaignie  et  a  li  vait  frotant.  » 

Et  quant  ainsi  ot  dit  Catons  a  son  sem])lant, 
Par  sa  haute  parole  tretuit  ont  maintenant 

265  Ausi  grant  volenté  et  ausi  grant  talant 
De  demorer  o  lui,  com  il  orent  devant 
De  ce  que  vers  lor  terre  se  fussent  retraiant. 

230.  Hé,  au  lieu  de  hél,  jiour  la  rime. 

238.  Serez  soffrant.  Périjihrasc  qui  indique  la  continuité  de  l'action,  un  état  (cf.  244, 
etc.)  ;  mais  aux  v.  249.  250.  2(J7,  les  besoins  de  la  rime  ont  influé  sur  la  tournure,  qui 
u'ajoute  rien  au  sens. 

244.  Mêlant.  Sous-ent.  vous,  employé  comme  sujet  au  vers  précédent. 

253.  En  fuianl.  Voy.  xviii,  148,  note. 

254.  Vif  recréant,  de  purs  lâches.  Voy.  m,  41,  note. 

267.  De  ce  que  se  fussent  retraiant,  de  se  retirer.  La  rime  a  amené  à  la  fois  le  change- 
ment de  tournure  (cf.  de  demorer  2G())  et  la  périphrase. 


I 


PARTONOPEUS   DE   BLOIS 


131 


XX.   PARTONOPEUS   DE  BLOIS* 


Partonopex  est  trespenssez, 
Quar  ses  cuers  est  toz  bestoniez  : 
Et  se  porpeuse  de  s'amie 
Qu'il  on  a  fait  molt  graiit  folie. 
5  .\Yis  li  est  ue  pnet  garir 

Fors  seulemeut  pur  li  guerpir  : 
«  Sire,  »  fait  il,  «  or  entendez, 
D'un  grant  pechié  sui  afolez  : 
Une  dame  c'onques  ne  vi, 

10  Et  si  ai  moût  esté  o  li. 
Moût  me  semont  de  li  amer 
Et  molt  fait  bien  de  li  parler  ; 
Molt  m'a  doné  or  et  argent, 
Pierres  et  pailes  d'oriant. 

15  Du  sien  ai  fèt  les  larges  dons 
As  rois,  as  contes,  as  barons. 
A[s]  chevaliers  et  a[s]  borgois. 
Et  as  moines  de  totes  lois. 
Par  li  a  pais  en  cest  pais, 

20  Par  li  sui  venuz  en  cest  pris. 
Tôt  m'atalente  et  tieg  a  bien 
Quanqu'est  de  li,  fors  une  rien. 
Que  toz  les  bons  de  li  m'o(s)troie 
Fors  que  sanz  congié  ne  la  voie  : 

•25  Ce  est  la  riens  dont  plus  la  dot, 
Por  ce  me  met  en  vos  de  tôt.  » 


Li  evesqucs  l'ot  et  entent, 
A  Damedieu  grâces  en  l'ent. 
Et  li  conseille  et  loe  et  prie 

30  Que  sanz  congié  voie  s'amie. 
Sa  mère  li  dit  d'autre  part 
Que  èl  a  bien  trovée  1  art 
Par  quoi  la  verra  tote  nue  ; 
Mais  gart  soi,  quan[t]  l'avra  veiie, 

35  Que  n'en  soit  trop  espoantez, 
Que  trop  par  est  laiz  li  malfez. 
Une  lanterne  a  tant  li  baille. 
Si  li  a  dit  que  tôt  sanz  faille 
La  chandèle  qui  art  dedenz 

40  Ne  faut  por  ore  ne  por  venz. 
Èle  li  baille  et  il  l'a  prise: 
Si  l'a  reposte  et  en  sauf  mise 
Molt  cointement  iwv  bien  celer. 
Et  apareille  son  aler. 

45  A  Loire  trueve  son  batel. 
Qui  molt  soéf  le  porte  et  bel 
Trésqu'a  la  grant  néf,  a  la  riche. 
Diex  !  tant  mar  fu  de  ce  qu'il  tri- 
[chel 
Entre  en  sa  néf,  si  oirre  tant 

50  Qu'a  chiéf  d'oir[r]e  est  venuz  si- 

[glant. 


'  Manuscrit  Bibl.  uat.,  fs.  fr.  191.52,  fo  140  vo-141  r»  {A),  comparé  avec  le  ms.  B.  N.,  fs. 
fr.  308,  fo  1.5  vo-16  r»  iB).  —  Roman  d'aventure  anonyme,  en  rimes  plates,  de  la  fin  du 
xii«  siècle.  Il  est  d'origine  byzantine,  mais  doit  à  l'antiquité,  outre  le  nom  de  son  héros, 
emprunté  à  Stace,  sans  douté  par  l'intermédiaire  du  Roman  de  Thèbes  (Chrest.  xvu), 
l'idée  première  de  l'épisode  principal,  idée  que  l'auteur  a  pu  trouver  ailleurs  que  dans 
Apulée  et  déjà  transformée  par  l'imagination  orientale.  De  l'épisode  dont  nous  reprodui- 
sons une  partie,  on  peut  utilement  rapprocher  l'histoire  de  Psyché  dans  Apulée  {L'âne 
d'or)  et  le  conte  charmant  de  La  Fontaine.  Voy.  Tableau,  p.  xxix. 

1.  Partonopex.  X,  graphie  fort  commune  pour  us. 

G.  Por  li  guerpir,  eu  l'abandonnant.  —  10.  Et  si.  et  pourtant. 

7.  Sire.  11  s'agit  de  l'évêque  de  Paris,  qui  vient  de  lui  adresser  un  discours,  à  l'insti- 
gation de  sa  mère,  pour  l'engager  à  ne  pas  abuser  de  la  beauté  coritorelle  que  Dieu  lui  a 
donnée. 

1-5.  Du  sien,  de  son  bien.  —  20.  En  cest  pris,  en  cette  haute  estime. 

21.  Tieg.  Cf.  retig  109.  —  22.  Quan  qu'est  de  li  (tout  ce  qui  vient  d'elle)  est  à  la  l'ois 
sujet  de  atalente  et  régime  de  tieg  (je  tiens). 

20.  Me  met  en  vos,  je  me  remets  entre  vos  mains. 

34.  Gart  soi,  qu'il  prenne  garde. 

4-5.  A  Loire,  sur  la  Loire.  Les  patois,  sui-tout  ceux  du  Midi,  suppriment  encore  l'article 
devant  les  noms  de  rivière. 

4^.  Tant  mar  fu  de  ce  que,  il  eut  bien  tort  de. 

49.  Oirre  (=  itérât),  présent  de  errer  (=  iterare).  L'i  donne  à  la  tonique  ei  (plus  tard  oi) 
et  à  l'autétoniqne  e  (ouvert  à  cause  de  l'eutrave).  Cî.  peler  à  côté  de  poi/e,  espérer  a  côté 
de  espoir,  etc. 


18'2 


CHRESTOMATHIE  DE  L  ANCIEN  FRANÇAIS 


Nuiz  est  oscure  quant  il  vient, 
Molt  covertcment  se  contient  : 
La  lanterne  muce  et  repont, 
Molt  velt  mal  faire  et  molt  a  dont. 

55  A  tant  a  eii  son  ancl  : 

Isl  de  la  néf,  entre  el  chastel, 
El  palais  trueve  tel  senhlant 
Com  il  soloit  trover  devant  : 
Beax  feus,  beax  cierges  alumez, 

60  Beax  doubliers  sor  beax  dois  do- 

[rez, 
Vaissèle  d'or  et  d'argent  fin. 
Et  planté  de  pein  et  de  vin 
Et  d'oiseax  et  de  venoison. 
Et  de  toz  biens  large  foison. 

65  Mais  il  n'i  boit  ne  ne  mengiie. 
Que  ne  soit  l'uevre  aperceûe; 
Parmi  le  paies  est  passez, 
Trésqu'a  son  lit  n'est  arestez. 

f  Ul  v. 

Le  covertor  a  trait  a  mont, 

70  Sa  traïson  desoz  repont; 

Après  s'est  toz  sens  deschauciez 
Et  toz  nuz  s'est  tost  despoilliez; 
Puis  s'est  coverz  du  covertor. 
Li  cierge  esteignent  tôt  entor; 

75  Parmi  la  chambre  vient  la  bloic, 
De  son  ami  a  molt  grant  joie. 
De  son  mantel  s'est  desfublée. 
Lez  son  ami  s'est  aloée. 
Quant  Partonopex  l'a  sentue, 

bO  Et  sent  qu'èl  est  trestote  nue. 
Le  covertoir  a  loinz  gité, 
Si  l'a  veiie  o  la  clarté 
De  la  lanterne  qu'il  portoil; 
A  descovert  nue  la  voit, 

85  Mirer  la  puet  et  veoir  bien. 
Conques  ne  vit  si  bêle  rien. 


Gèle  se  pasme  et  cil  (I)entent 
Qu'il  a  ovré  molt  malement  : 
Sa  lanterne  a  an  mur  gitée 

90  Et  a  dea))les  commandée. 

Que  pièce  a  autre  n'en  remainl; 
Li  fex  de  la  lanterne  estaint. 
Partonopex  est  desconfiz, 
Quar  or  sait  bien  qu'il  est  trahiz; 
95  Bien  est  trahiz,  quant  vers  s'amie 
A  commencié  tel  vilanie, 
Quant  onques  en  lui  ne  vit  rien 
Qu'il  ne  deûst  tenir  a  bien  : 
«  Se  m'amie  m'eiist  mesfait 

100  Ou  nés  le  cuer  du  ventre  trait, 
Por  c'un  mot  peûsse  parler. 
Ce  seroit  de  h  mercier. 
Que  ce  ne  puet  estre  a  nul  fuer 
Qu'onques  aie  vers  lui  malcuer.  » 

105  La  dame  s'est  sovent  pasmée. 
Et  dit  sovent  que  mal  fu  née  ; 
Et  quant  recommence  a  parler, 
Donc  est  de  rechiéf  au  plorer. 
A  la  parfin,  quant  èl  parole  : 

110  «  Lasse,»  fait  èle,  «com  sui  foie! 
Com  ge  me  sui  par  moi  trahie 
Et  com  sui  par  mon  fait  honiel 
Com  me  hastai  de  mon  servise 
Et  com  me  sui  a  honte  mise  ! 

115  Beax  doz  amis,  por  quel  mesfèt 
INI'avez  a  honte  et  a  mort  trèt  ? 
Fis  onques  riens  contre  vos  viez 
Dont  doiez  estre  tant  liiez  ! 
Se  g'en  seiise  la  desserte, 

r20  Mains  me  grevast  de  ma  grant 

[perte  ; 
Mais  ge  n'en  sai  raison  ne  conte. 
Si  me  griéve  plus  de  ma  honte. 
Diext  tant  ge  vos  garni  sovent 


55.  A  eu,  son  anel,  a  pris  sou  anneau  (l'anneau  magique  qui  lui  permet  d'entrer  dans 
le  palais  enchanté). 

(>3.  Venoison.  Cf.  XXIII,  n,  97,  et  voy.  i.xix,  30,  note. 

05.  Mengiie  (jirononeez  menjiie).  L'i<  se  conserve  dans  manjue,  parce  qu'il  est  long  et 
accentué  en  latin  {manditcat)  ;  ïe  J  ig)  est  analogique  et  provient  des  formes  plus  nom- 
breuses qui  sont  accentuées  sur  la  désinence:  mengier,  menjons,  etc.,  et  où  Vu,  étant 
atone,  a  disparu.  De  mémo,  la  plupart  des  verbes  dont  le  radical  est  polysyllabique  (cf. 
parler  iOi.  i07,  et  parole  Hy.i)  ont  des  radicaux  dillerents,  l'un  j)Our  les  formes  accen- 
tuées sur  le  radical,  l'autre  pour  les  formes  accentuées  sur  la  désinence. 

00.  Qt4e  ne,  alin  que  ne,  de  peur  que. 

70.  Sa  traïson,  l'instrument  de  sa  trahison. 

72.  Et  toz  nuz,  etc.  Au  moyen  âge,  il  était  d'usage  de  se  coucher  entièrement  nu. 

91.  A  autre,  jointe  .h  une  autre.  —  99.  Se,  quand  même. 

101.  Por  c'  {=  por  que)...  peùxse,  pourvu  que  je  pusse,  si  je  pouvais. 

\Qri.  JJe  li  mercier,  pour  la  remercier.  —  103.  Que,  car. 

109.  Quant  èl  parole,  quand  elle  réussit  à  parler  (cf.  107).  —  111.  Par  moi,  moi-même. 

113.  Traduisez  :  «  comme  je  suis  allée  vite  eu  besogne  I  »  Allusion  à  l'abus  de  ses 
connaissances 

117.  Fis  onques  riens,  ai-je  jamais  rien  fait  ? 


LE    LAI    DU   r.HEVRE-FEUILLE 


133 


Que  n'eussiez  icel  talent, 

125  Et  tant  vos  en  priai  merci 
Que  ja  ne  me  veïssoiz  si  ! 
Or  vos  dirai  com  est  cirant  sens 
Que  l'aiez  fait  sor  mon  delVens  : 
Ge  sui  lillc  l'ampereor 

loO  Qui  cliaciez  fu  de  ceste  henor; 
De  Costantinobles  fu  sires, 
Quanciu'i  apent  fu  ses  empires. 
Molt  fu  cremuz  et  redoutez, 
Et  molt  fu  richement  chasez  : 

135  N'ot  .j.  trestot  seul  home  el  mont 
Tant  feïst  et  tant  eûst  dont, 
Fors  seul  le  fier  Soudan  de  Perse, 
Quar  sa  richèce  est  trop  averse. 
Mes  pères  par  augur  fu  cerz, 

140  Dès  ce  qii'il  fu  petiz  en  berz. 

Il  n'av[r]oit  nul  autre  oir  que  moi: 
Si  prist  grant  oevre  etgrant  conroi 
De  moi  afaitier  et  garnir 
Por  l'empire  par  sens  tenir. 

145  Maistres  oi  bons  et  de  grant  pris 
Et  de  molt  bonement  apris  ; 
Maistres  oi  de  grant  escïanz, 
Et  fui  0  els  plus  de  diz  anz. 
Diex  me  dona  grâce  d'aprendre 

150  Et  d'escriture  bien  entendre: 
Les  .vij.  arz  toz  premièrement 
Apris  et  soi  parfitement; 
Et  puis  apris  tote  mecine 


Qu'onqu'est  en  herbe  et  en  racine. 

1.55  Et  des  espices  de  valor 
Apris  le  froit  et  la  chalor. 
Et  de  toz  max  tote  la  cure 
Et  l'achoison  et  la  figure  : 
Fisique  ne  puet  mal  garir 

160  Dont  ge  ne  saiche  a  chiéf  venir. 
Puis  apris  de  devineté 
Si  que  g'en  sai  a  grant  plenté, 
Et  la  viez  loi  et  la  novele. 
Que  toz  les  sens  du  mont  chadèle. 

165  Ainz  qu'eusse  .xv.  anz  passez 
Oi  mes  maistro[s]  toz  sormontez. 
Après  apris  d'esperimenz, 
Dingromance  et  d'enchantemenz  : 
Tant  en  retig  et  tant  en  soi 

170  Tuit  autre  en  sorent  pou  vers  moi. 
Cil  qui  tant  puet  faire  d'efiforz 
Qu'il  saiche  bien  augure  et  sorz 
Et  fisique  et  astronomie 
Et  nigromance  lor  amie 

175  Tant  seroit  saiges  et  poissanz 
Qu'il  en  feroit  merveille[s]  granz  : 
Par  ce  fist  Mahom[s]  les  %-^rtuz 
Dont  il  fu  puis  por  dieu  tenuz. 
Et  g'en  ai  tant  fait  maintes  foiz 

180  Et  merveilles  de  tanz  endroiz 
Eu  mes  chambres  privéement. 
Que,  se  ce  fust  volant  la  gent. 
Par  tôt  en  fust  la  renomée...  » 


XXI.    MARIE    DE    FRANGE 


LE   LAI   DU   GHEVRE-FEUELLE 


CHIÉVREFOIL 

Asez  me  plest  e  bien  le  voil 

Del  lai  qu'um  nume  Chiévrefoil, 


Que  la  vérité  vus  en  cunt, 
Coment  fu  fèz,  de  quel  e  dunt. 
5  Plusur  le  m'unt  cuutè  e  dit, 
E  jeo  l'ai  trovè  en  escrit, 


164.  Que  (féru.),  qui. 

loy.  Retig.  Parfait.  Voy.  xxx,  SI,  note.  —  170.  Vers  moi,  en  comparaison  de  moi. 

182.  Volant  la  gent,  en  présence  des  gens,  en  public.  Voy.  vi»,  144,  note. 

*  Die  Lais  der  Marie  de  France,  herausgegeben  von  K.  Warnke,  mit  vergleichenden 
Anmerhungen  von  Remhold  Kœhler,  Halle,  1885.  —  Ce  lai  appartient  au  fonds  des  tradi- 
tions galloises  sur  Tristan  (forme  préférable  à  Tristram)  et  ses  amours  avec  la  belle 
Iseult,  l'épouse  fatalement  infidèle  du  roi  de  Cornouailles,  Marc,  oncle  de  Tristan  (voy. 
Tableau,  p.  xxiii-xxrv).  —  Marie  de  France  (c'est  ainsi  qu'elle  s'est  surnommée  elle- 
même)  fut  un  des  ornements  de  la  cour  de  Henri  II,  roi  d'Angleterre  (1154-89).  Elle  a  rimé 


134 


nHRESTOMATHIE   DE   L  AXCIEN   FRANr.AlS 


De  Tristîiu  e  de  la  reine, 
De  Inr  annir  que  tant  fu  fine, 
Dunt  il  ourent  mainte  dolur, 
10  Puis  en  mururtnt  en  un  jur. 

Li  reis  Marks  osteit  curucie[z], 
Vers  Tristan  sun  nevu  irie[7.]  : 
De  sa  terre  le  cnngea 
Pur  la  reine  qu'il  âma. 

l.j  En  sa  cuntrée  en  est  alez  ; 
En  Sixbt-Wales,  u  il  fu  nez, 
Un  an  demura  tut  entier, 
Ne  pot  ariére  repairier  ; 
M<''S  puis  se  mist  en  abandun 

20  De  mort  e  de  destrucfiun. 
Ne  vus  en  merveilliez  neent, 
Kar  cil  ki  aime  leialment, 
Mult  est  dolenz  c  trespensez. 
Quant  il  nen  ad  ses  volentez. 

•2ô  Tristan  est  dolenz  e  pensis, 
Pur  ceo  s'esmut  de  sun  pais  : 
En  Gornuaille  vait  tut  dreit, 
La  u  la  reine  maneit  ; 
En  la  forest  tut  sul  se  mist  : 

30  Ne  voleit  pas  qu'um  le  veist. 
En  l'avesprée  s'en  eisseit, 
Quant  tens  de  herbergier  esteit. 
Od  païsanz,  od  povre  gent 
Porneit  la  nuit  herbergement  ; 

35  Les  novèles  lur  enqiiereit 
Del  rei,  cum  il  se  cunteneit. 
Cil  li  dient  qu'il  unt  oï 
Que  li  barun  crent  l)ani  : 
«  A  Tintagel  deivent  venir, 

40  Li  reis  i  vuelt  feste  tenir  : 
A  Pentecuste  i  serunt  tuit. 
Mult  i  avra  joie  e  déduit, 


Et  la  reine  i  sera.  » 

Tristan  l'oï,  mult  s'en  haita  : 

45  Ele  n'i  purra  mie  aler 
Qu'il  ne  la  veic  trespasser. 
Le  jur  que  li  reis  fu  meiiz, 
Est  Tristan  el  liois  revriiu/.  : 
Sur  li^  cbeniin  (|ue  il  saveit 

5(j  Que  la  route  passer  dt;vcit. 
Une  coldre  trencha  par  mi, 
Tute  quarrée  la  fendi. 
Quant  il  a  paré  le  bastun. 
De  sun  cultel  escrit  sun  nun. 

55  Se  la  reine  s'aparceit. 

Que  mult  grant  guarde  s'en  per- 
[neit, 
De  sun  ami  bien  conuistra 
Le  bastun,  quant  ol  le  verra  : 
Altre  feiz  li  fu  avenu 

()0  Que  si  l'aveit  aparceû. 
Ceo  fu  la  sume  de  l'escrit 
Qu'il  li  aveit  mandé  e  dit  : 
0  Que  lunges  ot  ilec  esté 
E  atendu  e  surjurné 

65  Pur  espier  e  pur  savoir 
Cornent  il  la  peiist  veeir, 
Kar  ne  poeit  vivre  sanz  li. 
D'els  dous  fu  il  tut  altresi 
Cume  del  chiévrefoil  esteit, 

70  Ki  a  la  coldre  se  perneit  : 
Quant  il  est  si  laciez  e  pris 
E  tut  entur  le  fust  s'est  mis, 
Ensemltle  pueent  bien  durer  ; 
Mes  ki  puis  les  vuelt  desevrer, 

75  La  coldre  muert  bastivcment, 
E  li  chiévrefoilz  ensement. 
Bêle  amie,  si  est  de  nus  : 
Ne  vus  sanz  mei  ne  jeo  sanz  vus  !  » 


plusieurs  autres  lais  d'origine  celtique  :  le  Lai  de  Guigemar,  celui  le  Milon,  celui  du 
Fraisne,  celui  de  Lanval,  celui  du  Chaitivel,  celui  des  Deux  Amants  (plus  particulii''- 
rement  breton),  etc.  Elle  est  de  plus  l'auteur  du  Purgatoire  de  Saint  Patrice  et  de  fables 
charmantes  {Vhrest.,  xli),  écrites,  ainsi  que  ses  lais,  en  excellent  français  du  Centre,  et 
non  en  anglo-normand,  comme  pourrait  le  faire  croire  son  séjour  prolongé  hors  de  sa 
patrie.  Le  manuscrit  que  reproduit  l'éditeur  est  d'un  scribe  anglo-normana,  c'est-à-dire 
d'un  Normand  né  ou  établi  en  Angleterre. 

1.  Pleut.  Impersonnel,  qui  a  pour  sujet  la  proposition  ^t<e  la  vèrUi^,  etc. 

2.  Déliai,  au  sujet  du  lai.  On  appelait  «  lais  »  de  petits  poèmes  romanesques  ou  mythologi- 
ques que  les  bardes  bretons  ou  gallois  chantaient  en  s'accouipagnant  d'un  instrument  .à 
cordes;  puis  ce  nom  s'étendit  aux  imitations  françaises  qu'on  lit  de  certains  de  ces  poè- 
mes. —  Uin.  L'anglo-normand  emploie  Vu  jiour  rendre  Vo  nasal  et  aussi  \'o  fermé  fran- 
çais (=  ô,  il  toniques  et  quelquefois  o,  û  antétoniques).  Cf.  lur  amur  8,  nuvel  11.3,  etc. 

4.  E  dunt  [fu  fèz],  et  son  origine. 

î).  Mainte.  Le  ms.  donne  meinte,  orthographe  qui  prouve  que,  pour  le  scribe,  la  diph- 
tongue ai  était  déjà  altérée  et  en  train  de  passer  à  v;  de  mémo  il  écrit  repeirier  iH, 
nimc  22. 

40.  Vuelt.  Le  ms.  a.veolt,  sans  doute  ■pour  voell. 

(ilHi.  Saveir,  veeir.  Le  ms.  écrit  saver,  veer,  formes  anglo-normandes. 

74.  Ki,  si  l'on.  —  77.  Si,  ainsi. 


TRISTAN 


185 


La  reïne  vint  chevalcLant  : 

80  Ele  esgiiarda  un  poi  avant. 
Le  hastun  vit,  bien  l'apercout  ; 
ïutes  les  lettres  i  conut. 
Los  chevaliers  qui  la  nicnoont, 
E  qui  ensomlile  ocl  li  erroent, 

8Ô  CiiMianda  tost  a  arester  : 
Disct-ndre  vuclt  e  reposer. 
Cil  unt  fait  sun  comandenient. 
Ele  s'en  vêt  luinz  de  sa  gent. 
Sa  meschine  apela  a  sei, 

90  Bronguein.  que  niult  ot  bone  fei. 
Del  clieniin  un  poi  s'esluigna. 
Dedenz  le  Ijois  celui  trova 
Que  plus  aniot  que  rien  vivant  : 
Entre  els  moinent  joie  mult  gi'ant. 

*^'i  A  li  parla  tut  a  loisir, 
E  ele  li  dit  sun  plaisir  ; 
Puis  li  mustra  cuni  faiteiuent 
Del  rei  avra  acordement, 


Et  que  niult  li  aveit  pesé 

ICHJ  De  ceo  qu'il  l'ot  si  cungeé  : 
Par  encusement  l'aveit  fait. 
A  tant  s'en  part,  sun  ami  lait  : 
Mes  quant  ceo  vint  al  desevror, 
Dune  comenciérent  a  plun-r. 

lOÔ  Tristan  en  Wales  s'en  râla. 
Tant  que  sis  uncles  le  manda. 
Par  la  joie  qu'il  ot  eiie 
De  s'amie,  qu'il  ot  voue 
Par  le  bastun  qu'il  ot  escrit, 

110  Si  cum  la  reine  l'ot  dit. 
Pur  les  paroles  remembrer, 
Tristan,  ki  bien  saveit  liarper. 
En  aveit  fèt  un  nuvel  lai. 
Asez  briéfment  le  numéral  : 

115  Gotelef  l'aprli^nt  Engleis, 

Chiévrefoil  le  nument  François. 
Dit  vus  en  ai  la  vérité 
Del  lai  que  j'ai  ici  cunté 


XXII.   TRISTAN 


La  raïne  le  entent  e  ot, 
E  ben  ad  noté  chescun  mot  : 
Si  l'e.^guarda,  del  quer  suspire, 
Ne  sét  sus  cel  ke  puisse  dire, 
5  Kar  Tristan  ne  semblout  il  pas 
De  vis,  de  semblanz  ne  de  aras 


Mais  a  ço  ke  il  dit  lion  entent 
Ke  il  cunt  voir  et  de  n-n  ne  ment. 
Pur  ço  ad  el  quer  grant  anguisse 
10  E  ne  sét  k'ele  faire  puisse  : 
Folie  serrait  e  engan 
A  entercer  le  pur  Tristan, 


80.  La  It'çon  du  ms.  de  Londres,  Harloien  978,  que  reproduit  Fed.  Fr.  lliohi'I,  tut  un 
pendant  (tout  le  long  d'une  pente)  quoique  moins  bonne,  est  cependant  correcte. 
Cf.  XLII,  I,  175. 

81.  Apercent.  L'e  sert  simplement  à  adoucir  le  c.  Cf.  xxn,  15,  etc. 

8^3-4.  Menoent,  erroent  (cf.  amot  93,  semblout  xxii,  5,  jiioent  xxii,  M,  etc.).  Imparfaits 
normands  réguliers  de  la  Ife  conjugaison  (abain,  aue,  oe,  puis  pour  éviter  l'hiatus,  otie 
en  normand,  oie  dans  l'Ile-de-France).  Les  formes  orientales  -éve,  etc.,  prouvent  que  le  b 
n'était  pas  encore  vocalisé  à  l'époque  où  l'a  tonique  latin  est  devenu  é.  Cf.  x,  11,  note. 

8(j.  Proposition  explicative.  — 90.  Que,  qui  (cf.  8  et  56). 

99.  Li,  au  roi.  —  100.  Si,  ainsi. 

115.  Gotelef  (=  goat-leaf,  prononcé  aujourd'hui  got-lif),  chèvrefeuille  (on  dit  commu- 
nément :  honey-suckle). 

'  Tristan,  publie  par  Fr.  Michel,  Londres,  183-5,  t.  II,  p.  129-137,  v.  833-990.  —  Tristan 
est  un  poème  anonyme  du  xu«  siècle,  qui  nous  a  été  transmis  dans  un  seul  manuscrit 
et  qui  semble  bien  être  l'œuvre  d'un  trouvère  anglo-normand.  — Tristan  est  revenu  à  la 
cour  déguisé  en  fou  ;  Ysolt  ne  le  reconnaît  pas. 

1.  Le  pour  V.  Cf.  C!8  et  voy.  xxi,  5,  note. 

2.  Ben  (cf.  cel  4,  ren  8,  etc.).  Les  scribes  anglo-normands  écrivent  le  plus  souvent  e 
pour  ie. 

4.  Sus  cel,  sous  le  ciel,  au  monde. 

5.  Semblout,  ressemblait  à  (actif).  Pour  la  forme,  voy.  xxi,  83. 
8.  Cunt,  forme  irrégulière.  Il  faudrait  cunte  (cf.  ment). 

11.  Serrait,  pour  serreit  (cf.  tait  13,  rat  21  et  22,  estraite  32,  etc.),  est  un  trait  particu- 
lier au  scribe.  Serreit  est  plus  ancien  que  sereit  :  il  vient  de  sedere-habebam. 

12.  Le  pur,  le  vrai. 


136 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Quant  ele  valt  e  pense  e  creit 
N'est    pas    Tristan,    mais    autre 
[esteit. 

15  E  Tristan  mult  ben  se  apercouit 
Ke  t'ie  del  tut  le  niescunuit  ; 
Puis  dit  après  :  «  Dame  reïne, 
Mull  fustesja  de  l)on'orine, 
Quant  vus  me  amastcs  seinz  des- 
[doing: 

20  Certes  de  feintise  or  me  pleing  : 
Ore  vus  vai  retraite  et  feinte, 
Ore  vus  vai  de  feinte  atcinto. 
Mais  jo  vi  ja,  bêle,  tel  jur 
Ke  vus  me  amastes  par  amur  : 

25  Quant  rois  Marcs  nus  out  conjeiez 
E  de  sa  curt  nus  out  chascez, 
As  mains  ensemble  nus  prcïnies, 
E  hors  de  la  sale  en  eissimes  : 
A  la  forest  puis  en  alames 

30  E  un  mult  bel  lin  i  trovamcs, 
Une  roche  ki  fu  cavée  : 
Devant  ért  estraite  le  entrée, 
Dedenz  fu  voltice  e  ben  faite, 
Tant  b('le  cum  se  fust  purtraite: 

î^5  L'entaileiii'e  de  la  père 

Esteit  bêle  de  grant  manére. 
En  cole  volte  conversâmes 
Tant  cum  en  bois  nus  surjunames. 
Hudein  mun  chen,  ke  tant  oi  cher, 

40  Hoc  le  afaitai  senz  crier  : 

Od  mun  chen  [e]  od  mun  osteur 
Nus  pessoie  [jo]  chascun  jur. 
Reine  dame,  ben  savez 
Cum  nus  après  fumes  trovez  : 

45  Li  reis  meismes  nus  trovat, 
Et  li  nains,  ke  l'i  amenât. 
Mais  Deus  aveit  uvré  pur  nus, 
Quant  trova  le  espace  entre  nus, 
E  niis  rejeiimes  de  loing. 

50  Li  reis  prist  le  gant  de  sun  poing, 
E  sur  la  face  le  vus  mist 
Tant  siiéf  ke  un  mot  ne  dist, 
Kar  il  vit  un  rai  de  soleil 
Ke  out  halle  vostre  front  vermeil. 

55  Li  reis  s'en  [est]  alez  a  tant, 
Si  nus  laissât  [iloc]  dormant  ; 
Puis  ne  out  nule  suspeziun 
Ke  entre  nus  oiist  si  ben  nun  : 


Sun  maltalent  nus  pardonat 

60  E  sempres  pur  nus  envoiat. 
Isolt,  membro[r]  vus  dait  il  ben 
Cum  vus  donai  lludon,  mun  chen, 
K'en  avez  fét?  Mustroz  le  mai.  » 
Isolt  rospunt  :  «  .Te  le  ai,  par  fai; 

65  Cel  chen  ai  dunt  vus  [me]  parlez, 
Certes  oi'e  endroit  le  venez. 
Brengien,  ore  alez  pur  le  ciion, 
Amenez  le  od  tut  le  lien.  » 
Ele  lève  e  en  pez  sailli, 

70  Vint  a  Huden,  e  sil  joï 
E  lo  doslie,  alor  le  lait  : 
Cil  junst  les  pez  e  si  s'en  vait. 
Tristran  li  dit  :  «  Ça  ven,  Huden. 
Tu  fus  ja  men,  or  te  repren.  » 

75  Huden  le  vit,  tost  le  cunut  • 
Joie  li  tist  cum  faire  dut. 
Unkos  de  chen  ne  oi  retraire 
Ke  poiist  merur  joie  faire 
Ke  Huden  fist  a  sun  sennur  : 

80  Tant  par  li  mustre  grant  amur. 
Sure  lui  curt,  lève  la  teste, 
Une  si  grant  joie  ne  fist  J)est[o]: 
Bute  del  vis  e  fért  del  pé  : 
Aver  en  poûst  l'en  (gran)  pilé. 

85  Isolt  le  tint  a  grant  merveille, 
Huntuse  fu,  devint  vermeille, 
De  ço  ke  icist  le  joï 
Tantost  cum  il  sa  voiz  oï, 
Kar  il  ért  fel  e  de  pixxte  aire, 

90  E  mordeit  e  saveit  mal  faire 
A  tuz  icès  ke  od  lujuoent, 
A  tuz  icès  ki[l]  manioent. 
Nus  n"i  poeit  se  acuinter 
Ne  nus  nel  poeit  manier, 

95  Fors  sul  la  raine  e  Brengaine  : 
Tant  par  esteit  de  maie  maine, 
Depuis  ke  il  sun  mestre  perdi 
Ki  le  afaitat  e  le  nurri. 
Tristan  joïst  Huden  c  tient; 

100  Dit  a  Ysolt  :  «  Mélz  li  suvient 
Ke  jol  nurri,  ke  le  afaitai, 
Ko  vus  ne  fai[t]  ke  tant  amai. 
Mult  par  at  en  chen  grant  fran- 
[cliise 
E  en  femme  [rat]  grant  feintise.  » 

105  Isolt  l'entent  e  cuhir  mue. 


14.  y  est  pas.  .Sous-ent.  que.  —  18.  De  bon'  orine,  de  bonne  nature. 

40.  Iloc  le  afaitai  senz  crier,  je  l'habituai  à  rester  là  sans  aboyer. 

46.  Ke,  qui  (l'adverbe-relatif  p)Our  le  pronom).  Cf.  54. 

58.  Traduisez  :  «  qu'il  y  eiit  entre  nous  rien  qui  ne  fut  avouable.  » 

79.  Ke  fist,  que  ne  fit  (ou:  que  celles  (les  caresses)  que  fit). 

91-2.  Juoent,  manioent.  Voy.  xxi,  83-4,  note. 

102.  Traduisez  :  «  qu'à  vous  que  j'ai  tant  aimée.  »  Fait  remplace  l'impersonnel  suvient. 


CLIGES 


137 


D'anp:aisse  fremist  e  tressue. 
Tristan  li  dit  :  «  Daine  reine, 
Mult  siilïez  estre  entérine. 
Remembre  vus  ciim  al  vergét, 

110  U  ensemble  fumes  cuchét, 
Li  rais  survint,  si  nus  trovat, 
E  tost  arére  retornat  : 
Si  [purjpensa  grant  felunnie. 
Occire  vus  volt  par  envie  ; 

115  Mais  Dens  nel  volt,  sue  merci, 
Kar  je  sempres  m'en  averti. 
Bêle,  dune  nus  estot  partir, 
Kar  li  reis  nus  voleit  hunir. 
Lors  me  donastes  vostre  aiiel 

1*20  De  or  esmeré,  ben  fait  e  liel  ; 
E  jel  reçui,  si  m'en  alai, 
E  al  vair  deu  vus  cumandai.  » 
Isolt  dit  :  «  Les  ensengnez  crei. 
Avez  le  anel  ?  Mustrez  le  mei.  » 

125  II  trest  l'anel,  si  le  donat. 
Isolt  le  preut,  si  l'esguardat, 
Si  s'escréve  dune  a  plurer  ; 
Ses  poinz  detort,  quidat  desver  : 
«  Lasse,  »  fait  ele,  «  mar  nasqi  ! 

130  Enfin  ai  perdu  miin  ami; 

Kar  ço  sai  je  ben,  s'il  vis  fust, 
Ke  autre  hume  cest  anel  n'eiist; 


Mais  or  sai  jo  ben  ke  il  est  mort. 
Lasse!  ja  nieis  ne  avrai  confort.  » 

135  Mais  quant  Tristan  plurer  la  vait, 
Pité  le  em  prist  e  ço  fu  drait. 
Puis  li  ad  dit  :  «  Dame  raine, 
Bêle  estes  e  entérine. 
Dès  or  ne  m'en  voil  mes  cuvrir, 

liO  Cunuistre  me  frai  e  oïr.  » 
Sa  voiz  muât,  parlât  a  dreit. 
Isolt  sempres  s'en  aperceit  : 
Ses  bras  entur  sun  col  jetât. 
Le  vis  e  les  oilz  li  baisât. 

145  Tristan  lores  a  Brengien  dit, 
Et  s'esjoï  par  grant  délit  : 
«  De  l'éwe,  bêle,  me  baillez; 
Lavrai  mun  vis  ki  est  sullez.  » 
Brengien  le  éwe  tost  aportat, 

15(!)  E  ben  tost  sun  vis  en  levât; 
Le  teint  de  l'erbe  e  la  licur, 
Tut  en  levât  od  la  suur  : 
En  sa  propre  furme  revint. 
Ysolt  entre  ses  braz  le  tint  : 

155  Télé  joie  ad  de  sun  ami, 
Ke  eie  ad  et  tent  dejuste  li, 
Ke  el  ne  .sét  cument  contenir  : 
Nel  lerat  anuit  mes  partir. 


XXIII.    CHRÉTIEN   DE  TROYES 


I 


CLIGES 


Granz  est  la  conplainte  Alixandre, 
Mes  celé  ne  rest  mie  mandre. 
Que  la  dameisèle  demainne. 
Tote  nuit  est  an  si  grant  painne 


5  Qu'ele  ne  dort  ne  ne  repose  : 
Amors  li  a  el  cors  anclose 
Une  tançon  et  une  rage 
Qui  moût  li  troble  son  corage. 


115.  Sue  merci,  grâce  à  lui  (Dieu  merci).  On  n'a  pas  voulu  répéter  Diett. 

117.  Partir,  séparer. 

121.  iîefi(i^reci(p)ui.  Forme  normale;  mais  aperce wt£  15 (=ad-perci(p)uit) et wescMnwtt 
16(^minuscognovit),  pour  aperçttt,  mesconiU,  montrent  l'intention  de  représenter  le  son 
de  Vu  français,  qui  était  différent  de  celui  de  Vu  anglo-normand  provenant  de  o,  ù  latins. 

123.  Les  ensengnez  crei,  je  crois  aux  signes  de  reconnaissance. 

129.  Nasqi  (=  '  naxi,  '  nacsi,  avec  méthathèse  de  l's,  je  naquis. 

135-6.  Vait...  prist.  Changement  de  temps  plusieurs  fois  signalé. 

140.  Frai  pour  ferai.  Cf.  fra  li,  81,  et  lavrai  xxii,  148,  et  voy.  vii,  88,  note. 

'  Cliges  von  Christian  von  Troyes,  zum  ersten  Maie  herausgegeben  von  Wendelin 
Fœrster,  Halle,  Max  Niemeyer,  1884.  —  Cligès  et  le  Chevalier  au  lion,  de  Chrétien  de 
Troyes,  sont  les  plus  belles  œuvres  qu'ait  produites  en  France  l'épopée  chevaleresque. 
Une  idée  commune  y  domine:  la  glorification  de  la  femme  qui  manque  à  ses  devoirs 
d'épouse,  et  qui  n'en  reste  pas  moins  sympathique,  grâce  à  l'art  merveilleux  du  poète. 
Notre  extrait  de  Cligès  peint,  d'une  façon  à  la  fois  naïve  et  raffinée,  l'amour  naissant 


i;^8 


nHRESTOMATHIE  DE  L  ANCIEN  FRANÇAIS 


Et  qui  si  l'angoisso  et  dostraint 
10  Que  tote  nuit  plore  et  so  plaint 

Et  se  degéte  et  si  tressant 

A  po  que  li  cuers  ne  li  saut. 

Et  quant  ele  a  tant  travaillé 

Et  sancrloti  et  haaillié 
15  Et  tressailli  et  sospiré, 

Lors  a  an  son  cucr  remisé 

Oui  cil  estoit  et  de  queus  mors, 

Por  cui  la  destraip;noit  Amors. 

Et  quant  ele  s'est  bien  refeite, 
•20  De  panser  quanque  li  anheite, 

Lors  se  restant  et  se  retorne  ; 

El  torner,  a  folie  atome 

Toi  son  panser  que  ele  a  fèt. 

Lors  reconiance  un  autre  plct 
i")  Et  (lit  «  Foie  !  qu'ai  je  a  feire, 

Se  cist  vaslez  est  de  lion  eire 

Et  sages  et  cortois  et  preuz  ? 

Tôt  ce  li  est  enors  et  preuz. 

Et  de  sa  biauté  moi  que  chaut  ? 


Si)  Sa  liiautez  avuec  lui  s'an  aut. 
Si  fera  ele  mal  gré  mien  : 
Ja  ne  l'anvuelje  tolir  rien. 
Tolir?  Non,  voir,  ce  ne  faz  mon. 
S'il  avoit  le  san  Salt^mon, 

85  Et  se  nature  an  lui  eiist 

Tant  mis  qu'cle  plus  ne  pei'ist 
De  biauté  mètre  an  cors  humain, 
Si  m'eiist  Deus  mis  an  la  main 
Le  pooir  de  tôt  depecier, 

40  Ne  l'an  qucrroie  corrocier, 
Mes  Yolantiers,  se  je  pooie, 
Plus  sage  et  plus  bel  le  feroie. 
Par  foi,  donc  ne  le  hé  je  mie. 
Et  sui  je  donc  por  ce  s'amic? 

45  Nenil,  ne  qu'a  un  autre  sui. 
Por  quoi  pans  je  donc  plus  a  lui, 
Se  plus  d  un  autre  ne  m'agrée*? 
Ne  sai  :  tote  an  sui  esgaree; 
Car  onques  mes  no  pansai  tant 

50  A  nul  home  el  siècle  vivant, 


de  .Soi-fiiainors,  sceur  de  Gauvaiu,  jiour  Alexandre,  l'empereur  de  Constaiitiiioiilc 
(v.  873-1040).  Il  serait  intéressant  de  comparer  ce  monologue  avec  celui  de  Lavinio 
(Lavine),  amoureuse  d'Enée,  et  avec  ses  aveux  à  sa  mère  (voy.  A.  Pcy,  Essai  sur 
le  Roman  d'Eneas,  p.  34  sqq.),  et  aussi  avec  celui  de  Briseïs,  sur  le  point  d'aban- 
donner Troïlus  pour  Diomède  (Roman  de  Troie,  de  Benoit  de  Sainte-Maure,  v.  20229-7(J, 
éd.  Jolv).  Chrétien,  quoiqu'il  ait  écrit  Cliyès  avant  HC4  (V.  i'œrster,  Inlrod.,  m),  a 
pu  connaître  ces  deux  poèmes.  Les  amours  de  Gligès ,  qui  donne  son  nom  au 
poème,  en  occupent  la  seconde  partie.  L'auteur  ])rétenu  avoir  trouvé  son  sujet  dans 
un  livre  conservé  à  l'église  Saint-Pierre  de  Beauvais.  Si  ce  n'est  pas  là  une  de  ces 
assortions  fantaisistes  auxquelles  ont  souvent  recours  les  ])oètes  du  moyen  âge  pfyir 
exciter  l'intérêt,  il  s'agirait  d'une  rédaction  ou  traduction  latine  d'un  roman  byzantin, 
ce  (jue  semblent  prouver  les  noms  des  lieux  et  des  personnes.  —  La  langue  de 
Chrétien,  influencée  par  la  langue  littéraire  qui  commentait  à  rayonner  de  Paris 
sur  les  provinces,  n'offre  qu'un  petit  nombre  de  particularités  dialectales.  Les  prin- 
cipales sont  :  en  prononcé  an,  é,  i  -j-  n  =  ain,  ô  devenu  eu  dans  les  syllabes  ouvertes, 
mais  o  fermé  dans  les  syllabes  fermées,  è  (ai  6)  -{■  l  -\-  cons.  =  iau,  et  vaiijne,  taigne, 
praigne,  pour  viégne,  liégne,  prenge.  Ses  poèmes,  qu'il  écrivit  à  l'instigation  de  la 
comtesse  de  Champagne,  Marie  de  France,  protectrice  éclairée  des  arts  et  des  lettres,  et 
dont  le  succès  a  été  considérable,  ont  beaucoup  contribue  à  répandre  en  France  la  cour- 
toisie des  mœurs  et  le  goiit  des  choses  de  l'esj)rit  (voy.  Tableau,  p.  xxiv-xxv). 

I.  —  2.  Mandre,  pour  mendre  (=  minor^,  rimant  avec  Alexandre,  montre  que  la  con- 
fusion de  an  et  de  en  était  complète  à  cette  époque  en  Chamj)agnc,  ce  qui  explique"  l'ha- 
bitude des  scribes  de  cette  région  d'écrire  an  pour  en  étymologique.  Cf.  an  4-l(J,  etc.,  lan- 
çon 7,  etc.,  et  surtout  les  rimes  XXIII,  ii,  2:i-4.  3.5-6.  77-8. 

0. -A  »!or.s  (cf.  18,  etc.)  le  Dieu  d'amour,  est  un  masculin,  d'oii  l's  du  cas  sujet.  Cf. 
Amor,  régime,  102  ;  mais  aux  v.  54.  137  et  150,  oii  il  est  féminin  et  nom  commun,  r.s  est 
analogique. 

12.  Po,  dialectal  pour  pou.  —  A  po  que...  ne.  Voy.  xn,  109,  note. 

17.  Queus,  rég.  pluriel  régulier  de  quel  (l  est  vocalisée  a  cette  époque)  :  quels  est  une 
forme  analogique.  —  Mors  {=  mores),  avec  o  fermé,  so  rapprochant  de  ou  moderne. 

29.  El  de  sa  biauté  moi  que  chaut  ?  et  que  m'importe  sa  beauté?  Remarque!!  l'inver- 
sion du  pronom  personnel,  qui  amène  l'emploi  de  la  forme  emphatique,  au  lieu  do  la 
forme  enclitique  me. 

31.  Mal  gre  mien,  malgré  moi  ililt^  :  à  mon  mauvais  gré).  Cf.  maugré  voslre,  XLII,  i, 
137.  143,  oii  la  vocalisation  de  l'I  marque  la  transition  jiour  arriver  à  notre  malgré. 

45.  S'e  qu'a  un  autre  sui,  pas  plus  que  je  ne  [le]  suis  pour  un  autre. 

47.  Plus  d'un  autre  (cf.  50  et  129),  ])lus  qu'un  autre  (plus,  i)ar  comparaison  h  un  autre) 


Cf.  piM  di,  en  italien. 


CLIGES 


139 


Et,  laon  vuul,  toz  jorz  le  verroie 
.Ta  mes  iauz  partir  n'an  querroie: 
Tant  in'abelist  quant  je  le  vol. 
Est  ce  aniors  ?  Oïl,  ce  croi. 

ïyr»  Ja  tant  snvant  nel  reclamasse, 
Se  (lins  d'un  autre  ne  l'amasse. 
(.)r  l'aim.  ]»ien  soit  acreanté  : 
Si  n'an  ferai  ma  volante? 
Oïl,  mes  que  ne  li  despleise, 

60  Geste  volantez  est  mauveise, 
Mes  Amors  m'a  si  anvaïe 
Que  foie  sui  et  esbaïe, 
Ne  defanse  rien  ne  m'i  vaut, 
Si  m'estuet  sofrir  son  asaut. 

(iâ  Ja  me  sui  je  si  sagement 
Vers  lui  gardée  longuement, 
Aine  mes  porlui  ne  vos  rien  feire, 
Mes  or  li  sui  trop  de  bon  eire. 
Et  quel  gré  m'an  doit  il  savoir, 

70  Quant  par  amor  ne  puet  avoir 
De  moi  servise  ne  bonté? 
Par  force  a  mon  orguel  donté. 
Si  m'estuet  a  son  pleisir  estre. 
Or  vuel  amer,  or  sui  a  mestre, 

75  Or  m'aprendra  Amors.  —  Et  quoi  ? 
—  Con  feitemant  servir  le  doi. 


De  ce  sui  je  moût  l)ien  ajjrise  ; 
Moût  sui  sage  de  son  servise. 
Que  nus  ne  m'an  porroit  reprandre. 

80  Ja  plus  ne  m'an  covient  aprandro. 
Amors  voudroit,  et  je  le  vuel. 
Que  sage  fusse  et  sanz  orguel 
Et  de  bon  eire  et  acointa])le, 
Vers  toz  por  un  seul  amialde. 

85  Amerai  les  je  toz  por  un  ? 

Bel  sanblant  doi  feire  a  chascun, 
Meis  Amors  ne  m'ansaingne  mie 
Que  soie  a  toz  veraie  amie  : 
Amors  ne  m'aprant  se  bien  non. 

no  Por  néant  n'ai  je  pas  cest  non 
Que  Soredat)io}-s  sui  clamée. 
Amer  doi,  si  doi  estre  amée  : 
Si  le  vuel  par  mon  non  prover. 
Se  la  reison  i  puis  trover. 

95  Aucune  chose  senefie 
Ce  que  la  première  partie 
An  mon  non  est  la  color  d'or, 
Car  li  meillor  sont  li  plus  sor  : 
Por  ce  taing  mon  non  a  meillor, 
100  Qu'il  comance  par  la  color 
A  cui  li  miaudres  ors  s'acordc. 
Et  la  fins  Amor  me  recorde. 


rA-2.  Toz  jorz  te  verroie  ja,  etc..  je  le  verrais  tous  les  jours  [que]  jamais,  etc.  Cotte 
construction  (sauf,  bien  entendu,  l'ellipse)  est  encore  usitée:  elle  se  rattactic  étroitement 
à  celle-ci  :  «  Je  n'avais  pas  encore  tourné  la  tète  qu'il  était  déjà  parti,  »  oii  l'elliiise  de 
que  se  rencontre  exceptionnellement,  par  exemple  dans  Racine,  Est/ter,  m,  9,  388  :  «  Je 
n'ai  fait  que  passer,  il  n'était  déjà  plus.  «  Cf.  A.  Tobler,  Mélanges  de  grammaire  fran- 
çaise, dans  Zeilschrift  fur  rom.  P/iilo/ogie  XIII,  20.")-12. 

ô7-(j4.  Théorie  risquée  sur  la  toute-puissance  de  l'amour,  qui  est  présenté  ici,  comme 
toujours  dans  Chrétien  et  ailleurs  à  la  môme  époque  et  plus  tard,  comme  une  divinité 
tyrannlque  et  se  plaisant  à  tendre  des  pièges  à  la  vertu,  en  lançant  aux  amants  des  flèches 
inévitables. 

58.  «  Faire  sa  volonté  de  «,  signifie  :  «  avoir  des  rapports  intimes  avec.  » 

67.  Vos,  forme  resserrée  de  vols  =  '  volsi,  pour  volui. 

09.  Il,  le  dieu  d'amour  (et  non  pas  :  «  Alixandre  »). 

70.  Par  amor,  de  bon  gré,  volontairement. 

71.  Servise.  Voy.  78,  note. 

71).  Con  feitemant,  comment.  Locution  qu'on  rencontre  fréquemment  dans  leHoman  de 
Troie,  plus  rarement  ailleurs  (cf.  xxi,  97).  Faitemont  est  formé  sur  fait,  d'après  l'ana- 
logie des  adverbes  en  -raent. 

78.  Sage  de  (cf.  1.51),  au  courant  de,  expérimenté  dans.  Construction  analogue  à  celle 
du  génitif  latin  après  certains  adjectifs  (génitif  relatif),  eu  particulier  si  le  régime  est 
animi.  De  signifie  ici  «au  sujet  de,  en  ce  qui  concerne»  (cf.  IGO).  —  Servise  (=  servi- 
tium)  est  de  formation  savante,  aussi  Lien  que  service,  dont  il  n'est  qu'une  variante. 
(G.  Paris,  Romania,  XVIII,  535).  Le  masculin  organique  serait  servais,  servais,  qu'on 
ne  rencontre  pas,  mais  qui  a  dû  exister,  puisque  nous  avons  le  nom  de  famille  Servais. 

84.  Por  un  seul,  en  considération  d'un  seul. 

85.  Am,erai  les  je  ?  {ci.  proierai  le  je  ?  125),  les  aimerai-je  ?  Cette  phrase  interroga- 
tive  correspond  exactement  à  la  phrase  affirmative  amerai  les,  qui  n'est  pas  rare,  et 
dans  laquelle  on  peut  se  servir,  au  lieu  du  pronom  régime  emphatique,  du  pronom  pro- 
clitique (cf.  125),  toutes  les  fois  qu'on  ne  veut  pas  indiquer  une  opposition  forte. 

90.  Ce  que,  ceci  que.  Ce  est  sujet. 

9S.  Meillor  est  pris  substantivement.   On  sait  que  l'idéal  de  la  beauté  au  moyen  âge, 
même  dans  le  Midi  de  la  France  et  en  Italie,  c'est  la  couleur  blonde. 
102.  Amarme  recorde,  il  (mon  nom)  me  rappelle  Amour  (le  dieu). 


140 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN    FRANÇAIS 


Ciir  qui  par  mon  droit  non  m'apèle, 
Color  d  aniors  nie  ronovèle. 

105  Et  l'uno  nicitiez  l'autre  dore 
De  doroûre  clére  et  sore, 
Qu'autrotant  dit  Soredamors 
Conie  sororée  d'amors. 
Mnut  m'a  donc  Amors  enorée, 

110  ôuant  il  de  lui  m'a  sororée. 
Doreùre  d'or  n'est  si  fine 
Come  celé  qui  m'anlumine. 
Et  je  melrai  an  ce  ma  cure, 
Que  de  lui  soie  doreure, 

11.")  Ne  ja  meis  ne  m'an  clamerai. 
Or  aim  et  toz  jorz  amerai. 

—  Gui  ? —  Voir,  ci  a  bêle  demande  : 
Celui  que  Amors  me  comande, 
Car  ja  autres  m'amor  n'avra. 

120  Cui  chaut,  quant  il  ne  le  savra, 

Se  je  meismes  ne  li  di? 

Que  ferai  je,  se  ne  le  pri  ? 

Qui  de  la  chose  a  desirrier. 

Bien  la  doit  requerre  et  proiier. 
12Ô  (>omant?  Proierai  le  je  donques? 

—  Nenil.  —  Por  quoi  ?  —  Ce  n'avint 

[onques 
Que  famé  tel  forfeit  feïst 
Que  d'amer  home  requeïst, 
Se  plus  d'autre  ne  fu  desvée. 

130  —  Bien  seroie  foie  provée. 
Se  je  disoie  de  ma  boche 
Chose  qui  tornast  a  reproche  : 
Quant  par  ma  boche  le  savroit, 
Je  cuit  que  plus  vil  m'an  avroit, 

130  Si  me  reprocheroit  sovant 
Que  proiié  l'an  avroie  avant. 
Ja  ne  soit  amors  si  vilainne 
Que  je  pri  cestui  premerainne, 


Dès  qu'avoir  m'an  devroitplus  vil. 

140  Ha  !  Deus,  comant  le  savra  il, 
Dès  que  je  ne  l'an  ferai  cert? 
Aucor  n'ai  je  gueires  sofert, 
Por  quoi  tant  demanter  me  doive. 
J'atandrai  tant  qu'il  s'aparçoive  : 

145  Se  ja  s'an  doit  aparcevoir, 
Bien  le  savra,  ce  cuit,  de  voir. 
S'il  onques  d'amors  s'antremist. 
Ou  se  par  parole  an  aprist. 
—  Aprist  ?  Or  ai  je  dit  oi.seuse. 

150  Amors  n'est  pas  si  gracieuse 

Que  por  parole  an  soit  nus  sages, 
S'avuec  n  i  est  li  buens  usages. 
Par  moi  meismes  le  sai  bien. 
Car  onques  n'an  poi  savoir  rien 

155  Par  losange  ne  par  parole, 
S'an  ai  moût  esté  a  escole 
Et  par  maintes  foiz  losangiée, 
Mes  toz  jors  m'an  sui  estrangiée. 
Si  le  me  feit  chier  comparer, 

160  Qu'or  an  sai  plus  que  bues  d'arer. 
Mes  d'une  chose  nie  despoir 
Que  cil  n'ania  onques,  espoir  ; 
Et  s'il  n'aimnie  ne  n'a  amé. 
Donc  ai  je  an  la  mer  semé, 

165  Ou  seniance  ne  puet  reprandre, 
Si  n'i  a  plus  que  de  l'atandre 
Et  del  sofrir  tant  que  je  voie 
Se  jel  porrai  mètre  an  la  voie 
Par  sanblant  et  par  moz  coverz  : 

170  Tant  ferai  que  il  sera  cerz 
De  m'amor,  se  recoivre  l'ose. 
Or  n'i  a  donc  plus  de  la  chose, 
Meis  que  je  l'aim  et  soie  .su!  : 
S'il  ne  m'aimme,  j'amerai  lui.  » 


104.  D'amors,  d'amour  (cf.  147).  En  ancien  français  on  se  sert  généralement  du  pluriel 
lorscrue  le  mot  n'est  pas  déterminé  (mon  amour,  l'amour  de  Pierre  pour  Marie).  G'fist 
un  féminin  pluriel  pris  dans  un  sens  général,  d'oii  la  construction  avec  le  singulier 
(Voy.  sxxii,  47,  note).  Cet  emploi  du  pluriel  est  beaucoup  plus  restreint  aujourd'hui,  et 
l'on"  n'emploierait  plus  amours  sans  article  ou  adjectif  qui  le  détermine. 

107.  Sororée,  dorure  rutilante,  éclatante.  L'expression,  quoique  ingénieuse,  ne  laisse 
pas  d'être  un  peu  alambiquée  (cf.  le  verbe  sororeriiO),  et  un  amour  qui  s'amuse  à  ces 
subtilités  grammaticales  ne  ressemble  guère  à  la  passion  vraie. 

12.5.  Proierai  le  je.  Voy.  85,  note. 

127-8.  Feïst,  requeïst  sont  formés  sur  fesisl,  requesisl,  d'après  l'analogie  de  veïst.  Cf. 
XXIII,  II,  !W,  etc. 

1:J2.  Reproche  a  ici  exceptionnellement  un  o  fermé.  Ce  n'est  pas  cependant  un  exemple 
tout  à  fait  isolé,  mais  cette  prononciation  semble  dialectale. 

147.  D'amors.  Voy.  104,  notes. 

157.  Et...  losangiée  (sous-ent.  ai  esté).  Ellipse  hardie. 

160.  An,  à  ce  sujet.  —  D'arer,  sur  le  labourage.  Voy.  78,  note. 

172-3.  Litl^  :  «  maintenant  il  ne  reste  plus  de  la  chose  (de  cet  examen  de  conscience) 
que  ceci,  que,  etc.  —  Meis,  si  ce  n'est. 


Y  VAIN    OU   LE   CHEVALIER   AU   LION 
II 


141 


YVAIN    OU    LE    CHEVALIER    AU    LION 


Mes  sire  Yvains  pausis  chemine 
Par  une  parfonde  gaudine, 
Tant  qu'il  oï  aumi  le  gaut 
Un  cri  mont  dolereus  et  haut, 
5  Si  s'adreça  lors  vers  le  cri, 
Celé  part  ou  il  l'ot  oï; 
Et  quant  il  parvint  celé  part. 
Vit  un  lyon  an  un  essart, 
Et  un  serpant,  qui  le  tenoit 

10  Par  la  coe  et  si  li  ardoit 

Trestoz  les  rains  de  flame  ardant. 
N'ala  pas  longues  regardant 
Mes  sire  Yvains  celé  mervoille  : 
A  lui  meïsmes  se  consoille, 

15  Au  quel  des  deiis  il  eidera. 
Et  dit  qu'au  Ij-on  secorra, 
Qu'a  veuimeus  et  a  félon 
Ne  doit  l'an  feire  se  naal  non  ; 
Et  li  serpans  est  venimeiis, 

20  Si  li  saut  par  la  boche  feus. 
Tant  est  de  felenie  plains. 
Por  ce  panse  mes  sire  Yvains 
Qu'il  l'ocirra  premiéreniant. 
L'espée  trèt  et  vient  avant 

25  Et  met  l'escu  devant  sa  face, 
Que  la  tlame  mal  ne  li  face. 
Que  il  gitoit  parmi  la  gole, 
Qui  plus  estoit  lée  d'une  oie  : 
Se  li  lyons  après  l'asaut, 

30  La  bataille  ne  li  refaut  ; 

Mes  que  que  l'an  avaingne  après, 
Eidier  li  voudra  tôt  adès, 


Que  pitiez  le  semont  et  prie 
Qu'il  face  secors  et  aïe 

35  A  la  beste  jantil  et  franche. 
A  l'espée,  qui  soéf  tranche. 
Va  le  félon  serpant  requerre. 
Si  le  tranche  jusqu'au  la  terre. 
Et  an  deus  mitiez  le  tronçone, 

40  Fiért  et  retiért  et  tant  l'an  done 
Que  tôt  le  demince  et  despiéce. 
Mes  il  li  covint  une  pièce 
Trauchier  de  la  coe  au  lyon, 
Por  la  teste  au  serpant  félon 

45  Qui  par  le  coe  le  tenoit  ; 

Tant  con  tranchier  an  covenoit 
An  tranclia,  qu'onques  mains  ne 
Quant  le  lion  délivré  ot,         [pot. 
Guida  qu'a  lui  le  covenist 

50  Gombatre  et  que  sor  lui  venist; 
Mes  il  ne  le  se  pansa  onques. 
Oez  que  fist  li  lions  donques  : 
Il  fist  que  frans  et  de  bon  eire. 
Que  il  li  comança  a  feire 

55  Sanblant  que  a  lui  se  randoit. 
Et  ses  piez  joinz  li  estandoit 
Et  vers  tei're  anclina  sa  chiére, 
S'estut  sor  les  deus  piez  denùére, 
Et  puis  si  se  ragenoilloit 

60  Et  tote  sa  face  moilloit 
De  lermes  par  humilité. 
Mes  sire  Yvains  par  vérité 
Sét  que  li  lions  le  mercie, 
Et  que  devant  lui  s'umilie. 


II.  Yvain  sauve  la  vie  à  un  lion,  qui  lui  prouve  sa  reconnaissance  en  s'attachant  à  ses 
pas  et  lui  rendant  un  grand  nombre  de  services. 

I.  Pausis.  Voy.  la  note  à  XXIII,  i,  2. 

3.  Tant  que,  tant  et  si  bien  que.  Cf.  77.  85  et  111. 

II .  A  rdant,  comme  dotant  et  deux  ou  trois  autres  mots,  se  rencontrent  très  souvent  en  rime 
avec  des  mots  en  -ent,  même  dans  les  textes  qui  n'admettent  pas,  comme  celui-ci,  le  mé- 
lange de  -en  et  de  -an.  Voy.  la  note  à  XXIII,  i,  2.  Rappelons  d'ailleurs  que  cet  adjectif 
n'a  qu'une  forme  pour  le  féminin  singulier,  comme  tous  ceux  de  la  S^  déclin,  latine;  mais 
il  y  a  déjà  des  formes  analogiques  dans  le  Rolant  {grande)  ;  plusieurs  adjectifs  en  -ensis 
ou  en  -ens  latin  ne  se  rencontrent  qu'avec  le  féminin  eu  e,  soit  par  suite  d'une  substi- 
tution de  suffixe,  soit  pour  toute  autre  cause  (dolente,  corleise,  cortoise). 

17.  Que,  car.  Cf.  54.  75.  89.  103  et  129. 

26.  Que...  ne,  afin  que...  ne,  de  peur  que.  —  27.  Que,  laquelle. 

28.  D'une  oie,  qu'une  marmite. 


31.  Que  que,  quoi  qu'[il]  ;  mais  au  v.  131,  le  sens  est  différent. 
53.  Traduisez  :  «  il  agit  en  [animal]  franc  et  doux.  » 
56.  Z/t,  vers  lui.  — Estandoit...    anclina...  s'estut...  ragenoilloit., 
curieux  du  présent,  de  l'imparfait  et  du  parfait  aoristique. 


moilloit.  Mélange 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


65  Por  le  serpant  qu'il  avait  mort 
Et  lui  délivré  de  la  mort  : 
Si  li  plest  mont  ceste  avaiiture. 
Por  le  venin  et  por  l'ordure 
Del  serpant  essuie  s'espée, 

70  Si  l'a  el  fuorre  rebotée, 
Puis  si  se  remet  a  la  voie. 
Et  li  lions  lez  lui  costoie, 
Que  ja  mes  ne  s'en  partira, 
ïoz  jors  mes  avuec  lui  ira, 

70  Que  servir  et  f^arder  le  viaut. 
Devant  a  la  voie  s'aquiaut 
Tant  qu'il  santi  desoz  le  vant. 
Si  com  il  s'an  aloit  devant, 
]}estes  sauva^es  en  pasture; 

80  Si  le  semont  fains  et  nature 
D'aler  an  proie  et  de  chacier 
Por  sa  vitaille  porchacier  : 
Ce  viaut  nature  qu'il  le  face. 
Un  petit  s'est  mis  en  la  trace, 

8Ô  Tant  que  son  seignor  a  mostré 
Qu'il  a  santi  et  anc<jntré 
Vaut  et  tlèr  de  sauvage  beste. 
Lors  le  regarde,  si  s'areste. 
Que  il  le  viaut  servir  an  gré  ; 

W  Car  ancontre  sa  volante 
Ne  voudroit  aler  nule  part. 
Et  cil  parçoit  a  son  esgart 
Qu'il  li  mostre  que  li  l'atant; 
Bien  l'aparçoit  et  bien  l'antant, 

Oô  Que  s'il  remaint,  il  remanra. 
Et  se  il  le  suit,  il  prundra 
La  veneison  qu'il  a  santie. 
Lors  le  semont  et  si  l'escrie, 
Ausi  com  uns  bradiez  feist. 
1<XJ  Et  li  liuns  maintenant  mist 
Le  nés  au  vant  qu'il  ot  santi. 
Ne  ne  li  ot  de  rien  manti. 
Qu'il  n'ut  pas  une  archiée  alée, 
Quant  il  vit  au  une  valée 


105  Tôt  seul  pasturer  un  chevruel  : 
Cestui  prandra  il  ja,  son  vuel. 
Et  il  si  fist  au  premier  saut. 
Et  si  an  but  le  sanc  tôt  chaut. 
Quant  ocis  l'ot,  si  le  gita 

110  Sor  son  dos  et  si  l'en  porta, 

Tant  que  devant  son  seignor  vint. 
Qui  puis  an  grant  cliierté  le  tint 
[Et  a  lui  a  pris  conpaignie 
A  trestoz  les  jorz  de  sa  vie], 

115  Por  la  grant  amor  qu'an  lui  ol. 
Ja  lu  près  de  nuit,  si  li  plot 
Qu'ilueques  se  herbergeroit 
Et  del  clievruel  escDi'clieroit 
Tant  com  il  en  voudroit  mangier. 

120  Lors  le  comance  a  escorchier; 
Le  cuir  li  faut  desor  la  costc, 
De  la  Ljiige  un  lardé  li  oste 
Et  trèt  le  feu  d'un  chaillo  bis, 
Si  l'a  de  sèche  busclie  espris 

125  Et  met  an  une  Itroche  an  rost 

Son  lardé  cuire  au  feu  moût  tost. 
Sel  l'osti  tant  que  toz  fu  cuiz. 
Mes  del  mangier  fu  nus  deduiz. 
Qu'il  n'i  ot  pain,  ne  vin,  ne  sel, 

1:30  Ne  iiape,  ne  coutel,  ne  él. 

Que  qu'il  inanja,  devant  lui  jut 
Ses  lions,  qu'onques  ne  se  mut, 
Einz  l'a  t(jt  adés  regardé. 
Tant  que  il  ot  de  son  lardé 

1:35  Tant  nianglé  que  il  n'an  pot  plus. 
Del  chevrel  tôt  le  soreplus 
Manja  li  lions  jusqu'as  os. 
Et  cil  tint  son  chiéi  a  repos 
Tote  la  nuit  sor  son  escu 

140  A  tel  repos  conie  ce  fu; 
Et  li  lions  ot  tîint  de  sans 
Qu'il  veilla  et  fu  an  espans 
Del  cheval  garder,  qui  jteissoit 
L'erbe,  qui  petit  l'aiigrcissoit. 


U.>-(J.  Qu'  il  avait  morC  el  lui  délivré.  Propositiou  iiriiicipale  uxj)licalive,  coorJoiiiiéu  à 
uiiti  relative,  dont  le  pronom  relatif  n'est  plus  ni  le  sujet  ni  le  régime  du  nouveau  verbe. 
Cf.  L,  40,  etc. 

73.  Que,  qui.  Adverbe  relatif  (voy.  xii,  10,  note).  La  proposition  explicative  qui  suit 
est  simplement  juxtaposée  :  il  faut  sous-entendre  il  devant  ira.  Cette  tournure  était 
fréquente  en  ancien  français.  Cf.  00,  oii  la  construction  est  assez  dill'érente. 

85.  Son  seignor,  [à]  son  maître.  —  8i).  An  gré,  à  son  gré. 

92.  Cil,  Yvain. —  94.  Le,  cela,  annonce  la  proposition  ijui  suit.  —  97.  Vij^tetion.  Cf.  XX,(i3. 

99.  Ausi  com  uns  bradiez  feist,  comme  il  aurait  fait  dos  chiens  braques.  Tournure 
rare  aujourd'hui.  Faire  remplace  le  verbe  (ici  :  les  verbes)  de  la  proposition  antécédente 
et  se  construit  comme  lui  (ici  avec  un  régime  direct).  —  Uns  bradiez.  Pluriel  régime.  Uns 
s'emploie  au  lieu  de  l'article  indélini  pluriel  d«.<iavec  des  substantifs  désignant  des  êtres 
ou  des  objets  ordinairement  réunis,  le  plus,  souvent  deux.  Voy.  au  Glossaire. 

127.  Sel  (=  si  le),  et  le.  —  Toz.  L'adjectif  pour  l'adverbe.  V.  m,  108  et  vi«,  113,  notes. 

131.  Que  qu'il,  tant  qu'il.  Cf.  31. 

134.  Tant  que,  jusc^u'a  ce  que.  Cf.  3.  77.  8ô  et  111,  où  le  sens  est  dillërent. 

140.  Trad.  :  »  Aussi  tranquillement  qu'il  put  (vu  les  circonstances)  ». 


MERLIX  148 


XXIV.    MERLIN' 

(/o  100  r",  col.  1)  Einsi  s'en  ala  Merlins  a  Blaise(s)  et  li  dist 
ces  choses,  ce  qu'il  sot  que  a  avenir  en  estoit,  et  par  ce  qu'il 
en  dist  a  Biaise  en  savons  nos  ce  que  nos  en  savons.  Li  pro- 
dome  dou  roiaume  et  li  ministre  de  Sainte  Eglise  tirent  ceste 
5  chose  et  ceste  prière  savoir  et  faire  partout,  et  mandèrent 
que  tuit  li  prodome  dou  roiaume  venissent  a  Logres  au 
Noél  por  vëoir  l'élection.  Einsi  fu  ceste  chose  faite  et  seûe 
et  atendirent  jusques  au  Noèl.  Et  Antor.  qui  l'enfant 
gardoit,   l'ot  tant  norri  qu'il  estoit  granz  hom  ou  seziéme 

10  an;  si  l'avoit  si  loiaument  norri  qu'il  n'avoit  oncques 
alaitié  de  lait  se  de  sa  femme  non,  et  ses  lils  avoit  esté 
norri "z]  dou  lait  d'une  garce.  Et  Antor  ne  savoit  pas  le  quel 
il  amoit  plus,  ne  il  ne  l'avoit  oncques  apelé  se  son  lil  non, 
et  il  le   cuidoit  bien  estre  sans  faille.   A  la  ïouz    Sainz 

15  devant  le  Noél,  list  Antor  de  Qex  son  til  chevalier,  et  au 
Noèl  vint  a  Logres  ansis  com  sires  de  la  terre,  et 
amena  avec  lui  ses  .ij.  tilz. 

La  veille  dou  Noèl,  furent  assemblé  tuit  li  haut  home 
dou  roiaume  et  tuit  li  haut  baron  et  li  plus  de  touz  celz 

20  qui  rien  valoient  dou  roiaume,  et  orent  moût  bien  fait  et 
fait  faire  ce  que  Merlins  lor  ot  comendé  ;  et  com  il  fuirent 
tuit  venu,  si  menèrent  moût  simple  vie  et  [col.  2)  mont 

*  Manuscrit  de  la  BLbliothéque  uatioiiale,  fs.  fr.  747,  1"  100  i-o  à  loi  \".  Cf.  le  secutid 
des  fragments  de  la  traduction  provençale  publiés  d'abord  par  M.  l'abbé  Guillaume, 
Bulletin  de  la  Société  d'études  des  Hautes-Alpes,  n»  2,  p.  92.  puis  par  M.  Chabaneau, 
Revue  des  langues  romanes,  3»  série,  VXU,  lOo  et  2.37  (voy.  p.  113,  1.  12  sqq.,  à  115).  — 
Mei'lin  est  un  roman  en  prose,  anonyme,  du  commencement  du  x rire  siècle,  oii  les  aven- 
tures de  l'enchanteur  Merlin  se  trouvent  racontées  (du  moins  dans  la  première  partie) 
d'après  le  poème  du  même  nom,  écrit  (juelques  années  auparavant  par  Kobert  de  Boron 
(près  de  Montbéliardl,  dont  il  ne  reste  que  500  vers.  Le  poème  de  Merlin  forme  la  2e  par- 
tie de  l'œuvre  de  Robert  sur  le  Saint  Graal  et  prend  pour  base  la  Vita  Merlini  de  Gau- 
fre! de  Montmouth  (Voy.  Tableau,  p.  xxrv-xxv).  Dans  le  passage  du  roman  ijublié  ici, 
Arthur,  dont  la  naissance  est  inconnue,  et  qui  a  été  élevé  par  Antor  avec  son  propre  fils 
Kex,  enlève  sans  peine  de  l'enclume  magique  apparue  tout  à  coup  devant  l'église  de  Lo- 
gres, où  étaient  réunis  les  barons  pour  l'élection  d'un  roi,  l'épée  qui  doit  assurer  l'emi- 
pire  du  monde  à  celui  qui  pourra  l'arracher. 

8.  L'enfant.  Artus,  dont  Antor  était  le  père  nourricier. 

9.  Granz  hom.  La  distiactiou  de  sens  basée  sur  la  place  de  l'adjectif  est  l'œuvre  des 
grammairiens  modernes. 

14.  Il,  Artus.  —  16.  De  la  terre,  du  pays  (cf.  35). 

19.  Li  plus  de  touz  celz  qui  rien  valoient  dou  roiaume,  la  plupart  de  ceux  qui 
comptaient  pour  quelque  chose  dans  le  royaume.  Cf.  1(X)  et  164. 

21.  Fuirent,  forme  analogique  pour  furent,  qui  se  trouve  également  dans  ce  texte 
(cf.  24  et  27). 

22.  Si,  surtout  en  prose,  correspond  souvent  à  une  proposition  incidente  indiquant  le 
temps;  on  peut,  dans  ce  cas,  le  traduire  par  «  alors  ».  Cf.  28.  30.  33.  35.  etc. 


144  CHRESTOMATHIE   DE    L' ANCIEN   FRANÇAIS 

honeste,  et  atendirent  la  veille  de  la  feste.  La  veille  de 
la   feste,   si  coin  droiz  est.  furent  a  la  messe  de  la  mie 

25  nuit  et  tirent  moût  simplement  lor  oraisons  et  lor  prières 
a  Nostre  Seingnor,  qu'il  lor  donast  tel  home  qui  profi- 
tables fust  a  la  (Irestienté  maintenir.  Einsi  furent  a  celle 
première  messe  don  jor;  et  quand  il  l'orent  oie,  si  s'en 
alérent,  et  tiéls  i  ot  qui  reméstrent  ou  mostier.  Einsi  aten- 

30  dirent  la  messe  dou  jor,  si  i  ot  mainz  homes  qui  distrent 
que  mont  estoient  fol  dont  il  cuidoient  et  creoient  que 
Nostre  Sires  meïst  entention  de  lor  roi  eslire.  Gom  il 
parloient  einsis,  si  sona  la  messe  dou  jor,  si  alérent  tuit 
au  servise  ;  et  quant  il  furent  assamblé  por  le  servise  oïr, 

35  si  fu  appareilliez  uns  des  plus  sains  homes  de  la  terre  por 
chanter,  et  devant  ce  que  il  chantast  parla  au  pueple  et 
lor  dist  :  «  Biau  seingnor,  vos  estes  ci  assamblé  et 
devez  estre  por  trois  profiz,  et  je  le  vos  dirai  :  por  le 
sauveinent  de  vos  âmes,   et  por  l'onor    de   vos  vies,   et 

40  por  atendre  le  bel  miracle  que  Nostre  Sires  fera  entre 
nos,  se  lui  plaist,  de  doner  nos  roi  et  chevetain  por 
maintenir  et  por  garder  et  desfendre  Sainte  Eglise  et  por 
la  soustenance  de  tout  Tautre  pueple.  Nos  somes  en 
contanz  et  en  poine  d'eslire  l'un  de  nos,  ne  nous  ne  somes 
pas  si  saige  que  nos  saichons  de  tout  cest  pueple  li  quiéls 

45  nos   serait  plus  profitables,  par  ce   que  nos  nou   savons 
eslire;  si  devons  prier  au  roi  Dieu  Jhesus  Grist  Nostre 
Sauvëor  que  il  voire   demostrance  nos  face  hui  cest  jor. 
par  son  plaisir  et  par  s'election    meismes,  si  voirement 
com  il  nasqui  au  jor  d'ui.  Et  en  die  chascun,  qui  miélz  ne 

50  savra  dire,  (que)  paternostres  ».  Einsis  le  tirent  comme  li 
prodom  l'ot  conseillié,  et  il  ala  chanter  la  messe  ;  et  quant 
il  l'ot  chantée  jusques  a  l'évangile  et  il  orent  offert,  si 


24.  Furent  (cf.  27),  aUèrciit. 

26.  Qu'il  lor  donast  dépend  de  prières,  qui  est  construit  comme  prier,  —  Tel  home 
qui  fust,  un  homme  qui  fût.  Tel  combine  le  sens  démonstratif  avec  l'idée  d'un  ensemble 
de  qualités  déterminant  un  résultat.  Cf.  2!).  53.  73. 

29.  Tiéls,  forme  dialectale.  Cf.  quiéls  44,  et  voy.  le  n»  lx\7. 

31.  Dont  il  cuidoient,  dépenser  (de  ce  qu'ils  jiensaient).  Tournure  rare. 

32.  Meïst  (cf.  LVin,  125).  Imparfait  du  subj.  tiré  de  la  2»  pcrs.  dusinj,'.  du  parfait,  meis, 
forme  analogique  calquée  sur  veîs,  de  vcoir.  Parmi  les  vcrlies  qui  ont  en  latin  -si  au 
parfait  et  qui  ont  subi  l'analogie  de  vels,  vis  (en  français  moderne,  car  l'ancien  français 
préfère  les  formes  avec  s),  on  peut  encore  citer  asseoir,  tu  assesis  (=  "  assesisti),  asseïs, 
assis;  quérir,  tu  9Mesw(=  qutesiisti,  où  Vs  appartient  au  radical),  quels,  quis  (cf.  127-8, 
note)  ;  ocire,  lu  ocesis  (=  '  occisisti),  oceis,  ocis,  etc.  Cf.  en  sens  inverse  guaresis,  V,  ii,  51, 
et  voyez  la  note. 

43.  L'autre  pueple,  le  reste  du  peuple 

45.  .VciM,  contraction  de  nel  (=  ne  le).  Cf.  ow  :=  ei  =  en  le. 

50.  Paternostres.  Plus  souvent  :  patrenostres,  d'où  patenôtres. 


MERLIN  145 

s'en  issirent  tiéls  i  ot,  et  de  devant  Tarcevesque  si  avoit 
une  grant  place  voide.  Et  quant  ils  issirent  dou  mostier,  si 

55  fu  ajorné  :  et  lors  virent  devant  la  maistre  porte  de 
l'église  enmi  la  place  un  perron  tôt  quarré  en  quatre 
quarréS;  et  ne  sorent  oncques  conoistre  de  quel  pierre  il 
estoit.  si  distrent  qu'il  estoit  de  marbre.  Et  seur  cest 
perron  en  mi  leu  avoit  une  enclume  de  fer  largement  de 

60  un  pié  de  haut,  et  parmi  celle  enclume  avoit  une  espée 
férue  jusques  au  perron.  Et  quant  cil  le  virent  qui 
prumier  issirent  dou  mostier.  si  orent  moût  grant  mervelle  ; 
et  vinrent  arriers  au  mostier,  si  le  distrent.  Et  quant  li 
prodom  qui  chantoit  la  messe,  qui  estoit  arcevesques  de 

65  Logres,  l'oï,  si  prist  l'iave  benoioite  et  les  autres  saintuaires 
de  l'église,  il  avant  et  tuit  li  autre  clerc  après,  si  vindrent 
au  perron  et  toz  li  pueples,  si  l'esgardèrent  et  virent 
l'espée,  et  distrent  de  Nostre  Seingnor  ce  qu'il  cuidérent 
ne  sorent  qui  miélz  vausist,  et  gitérent  de  l'iave  benoite. 

70  Et  lors  s'abaissa  icil  arcevesques  et  vit  les  lestres  qui 
estoient  d'or  en  l'acier,  si  les  (ro,  col.  1)  list;  et  dis^o^ient 
les  lètres  que  cil  qui  osteroit  cèle  espée,  ne  qui  s'eroit 
tels  qui  la  pouist  d'iqui  traire,  seroit  rois  de  la  terre  par 
l'élection  de  Jhesu  Crist.  Quant  il  ot  ces  lestres  lites  d'une 

75  part  et  d'autre,  si  le  dist  au  pueple.  Et  lors  fu  comandez 
li  perrons  a  l'espée  a  garder  a  dis  prodomes,  et  a  .v.  clers 
et  a  .V.  lais.  Et  lors  distrent  que  grant  seneflance  lor 
avoit  Jhesu  Crist  faite  ;  si  s'en  revindrent  arriers  au 
mostier  por  dire  la  messe  et  por  randre  grâces  a  Nostre 

80  Seingnor,  et  chantèrent  :  «  Te  Deum  laudaùuis  ». 

Et  quant  li  prodom  fu  venuz  a  l'autér,  si  se  torna  vers 
le  pueple  et  dist  :  «B'i'au  seingnor,  or  poèz  savoir  et  vooir 
et  antandre  que  aucun  i  a  bon  de  nos,  quant  par  noz 
prières  et  par  nos  oroisons  a  Nostre(s)  Sire  faite  demos- 

53.  Si  s'en  issirent  liéls  i  ot.  C'est  la  tournure  de  la  1.  29  renversée,  avec  suppression 
du  sujet. 

ôii.  En  quatre  quarre's,  à  quatre  faces  carrées. 

Cl.  Férue,  enfoncée.  Cf.  ferrai  via,  10.  —  62.  Mervelle,  étonnement. 

C.3.  Vinrent  a/vîO's/retournèrent.  Cf.  113.  142  ;  xxv,  146,  etc. 

65.  Benoioite,  forme  analogique  ;  cf.  beneeite  vu,  18,  etc.,  qui  est  la  forme  normale  et 
benoiie  69,  forme  contracte.  Benoioite  n'est  point  une  simple  distraction  du  scribe  pour 
benoite,  mais  une  manière  particulière  de  rendre  Fë,  ï  atones,  qui  sont  traités  comme  e, 
i  toniques.  Cf.  avoiez  218,  devroies  2-36,  rnenloiez  201,  etc. 

67.  Et  toz  li  piteples.  Voy.  V,  ii,  26,  note.  —  69.  Se,  ou.  Cf.  72  et  88. 

70.  Lestres.  h's  prouve  que  dans  le  groupe  st  Vs  était  déjà  muette  ;  le  scribe  l'a  intro- 
duite par  analogie  avec  estre,  etc.  Cf.  74,  mest  191,  j^osl  (=  pot  =  potuit)  216,  et  voy. 
XXVI,  113,  note. 

74-75.  D'une  part  et  d'autre,  d'un  bout  à  l'autre. 

77.  Seneflance,  manifestation.  Cf.  dernostrance  84. 

83-4.  Par,  par  suite  de. 

COXSTANS.     Chrestomathie.  10 


140  CHIiESTOMATHlE   DE   L' ANCIEN   FRANÇAIS 

85  trance.  Et  je  vos  pri  et  requiér  et  cornant,  seur  toutes  les 
vertuz  que  Nostre  Sire(s)  aestablies  en  terre',  que  nus,  por 
richesce  ne  por  hautesce  ne  por  cliose  terriéne  que  Diex 
li  ait  doué  ne  soufert  a  avoir  en  cest  siècle,  que  il  contre 
reste  élection  n'aille.  Quar  Nostre  Sire,  qui  tant  nos  a 
90  mostré,  nos  mosterra  le  seurplus  a  sa  volante  et  a  son 
plaisir.  »  Lors  chanta  li  prodom  la  messe,  et  quant  elle 
fu  chantée,  si  s'assaniljlérent  tuit  au  perron  et  lors  deman- 
dèrent li  uns  as  autres  qui  essaieroit  premiers  l'espèe  a 
oster.  Et  lors  distrent  et  accordèrent  que  il  ne  s'i  essaie- 
95  roient  ja  s'einsis  non  com  li  ministre  de  Sainte  Eglise  le 
loeroient.  A  ceste  parole  ot  moût  de  descorde,  que  li  haut 
home  et  li  riche  et  li  puissant,  et  chascuns  qui  la  force 
avoit,  dit  qu'il  essaieroit  avant.  A  ce  ot  nuiintes  paroles 
dites  qui  ne  deivent  pas  estre  contées  ne  retraites.  p]t  li 

100  arcevesques  parla  hait,  si  que  li  plus  d"cls  l'oï,  et  dist  : 
«  Vos  n'eistes  pas  si  saige  ne  si  hait  ne  si  prodome  com 
je  voudroie,  et  tant  voil  je  bien-  que  vos  sachiez  tuit  que 
Nostre  Sire(s),  qui  toutes  les  choses  voit  et  sét  et  conoist,  en 
a  un  esleu.  mais  nos  ne  savons  le  quel:  et  tant  vos  puis  je 

105  l)ien  dire  que  richesce  ne  hautesce  ne  hertez  n'i  a  mestier 
se  la  volantez  non  dou  voir  seingnor  dou  ciel,  et  je  me  fi 
bien  en  lui,  que,  se  cil  qui  ceste  espée  doit  oster  de  ci 
estoit  encor  a  naistre,  que  elle  ne  seroit  ostée  devant  qu'il 
fust  nez  et  qu'il  meismes  l'ostast.  » 

110  Lors  s'acordent  tuit  li  saige  et  li  prodome  qu'il  dist  voir. 
Lors  pristrent  consoil  tuit  li  riche  home  lai  et  li  baron  de 
la  terre,  et  s'accordèrent  enseml)le  que  il  se  contenroient  a 
la  volentè  de  lor  arcevesque:  et  vinrent  arriére,  si  [li] 
distrent  tuit.  Et  quant  l'arcevesques  Toï,  si  ot  moût  grant 

115  joie  et  plora  de  pitié  et  dist  :  «  Toute  ceste  humilité  que 
vos  avez  ci  dite  est  venue  en  voz  cuers  de  par  Dieu,  et  je 
voil  bien  que  vos  sachiez  que  je  en  enverrai  a  mon  esciaut 
a  la  volentè  Jhesu  Crist  et  au  preu  de  la  Chrestianté,  se 
Dieu  plaist.  que  ja  n'en  serai  blasmez.  »  Cist  parlemenz 

*  Ici  se  termine  le  deuxième  fragment  de  la  traduction  provençale. 

86-H.  Que  nus...  que  il.  Pléonasme  amené  par  une  certaine  négligence  dans  la  cous- 
tructioH,  ou  plutôt  par  le  désir  d'être  mieux  compris  des  auditeurs.  Cf.  107-8,  etc. 

'M.  Mosterra.  Métathése  pour  mostrera.  Cf.  enverrai  117  et  voy.  x,  2,  note. 

95.  S'einsis  non  com,  si  ce  n'est  comme.  Dans  einsis,  il  y  a  une  s  adverbiale  analogique. 

9C-8  Dit  ne  s'accorde  qu'avec  chascuns,  le  sujet  le  plus  rapproché,  ce  qui  est  fréquent. 
—  Que,  car.  —  Dit.  On  trouve  de  bonne  heure  cette  forme  du  présent  au  parfait;  par  contre, 
dist  se  trouve  aussi  au  présent,  mais  seulement  dans  certains  dialectes.  Cela  tient  à  ce 
que  l's  commence  à  devenir  muette  devant  une  consonne  dés  la  lin  du  xii«  siècle.  Cf.  110. 

101.  Eisles  pour  estes  (ei  sert  à  indiquer  que  e  est  ouvert).  —  107.  Que,  vu  que. 

108.  Que.  Pléonasme.  Cf.  8'J-8,  etc.  — 113.  Si  [li],  et  il  le  lui.  — 115.  Pitié,  attendrissement. 


MERLIN  147 

1:20  fu  faiz  et  pris  devant  la  graiit  messe,  et  einsi  prist  l'arce- 
vesqiie  respit  tant  qne  la  grant  messe  fn  chantée.  A  la 
grant  messe  parla  rarcevesijues  (col.  2)  au  pueple,  et  lor 
mostra  les  bêles  miracles  que  Nostre  Sire(s)  avoit  por  els 
faites,  et  lor  dist  «  que  veire  avoit  oï  que  Nostre  Sire(s), 

125  quant  il  comenda  justice  terriéne,  si  la  mist  en  glaive 
d'espée,  et  la  jostise  qui  seur  la  laie  gent  doit  estre  d"ome 
lai,  si  est  par  espée,  et  l'espée  fut  bailliée  au  comen- 
cement  des  .iij.  ordres  au  chevalier  por  desfandre  Sainte 
Eglise  et  justise  a  tenir,  et  Nostre  Sire  or  noe  refait  par 

loU  espée  la  nostre  élection.  Et  sachiez  bien  tuit  que  il  a  bien 
porveii  et  esgardé  cui  il  viaut  baillier  ceste  jostise;  et  ne 
se  hastent  ja  li  riche  home  de  Tessaier,  qu'èle  ne  vait  mie 
ne  par  richesce  ne  par  orgoil;  ne  ne  se  corrocent  mie  li 
povre,  se   li  riche   essaient    avant,    que   il   est  droiz  et 

135  raison,  que  cil  que  l'en  cuide  et  apparant  sont  au  monde 
doivent  bien  essaier  avant,  qu'il  n"i  a  nul  de  nos,  qui  saiges 
soit,  qui  ne  deûst  faire  a  son  esciant  roi  et  seingnor  don 
plus  prodome.  »  Einsi  s'acordent  tuit  et  li  arcevesques 
sanz  mauvais  cuer  que  il  face  essaier  a  cels  que  il  voudra 

140  sanz  maie  volante  :  einsi  l'ont  tuit  créante  et  qu'il  obéiront 

et  tenront  por  seingnor  celui  cui  Diex  en  donra  la  grâce. 

Lors  vindrent  arriérs,  et  li  arcevesques  eslit  .ij.  cenz  et 

cinquante  des  plus  prodomes,   a  son  esciant,  et  lor  fist 

essaier.  Et  quant  cil  l'orent  essaie,  si  comenda  as  autres 

145  qu'il  essaiassent.  Lors  essaièrent  li  uns  après  les  autres 
tuit  cil  qui  essaier  volrent:  oncques  n'i  ot  celui  qui 
l'espée  pouist  mouvoir  ne  oster.  Einsi  fu  comendée  a  .x. 
prodomes  a  garder  et  lor(s)  fu  dit  qu'il  laissèsient  essaier 
touz  celz  qui  essaier  voudroient   et    se    preïssient    bien 

150  garde  qui  cil  seroit  qui  l'osteroit.  Einsi  fu  l'espée  jusque 
au  jor  de  la  Circoncision.  Le  jor  de  la  Circoncision,  furent 
tuit  li  baron  a  la  messe,  et  l'arcevesques  lor  mostra  et  dist 
ce  que  il  sot  an  Sainte  Eglise  que  miélz  lor  puet  valoir. 


l'23.  Miracle  était  féminin  en  ancien  français,  à  cause  de  la  désinence. 

125.  Mist  en  glaive  d'espée, con&ée  à  la  puissance  du  glaive.  Ce  sens,  dont  je  ne  connais 
pas  d'autre  exemple,  semble  dérivé  de  celui  de  «  carnage  »  ou  de  celui  de  «  calamité  », 
qui  sont  assez  fréquents. 

120.  D'orne  lai,  de  la  part  d'un  laïque. 

134-G.  Qxte  a  le  sens  de  «  vu  que,  car  »,  au  commencement  des  trois  membres  de  phrase. 
Cf.  90.  107.  251,  etc. 

135.  Que  l'en  cuide.  Sous-ent.  eslre  riche,  et  de  même  après  apparant  sont.  —  Et  ap- 
parant sont  au,  monde,  et  semblent  [l'être]  aux  yeux  du  monde. 

139.  .S'a»;:  mauvais  cuer,  sans  rancune. 

140.  El,  et  aussi.  —  147.  Einsi,  donc  (transition). 

153.  An  Sainte  Et/lise,  dans  les  enseignements  de  la  Sainte  Eglise. 


1'j8  chrestomathie  de  l'ancien  français 

Après  ce  lor  tlist  :  «  Je  vos  avoie  bien  dit  que  tout  a  loisir 

155  porroi'ent  venir  li  plus  loingtain  a  essaier  ceste  espée 
a  oster.  Or  poëz  bien  croire  veraiement  que  mis  ne  l'ostera, 
se  cil  non  cuiNostre  Sire(s)  viaut  qui  soit  sire(s)  et  garde  de 
cest  piieple.  »  Et  il  dient  tuit  ensemble  qu'il  ne  se  mou- 
vront ja  de  la  vile  devant  que  il  voient  cui  Nostre  Sire(s) 

160  voudra  douer  celle  grâce.  Einsi  fu  la  messe  chantée  et 
alérent  li  baron  et  tuit  li  autre  chascuns  mengier  a  son 
bostél;  et  après  mengier.  si  com  l'en  souluit  faire  en  ce 
tens,  alérent  li  chevalier  boorder  hors  de  la  ville  en  un 
vieil  champ.  Et  si  i  ala  li  plus  de  la  vile  por  le  bouhort 

165  vëoir  des  prodomes,  ^et  cil]  qui  gardoient  l'espée  i  alérent 
por  vëoir  les  chevaliers  bohorder.  Et  quant  li  chevalier 
orent  bouhordé  une  grant  pièce,  si  baillèrent  lor  escuz  a 
lor  valiez,  et  recommenciérent  a  bohorder  ;  et  tant  Ijohor- 
dérent  que  entr'els  leva  une  niellée  moût  granz,  si  que 

170  toutes  les  genz  de  la  vile  i  acorurent  et  armé  et  désarmé. 

Antor  avoit  fait  de  son  til  Qex  chevalier  a  la  Toz  Sainz. 
Quant  la  meslée  fu  comenciée,  si  apela  celui  son  frère  et 
li  (/o  101  ro)  dist:  «  Va  moi  querre  une  espée  a  nostre 
ostél.  »  Et  il  fu  moût  preuz  et  moût  serviables,  si  respondi  : 

175  «  Moût  volentiers.  »  Lors  fiért  des  espérons  et  ala  a 
l'ostél,  si  quist  l'espée  son  frère  et  une  autre,  si  n'en 
pot  nule  avoir,  que  la  dame  de  l'ostél  les  avoit  repostes  en 
sa  chambre  et  elle  estoit  alée  vëoir  le  bohordeiz  et  la 
meslée  avec  les  autres  genz.  Et  quant  cil  vit  qu'il  n'en 

180  porroit  nules  avoir,  si  plora  et  fu  moût  destroiz  et  angois- 
seus.  Et  lors  s'en  revint  arriérs  par  devant  le  mostier  en 
la  place  ou  li  perrons  estoit  et  vit  l'espée  ou  il  n'avoit 
oncques  essaie.  Lors  se  pensa  que,  se  il  pouoit,  il  laporteroit 
a  son   frère.  Si  vint  par  iqui  a  cheval,  si  la  prant  par  le 

185  poingnal,  si  l'en  porte  et  la  couvri  dou  pan  de  sa  cote.  Et 
ses  frére(s),  qui  l'atendoit  hors  de  la  meslée,  le  vit  venir,  si 
ala  a  l'encontre,  si  li  demanda  s'espée.  Et  cil  respondi 
qu'il  ne  la  pooit  avoir,  mais  il  en  aportoit  une  autre;  si 
traist  celle  desoz  le  pan  de  sa  cote,  si  li  mostre.  Et  cil  li 

190  demande  ou  il  l'a  prise,  et  cil  dist  que  ço  est  l'espée  dou 


155-C.  A  essaier...  a  osier,  pour  essayer  d'ôter:  deux  emplois  de  a,  différeuts  de  l'u- 
sage moderne,  mais  qui  s'exjdiquent  fort  hien  par  le  latin  ad. 

157.  Cui  JVoslre  Sires  viaut  qui  soit,  que  Notrt^  Seigneur  veut  qui  soit.  Tournure  à  re- 
gretter et  qu'on  trouve  encore  usitée  au  xviiie  siècle.  Cf.  Voltaire,  Commentaire  sur  l'é- 
pitre  à  Ariste  (de  Corneille)  :  «  Voici  celte  épître  qu'on  prétend  qui  lui  attira  tant 
d'ennemis.  » 

1G4.  Vieil  champ,  champ  en  friche.  —  108.  El  recommenciérent,  et  on  recommença. 

188.  Mais  il,  mais  qu'il.  —  18'J.  Celle  desoz,  celle  de  dessous. 


MERLIN  149 

perron.  Et  Quex  la  prent,  si  la  mest  soz  le  pan  de  la  soiie 
cote  et  qiiiért  son  père  tant  que  il  le  trouva.  Et  quant  il 
l'ot  trouvé,  si  li  dist  :  «  Sire,  je  serai  roiz,  vez  ci  i'espée 
dou  perron.  »  Quant  li  pére(s)  la  vit,  si  s'en  merveilla  moût, 

195  et  li  demanda  cornent  il  l'a  voit  eiie.  Et  il  dist  qu'il  l'avoit 
prise  ou  perron  meïsmes.  Quant  Antor  li  oï  ce  dire,  si  ne 
le  crut  pas,  ainz  li  dist  qu'il  mantoit.  Lors  s'en  alérent 
entre  els  dos  vers  l'église  et  li  valiez  après.  Si  dist  Antors, 
quant  ils  furent  vers  le  perron  dont  I'espée  fu  ostée  :  «  Qex, 

200  biau  tilz.  ne  me  mantez  mie,  dites  moi  coment  vos  avez 
celle  espée  eiie;  car  se  vos  me  mentoiez,  je  le  savroie 
bien,  ne  je  ne  vos  ameroie  jamais.  »  Et  il  respont, 
comme  cil  qui  ot  grant  honte:  «  Sire,  certes,  je  ne  vos 
mentirai  ja.    Artus  mes  frère  la  m'aporta,   quant   je    li 

205  demanda "i  la  moie  ;  se  ne  sai  je  coment  il  l'ot.  » 
Quant  Antor  l'ot.  si  respont:  «Baillez  la  moi,  biaus 
doz  tilz,  que  vos  n'i  avez  nul  droit,  que  je  vol  en 
essaier.  »  Et  il  la  li  baille.  Et  quant  il  la  tint,  et  il 
garda    deriér    soi,    si    vi(n;t    Artus  qui  les   sivoit.   Lors 

210  ï'apèle(z)  !  «  Biais  filz,  ça  venez  et  me  dites  coment  vos 
avez  ceste  espée.  »  Et  il  li  conte.  Et  li  prodom  fu  mont 
saiges,  et  li  dist:  «  Tenez  I'espée,  si  la  metez  ariére  la 
ou  vos  la  preïstes.  »  Et  cil  la  prant,  si  la  ranclume:  et 
elle   se  tint   ausi   bien    come  elle    avoit    oncques   avanz 

215  fait.  Et  Antor  comenda  a  Qex  son  fil  que  il  i  essaiast.  Et 
cil  i  essaia,  si  ne  post.  Lors  s'en  ala  Antor  ou  mostier  et 
les  appela  ambedeus  et  dist  a  Qex  son  fil  :  «  Je  savoie  bien 
que  vos  n'avoiez  pas  I'espée  ostée.  »  Donc  prist  Artus  entre 
ses  braz,  si  li  dist  :  «  Biaus  sire  chiers,  se  je  pooie  por- 

220  chacier  et  querre  cjue  vos  fussiez  rois,  quel  mièlz  m'en 
seroit  il  '?  »  Et  il  respont  :  «  Sire,  je  ne  puis  avoir  ne  cest 
bien  ne  autre  que  vos  n'en  soiez  sire(s),  comme  mon  père.  » 
Et  Antor  respont  :  «  Sire,  vostre  père  sui  je  de  norreture, 
mais  certes  je  ne  sai  qui  vos  engendra.  »  Quant  Artus  oï 

225  c[ue  cil  qu'il  cuidoit  que  ses  père(s)  [col.  2)  fust  le  desavouoit 
de  son  til,  si  plora  et  ot  moût  grant  duel  et  dist:  «  Biau 
sire  Diex,  coment  avrai  je  autre  bien,  cjuant  je  ai  failli  a 
père  ?  »  Antor  respont  :  «  Sire,  vos  n'avez  pas  failli  a  père, 
que  père  covient  il  que  vos  aiez  eu;  mais  certes  je  ne  sai 


191.  Mest.  Voy.  70,  note.  —  205.  Se  {=  sic),  et.  — 207.  Que...  que,  car. 
211.  Il  li  =  il  le  li.  Ellipse  ordinaire.  Lorsqu'on  a  à  employer   avec  le  verbe  le  pro- 
nom de  la  3e  pers.  comme  i-égime  indirect  et  comme  régime  direct,  on  supprime  ce  dernier. 
216.  Post.  Voy.  70,  note.  —  222.  Comme  mon  père,  comme  étant  m.  p. 
225.  Cil  qu'il  cuidoit  que  ses  pére{s)  fust,  celui  qu'il  croyait  être  son  père. 


150  (:HRESTO^rA•l'HIE  de  l'ancien  français 

230  qui  il  fii  ne  qui  il  est,  a  esciaut.  Biaus  sire  chiers,  se 
Nostre  Sire  velt  que  vos  aiez  ceste  grâce,  et  je  (ne)  la  vos 
aïe  a  porchacier,  dites  moi  quel  niiélz  il  m'en  sera.  »  Et 
Artus  resi)unt  :  «  Sire,  itél  com  vos  plera.  »  Lors  li  conte 
Antor  la  bonté  que  il  li  a  faite,  et  coment  il  le  norri,  et 

235  coment  il  sevra  son  lil  et  list  norrir  a  une  femme  estrange, 
et  il  alaita  le  lait  sa  femme:  «  Por  ce  devroie/  bien  raiidre 
et  moi  et  mon  til  le  guerredon,  que  onques  nus  liom  ne 
fu  norri  a  vos.  Si  vos  pri,  se  vos  avez  ceste  grâce  et  je  la 
vos  i)uis  aidier  a  porchacier,  que  vos  le  merissoiz  moi  et 

240  mon  lil.  »  Et  Artus  respont:  «  Sire,  je  vos  pri  que  vos  ne 
me  desavouoiz  de  Jil,  que  donc  ne  savroie  je  ou  aler;  et 
se  vos  me  poëz  ceste  grâce  porchachier  et  Dex  voille  que 
je  l'aie,  vos  ne  me  savroiz  ja  chose  demander  que  je  ne 
face.  »  Et  Antor  respont  :  «  Je   ne   vos   demanderai  mie 

245  vostre  terre,  mais  tant  vous  di  je  bien  et  requiér  que  vos 
Qex  vostre  frère,  se  vous  estes  rois,  façoiz  seneschal  de 
vostre  terre,  en  tel  manière  que,  (vos)  por  forfèt  que  il 
face  ne  a  vous  ne  a  home  ne  a  femme  de  vostre  terre,  ne 
puisse  perdre  sa  seneschalcie,  que  il  touz  jorz  tant  comme 

250  il  vivra  seneschals  ne  soit.  Et  se  il  est  fols  et  vilains  et 
tel,  vos  le  devez  bien  soufrir,  que  ces  mauvaises  tesches 
a  il  eiies  por  vos  et  prises  en  la  garce  que  il  alaita, 
et  por  vos  norrir  est  il  desnaturez  ;  por  quoi  vos  le  devez 
miélz  soufrir  que  li  autre.  Si  vos  pri  que  vos  li  doingniez 

255  ce  que  je  déniant.  »  Et  Artus  respont  :  «  Je  li  doiiig 
moût  voientiers.  »  Lors  le  menèrent  a  l'autel,  si  lor  jura 
a  bien  et  a  foi  a  tenir;  et  quant  il  lor  ot  juré,  si  vindrent 
arriérs  devant  le  mostier.  Et  lors  fu  la  meslée  reinése,  et 
si  s'en  revindrent  li  baron  a  l'église  por  vespres.  Et  lors 

200  apela  Antor  ses  amis  et  son  lingnaige  et  dist  a  l'arce- 
vesque  :  «  Sire ,  vez  ci  un  mien  enfant  qui  n'est  inie 
chevaliers,  qui  me  prie  que  je  le  face  essaier  a  celle 
cspée;  si  apelez,  s'il  vos  plaist,  de  ces  barons.  »  Et  il  si 
list.  Et  lors  s'assemblèrent  tuit  au  perron,  et  quant  il  furent 

'  265  assiimblè,  Antor  comenda  Artus  que  il  preist  l'espée  et  la 
baillast  l'arcevesque,  et  il  si  list.  Et  quant  l'arcevesques  la 


234.  Douté,  marque  de  bienveillance.  —  235.  Sun  fil.  Woy.  XXXI,  ii,  24,  note. 
230.  Jl.  Artus.  —  237.  Moi  et  mon  /il,  à  moi  et  à  mon  f.  (;f.  239.  —  238.  A  vus,  avec  vous. 
2.39.  Merissoiz,  et  fa-oiz  240.  Formes  aiialogique.s  calquées  sur  la  Irc  conjugaison.  Cf. 
desavouoiz  241,  oii  oi  (=  ei  =  ê  latiu)  est  étymologique. 
247.  Por  forfcl  que,  quelque  injure  f|ue. 

2.')0.  Ne  est  amené  par  le  sens  négatif  do  la  proposition  dont  celle-ci  di'pMiil. 
257.  A  tenir  a,  de  se  tenir,  de  rester  lidèlo  à.  Voy.  iv,  20,  note. 
203.  Si  apelez,  appelez  donc. 


RICHARD    LE   BEAU 


151 


tint,  si  la  prist  entre  ses  liraz  et  chanta  :  «  Te  Deum 
laudamus.  »  Et  einsi  l'en  portèrent  on  mostier.  Li  baron 
fnrent  mont  angoissens  et  distrent  qne  ce  ne  porroit  estre 

270  qne  nns  garçons  fnst  sire(s)  senr  els.  Et  qnant  l'arcevesqne 
Toi,  si  s'en  corroça  et  dist  :  «  Nostre  Sire(s)  sét  niiélz  qni 
chascnns  est  qne  vos.  »  Et  Antor  et  ses  lingnaigcs,  et 
grant  partie  des  antres  genz  et  li  comnns  don  pneple,  por 
l'Eglise  qui  s'y  tenoit,  érent  devers  Artus,  et  li  baron  de 

275  la  terre  érent  (y",  col.  1)  encontre. 


XXY.    MAITRE    REQUIS 


RICHARD   LE   BEAU 


Or  cliovauche  Richar.s  li  prous  : 
Aiiis  ne  chevaucha  si  lionteus. 
Mi:>ut  est  dolans,  ne  sét  que  facho, 
D'unne  verge  son  clieval  cache, 
5  Car  rien  ne  fait  pour  esporons. 
Et  qui  dont  veyst  ces  garchons 
De  la  vile,  con  le  dehuient, 
Con  li  musart  apriès  lui  Ijruieut  ! 
De  la  ville  ist  plus  toz  que  pot, 
10  Le  pas  s'en  ist,  non  pas  le  trot. 
.1.  jour  chevauche  et  une  nuit, 
INIais  moût  et  poi  de  son  déduit. 
Et  l'endemain  entre  en  .j.  boz. 
Mais  il  n'aloit  pas  les  galoz. 


15  Quant  ot  bien  une  lieuwc  alée. 
Si  a  haut  la  tieste  levée. 
Et  voit  venir  .j.  chevalier 
Armé  dessour  .j.  blanc  destrier. 
L'armeûre  qu'il  ot  viestie 

20  Plus  I)lanche  est  d'unne  noif  negio  ; 
Tout  avoit  lîlanc,  escu  et  lanehe, 
Enviers  Richart  mont  toz  savan- 
[che  ; 
Et  quant  Richars  le  voit  venir, 
A  painnes  se  puet  il  tenir 

25  Qu'il  ne  se  voist  reponrre  el  l)Oz. 
Et  li  chevaliers  vient  moût  toz, 
Qui  l'enfant  hautement  salue. 


273.  Por,  à  cause  de.  —  274.  Qui  s'ij  tenoit,  qui  teuoit  l'our  hii. 

'  Richars  li  Biaus  zum  et'stem  Maie  herausgegeben  von  Dr  Wendelin  Foerster, 
Wien,  1874,  v.  4457-4612.  —  L'auteur  de  ce  roman  d'aventures  (voy.  Tableau,  p.  xxx), 
maître  Requis,  est  absolument  inconnu.  Il  écrivait  dans  la  seconde  moitié  du  xiiic  siè- 
cle, dans  le  dialecte  du  pays  de  Liège.  Il  est  peut-être  aussi  l'auteur  de  Blattcan- 
din  et  l'Orgueilleuse  d'amour.  —  Richard,  au  prix  de  tout  ce  qu'il  possède,  fait  donner 
la  sépulture' à  un  vaillant  chevalier  dont  le  corps  était  resté  en  gage  chez  un  hôtelier, 
son  créancier;  puis  il  va  au  tournoi  sur  un  mauvais  cheval  que  lui  a  donné  celui-ci, 
après  l'avoir  dépouillé  de  tout,  en  échange  du  cadavre.  Il  rencontre  le  chevalier  ressus- 
cité, qui,  par  reconnaissance,  va  lui  rendre  les  plus  grands  services. 

4.  Cache  (=  captiat),  en  français  chace.  On  sait  que  le  picard  et  le  wallon  conservent 
sans  altération  ca  latin,  tandis  qu'ils  transforment  en  chuintante  le  c  doux  du  français 
=  ci,  ti  -\-  voyelle. 

ïi.Rien  ne  fait  pour  esporons,  il  ne  bouge  pas  malgré  l'éperon. 

0.  Qui  dont  veyst,  il  fallait  voir  alors.  Voy.  Gloss.,  s.  v.  que  i . 

8.  Apriès.  E  entravé  donne  régulièrement  iè  dans  le  dialecte  du  Nord-Est.  Cf.  liesleMi, 
viestie  19,  pierte  34,  etc. 

10.  Le  x>as,  le  trot,  au  pas,  au  trot.  Cf.  les  galoz  14. 

15.  Lieuire  pour  lieue  =  leuca.  Cf.  lieive  lxii,  3  =  lovât,  rinces  xxv,  73,  e!e. 

2(i.  Toz,  pour  tost,  tôt.  Cf.  13S. 


152 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN    FRANÇAIS 


Richars  loiis  do  lionto  tressuo. 
Et  li  dist  en  liaz  :  «  Dieus  vous 
[saut  ! 

.■{')  Li  cllovalitn•^^  s'oscrio  en  haut  : 
«  Kichars,  »  fait  il,  «  se  tu  voloyes, 
Ta  foy  tu  nie  liancheroies. 
C'a  cost  tiiurnoy  tout  sans  eugagne 
Serons  de  pierte  et  de  gaa^ne.  » 

:i">  Dist  Richars  :    «  C'est  grans  vi- 

[l<)nnie 
D'omnie  qui  sieut  chevalerie, 
De  gaber  autre  chevalier.  » 
Chilz   respont  :    «   Ne  te  coure- 
[chier  ; 
Vechi  ma  main,  je  te  fianche 

RO  Que  loyalté  et  alyanche 

Et  foy  tous  tamps  te  porteray. 
Et  loyalz  compains  to  spray.  » 
Richars  respont  :  «  Et  je  l'otroy.  » 
Entreplevi  se  sont  andoy. 

'i')  Richars  s'en  vait  sans  sa  mesnie. 
Mais  or  a  Itonne  compagnie. 
«  Richars,  «  fait  dont  li  chevaliers, 
«  Moût  est  bons  et  fors  mes  des- 
[triers  : 
Andeus  nous  portera  moût  bien  ; 

:")()  Laisse  tout  coy  enqui  le  tien. 
Monte  en  la  sielle  de  cestui.  » 
Et  Richars  respont  :  «  Ce  n'iért  hui. 
Mais  montés  i  et  je  dei'riers. 
—  Non  feray,  »  dist  li  chevaliers: 

■"')  «  Mais  se  dou  tout  ouvrer  voloyes 
Par  mon  loz,  que  sages  feroics.  » 
Et  dist  Richars  :  «  Je  vous  creray, 
Par  vo  C'jnseil  dou  tout  feray.  » 
Richars  monte  sour  le  destrier, 

60  Et  li  blancs  chevalliers  derrier  ; 
Lor  voie  aqnellent,  si  s'en  vont. 
Trois  jours  tous  plains  chevauchii' 
[ont: 
An  qnart  jour  a  la  chité  vinrrfut, 


U  maint l)aron  au  tournoy  vinrrent. 

65  «  Richars,  »  fait  li  blancs  cheva- 

[liers, 
«  Je  vueil  aler  comme  escuiiers 
En  la  cliitépour  l'ostél  prendre. 
Ciia  fors  te  convcnrra  at(Midre, 
Et  gentilment  ton  cors  demainne. 

70  A  l'ostél  au  prevost  demainne 
Te  vorray  anuit  hierbregier. 
Et  si  te  di  que  11  planchier 
Et  les  ruw-es  sont  si  très  plaignes 
De  chevaliers  et  de  compaingnes, 

75  Que  ne  sévent  u  osteler. 

—  Que  savés  vousf  »  ce  dist  li  bér. 
«  Je  le  .sai  bien,  atent  moy  chi, 
Dessi  que  revenrray  a  ti.  » 
Ridiars  a  otriiét  le  plaît, 

80  EiHjui  demeure  et  chilz  s'en  valt. 
A  la  chité  en  est  venus. 
Noblement  s'i  est  maintenus; 
A  l'ostél  le  prevost  en  vient. 
Qui  riche  ostél  et  grant  court  tient  : 

85  Mais  grant  sairement  a  juré. 
Ce  dist  ja  n'en  iért  parjuré. 
Qu'en  l'ostél  n'avra  chevalier. 
Se  desous  lui  n'a  a  baillier 
.XL.  escus  au  mains  u  plus, 

Oil  U  il  ne  soit  u  qnens  u  dus. 
Li  blans  chevaliers  le  salue. 
De  hierbregier  tourment  l'argue. 
«  Sire  prevoz,  »  fait  il,  «  oiiés. 
Mon  signour  et  car  hierbregiés, 

05  (varmout  est  ridiez  et  poissans. 

—  Mainne  il,  »  fait  il,  «  auques  de 

[gens  ? 

—  Oyl,  vous  verres  aine  tierc  jour 
.liij.  XX.  u  plus  a  séjour. 

Qui  tout  seront  de  no  mesnie.  » 
100  Dist  li  prevos  :  «  Je  nel  croi  mie; 
Mais  puur  ceste  bourde  afremer, 
(Jnevonspuisseliourdeurnouniiei-, 


29-30.  En  ha:,  en  haut,  à  voix  basse,  à  haute  voix. 

45.  Richars,  etc.  Ses  écuyers  l'avaient  abandonné,  en  voyant  dans  quel  état  l'avait 
rédnit  sa  générosité  envers  le  mort. 

47.  Dont,  alors.  —  52.  Ce  n'iert  hui,  jamais  ! 

.')4.  yon  feray,  je  n'en  ferai  rien.  Voy.  au  Gloss.  s.  v.  faire. 

(il*.  Ton  cors  (pour  loi,  te)  demainne,  tiens-toi.  Cf.  82. 

7(;.  Que  savés  vousî  qu'on  savez-vous  ? 

78.  Ti  f=  lei).  Forme  spéciale  au  picard  et  au  wallon.  Cf.  veir  =  veeir,  etc. 

!«).  Soit.  Changement  de  mode  non  justifié. 

!)4.  Inversion  hardie  du  régime. 

98.  A  séjour,  séjournant. — 101.  Afremer,  confirmer. 

102.  Que,  pour  ((uo.  Notez  le  changement  de  construction.  —  Bourdeur,  diseur  de  bour- 
des, de  lourdes  plaisanteries.  La  contraction  de  -eiir=  -atorem  en  -eur,  qui  inili((ao  une 
époque  relativement  récente,  a  eu  lieu  de  meilleure  heure  dans  certains  dialectes.  Cf. 
peskeurs  123. 


LES   SEPT   SAGES   DE   ROME 


153 


Vueil  je  que  mon  ostél  aiiés. 

—  Provoz,-  or  no  vous  esmaiiés,  » 

K  lO  Fait  li  blans  lions,  «  mais  venez  ont 
Et  s'aportés  assés  argent, 
S'acaterons  assez  vitaille.  » 
Distli  prevoz  :  «  Or  Dieusi  vaille! 
.1.  seul  capon  accaterés  : 

110  Vous  deus  assés  en  avérés. 
Si  vous  più  que  ja  n'i  broiiés. 
Car  je  ne  cuicli  cpie  plus  soiiés 
Que  vous  et  vos  sires  sans  plus.  » 
Li  blans  chevaliers  s'est  teiis, 

115  Mais  il  a  dit  :  «  Nato  cpie  nato.  » 
Vint  as  maisiaus,  .iij.  ])ues  accate, 
Et  de  .V.  pors  retint  les  chars. 
Dont  ne  le  tint  chilz  pour  escars. 
«  Ostez,  »  di.st  il,  «  iinez  de  tout.  « 

l'20  Et  chilz  fine  de  tout  en  tout. 
Si  con  li  prevoz  se  retourne. 
Et  li  ])lans  chevaliers  retourne 
Viers  les  peskeurs,  s'en  i  ot  un 
Qui  .j.  pisson  ot  non  commun, 

12Ô  Car  li  senescaus  de  la  ville 

L'avoit  bien  barghegnié  sans  gliille 
Pour  le  roy;  si  ot  fait  savoir 
Que  le  poisson  ne  pot  avoir. 
S'il  ne  payoit  plus  de  .xx.  Ib'  : 


130  Par  tant  en  pot  aler  délivres. 
Li  lilans  chevaliers  le  regarde  : 
«  Amis,  »  dist  il,  «  or  te  prent  garde  : 
Pour  combien  j 'arai  ce  poissi m  ? 

—  Amis,  »  dist  il,  «  sans  raenchon, 
ISô  Pour  .XXX  livres  l'avérés. 

—  Amis,  »  dist  il,  «  vous  les  ares. 

—  Ostez,  »  dist  li  blans  chevaliers. 
Fines  en  toz  sans  delaiier.  » 

Et  quant  li  prevoz  l'a  oyt. 

140  Si  maudi.st  l'eure  qu'il  le  vit, 
Mais  que  ce  tu  entre  ses  dens. 
C'a  lui  fu  pris  li  payemens. 
De  tout  tina,  tout  cuide  pierdre, 
Car  il  ne  sait  a  coy  ahierdre; 

145  îs'equedent  fait  il  bonne  chiére. 
Li  lilans  chevaliers  vint  arriére, 
Tout   son   accat  fait  mettre  cuire, 
A  l'atourner  se  volt  déduire. 
«  Ostez,  «  fait  li  blans  chevaliers, 

150  «  Faites  haster  ces  escuiiers. 

Car  je  vois  querre  mon  signour  : 
Ancui  arons  tieste  grignour. 
— Hastez  vous  donc,»  fait  liprevos. 
Apriès  a  dit  :  «  Je  sui  trop  fols, 

155  Quant  tel  despens  i  paiay  huy. 
Si  ne  tieng  encor  riens  de  lui.  » 


XXVI.    LES    SEPT    SAGES    DE    ROME' 


Le  VIP  exemple  par  la  dame  (Virgilius). 

L'emperiére  s'en  alla  devers  Tempereiir  et  lui  dist  :  «...  Et 
pour  ce  en  vérité  se  vous  voulez  ces  bourdeurs  croire,  ilz 
vous  deceveront  et  feront  paistre.  Et  a  ce  propos  je  vous 


108.  Or  Dieus  i  vaille  !  Qu'est-ce  que  cela  ?  (litt»  :  «  que  Dieu  nous  vienne  en  aide  I  »). 

112.  Cuich.  Forme  qui  n'est  pas  sans  exemple  et  oii  l'i  de  cogito  semble  avoir  exercé 
son  influence. 

119.  Oste:  (pour  ostes),  hôte.  Cf.  137  et  149.  Le  z,  n'ayant  plus  en  picard  d'autre  valeur 
que  celle  de  Ys,  est  employée  par  certains  scribes  un  i)eu  au  hasard,  sans  souci  de  l'éty- 
mologie. 

122.  Et  li  blans,  etc.  Proposition  principale  coordonnée  à  une  proposition  circons- 
tancielle dont  le  sujet  est  dift'érent  :  construction  familière  à  cet  auteur,  et  qui  n'est  pas 
rare  ailleurs.  Cf.  xxx,  39-40.  Lrx,  10,  etc. 

130.  Par  tant,  pour  ce  prix,  s'il  n'en  donne  que  ce  prix. 

139.  Oyt,  assuré  par  la  rime  vit  (=  '  vid't).  Nous  avons  déjà  dit  que  la  dentale  finale 
s'était  conservée  en  picard  beaucoup  plus  longtemps  qu'ailleurs. 

140.  Chiére,  mine.  — 146.  Vint  arriére,  s'en  retourna.  Cf.  xxiv,  68,  etc. 
148.  Se  déduire,  s'appliquer. 

'  Deux  rédactions  du  Roman  des  Sept  Sages  de  Rome,  publiées  par  Gaston  Paris  (So- 
ciété des  anciens  textes  français),  Paris,  1876,  p.  40-44.  —  La  rédaction  dont  nous  avons 


154  CHRESTOMATHIE   DE   L'aXCIEN   FRANÇAIS 

(ly  que  jadis  a  Romme  eust  ung  des  plus  sages  hommes 
5  du  monde  nommé  Virgile,  qui  tist  de  mervilleuses  beson- 
gnes,  comme  clers  racontent.  11  fist,  »  dist  elle,  «  a  Romme 
ung  feu  qui  par  art  d'ingromance  ardoit  nuyt  et  jour  in- 
cessamment, ne  nulle  fois  ne  croissoit  ne  apetiçoit;  dont 
le  jieuple  se  mervilloit.  Mais  cncores  tist  il  plus,  car  il  tist 

10  devant  ce  feu  ung  grant  homme  d'arain  tenant  a  sa  main 
ung  arc  tendu,  la  tlesche  en  l'oche:  et  avoit  entour  son  col 
escript  ce  qui  ensuit  :  «  Se  nul  me  lîért,  je  trairay  tost.  » 
En  ce  point  furent  le  feu  et  l'omme  d'arain  l'espace  de 
quatre  cens  ans.  Au  chiéf  de  ces  quatre  cens  ans  vint  a 

15  Romme  ung  evesque  du  pays  de  Cartage,  qui  moult  or- 
guilleux  estoit  et  de  grant  parage  :  il  ala  veoir  l'omme  et 
le  feu  et  vit  les  lettres  qui  escriptes  estoient  autour  le  col 
de  l'image  d'arain,  dont  il  tint  pou  de  compte,  et  par  son 
orgueil,  contre  le  gré,  conseil  et  voulenté  de  ses  gens  et 

20  de  tous  les  aultres  qui  la  estoient,  frappa  d'ung  baston 
l'ymage  au  caignon,  et  aussi  tost  qu'il  voult  ferir,  l'arc  se 
desnoqiia  et  la  sajecte  ferit  droit  parmy  le  feu.  Adoncq 
souldainement  se  destraigny  le  feu,  tellement  que  oncques 
puis  n'y  fut  homme  qui  en  sceult  quelque  pou  de  chose 

25  rasambïer  ne  trouver.  » 

«  Virgile,  »  dist  l'emperiére,  «  tist  encores  a  Romme  de 
plus  belles  choses,  car  a  la  porte  devers  Constantinopole 
tist  ung  grant  et  mervilleux  ymage  d'arain  en  fournie 
d'ung  homme  qui  tenoit  a   sa  main  une  pelote  d'arain, 

30  la  quelle  pelote  icelluy  ymage  gettoit  chascun  jour  de  sa- 
medi, a  heure  de  noue,  a  ung  aultre  ymage  qui  estoit  sam- 
blable,  a  l'autre  porte  de  Romme  opposite  a  celle  devant 
ditte,  et  cest  aultre  ymage  regettoit  l'autre  jour  de  samedi 
la  ditte  pelote  a  ceïlui  qui  la  lui  avoit  gettée  le  samedi 


extrait  rexeniple  le  plus  intéressant  a  été  écrite  auxv«  siècle  dans  le  français  du  Centre: 
c'est  la  mise  en  prose  d'une  rédaction  en  vers  perdue,  dont  il  existe  une  variante,  publiée 
par  M.  de  Keller  (Tubingen,  1830).  Pour  le  plan  de  l'ouvrage,  voyez  Tableau,  p.  xxvii- 
xxvm. 

2.  Bourdeurs.  Voy.  xxv,  102,  note.  11  s'agit  des  sept  Sages,  qui  cherchaient,  par  leurs 
contes,  opposés  à  ceux  de  l'impératrice,  à  retarder  jus(ju'au  septième  jour  l'exécution  do 
la  sentence  de  mort  portée  par  l'empereur  Contre  son  lils,  sur  fa  fausse  accusation  de  sa 
marâtre,  afin  de  permettre  au  prince  de  S'!  justifier  sans  violer  son  serment. 

M.  Escriptes.  Le  p  est  un  retour  erroné  a  l'étymologie,  et  ne  s'est  jamais  prononcé. 
Voyez  les  notes  du  n»  vib  pour  les  principales  particularités  de  l'orthograidie  du 
xv«' siècle. 

21.  Voult  ferir  =  ferit.  Voult  fait  ici  fonction  d'auxiliaire,  comme  deussenl  50.  Cf. 
VI  b,  2-30;  XLI,  i,  11,  etc.  —  22.  Sajecte.  Cf.  meclre  vib,  23  et  voyez  la  note. 

2«.  Ymage  (cf.  30,  etc.;  est  du  masculin,  d'après  l'analogie  des  mots  en  -aye  dérivés  des 
mots  latins  en  -aticum. 


LES   SEPT   SAGES   DE   ROME  155 

85  par  devant;  et  chascune  fois  traversoient  la  ville  de 
Homme  par  le  get  de  la  pelote.  » 

«  Encores,  »  dist  elle,  «  tist  Virgile  iing  aultre  mireiir  a 
Romme,  qui  de  haiilteur  avoit  mil  piez.  Ce  mi  eur  fut  de 
si  grant  valeur  et  de  si  grant  pris  qu'il  rendoit  par  nuyt 

40  télie  clareté  que,  sans  aultre  lumière  quelconque,  l'on  veoit 
par  les  rues  de  Romme  aile  ■  de  nuyt  les  gens  a  leurs  affaires 
et  besongnes  :  il  ne  leur  failloit  chandeilles,  lanternes  ne  tor- 
ches, ne  nul  aultre  clarté.  Quant  aucune  chose  estoit  perdue 
ou  emblée,  l'en  alloit  au  mireur  et  tantost  l'en  avoit  cognois- 

45  sauce  des  choses  perdues  ou  emblées.  Quant  aussi  aucun 
roy  estrangier  vouloit  a  Romme  faire  guerre,  on  le  sçavoit 
tantost  par  le  mireur,  et  diligemment  l'en  envoyoit  sur  lui 
gens  qui  destruisoient  lui  et  son  pays.  Tous  les  princes  du 
monde  avoient  grant  envie  que  par  le  moyen  de  ce  mireur 

50  ceulx  de  Romme  deussent  ainsi  obtenir  leur  seignourie. 
Entre  les  aultres  roys  et  princes,  en  avoit  ung  en  Hongrie 
qui  moult  estoit  large  et  courtois;  il  tist  a  lui  venir  quatre 
des  plus  sages  de  son  pays  et  en  qui  plus  il  se  fioit,  et  leur 
exposa  sa  voulenté  en  disant  qu'il  estoit  trop  mal  content 

55  de  si  grande  dignité  que  ceulx  de  Romme  obtenoient  seu- 
lement par  le  moyen  de  leur  mireur.  Car  le  roy  ne  vailloit 
pas  un  denier  et  n'estoit  qu'ung  usurier  convoiteulx  d"or 
et  d'argent  qui  de  legier  pourroit  estre  deceu.  Les  quatre 
sages  lui  respondirent  que  s'il  vouloit  croire  leur  conseil, 

60  ils  feroient  le  mireur  trébucher  em  bas  de  tant  hault  qu"il 
estoit.  Il  leur  accorda  de  faire  et  acomplir  ce  quïlz  voul- 
droient  dire  et  deviser,  et  si  leur  promist  de  les  faire  riches 
a  tousjours.  Adonc  ces  quatre  sages  y  allèrent,  et  firent 
trousser  et  charger  douze  charrettes  d'or  en  tonneaulx,  et 

65  le  plus  secrètement  qu'ilz  peurent  entrèrent  dedens  la 
ville  de  Romme.  Quant  ilz  furent  la  a  requoy,  ils  advisè- 
rent  par  nuyt  de  faire  une  grande  parfonde  fosse  en  ung 
lieu  destournè  soubz  nng  olivier  emprès  ung  aubespin,  et 


35.  Traversaient  a  pour  sujet  les  deux  images.  Tournure  peu  exacte. 

37.  Ung  aultre  mireur,  outre  cela  un  miroir.  Jtlireiir,  d'abord  mirvor,  mireeur  =  mi- 
ratorem  :  miroir  (miréoir)  =  "  miratorium). 

42.  Failloit.  La  mouillure  provient  de  ri  de  '  fallio.  Cf.  moiller  =  mollire,  et  ici 
même,  vailloit  50. 

44  et  45.  Emblée.  Emhler  s'est  dit  d'abord  de  l'oiseau  de  proie  qui  saisit  en  volant 
(in-volare),  d'oii  le  double  sens  de  voler.  Nous  avons  conservé  la  locution  d'emblée,  tout 
d'un  coup  (en  enlevant  la  chose). 

49.  Avoient  grant  envie,  étaient  fort  jaloux. 
.  50.  Deussent.  Voy.  21,  note.  Il  y  a  peut-être  une  idée  accessoire  de  fatalité.  —  Leur 
seignourie,  seigneurie  sur  eux. 


156  GHRESTOMATHIE   DE   l'aNOIEX   FIIANÇAIS 

l;i  enfouirent  iing  des  tonneaulx;  en  trois  aultres  lieux  et 

70  quarretburs  et  ciiemins  passans  enfouirent  et  enterrèrent 
trois  aultres  tonneaulx.  Puis  se  tindrent  ces  quatre  sages 
en  la  cité  de  Homme,  et  largement  despendoient,  et  si 
haultement  se  gouvernoient  que  les  Rommains  s'en  mer- 
veilloient  et  tellement  que  les  nouvelles  en  allèrent  jusques 

75  a  la  cognoissance  du  roy  de  Romme.  Le  roy  une  fois  les 
alla  veoir;  si  ouïrent  moult  grant  joye  quant  il/  le  virent  : 
ilz  se  levèrent  contre  lui  et  lui  tirent  la  révérence,  puis 
lirent  apporter  le  vin  en  une  grande  couppe  d'or,  si  en  do- 
uèrent  au  roy  et  a  tous   ceulx  de  sa  compaignie  qui  la 

80  estoient.  Gellui  qui  ])euvoit  le  desrain  voulut  la  couppe 
hailler,  mais  elle  lui  demoura  par  cen  que  nul  de  ces  gens, 
c'est  assavoir  des  quatre  sages,  ne  la  voulut  reprendre  : 
car  ilz  disoient  que  telle  estoit  leur  coustume  de  laisser  la 
couppe  a  cellui  qui  desraincment  bevoit.  Le  roy  de  Romme 

85  s'en  merveilla  et  leur  demanda  ou  ilz  prenoient  le  grant 
avoir  qu'ilz  despendoient.  L'un  des  sages  respondit  : 
«  Sire,  nous  sçavons  par  songes  les  trésors  enfouys,  et  les 
»  trayons  hors  de  la  terre  et  largement  les  despandons  et 
»  distribuons.  —  Raulx    seigneurs,  »   dist    le    roy,   «  je 

90  »  vous  prie  demeurez  avecques  moy;  car  en  ceste  terre 
»  sont  merveilleux  trésors  que  les  Sarrasins  y  laissèrent 
»  en  temps  de  guerre,  comme  l'en  dit,  et  je  suis  le  roy  du 
»  pays,  si  est  raison  que  j'en  aye  ma  part.  »  Ilz  lui  accor- 
dèrent de  demeurer  avecques  lui  l'espace  de  quinze  jours, 

95  et  ce  pendant  ilz  songeroient,  et  se  faisoient  fors  que,  s'il 
y  avoit  aucuns  trésors  muchiez,  ilz  le[s]  trouveroient.  Par 
ung  matin,  vint  l'un  de  ces  quatre  sages  devers  le  roy  et 
lui  dist  qu'il  avoit  songié  qu'il  y  avoit  en  ung  certain  lieu  ung 
petit  trésor,  c'est  assavoir  ung  tonnel  plain  d'or  et  d'ar- 
100  gent,  et  n'y  en  avoit  plus,  mais  au  moins  ilz  le  prendroient 
en  attendant  de  mieulx  avoir.  Le  roy  et  les  sages  s'en 
alèreu'  au  lieu  et  y  firent  fouir;  ilz  trouvèrent  le  tonnel 
ainsi  que  dit  avoit  esté,  et  sans  ce  que  les  quatre  sages  y 
reclamassent  aucune  chose,  le   donnèrent  eutièrement  au 


70.  Ouïrent.  Orthographe  curieuso  où  il  faut  relever  17,  que  le  scribe  ignorant  a  réta- 
blie à  tort  comme  dans  aultre.  etc.,  puis  noter  la  transformation  en  o  fermé  devenu  ou 
de  Vo  ouvert  de  orenl  =  habuerunl,  '  aurenl.  ^  ^ 

77.  Le  vin,  le  vin  d'honneur. 

SO.  Desrain  (cf.  desraincment  84)  =derrain,  par  dissimilation.  Cf.   esrer  lviii,  08  et 


aussi  disrent  xxvi,  119,  quoiqu'il  n'y  ait  normalement  qu'une  seule  r  ;  et  avec  l'autre  li- 
)  XLIV,  II,  titre,  V.  4,  qu'il  faut  opposer  à  meller  (=  mesler). 
!>0.  Je  vous  prie  demourez,  je  vous  prie  ue  demeurer  (sous-ent.  que). 


quide,  pasle  {=  palle) 


LES   SEPT   SAGES   DE   ROME  157 

105  roy  pour  le  plus  esbahir.  Les  aultres  trois  nuytz  eusui- 
vans.  les  aultres  trois  sages  sougérent  cliascun  sou  touuel. 
Quant  vint  a  l'autre  jour,  tous  ces  quatre  songes  adveris, 
les  quatre  sages  allèrent  devers  le  roy  et  lui  dirent  qu'ilz 
avoient  songié  que  soubz  le  niireur  de  Romme  avoit  ung 

110  niervilleux  trésor,  tel  que  oncques  Ottovien  ne  Nabugo- 
donosor  n'avoient  eu  le  pareil.  Le  roy  grant  désir  avoit  de 
tel  trésor  trouver,  mais  n'osoit  consentir  de  fouyr  dessoubz 
le  mireur.  de  paour  que  le  pillier  ne  cliaït  qui  le  soustenoit. 
Les  quatre   sages  l'en   asseurérent,   et    lui  dirent    qu'ilz 

115  appuyroient  tellement  le  pillier  qu'il  n'aroit  garde  de  tre- 
buchier.  Il  s'y  accorda;  si  appuyèrent  le  pillier  pour  le 
roy  décevoir,  puis  fijent  dessoubz  fouir  moult  en  parfont, 
tellement  que  le  pillier  qui  le  mireur  soustenoit  perdit 
son  fondement.  Il  estoit  près  du   vespre,   si   disrent    les 

120  sages  au  roy  qu'il  estoit  temps  de  laisser  oeuvre  jusques 
a  l'endemain,  et  qu'il  feïst  bien  garder  pour  celle  nuyt, 
car  le  trésor,  ce  disoient  ilz,  estoit  bien  près  d'estre 
trouvé.  Ainsi  le  llst  le  roy  :  chascun  s'en  alla  a  son  re- 
paire, mais  les  sages  ne  séjournèrent  gaires,  car  diligan- 

125  ment  ilz  s'en  fuyrent  hors  de  la  cité.  Quant  vint  endroit 
l'eure'de  mynuyt,  le  mireur  torna  et  trébucha,  et  tua  bien 
mil  personnes  ;  et  puis  que  les  nouvelles  furent  par  la  cité 
du  trebuchement  du  nojjle  mireur,  chascun  y  courut  qui 
mieulx  mieulx.  Quant  ilz  virent  le  fait,  si  coururent  en 

130  l'ostél  des  sages  pour  les  destruire;  mais  pour  néant  fut, 
car  allez  s'en  estoient.  Doncques  ceulx  de  la  cité  saisirent 
leur  roy  et  moult  durement  le  traittérent,  car  ilz  tirent 
fondre  et  bouillir  plaiu  bachin  d'or  et  lui  coulèrent  parmi 
la  bouche  dedens  le  corps  et  lui  dirent  en  ceste  manière  : 

135  «  Or  avoies,  or  convoitoies,  et  par  la  planté  d'or  mourras.  » 
Ainsi,  »  dist  l'emperière,  «  mourut  ce  roy  par  le  barat  et 
cautèle  de  ces  quatre  sages  ;  et  tout  ainsi'  de  vérité,  »  dist 
elle,  «  vous  veulent  ces  losengiers  barater  et  décevoir,  se 
garde  ne  vous  en  prenez.  »  L'empereur,  esmeu  par  la  pa- 

140  rolle  de  sa  femme,  commanda  son  enfant  a  mourir. 


113.  Chaït.  Dérogation  à  l'orthographe  traditionnelle,  qui  voulait  qu'on  écrivit  l's 
devant  consonne,  même  lorsqu'on  ne  la  prononçait  pas.  Cf.  xxiv,  70,  note. 

114.  L'en  asseurérent,  le  rassurèrent  à  ce  sujet. 

126.  Munwjt  est  ici  déjà  devenu  un  véritable  composé,  tandis  qu'il  conserve  ses  élé- 
ments séparés,  et  par  conséquent  fait  accorder  mi  avec  le  suLstautif,  dans  la  mie 
nuit  XXIV,  24. 

127.  Puis  que,  dès  que.  —  128.  Xable,  fameux. 
139.  Parolle,  récit. 


J58  CHRESTOMATHIE   DE   L'aXCIEN    FRANÇAIS 


XXVIT.  LES  CENT  NOUVELLES  NOUVELLES 


LE   TliSTAMEXT   DU   CHIEN 

Or  escoutez  qu'il  advint  raiitr'ier  a  nng  simple  curé  do 
villaige.  Ce  bon  curé  avoit  ung  chien  qu'il  avoit  noury  et 
gardé,  qui  tous  les  aultres  chiens  du  pays  passoit  sur  le 
fait  d'aller  en  l'eaue  quérir  le  vireton  ;  et  a  l'occasion  de 
5  ce  son  niaistre  l'aymoit  tant,  qu'il  ne  seroit  legier  a 
compter  combien  il  en  estoit  assoté.  Advint  toutesfoizje 
ne  scay  pas  quel  cas,  ou  s'il  eut  trop  chault  ou  trop  froit, 
toutesfoiz  il  fut  malade  et  mourut.  Que  list  ce  bon  curé  ? 
Luy  qui  son  pres])itaire  avoit  tout    contre  le   cymetiére, 

10  quand  il  vit  son  chien  trespassé,  il  pensa  que  grand  dom- 
maige  seroit  que  une  si  saige  et  bonne  l)este  demourast 
sans  sépulture.  Et  pour  tant  il  fist  une  fosse  assez  près  de 
l'uys  de  sa  maison  et  la  l'enfouyt.  Je  ne  sçay  pas  s'il  fist 
une  marbre  et  par  dessus  graver  ung  epitaphe,    si  m'en 

15  tays.  Ne  demoura  guéres  que  la  mort  du  bon  chien  du 
curé  fust  par  le  villaige  anuncé  et  tant  espandu  que  aux 
oreilles  de  l'evesque  du  lieu  parvint,  et  de  sa  sépulture 
saincte  que  son  maistre  luy  bailla.  Si  le  manda  vers  lui 
venir  par  une  belle  citacion  par  ung  chicaneur  : 

20  «  Helas  !  »  dist  le  curé,  «  et  qu'ay  je  fait,  qui  suis  cité 
d'oftice  ?  —  Huant  a  moi,  »  dist  le  chicaneur,  «  je  ne 
scay  qu'il  y  a,  se  ce  n'est  pour  tant  que  vous  avez  enfouy 
vostre  chien  en  terre  saincte,  ou  l'on  met  les  corps   des 


'  Chefs-d'œuvre  des  conteurs  français  avant  La  Fontaine,  par  Ch.  Louandre.  Paris, 
Charpentier  et  C'«,  1874.  Cf.  le  Testament  de  l'âne,  de  Rutebeuf.  —  Nouvelle  écrite  au 
xve  siècle  en  français  de  rile-de-France  (Voy.  Tableau,  p.  xxxii). 

1.  Que,  quelle  chose  (interrogation  indirecte).  Cf.  22. 

4.  A  l'occasion  de  ce,  à  cause  de  cela. 

(').  Compter,  conter. 

7.  Cas,  accident. 

14.  Marbre  a  changé  de  genre,  à  cause  de  la  désinence  féminine. 

15-10.  La  mort  fust  anuncé.  L'anacoluthe  par  laquelle  le  participe  rest«  invariable  est 
favorisée  par  l'éloignement  du  sujet.  L'auteur,  oubliant  le  suji-t,  a  évidemment  employé 
la  tournure  de  l'impersonnel  passif,  comme  le  montre  l'emploi  d'un  régime  indirect  après 
parvint,  qui  ne  s'explique  que  si  ce  verbe  est  pris  aussi  impersonnellement.  Cf.  LXVII, 
1, 11  voyez  la  note. 

18.  Le  manda  venir.  Il  faut  admettre  une  proposition  iaûuitive.  A  la  bonne  époque,  on 
aurait  dit:  a  venir.  Voy.  iv,  26,  note. 


LE   TESTA^rENT   DU   f:HIEX  159 

chrestiens.    —    Ha  !  »   se    pense  le  curé,  «  c'est  cela  ?  » 

25  Or  il  lui  vint  en  teste  qu'il  avoit  mal  fait,  et  que  s"il  se  laisse 
emprisonner,  qu'il  sera  eseorché  ;  car  monseigneur  l'Eves- 
que  est  le  plus  convoitenx  de  ce  royaulme,  et  si  a  gens  au- 
tour de  lui  qui  sçaivent  faire  venir  l'eaue  au  moulin,  Dieu 
sçait  comment.  Il  vint  a  sa  journée  et  de  plain  bout  s'en 

30  aia  vers  monseigneur  l'Evesque  qui  lui  list  ung  grant  pro- 
logue pour  la  sépulture  du  bon  chien.  Et  sembloit  a  l'ouyr 
que  le  curé  eust  pis  fait  que  d'avoir  regnïé  Dieu,  Et  après 
tout  son  diue,  il  commanda  qu'il  fust  mené  en  la  prison. 
Quant  monseigneur  le  curé  vit  qu'on  le  vouloit  bouter  en 

35  la  boyte  aux  cailloux,  il  fut  plus  esbahy  que  ung  canet,  et 
requist  a  monseigneur  FEvesque  qu'il  fust  ouy,  le  quel  lui 
accorda.  Et  devez  savoir  que  a  ceste  calenge  estoient 
grant  foison  de  gens  de  bien  et  de  grant  façon,  comme 
l'official,  ies  promoteurs,  le  scribe,  notaires,  advocas,  pro- 

40  cureurs  et  plusieurs  autres,  les  quélz  tous  ensemble  grant 
joye  menoient  du  cas  du  bon  curé,  qui  a  son  chien  avoit 
donné  la  terre  saincte.  Le  curé  en  sa  detfense  et  excuse 
pai'la  en  briéf  et  dist  : 

«  En  vérité,  Monseigneur,  se   vous  eussiez  autant  con- 

45  gneu  mon  ])on  chien,  a  qui  Dieu  pardoint,  comme  j'ay  fait, 
vous  ne  seriez  pas  tant  esbahy  de  la  sépulture  que  je  luy 
ai  ordonnée  comme  vous  estes,  car  son  pareil,  comme 
j'espoire,  ne  fut  jamais  trouvé,  ne  sera.  »  Et  lors  com- 
mença a  dire  bausme  de  son  chien  :  «  Aussi  pareillement, 

50  s'il  fut  bien  sage  en  son  vivant,  encores  le  fut  il  plus  a  sa 
mort,  car  il  tist  ung  très  beau  testament,  et  pour  ce  qu'il 
savoit  vostre  nécessité  et  indigence,  il  vous  ordonna  cin- 
quante escuz  d'or,  que  je  vous  apporte.  »  Si  les  tira  de 
son  sain  et  les  bailla  a  Tevesque.  le  quel  les   récent  vou- 

55  lentiers,  et  lors  loua  et  approuva  le  sens  du  vaillant  chien, 
ensemble  son  testament  et  la  sépulture  qu'il  lui  Ijailla. 


31.  Pour,  au  sujet  de. 

35.  Boyte  aux  cailloux,  prisou, 

30.  Lui.  Voy.  xxiv,  211,  note. 

47.  Comme  vous  estes,  que  vous  l'êtes. 

48.  Esp'jire.  Cf.  xlv,  207.  Forme  très  régulière,  ê  latin  ayant  donné  ei  (puis  oi),  sauf 
que  l'e  linal  est  analogique.  Espère  est  une  forme  entièrement  analogique.  Cf.  çoile,  au- 
jourd'hui cèle,  iioile,  aujourd'hui  2ièle,  etc. 

52.  Ordonna,  assigna  (cf.  ordonnancer^. 


160  CHRESTOMATHIE   DE   L' ANCIEN    FRANÇAIS 


XXVllI.  LE  ROMAN  DE  JEAN  DE  PARIS  * 


Comment 
des  mot 


le  roy  cVEspaigne  demanda  a  Jehan  de  Paris  l'exposition 
tz  qu'il  avait  ditz  au  roy  d'Angleterre,  son  beau  filz. 

«  Si  je  n'avoye  peur  de  vous  desplaire,  »  dit  le  roy 
d'Espaigiie.  «  je  vous  demanderoye  l'exposition  d'aulcuns 
motz  que  vous  avez  ditz  en  chemin  a  nion  beau  lilz.  — 
Certes,  »  dit  Jehan  de  Paris,  «  demandez  ce  qu'il  vous 
5  plaira,  car  riens  ne  me  sçauroit  desplaire.  —  A  vostre 
congié  dont.  »  dit  le  roi  d'Espaigne;  «  je  vous  en  vois 
dire  ung.  Mon  beau  tilz  d'Angleterre  m'a  dit  que,  quant 
vous  veniez,  ung  jour  qu'il  pleuvoit  très  fort,  vous  lui 
distes  que  luy,  qui  estoit  roy,  devoit  faire   porter  a  ses 

10  gens  des  maisons,  pour  eulx  garder  de  la  pluye  en  che- 
vauchant. Si  ne  puis  je  entendre  comme  ces  maisons  pour- 
roient  aller,  ne  qui  les  porteroit.  »  Jehan  de  Paris  se  print 
moult  fort  a  rire,  puis  luy  dist  :  «  Certes,  cela  est  bien 
aysé  a  entendre  ;  car,  si  vous  eussiez  esté  sur  le  lieu,  vous 

15  l'eussiez  bien  congneu;  car  il  pouvoit  bien  prendre  exem- 
ple a  moy  et  a  mes  gens,  qui  prismes  manteaulx  et  chape- 
rons a  gorge,  avecq  nos  oseaux,  qui  nous  gardoyent  bien 
de  la  pluye  ;  et  quant  il  faisoit  beau  temps,  nous  les  met- 
tions sur  noz  bahutz.  Et  ce  sont  les  maisons  que  je  disoye 

20  a  vostre  beau  hlz,  qui  estoit  moillé,  luy  et  les  siens,  comme 
s'ilz  fussent  plongez  en  la  rivière.  —  Haa!  »  dist  le 
roy,  «  par  Dieu  !  vous  en  dictes  la  vérité.  —  Vraye- 
mènt,  M  dit  le  roy  de  Portugal  a  l'oreille  du  roy  d'Espai- 


■  Le  Romant  de  Jehan  de  Paris,  ro;/  de  Franco,  publié  par  M.  Anatole  de  Montai- 
glon,  Paris,  18G7,  p.  108  sqq.  —  Le  t^xte  a  été  coUationné  sur  le  uis.  B.  N.,  fs.  fr.  1405. 
—  Cf.  la  i'  nouvelle  de  Giovanni  Scrcanibi  (éJit.  Kodolfo  Renier),  p.  22  sqçi.,  et  le  roman 
de  Jehan  et  Blonde,  de  Philippe  de  Rémi,  sire  de  Reaumanoir,  analyse  dans  l'Intro- 
duction à  l'édition  de  ses  Œuvres  poétiques,  que  publie  M.  Suchier  pour  la  Société  des 
anciens  textes  français,  p.  90  sqq.  —  Le  Roïiian  de  Jean  de  Paris  est  une  œuvre  char- 
mante, écrite  par  un  anonyme  au  xv»  siècle.  Sous  le  pseudonyme  de  Jean  de  Paris, 
l'aiiteur,  qui  était  peut-être  lyonnais,  semble  avoir  voulu  mettre  en  scène  le  roi  do  France 
Charles  VIH  et  raconter  son  mariage  avec  Anne  de  Bretagne,  qui  eut  lieu  en  1491.  Il 
oiipose  l'élégance  spirituelle  des  mœurs  de  la  cour  de  France  à  la  simplicité  un  peu 
grossière  des  moeurs  de  l'Allemagne,  dans  la  personne  de  l'Archiduc  Maximilien,  déguisé 
sous  le  nom  du  roi  d'Angleterre,  le  fiancé  malheureux  de  la  duchesse. 

4.  Ce  qu'il  vous  plaira.  Que  et  il  constituent  un  véritable  pléonasme^  comme  le 
montre  la  phrase  :  tout  ce  qu'il  vous  plaira  me  plaist  47  (aujourd'hui  «  tout  ce  qui, 
etc.  •). 

10.  A'n  c/iefaMc/mn^  pendant  qu'ils  chevauchaient.  Gérondif  se  rapportant  au  régime. 

15.  Le,  cela.  —  Cow^new, compris.  —  19.  Ce  sont,  ce  sont  là. 


LE   ROMAN   DE    JEW   DE   PARIS  1(51 

gne,  «  cestuy  n'est  pas  si  fol  comme  vostre  beau  fllz  disoit, 

25  ains  a  iing  moult  beau  et  vif  entendement,  de  son  eage.  » 

«  Encore  vous  en  demanderay  je  une  aultre  chose,  »  dit 

le  roi  d'Espaign?,  «  s'il  est  vostre  plaisir.  C'est  que  ung 

autre  jour  vous  iuy  dites  pour  quoy  il  ne  faisoit  porter  a 

ses  gens  ung  pont  pour  passer  les  rivières.  —  De  cela 

30  ne  fault  il  pas  grant  exposition,  »  dit  Jehan  de  Paris,  «  car 
elle  est  de  mesmes  a  la  première.  Il  est  vray  que,  par 
deçà  Bayonne,  ung  jour  nous  trouvasmes  une  petite  ri- 
vière bien  creuse  et  roide.  Le  roy  d'Angleterre  et  ses 
gens,  qui  estoient  mal  montez,   se  mirent   dedans  '  pour 

35  passer,  dont  il  s'en  noya  bien  LX  des  plus  mal  montez; 
et  je  passay  après  avecq  mes  gens,  qui  n'eurent  nul  mal; 
et  quant  nous  fusmes  passez,  le  roi  d'Angleterre  me  fist 
ses  plains  de  ses  gens  qui  estoient  noyez.  Et  lors  je  Iuy 
dis  qu'il  devoit   faire  apporter  ung   pont  pour  faire  ses 

40  gens  a  saulveté  passer  les  rivières,  c'est  a  dire  bons  che- 
vaulx,  comme  ilz  veirent  bien  les  miens,  qu'ilz  n'eurent 
aulcun  mal.  Je  cuydoie  bien  qu'il  l'eust  entendu.  —  Par 
Dieu,  »  dist  le  roy  de  Navarre,  «  bien  le  lui  bailliez  por 
entendre.   Or,   puis    que  tant    nous   en  avez  dist,  )>    dit 

45  le  roy  d'Espaigne,  «  je  vous  prie  que  nous  declairez  le 
tiers,^  et  plus  ne  vous  en  parlerons.  —  Je  vous  ay  dit 
que  tout  ce  qu'il  vous  plaira  me  plaist;  pour  ce,  n'en 
faictes  difficulté.  —  Je  vous  prie  donc,  »  dist  le  roy 
d'Espaigne,  «  que  vous  nous  declairez  comment  vous  en- 

50  tendez  ce  que  vous  lui  dites,  que  vostre  feu  père  estoit 
venu  en  ce  pays  il  y  avoit  environ  XY  ans,  et  avoit  tendu 
ung  lax  a  une  canne,  et  que  vous  veniez  pour  veoir  si  la 
canne  estoit  prinse.  —  De  cela,  »  dist  Jehan  de  Pa- 
ris, «je  ne  blasme  point  le  roy  d'Angleterre,  car  il   est 

55  bien  fort  a  entendre;  et  toutesfoiz,  puis  qu'il  vient  a  pro- 
poz,  je  suis  contant  de  le  vous  declairer.  Or  entendez  que 


25.  De  son  eaije,  ]iour  son  âge.  —  27.  Il,  cela,  ce  (cf.  54  et  .>j).—  28.  Xc,  ne...  pas. 

iV.  Corame  ilz  veirent  bien  les  miens,  qu'ilz  n'eurent.  Deux  constructions  sont  ici 
mêlées.  Nous  dirions,  ou  bien:  «  comme  ils  virent  bien  qu'étaient  les  miens,  qui  n'eu- 
rent »,  ou  bien  «  :  «  comme  les  miens,  qui  n'eurent».  D'ailleurs  nous  avons  ici,  au  lieu 
d'une  proposition  relative  avec  qui,  dépendant  du  régime  les  miens,  une  proposition 
complétive  directe  dépendant  de  virent,  avec  le  régime  du  verbe  j)rincipal  pour  sujet 
sous  la  frjrme  du  pronom  personnel  ilz,  tournure  pléonastique  fréquente  eu  grec,  et  qui 
n'est  pas  tout  à  fait  inconnue  au  latin. 

43.  Por  entendre,  de  façon  à  ce  qu'il  le  comprit. 

45  et  49.  Declairez.  Subjonctif  archaïque,  dont  on  a  lieu  d'être  surj^ris  à  cette  éj)oque. 
Peut-être  faut-il  lire  déclariez. 

50.  Vostre  feu  père.  Cf.  feu  mon  pore  58^  oii  se  voit  déjà  la  construction  moderne. 

54.  Il,  ce,  cela.  Cf.  27  et  55. 

56.  Que,  quelle  chose  (interrogation  indirecte). 

coxsT.\Ns.     Chrestornathie.  11 


162 


CHRESTOMATHIE    DE   L  ANCIEN    FRANÇAIS 


c'est  :  Il  est  vray  qu'il  y  a  environ  XV  ans  passez  que  le 
Roy  de  France,  feu  mon  père,  vint  en  ce  païs  pour  re- 
niectre  vostre  royaulnie  en  vostre  obéissance  et  lever  le 
60  siège  a  la  royne  vostre  femme,  que'veez  ci;  et  quant  il 
s'en  voulut  aller,  tous  deux  lu  y  donnastes  vostre  tille  pour 
icelle  nuirier  ou  l)on  lui  sembleroit,  et  il  vous  respondit 
que  ce  seroit  avecques  moy.  Et  c'est  le  lasson,  et  veez  cy 
la  canne  que  je  suis  venu  veoir  si  elle  est  prinse.  » 


XXIX.  TABLEAUX  ' 


I. 


Il  f.stoiont  jadis  dui  frère 
Sans  cunsfil  de  pore  et  de  mère, 
El  tout  sauz  autre  coiiipaignie ; 
Povretez  fu  bien  lor  amie, 
5  Qiiar  soveiit  lu  en  lor  compaii^ne, 
Et  c'est  la  riens  qui  i^lus  mehaiu- 
[gue 
Cels  entor  qui  èle  se  tient  : 
Nus  si  granz  nialages  ne  vient. 
Ensanible  manoient  andoi 
10  Li  frère,  dont  dire  vous  doi. 
Une  nuit  furent  moût  destroit 
De  soif  et  de  fain  et  de  froit; 
Chascuus    de    ces    niaus    sovent 
[tient 
A  cels  cui  povretez  main  tient. 
lô  ..I.  poi  se  pristrent  a  pensser 
Comment  se  porroient  tensser 


Vers  povreté  qui  les  aiiressc. 
Sovent  lor  fèt  sentir  mesèse. 

Uns  moût  renommez  riches  lion 
'20  Manoit  moût  près  de  lor  meson  : 
Cil  sont  povrc,  li  riches  fols 
En  son  cortil  avoil  des  chois 
Et  en  restal)l('  di's  ])rel)is. 
Andui  se  sont  cèle  part  mis  : 
'2'j  Povretez  fait  maint  homme  fol. 
Li  uns  prent  .j.  sac  a  son  col, 
L'autres  .j.  coutel  en  sa  main. 
Amliedui  se  sont  mis  au  plain  : 
L'nns  entre  el  cortil  maintenant, 
30  Puis  ne  vait  guèrcs  atardant. 
Des  chois  trcnciia  par  le  cortil. 
L'autres  se  trest  vers  le  Ijercil 
Por   l'uis  ouvrir  :  tant   fèt   qu'il 
[l'uevre. 
Avis  li  est  que  bien  vait  l'uevre  ; 


ô'J.  Lever  le  siège  a  la  royne,  diilivrer  la  reiue  assiégée  {liU  :   «  faire  lever  le  siège  de 
a  reine  »). 
01.  JJonnasles.  Le  sujet  est  plus  raremeut  sous-eutendu  à  la  2<:  personne  du  2>luriel. 


"  Recueil  général  et  complet  des  Fabliaux  des  xiii»  et  xiv  siècles,  par  MM.  Ana- 
tole de  Montaiglon  el  Gaston  JRaynaud.  —  Ces  deux  fableaux  anonymes  semblent  être 
de  la  lin  du  xin»  siècle  et  écrits  dans  le  français  du  Centre,  quoique  le  manuscrit  porte 
des  traces  de  picard. 

I.  EsTVL.i,  t.  IV,  87-92  (ms.  B.  N.,  fs.  fr.,  837,  f"  227  vo,  et  19152,  f»  51  r»  ;  Bibl.  de 
Berne,  'àôi,  1"  110  r»).  —  Cette  amusante  histoire,  que  Paul-Louis  Courier  s'est  appro- 
priée (voy.  édit.  F.  l)idot,  ISIil,  p.  274,  lettre  à  sa  cousine  madame  Pigalle,  à  Lille),  se 
trouve  aussi  dans  BouaveiUure  Uesnériers,  Nouvelles  récréations  et  joyeux  devis.  Une 
partie  de  l'aventure  est  reproduite  dans  les  Contes  de  la  reine  de  ÎVavarre  (nouv.  34)  ; 
Le  Melel  d'Ouville,  au  xvii«  siècle,  et  Imbert,  au  xviii«,  en  ont  à  leur  tour  donné  une 
imitation. 

14.  Ctii  povretez  main  tient,  à  qui  j)auvreté  tient  la  main,  que  j).  tient  enchainé. 
22.  Cliot  rime  légitimL'mt.'iit  avec  fol  :  car  att  latin  donne  o  ouvert  comme  o  entravé.  Le 
moderne  cfiou  vient  de  chou,  où  Vu  est  le  produit  de  la  vocalisation  de  l'I. 


FABLEAUX 


163 


35  Tastant  vait  le  plus  cras  mouton. 
Mais  adonc  oncoi'  seoit  on 
En  l'ostél,  .si  c'on  tre.soï 
L'uis  du  liorcil,  quant  il  l'ouvri. 
Li  prcudoni  ajiela  son  fil  : 

40  «  Va  veoir,  »  dist  il,  «  el  cortil. 
Que  il  n'i  ait  rion  s»^  Ition  non  : 
Apèlc  le  ciiien  do  nieson.  » 
E.stuhi  avoit  non  li  cliion.s  : 
Mes  do  tant  lor  avint  il  biens 

45  Que  la  nuit  n'ert  mie  en  la  cort. 
Et  li  Vallès  prenoit  escout  : 
L'ai.s  devers  la  cort  ouvert  a 
Et  crie  :  «  Estula  !  Estula  !  » 
Et  cil  du  Jjerçuel  respondi  : 

5(j  «  Oïl  voirement,  sui  je  ci.  » 
Il  fesoit  niout  obscur  et  noir. 
Si  qu'il  nel  pot  apercevoir 
Celui  qui  si  respondu  a  ; 
En  son  cuer  bien  por  voir  cuida 

55  Que  li  chiens  eûst  respondu. 
N'i  a  puis  guères  atendu: 
En  la  nieson  droit  s'en  revint, 
Grant  paor  ot  quant  il  i  vint  : 
«  Qu'as  tu,  biau  tllz?  »  ce  dist  li 
[père. 

60  —  «  Sire,  foi  que  je  doi  ma  mère, 
Estula  parla  or  a  moi. 
—  Qui?  nostre   chien?  —  Voire, 
[par  foi; 
Et  se  croire  ne  m'en  volez, 
Huchiez  le  errant,  parler  l'orrez.  )> 

65  Li  preudom  maintenant  s'en  tort 
Por  la  merveille,  entre  en  la  cort 
Et  hucha  Estula,  son  chien. 
Et  cil,  qui  ne  s'engardoit  rien, 
Li  dist  :  «  Voirement  sui  je  ça.» 

70  Li  preudom  grant  merveille  en  a  : 

«    Par    toz    sains  et   par    toutes 

[saintes. 


Filz,  j'ai  oï  merveilles  maintes, 
Onques  mes  n'oï  lor  pai'oilles. 
Va  tost,  .si  conte  ces  merveilles 
"îô  Au  pre.stre:  si  l'amaine  o  toi. 
Et  li  di  qu'il  aport  o  soi 
L'estole  ot  l'éve  ])eneoite.  » 

Cil,    au   plus    tost    qu'il    puet, 

[s'esploite. 

Tant  qu'il  vint  en  l'ostél  au  prestre. 

80  Ne  demora  guères  en  l'estre, 
Vint  au  provoire  isnèlement  : 
«  Sire,  »  dist  il,  «  venez  vous  ont 
En  meson  oïr  granz  merveilles  : 
Onques  n'oïstes  lor  pareilles. 

85  Prenez  l'estole  a  vostre  col.  » 
Dist  li  prostrés  :  «  Tu  es  tout  fol. 
Qui  or  me  veus  la  fors  mener; 
Nus  piez  sui,  n'i  porroie  aler.  » 
Et  cil  li  respont  sanz  délai  : 

90  «  Si  ferez,  je  vous  porterai.  » 
Li  prostrés  a  pri.se  l'estole. 
Si  monte  sanz  plus  de  parole 
Au  col  celui,  et  il  s'en  va 
La  voie.  Si  comme  il  vint  la 

95  Qu'il  voloit  aler  plus  briéfment. 
Par  le  sentier  tout  droit  desceut, 
La  ou  cil  descendu  estoient. 
Qui  lor  viande  porchaçoient. 
Cil  qui  les  chois  aloit  coillant 
l<Xl  Le  provoire  vit  l)lanchoiant  ; 

Guida  que  ce  fust  son  compaing 
Qui  aportast  aucun  gaaing. 
Se  li  demanda  par  grant  joie  : 
«  Aportes  tu  rions?—  Par  foi,  oie,» 
105  Fait  cil  qui  cuida  gue  ce  fust 
Ses  pères  qui  parle  eûst. 
«  Or  tost,  »  dist  il,  «  gète  le  jus  : 
Mes  coutiaus  est  ])ien  esmolus. 
Je  le  fis  iér  moudre  a  la  forge  ; 


49.  Cil  dit  bei\-uel,  celui  qui  était  dans  l'étable. 

52-3.  .\et  •=  ne  le.  Le  fait  pléonasme  avec  celui. 

59.  Ce  dist.  Voy.  vi^,  13,  note. 

(>5-(J.  Tort,  tourne  :  mis  pour  tome,  à  cause  de  la  rime.  L'o  provenant  de  ô,  û  latin 
étant  fermé,  c'est-à-dire  prononcé  entre  o  et  on,  aujourd'hui  on,  tort,  qui  rime  avec  cor^ 
se  distingue  nettement  de  tort  substantif,  qui  rime  avec  mort  {<>  entravé). 

OU.  Merveille,  chose  étonnante;  mais  au  v.  70,  «  étonuement  ». 

75.  PresCre.  Voy.  101,  note. 

78.  .S"  (=  se  =  sic),  particule  a  peu  près  explétive,  qui  représente  cejiendant  la  cir- 
constance exprimée  dans  la  proposition  précédente. 

loi.  Son  compaing ,  son  compaguon.  Cumpainz  se  trouve  déjà  dans  le  ms.  d'Oxford 
Au.  Roland  (cf.  V,  i,  1,  etc.),  mais  compaing,  forme  étymologique,  doit  être  plus  ancien. 
Du  reste,  il  y  a  eu  de  bonne  heure  anarchie  dans  la  déclinaison  des  noms  à  accent  mo- 
bile, qui  ont  donné  pour  la  plupart  deux  formes  ayant,  chacune  leurs  deux  cas.  Cf.  pro- 
voire ei  prestre,  stter  et  seror,  compaing  et  compagnon,  etc.  Il  faut  admettre  que  le  pré- 
dicat a  été  mis  au  cas  régime  (ce  dont  on  a  de  nombreux  exemples),  et  que  compaing 
est  ici  le  cas  obliqne  de  compainz.  Cf.  vib,  334. 


164 


CHRESTOMATHIE   DE   L'ANCIEN   FRANÇAIS 


110  .Ta  avra  copoo  la  gorge.  » 

Et  (luaut  li  prostrés  l'entendi, 
Bion  cuida  c'on  l'eûst  trahi  : 
Du  Cul  celui  est  jus  saillis. 
Si  s'en  fuit  trostoz  csmaris  ; 

115  Mes  son  soupeliz  ahocha 
A  .j.  pcl,  si  qu'il  remést  la, 
Qu'il  n'i  osa  pas  tant  ester 
Qu'il  le  peûst  du  pél  ester. 
Et  cil  qui  les  chois  ot  collis 

1*20  Ne  fu  mie  mains  esbaliis 

Que  cil  qui  por  lui  s'en  fuioit  : 
Si  ne  savoit  que  il  avoit. 
Et  ne  porquant  si  va  il  prendre 
Le  blanc  que  il  vit  au  pel  pendre: 

125  Si  sent  que  c'est  uns  soupelis. 
A  tant  ses  frères  est  saillis 
Uu  hercil  atout  .j.  mouton. 
Si  apela  son  conipaignon. 
Qui  son  sac  avoit  plain  de  chois; 

loO  Bien  ont  andui  carchié  les  cols. 
Ne   vous   vueil   plus    lonc   conte 
[fère  : 
Andui  se  sont  mis  el  repère 
Vers  lor  ostél,  qui  lor  fu  prest. 
Lors  a  cil  moustré  son  conquest. 


13Ô  Qu'ot  gaaignié  le  soupelis; 
Si  ont  assez  gal)é  et  ris, 
Que  li  rires  lor  fu  renduz. 
Qui  devant  lor  fu  desfenduz. 

En   petit  d'eure  Dieus  lahcure, 
l'tO  Tels  rit  au  main  qui  au  soir  pleure. 
Et  tels  est  au  soir  corouciez 
Qui  au  main  est  joianz  et  liez. 
Explicit  d'Estula. 


II. 


D'un  vilain  riche  et  non  sachant. 
Qui  aloit  les  marchiez  cerchant, 
A  Arras,  Abeville,  aianz, 
M'est  venu  de  conter  talanz; 
5  S'en  dire,  s'oïr  me  volez  : 
]\Iout  doi  [ge]  bien  estre  escoutez. 
De  ce  di  ge,  que  fous  que  nices. 
Que  tiens  hom  n'est  pas  de  sens 
[riches 
Ou  l'en  cuide  moût  de  savoir, 
10  S'il  ert  povres  et  sanz  avoir. 
Que  l'en  tenroit  por  fol  prové. 


113.  Celui,  [de]  celui  (qui  le  portait). 

121.  Pur  lut,  à  cause  de  lui.  — 124.  Leblanc,  la  oliose  blanche. 

130.  Carchier,  picard  pour  charyier.  Notez  le  maiutieii  de  la  eliulntante  forte,  qui  or- 
dinairement se  ciiange  en  douce  ig  prononcé  dj),  et  cela  par  une  espèce  de  dissimila- 
tion,  car  circare  a  donné  en  ancien  français  cerchier  (aujourd'hui  chercher),  et  non  pas 
cergier. 

133.  F ti  prest  répond  exactement  au  latin  irrcsto  fuit.  Du  reste,  près  et  prest  (prêt) 
ont  été  de  bonne  heure  confondus. 

135.  Que,<:&r.  Cf.  137. 

139.  Proverbe  que  l'on  retrouve  un  peu  partout  au  moyen  âge.  Cf.  Leroux  de  Lincy,  i, 
17  et  Henry  Estienne,  qui  a  composé  sur  ce  proverbe  cinquante  épigrammes  (Premier 
livre  des  Proverbes  épigrammatisez ,  1594,  p.  3-24). 

II.  De  Brifaut,  t.  IV,  150-153  (ms.  de  Berne,  354,  f»  9  ro).  Cf.  VArcadia  di  Brenta,j>.  82, 
la  xv«  Serce  de  Guillaume  Bouchet  et  les  Contes  du  sieur  d'Ouville,  t.  II,  p.  479.  On 
trouve  i»ie  variante  de  ce  conte  dans  le  Patron  de  l'honnête  raillerie,  p.  14  et  dans  les 
Facétieuses  journées,  \}.'2G\.ein\\e  omItq  variante  dans  les  Nuits  parisiennes  et  dans 
les  Historiettes  ou  youvelles  en  vers  d'Imbert.  Voyez  aussi  Legra:ul  d'.\ussv  {Fabliaux 
ou  Contes  du  xif  et  du  xiiK  siècles,  III,  301-2,  édit!  de  1871),  qui  a  traduit  uhtïn  fableau 
en  l'abrégeant  un  peu. 

1.  D'un  vilain,  au  sujet  d'un  vilain  (dépend  de  conter). 

5.  Dire.  Faut-il  écrire  ainsi  et  admettre  que  la  1"  ]>ers.  du  sing.  du  futur  avait  déjà  la 
])rononciation  qu'elle  a  aujourd'hui  ?  On  pourrait  le  croire,  si  l'on  considère  que  le  ma- 
nuscrit ne  donne  que  très  rarement  è  pour  ai,  et  jamais  à  la  finale,  de  sorte  qu'il  faut 
lire  jilus  i)robablenient  dire  que  dire.  Cf.  40  et  voy.  xt.v,  note. 

7.  De  ce  di  ge..' que,  équivaut  a  ge  di  que.  —  Peut-être  vaudrait-il  mieux  rapporter  de 
ce  que  à  escoutez,  en  rempla<;ant  le  point  par  une  virgule,  et  faire  de  di  ge,  placé  entre 
deux  virgules,  une  proposition  indépendante.  —  Que  fous,  que  nices,  soit  fou,  soit 
niais  (avec  plus  ou  moins  de  raison). 

9.  Ou,  en  qui.  —  10.  S'il  ert,  s'il  était. 

10-11.  Inversion  bizarre.  La  place  naturelle  de  la  proposition  conditionnelle  serait 
après  le  relatif  que,  lequel  devrait  aussi,  pour  plus  de  clarté,  être  rattaché  par  une  iiar- 

cule  (et  ou  mais)  à  la  première  partie  de  la  jihrasc. 


FABLEAUX 


165  * 


Issi  avons  or  esprové 

Loii  voir  et  fait  devenir  faus. 

Li  vilains  avait  non  Brifau.s. 

lô  ..I.  jor  en  aloit  au  marchié; 
A  son  col  avoit  encliargié 
.X.  aixnes  de  niout  ])one  toille  : 
Par  devant  11  bat  a  l'ortoille. 
Et  par  deriers  li  traïnoit. 

20  ..!.  lérres  derrières  venoit, 

Qui  s'apensa  d'une  grant  guille  : 
..I.  fil  en  une  aguille  entille, 
La  toille  sozliéve  de  terre 
Et  inout  près  de  son  piz  la  serre  ; 

20  Si  l'aqueust  devant  a  sa  cote, 
Près  a  près  do  vilain  se  frote, 
Oni  enbatuz  s'ert  en  la  foie. 
Brifaus  eu  la  presse  se  fuule. 
Et  cil  l'a  bouté  et  sachié 

■>()  Ou'a  la  terre  l'a  trebuchié. 
Et  la  toile  li  est  cbaûe. 
Et  cil  l'a  tantost  receûe; 
Si  se  fièrt  entre  les  vilains. 
Quant  Brifaus  vit  vuides  .ses  nuiins, 

%  Dont  n'ot  en  lui  que  correcier  ; 
En  haut  commença  a  huchier  : 
«  Dieus!  ma  toille!  Je  l'ai  perdue. 
Dame  sainte  Marie,  aiiie  ! 
Qui  a  ma  toille?  qui  la  vit?  » 

40  Li  lérres  s'estut  .j.  petit. 

Qui  la  toille  avoit  sor  son  col  ; 
Au  retorner  lo  tint  pour  fol, 
Si  s'en  vient  devant  lui  ester. 
Puis  dist  :  «  Qu'as  tu  a  demander, 

40  Vilains?  —  Sire,  je  ai  bien  droit, 
Que  j'aporté  ci  orendroit 
Une  grant  toille;  or  l'ai  perdue. 
—  Se  l'eusses  ausi  cosue 
A  tes  dras  coni  je  ai  la  mole, 

50  Ne  l'eusses  gitiee  en  voie.  » 


Dont  s'en  vait,  et  lou  lait  a  tant. 
De  sa  toille  fist  son  c unnant  ; 
Car  cil  doit  bien  la  cho.se  perdre. 
Qui  foleinent  la  lèt  aerdre. 

ôo      A  tant  Brifaus  vient  en  nieson  ; 
Sa  fème  lou  met  a  raison. 
Si  li  demande  des  deniers  : 
«  Suer,  »   fait  il,   «  va  a  ces  gre- 
[niers. 
Si  liren  do  blé  et  si  lo  vent, 

60  Se  tu  viaus  avoir  de  l'argent. 
Car  certes  jo  n'en  aport  gote! 

—  Non  ?  »  fait  èle,  «  la  maie  goûte 
Te  puist  liui  cest  jor  acorer! 

—  Suer,  ce  me  doiz  tu  bien  orer, 
6.J  Et  faire  encor  honte  graignor. 

—  Ha  !  par  la  crois  au  Sauveor, 
Qu'est  donc  la  toille  devenue  ? 

—  Certes,  »  fait  il,  «je  l'ai  perdue. 

—  Si  com  tu  as  mençonge  dite, 
70  Te  preigne  maie  mort  souliite! 

Brifaut,  vos  l'avez  brifaudée. 
Car  fust  or  la  langue  eschaudèe 
Et  la  gorge,  par  ou  passèrent 
Li  morsel  qui  si  chiér  costérent  ! 
75  Bien  vos  devroit  en  dévorer. 

—  Suer,  si  me  puist  Morz  acorer. 
Et  si  me  doint  Dieus  maie  h<inte, 
Se  ce  n'est  voirs  que  je  vos  conte  !  » 

Maintenant  Morz  celui  acore; 
SO  Et  sa  feme  en  ot  pis  encore. 
Que  èle  eni-aja  tote  vive. 
Cil  fu  tost  mors,  mais  la  chetive 
Yescpii  a  dolor  et  a  l'aje. 
Ensi  plusor  par  lor  otrage 
85  Muèrent  a  dolor  et  a  honte. 

Tieus  est  la  fins  de  nostre  conte. 
Ci  fenit  de  Brifaut. 


•13.  Et  fait  decenif  faiis  (sous-entendu  l'avons),  et  nous  en  avons  fait  ressortir  la  faus- 
seté (nous  l'avons  rendu  faux  de  vrai  qu'il  semblait  être). 

18.  Bat  a  pour  sujet  la  toile.  —  Bat,  traïnoit.  Changement  de  temps  qui  n'est 
pas  rare. 

31.  ChaiXe  pour  cheiie.  L'a  antétonique  se  maintient  quelquefois,  surtout  devant  une 
liquide,  une  nasale  ou  une  voyelle  obscure  {ou,  t<).  Voy.  ii,  (j,  note. 

3.J.  Traduisez  :  «  ce  dont  il  n'avait  plus  le  droit  de  se  fâcher  (  puisque  c'était 
sa  faute)  ». 

40.  Aporté.  Voy.  5,  note. 

55.  En  meson  (pour  en  sa  m.),  chez  lui.  Cf.  XXXI,  ii,  55.  Pour  la  suppression  de  l'ar- 
ticle (ou  du  déterminatif)  devant  certains  mots,  voy.  Tobler,  ZeHschriflfiXr  rom.  Philo- 
logie, XIII,  194  sqq. 

00.  Viaus.  Forme  picarde  pour  veus  (vels). 

C9.  -Si  com,  aussi  sûrement  que.  La  tournure  optative  elliptique  ordinaire  (si  Dieus 
m'ait)  est  ici  complète.  De  même,  dans  la  variante,  des  vers  70-78,  si...  se  ce  n'est  voirs. 

72.  Fust  or  (optatif),  plût  à  Dieu  qu'elle  eût  été  alors  I  que  n'a-t-elle*été  alors  ? 


16G 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN    FRANÇAIS 


III 


POÉSIE  LYRIOUE  ET  PASTORALE 


XXX.  AUCASSIN  ET  NICOLETTE  ' 


Or  se  canle. 

Nicolete  o  le  vis  clér 
Fu  niont<''e  le  fossé  : 
Si  se  prent  a  dementor 
5  Et  Jhesuin  a  veclaiiier  : 
«  Pères,  roi  de  maïsté, 
()r  MO  sai  quel  part  aler; 


Se  je  vois  u  gaut  ramé, 
.Ta  me  menj^feront  li  lé, 

10  Li  Hou  et  li  senyler. 
Dont  il  i  a  jj^rant  plenté. 
Et  se  j'ateiit  le  jor  clér, 
Que  ou  me  puist  clii  trover, 
Li  fus  sera  aluuiés 

1")  Dont  uies  cors  iért  eml)rasés. 


■  Aucassin  und  yicoletc,  neii  nach  der  Handschrift  mit  Paradigmen  itnd  Glos:sar 
von  H.  Hiichier  (Paderburn,  1881,  2^  édit.,  p.  21-31).  —  Aucassin  et  Nicotelle,  chantefaJjle 
du  XII'  siècle,  traduite  jiar  Bida,  révision  du  texte  original  et  préface  par  Gaston  Paris 
(Paris,  Hachette,  1878,  p.  71-88).  —  Bartsch,  Chrestomathie  i ,  col.  285  sqq.  Cf.  G.  Paris, 
Romania,  viii,  281  scjq.  (Bartsch  =  li,  G.  Paris  = /-",  Suchier  =  S,  Tobler  =  T).  Nous 
suivons,  sauf  indication  contraire,  le  texte  de  M.  Sucliier,  et  nous  écrivons  avec  l'éditeur 
c  pour  représenter  le  son  k,  mais  nous  écrivons  toujours  s  sourde  par  s,  et  non  par  r  ; 
nous  notons  par  ch,  faute  do  caractères  spéciaux,  le  sou  tch,  que  l'éditeur  écrit  é.  Nous 
laissons  indécise  la  prononciation  de  e  =  e  long,  i  bref  latin,  dans  les  mots  à  désinence 
féminine,  quoique  ce  soit  probablement  un  e  fermé  dans  ce  texte.  —  La  chantefable 
d'-\ucassin  et  Nicolette,  écrite  en  dialecte  picard  vers  le  milieu  du  xh»  siècle,  est  un  dos 
joyaux  de  notre  vieille  littérature.  C'est  un  récit  mêlé  de  courts  morceaux  destinés  à 
être  chantés  et  écrits  en  vers  de  sept  syllabes  assonances,  dont  le  dernier,  de  quatre  syl- 
labes, est  à  rime  indéjiendante  et  se  repète  comme  un  refrain,  avec  de  légères  variantes, 
à  la  lin  de  chaque  couplet.  —  Garin,  comte  de  Beaucaire,  pour  contrarier  les  amours  de 
son  lils  Aucassin  avec  Nicolette,  l'a  enfermé  dans  une  tour.  Nicolette,  qu'on  avait  aussi 
enfermée  dans  une  chambre,  s'échappe  et,  après  un  entretien  avec  son  ami,  toujours 
prisonnier,  se  réfugie  dans  la  foret,  où  Aucassin  linit  i)ar  la  retrouver. 

1.  Traduisez:  «  Nicolette  au  teint  clair  »  (o  =  avec).  Voy.  ix,  19,  note. 

2.  Fu  montée  le  fossé,  avait  escaladé  le  fossé.  Remarquez  le  mélange  des  deux  con- 
structions :  monter  est  traité  à  la  fois  comme  un  verbe  neutre,  dont  il  prend  Tauxiliairo 
ordinaire,  et  comme  un  verbe  actif,  ])uisqu'il  a  un  régime  direct. 

4.  Construisez  :  si  prent  a  se  denienter,  alors  elle  se  met  à  gémir. 

(j.  Maïsté  (cf.  10).  La  contraction  de  te  en  i  est  un  trait  dialectal  (ordinairement 
mai'sté).  Majesté  haI  savant.  iJe  même  i  =  oi  dans  conissiés  40,  coiinissons  49,  etc. 

8.  Vois,  vais.  —  9.  Lé  pour  ieu  semble  du  à  la  rime.  La  chute  de  l'w  est,  en  effet, 
étrangère  au  dialecti;  picard.  Cf.  Diii,  10,  etc. 

14-1  j  On  me  brûlera  toute  vive. 


AUCASSIN   ET    NICOLETTE 


167 


Mais;,  par  Diu  de  maïsté, 
Kncor  aim  jou  inix  assés 
Oiie  me  menguoent  li  lé, 
Li  lion  et  li  sengier, 
20  Que  je  voisse  en  la  ehité. 
Je  n'irai  mie.  » 

Or  (lieni  cl  conte iH  et  fahloient. 

Nicolete  se  dementa  nioiit,,  si 
coni  vos  avés  oï;  ele  se  con- 

25  manda  a  Diu,  si  erra  tant  qu'ele 
vint  en  le  forest.  Ele  n'osa  mie 
parfont  entrer  por  les  hestes 
sauvaches  et  ^^orle  serpentine, 
si  se  ({uatist  en  un  espés  Iniis- 

30  son.  et  soumax  liprist  ;  si  s'en- 
(lormidus({u"au  demain  a  hau- 
te prime  quelii)ast(>relissirent 
de  la  vile  et  jetèrent  lorhestes 
entre  le  bos  et  la  rivière;  si  se 

35  traient  d'une  part  a  une  moût 
])èle  fontaine  qui  estoit  au  ciéf 
de  la  forest,  si  estendirentune 
cape,  se  missent  lor  pain  sus. 
Entreusqu'il  mengoient,  et  Ni- 

40  colete  s'esveille  au  cri  des  oi- 
siax  et  des  pastoriax,si  s'enbati 
sor  aus  :  «  Bel  enfant,  »  fait  ele, 
«  Damedix  vos  i  ait  !  —  Dix 


vosbenie  !  »  fait  li  uns  qui  plus 

45  fu  enparlés  des  autres.  — 
Bel  enfant,  »  fait  ele.  «  conis- 
siés  vos  Aucassin,  letilleconte 
Garin  de  Biaucaire?  —  Oïl, 
bien  le  counissons  nos.  —  Se 

50  Dix  vos  ait, bel  enfant,»  fait  ele, 
«  dites  li  qu'il  a  une  beste  en 
cheste  forest,  et  qu'il  le  viégne 
cachier,  et  s'il  l'i  puet  pren(lre, 
il  n'en  donroit  mie  un  menbre 

55  por  .c.  mars  d'or  ne  por  .v*".  ne 
por  nul  avoir.  «Et  chille  regar- 
dent, si  le  virent  si  bêle  qu'il 
en  furent  tôt  esmari.  «  Je  li  di- 
rai '?  ))fait  chil  qui  plus  fu  enpar- 

(30  lés  des  autres,  a  Dehnit  ait  ([ui 
ja  en  parlera  ne  qui  ja  li  dira! 
Gh'estfantosmes,  que  vos  dites; 
qu'il  n'a  siciére  beste  en  cheste 
forest,  ne  cherf  ne  lion  ne  sen- 

05  gler,  dont  uns  des  menbres 
vaille  plus  de  dex  deniers  u  de 
trois  au  plus,  et  vos  parlés  de 
si  grant  avoir!  Mal  dehait  qui 
vos  en  croit  ne  qui  ja  li  dira  ! 

70  Vos  estes  fée,  si  n'avons  cure 
de  vo  conpaignie,  mais  tenés 
vostre  voie. — Ha  !  })el  enfant,  » 
fait  ele.  «  si  fcrés  :  le  beste  a 


17.  Mix  assés,  beaucoup  mieux. 

18.  Mengucenl  =  mauduceiit.  Le  g  (prononcé  commet)  est  analogique  et  provient  des 
formes  accentuées  sur  la  désinence  :  manjons,  etc.  Cf.  mangue  xx,  Uô,  etc.,  et  voyez 
la  note. 

2(J.  Le,  article  féminin  picard  au  cas  régime.  Cf.  le,  pronom  féminin,  52.  57,  etc. 

27.  Parfont,  profondément. 

28.  Serpentine.  Nom  collectif  formé  du  plur.  neutre.  Cf.  sauvagine. 

30.  Souiiiax  (=  souïÊiaus),  sommeil.  Les  mots  dérivés  de  -icluni  -\-  s  donnent  en  picard 
-aus  (solaus,  etc.);  les  mots  dérivés  de  -ellum  et  -ilium  -f-  s  donnent  -iaus  (oisiaus,  etc.). 

33.  Jetèrent,  lâchèrent.  —  34.  Se  (=  lat.  sic),  et.  Cf.  38. 

38.  Missent  {ss  indiquent  la  prononciation  dure  (cf.  voisse  20)  =  misent  ==  mis(r)ent 
=  miserunt. 

39-40  (cf.  133).  Entreusqu'il  mangoient,  et  Nicolete.  Anacoluthe.  La  proposition  princi- 
pale est  coordonnée  à  la  proposition  circonstancielle  qui  eu  dépend.  Voy.  xxv,  122,  note. 

43.  AU  =  '  aHu)tet  =  '  adjùtet,  comme  aiut  =  '  aiùlet  =  adjûtet.  Cf.  191  et  317.  — 
/  (durèrent  de  19ij  et  199),  adverbe,  semble  à  peu  près  explétif. 

44.  Bénie,  contraction  de  beneîe,  forme  étymologique.  Bénisse,  contraction  de  bencisse. 
est  une  forme  analogique  empruntée  aux  verbes  en  ir  inchoatifs.  Cf.  192  et  318. 

51.  Il  a,  il  y  a.  — 50.  Avoir,  richesse.  Cf.  08. 

58.  Je  li  dirai  =je  le  li.Cî.  01,  etc..  et  voy.  xxiv,  211,  note. 

02.  Construisez  :  ce  que  vos  dites  est  fantasmes.  —  03.  Qu'  (=  que),  car. 

(J8.  Mal  dehait.  Sous-entendez  ait.  Cf.  198. 

73.  Si,  ainsi. 


lOS 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


tt''l  méchine  que  Aucassins  oit 

75  garis  de  son  mehaing,  et  j'ai 

clii  eliinq  sous  en  nie  Ijorse  ; 

tenés,  seli  dites. Etdetlens.iij. 

jors  li  covient  cachier,  et  se  il 

dens  trois  jors  ne  le  trove,  ja 

80  mais  n'iért  garis  de  son  nie- 

liaig.    —    Par    toi,    »    fait  il, 

«  les  deniers  prenderons  nos, 

t't  s'il  vient  ici,  nos  li  dirons, 

mais  nos  ne  Tirons  ja  querre. 

.S.J  —  De  ])ar  Diu,  »  fait  elo.  Lors 

l)rent  congié  as  pastoriaus,  si 

s'en  va. 

Or  se  r-anle. 

Nicolete  o  le  clér  vis 
!M)  Des  pastoriaus  se  parti. 
Si  aeoilli  son  cemin 
Très  par  mi  le  gant  foilli. 
Tout  un  vies  sentier  anti, 
Tant  ([u'a  une  voie  vint 
95  U„aforkent  set  cemin 
Qui  s'en  vont  par  le  i)aïs. 
A  pori)enser  or  se  prist 
Qu'esprovera  son  ami, 
Se  l'aime  si  com  il  dist. 

-KM)  Kle  prist  des  Hors  de  lis 
Et  de  Terbe  du  garris 
Et  de  le  foille  auti-esi. 
Une  hèle  loge  en  list. 
Ainques  tant  gente  ne  vi! 

10.")  Jure  Diu  qui  ne  menti. 
Se  par  la  vient  Aucassins 
Et  il  por  l'amor  de  li 
Ne  SI  repose  un  petit. 


•Ta  ne  sera  ses  amis, 
iiO      N'ele  s'îimie. 

Or  (lient  et  content  et  fahloient. 

Nicolete  eut  fait  le  loge,  si  com 
vos  avés  oï  et  entendu,  mont 
bêle  et  mont  gente,  sirot])ien 

115  forr(''e<le]iorsetdedensdellors 
et  de  foilles  :  si  se  re]»ost  delés 
le  loge  en  un  espés  ])uison  i)or 
savoir  que  Aucassins  feroit.  Et 
li  cris  et  li  noise  ala  par  tote  le 

120  tère  et  jjar  tôt  le  pais  que  Nico- 
lete estoit  perdue.  Li  auquant 
dient  qu'ele  en  estoit  fuie,  et  li 
autredieutque  li  ([uensGarins 
l'a  faite  mordrir.  Qui  ([u'en  efist 

1"25  joie,  Aucassins  n'en  fu  mie  liés. 
Et  li  (juens  (îarins  ses  ])éres  le 
list  mettre  Iiors  de  prison  ;  si 
manda  lescevaliersdele  tère  et 
les  damoisèles,  si  list  faire  une 

130  mot  rice  feste,  por  chou  (ju'il 
cuida  Aucassin  son  lil  confor- 
ter. Quoi  que  li  feste  estoit  plus 
plaine,  et  Aucassins  fu  apoiiès 
a  unepuie  tosdolans  et  tos  sou- 

l^î")  pies. Qui  quedemenastjoie, Au- 
cassins n'en  ot  talent,  ([u'il  n'i 
vëoit  rien  de  chou  qu'il  amoit. 
Uns  cevaliers  le  regarda,  si 
vint  a  lui,  si  l'apela  :  «  Aucas- 

l'iO  sins,  ))  fait  il,  «  d'aussi  fait  mal 
con  vos  avés  ai  je  esté  malades. 
Ja  vos  donrai  bon  consel,  se 
vos  me  volés  croire.  —  Sire,  « 


77   .Se  li  dites,  et  dites-le  lui.  —  Dens.  Il  faut  iiout-ètre  corriger  [de]dens.  V.  iv,  88,  n. 

80.  Mehaig.  Cf.  vi;/  .3.30,  tieg  xx,  21,  et  relig  xx,  109.  Z^  pour  ing  et  ieg  pour  ieng  sem- 
blent indiquer  un  afi'aiblissement  dans  la  mouillure  de  l'n. 

8.5.  l)e  par  Diu.   Sous-ent.  «  je  vous  en  prie  ».  —  M.  Si,  et. 

93.  Vies  =  vêtus.  Forme  unique  pour  le  cas  sujet  et  le  cas  rôgime  à  tous  les  genres, 
par  analogie  avec  le  neutre. 

98.  Que,  conjonction.  —  Qu'esprovera  son  ami  se  l'aime.  Voy.  xxviii,  41,  note. 

10-j.  Traduisez  :  «jure  par  le  nom  de  Dieu,  qui  jamais  ue  mentit  ».  Devant  ce  qui  suit, 
sons-entendez  que. 

107.  Kt  il,  et  [s'Jil.  —  De  li,  d'elle. 

lis.  Que,  quelle  chose  (ce  que)  :  interrogation  indirecte. 

V-'ii.  Quoi  que,  au  moment  où.  —  133.  Et  Aucassins.  Voy.  .39-40,  note. 

loO.  Que,  car. 

HO.  Aussi  fait,  tel.  Cf.  si  fait  xiv,  TA,  si  failement  xxx,  291,  etc. 


AUCASSIN   ET   NICOLETTE 


169 


fait  Aucassins,  grans  merchi^;  ! 

115  Bon  con^^el  aroie  je  cier.  — 
]\lontés  SOI'  lin  ceval,  »  fait  il, 
«  s'alés  selonc  eliele  forest  es- 
banoiier  :  si  verres  ches  Hors  et 
ches  herbes,  s'orivs  elles  oisel- 

150  Ions  canter.  Par  aventure  orrés 
tel  parole  dont  inix  vos  iért.  — 
Sire,  »  fait  Aiicassins,  «  grans 
merchis  !  Si  ferai  jou.  »  Il  s'en- 
hle  de  la  sale,  s'avale  les  de- 

155  grés,  si  vient  en  l'estable  ou 
ses  cevaus  estoit.  Il  fait  mètre 
le  sèle  et  le  frain,  il  met  pié  en 
estrier,  si  monte  et  ist  del  cas- 
tel  ;  et  erra  tant  qu'il  vint  a  le 

IGO  forest,  et  cevauoa  tant  qu'il 
vint  a  le  fontaine  et  trove  les 
jiastoriax  au  point  de  none; 
s'avoient  une  cape  estenduesor 
l'erbe,  si  mangoient  lor  pain 

1G5  et  faisoient  moût  très  grant 
joie. 

Or  se  canle. 

Or  s'asanlent  pastourét, 

Esmerés  et  Martinés, 
170  Fruelins  et  Johanés, 

Robeçons  et  Auluïés. 

Li  uns  dist:  «  Bel  conpaignét, 

Dix  ait  Aucasinét, 

Voire  a  foi!  le  bel  vallét, 
175  Et  le  mescine  au  cors  net 

Qui  avoit  le  poil  blondét, 

Clér  le  vis  et  l'oeul  vairét, 

Ki  nos  dona  denerés 


Dont  acatrons  gastelés, 
180  Gaines  et  coutelés, 
Flaûstèles  et  cornés, 
Machûéles  et  pipés. 
Dix  le  garisse  !  » 

Or  client  et  content  et  fabloient 

185  QuantAiicassinsoïlespasto- 
riax,  si  li  sovint  de  Nicolete,  se 
très  douce  amie  qu'il  tant 
amoit,etsi se  pensa  qu'ele  avoit 
la  esté,  et  il  hurte  le  ceval  des 

190  espérons,  si  vint  as  pastoriax  : 
«  Bel  enfant,  Dix  vosi  ait!  — 
Dix  vos  bénie  !  »  fait  chil  qui 
fil  plus  enparlés  des  autres. 
—  Bel  enfant  »  fait  il,  «  re- 

195  dites  le  canchon  que  vos  disïés 
ore  !  —  Nous  n'i  dirons,  »  fait 
chil  qui  plus  fu  enparlés  des 
autres.  «  Dehait  ore  qui  por 
vous  i  cantera,  Inax  sire  !  —  Bel 

500  enfant.  »  fait  Aucassins,  «  enne 
me  conissiés  vos  ?  —  Oïl,  nos 
savons  bien  que  vos  estes  Au- 
cassins nos  damoisiax,  mais 
nos  ne  somes  mie  a  vos,  ains 

205  somes  au  conte  —  Bel  en- 
fant, si  ferés,  je  vos  en  pri.  — 
Os  ?  por  le  cuer  Bé  ?  »  fait  chil, 
«  por  coi  canteroie  je  por  vos, 
s'il  ne  me  sëoit  !  quant  il  n'a  si 

210  riee  home  en  chest  païs,  sans  le 
cors  le  conte  Garin,  s'il  trovoit 
mes  bues  ne  mes  vaces  ne  mes 
bre])is  en  ses  prés  n'en  sen  for- 


145.  Aroie  je  cier,  je  ferais  grand  cas. 

148-9.  Ches  a  ici  un  sens  voisin  de  celui  de  l'article,  ce  qui  ne  se  trouve  que  dans  cer- 
tains textes.  Voyez  Constans,  Légende  d'Œdipe,  Appendice,  p.  lu. 

149.  S'  (=  se  =  sic),  et.  Cf.  I;j4,  s'avale,  et  descend. 

179.  Acatrons  =  acaterons,  picard  pour  achaterons.  Voy.  Yi<i,  88,  note. 

i'M.  Dix  vos  i  ait.  Voy.  43,  note. 

191).  ^Yoî(S  n'i  dirons.  Ily)  est  ici,  comme  dans  certains  patois  (le  lyonnais,  par  exem- 
ple) l'équivalent  du  pronom  personnel  neutre,  non  au  datif,  mais  a  l'accusatif  (cf.  199). 

207.  Os?  por  le  cuer  Bé  !  (cf.  340),  littt  :  «  tu  m'entends  ?  par  le  cœur  de  Dieu  !  »  —  Bé  = 
iie  constitue  une  atténuation  du  juron,  comme  bleu  dans  venlrebleu,  etc.  Os  est  un  indi- 
catif qui  a  à  peu  près  la  valeur  d'un  impératif.  Cf.  Saint  Ale.cis,  14a  :  Oz  mei,  pulcële,  etc. 

210.  Sans  le  cors  le  conte,  à  l'exception  du  comte.  Voy.  iv,  (j(j,  note. 

212-3.  JS'e,  ou.  Emploi  fréquent  dans  les  j)ropositions  conditionnelles,  interrogatives  ou 
indéterminées.  Cf.  iv,  117,  etc. 


170 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


ment,  qu'il  fiist  mie  tant  liardis 

2iô  por  les  ex  a  crever  (ju'il  les  en 
ossast  cachier.  Et  por  quoi  cau- 
teroie  je  por  vos,  s'il  ne  me 
sëoit?  —  Se  Dix  vos  ait,  liel 
enfant,  si  ferés  !  Et  tenés  .x. 

S'^O  sous  (}uej'aiclii  en  me  borse. 
—  Sire,  les  deniers  pondé- 
rons nos,  mais  je  ne  vos  vante- 
rai mie,  car  j'en  ai  jun"'.  Mais 
je  le  vos  conterai,  se  vos  volés, 

:225  —  De  parDiu!»  fait  Aucas- 
sins,  «  encor  aim  je  mix  conter 
que  nïent.  —  Sire,  nos  estiiens 
orainschi  entre  |)i"inic  et  tier- 
ce, si  mangïens  no  pain  a  ches- 

230  te  fontaine,  ausi  eon  nos  fai- 
sons ore:etunepuclièle  vint  clii 
li  plus  bêle  riens  du  monde,  si 
que  nos  (piidames  que  clie  fust 
une  fée,  et  que  tos  chis  Ijos  en 

235  esclarclii.  Si  nos  doua  tant  del 
sien  que  nos  li  eiimes  en  co- 
vent,  se  vos  venïés  ci,  nos  vos 
desisiens  que  vos  alissiés  ca- 
cliier  en  clieste  forest,  qu'il  i  a 

240  une  beste  que,  se  vos  le  poïiés 
prendre,  vos  n'en  donriiés  mie 
un  des  menbres  por  .v^".  mars 
d'argent  ne  j)or  nul  avoir;  car 
li  beste  a  tel  mecliine  que, se  vos 

2'i5  le  poés ]»rendre,  vos serésgaris 
de  vo  mehaig,  et  dedens  .iij. 
jors  le  vos  covien  avoir  prisse, 
et  se  vos  ne  l'avés  prise,  jamais 
neleverrés.Orlecacliiés.sevos 

2ijO  volés  ;  et  se  vos  volés,  si  le  lais- 
siés,  car  je  m'en  sui  bien  acuités 
versli.  —  Bel  enfant,  »  faitAu- 


cassins,  «  assés  en  avés  dit,  et 
Dix  le  me  laist  trover  1  » 

"255  Or  se  canle. 

Aucassins  oï  les  mos 
De  s'amie  o  le  gentcors. 
Moût  li  entrèrent  el  cors  : 
Des  pastoriax  se  part  tost, 

;2G0  Si  entra  el  parfont  bos. 
Jji  destriers  li  anble  tost, 
Bien  l'en  porte  les  galos. 
Or  parla,  s'a  dit  trois  mos  : 
«  Nicolcte  0  le  gent  cors, 

205  Por  vos  sui  venus  en  bos. 
Je  ne  cacli  ne  clierf  ne  porc, 
]VIais  por  vos  siu  les  fesclos  : 
Vo  vair  oeil  et  vos  gens  cors, 
Vos  biax  ris  et  vos  dox  mos 

270  Ont  men  cuer  navré  a  mort. 
Se  Diu  plaist  le  père  fort, 
Je  vous  rêverai  encor. 
Suer,  douce  amie!  » 

Or  dient  el  content  et  fahloient. 

275  Aucassins  ala  par  le  forest  de 
voie  en  voie,  et  li  destriers  l'en 
porta  grant  aleiire.  Nequidiés 
mie  que  les  roncbes  elles  espines 
l'esparnaissent  :  nenil  nient  ! 

280  ains  li  desronpentses  dras  qu'a 
])ainnes  peûst  on  nouer  desus 
el  plus  entier,  et  (jue  li  sans  li 
issi  des  bras  et  des  costés  et  des 
ganl)es  en  .xl.  liusu  en  .xxx., 

285  ([u'ajjrès  le  valletpeiiston  suïr 
le  trache  du  sanc  (|ui  caoit  sor 
l'erljc.  Mais  il  pensa  tant  a  Ni- 


1 


2!i.  Qu'il.  On  dirait  aujourd'hui  qui.  Voy.  viti,  GO-1,  note. 

215.  Por  les  ex  a  crever,  quand  on  devrait  lui  crever  les  yeux. 

224.  Conterai.  Jeu  de  mots  naïf. 

227.  K.stiiens.  Forme  primitive  étymologique  de  l 'imparfait  dan.s  les  'ï'"  et  4»  conju- 
gaisons latines,  d'où  elle  a  f)assé  à  la  2c  et  a  la  3».  On  écrit  plus  communément  estiens. 

237.  Xos  vos  desisiens.  Sous-cnt.  que  après  en  covenl.  —  23!).  Qiie,  car. 

240-1.  Que...  en.  Anacoluthe  :  construction  seule  usitée  dans  la  plupart  des  patois 
du  Midi. 

2.52.  Vers  li,  à  son  égard  (à  l'égard  de  Nicolettc). 

2.')3.  Kl  Di.c  le  me  laist  trover,  et  jjuissc  Dieu  me  la  laisser  trouver  t 

2G1.  Li,  a.  lui  :  datif  de  possession. 

277.  Grant  aleiire,  à  grande  allure. 


AUCAS8IN   ET   XIC.OLETTE 


171 


cok'to,  sa  douce  amie,  qu'il  ne 
sentoit  ne  mal  ne  dolor,  et  ala 

290  tote  jor  parmi  le  forest  si  f-aite- 
ment  que  onques  n'oï  novèles 
de  li.  Et  quant  il  vit  que  li  ves- 
pres  api'ochoit,  si  eomeneha  a 
plorer  por  chou  qu'il  ne  le  tro- 

295  voit.  Tote  une  vies  voie  her- 
beuse cevaucoit.  11  esgarda 
devant  lui  enmi  le  voie,  si  vit 
un  vallet  tel  cou  je  vos  dirai. 
Gransestoitetmervellexetlais 

?>(X)  et  hidex.  11  avoit  une  grande 
hure  plus  noire  q'une  carijou- 
clée,  et  avoit  plus  de  planne 
paume  entre  deus  ex,  et  avoit 
unes  grandes  joes  et  un  gran- 

30.")  disme  nés  plat,  et  unes  granz 
narines  lées  et  unes  grosses 
lèvres  plus  rouges  d'une  car- 
bounée,  et  uns  grans  dens  gau- 
nes  et  lais,  et  estoit  cauchiés 

310  d'uns  housiax  et  d'uns  sollers 
de  buef  frétés  de  tille  dusque 
deseure  le  genol,  et  estoit  afu- 
lés  d'une  cape  a.  ij.  envers,  si 
estoit  apoiiés  sor  une  grande 

315  machue.Aucassinss'enbatisor 
lui,  s'eut  grant  paorquantille 
sor  vit  :  «  Biax  frère,  Dix  t'i  ait  ! 

—  Dix  vos  bénie!  »  fait  cliil. 

—  «  Se  Dix  fait,  que  fais  tu 


3:20  ilec?  —  A  vos  que  monte?  » 
fait  chil.  —  «  Nient,  »  fait  Au- 
casssins,  «je  nel vos  déniant  se 
por  bien  non.  —  Mais  por  quoi 
plourés  vos,  »   fait  chil,  «  et 

325  faites  si  fait  duel?  Chertés,  se 
j'estoie  ausi  rices  hom  que  vos 
estes,  tos  li  nions  ne  me  feroit 
mie  plorer.  —  Ba  !  nie  connis- 
siés  vos  ?  »  fait  Aucassins.  — 

'330  a  O  je,  je  sai  bien  que  vos  estes 
Aucassins  li  tix  le  conte,  et  se 
vos  me  dites  por  quoi  vos  plo- 
rés,  je  vos  dirai  que  je  facli  chi. 
—  Chertés,»  fait  Aucassins,  «je 

335  le  vos  dirai  moutvolentiers..le 
vighui  matin  cachierencheste 
forest;  s'avoie  unblanc  lévrier, 
le  plus  liel  del  siècle,  si  l'ai 
perdu  ;  por  che  pleur  jou.  — 

340  Os  ?  »  fait  chil,  «  por  le  cuer 
que  chil  sires  eutensen  ventre, 
que  vos  plorastes  por  un  cien 
puant!  Mal  déliait  ait  qui  j a 
mais  vos  prisera,  quant  il  n'a 

345  si  rice  home  en  cheste  terre,  se 
vos  pères  l'en  mandoit  .x.  u 
.XV.  u.xx.,  qu'il nelesenvoiast 
trop  volentiers,  et  s'en  esteroit 
trop  liés.  Mais  jedoi  plorer  et 

350  (loi  faire.  —  Et  tu  de  quoi, 
frère?  —  Sire,  je  le  vous  dirai. 


290.  Si  faitement  que  (litt' :  «de  telle  sorte  que»).  Cette  locution  est  employée  ici  d'une 
façon  un  i^ea  insolite.  Ordinairement  elle  indique  un  but  atteint  :  ici  le  "résultat  des 
eflbrts  est  négatif.  Voy.  140,  note. 

2'J9.  Et  iïiervellex.  L'adjectif  coordonné  pour  l'adverbe,  ce  dont  il  y  a  des  exemples. 
Traduisez  :  «  et  étonnamment  laid  et  hideux  ». 

302.  Plus  de  planne  pcmme,  un  intervalle  plus  large  que  la  main. 

303.  Entre  deiis  ex.  Voy.  xii,  99,  note. 

30S.  De/U  est- toujours  masculin,  comme  en  latin,  dans  le  haut  moyen  âge.  On  ne 
trouve  le  féminin  qu'au  xr\e  siècle,  et  encore  isolément.  Il  est  sans  doute  venu  du  désir 
de  distinguer  ce  mot  de  liant,  seigneur. 

313.  A  .ij.  envers,  qui  n'avait  pas  d'envers  (qui  avait  la  laine  ou  le  jioil  des 
deux  côtés). 

31/.  Dix  fi  ail.  Voy.  43,  note. 

322.  Trad.:  «  Je  ne  vous  le  demande  que  dans  une  bonne  intention». 

340.  Os.?  Voy.  207,  note. 

341.  Chil  sires.  Notre  Seigneur,  Dieu. Le  juron  est  ici  plus  accentué  qu'à  la  ligne  207. 
Pour  chil,  voy.  148-9,  note. 

342.  Que,  etc.,  peut-il  se  faire  que  vous  ayez  pleuré  ? 

340.  L'  (=  li,  lui)  en  mandoit  .ce,  lui  eu  demandait  (lill^  :  lui  en  onvovait 
prendre)  dix. 


17-2 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


J'estoie  liués  a  un  rice  vi- 
lain, si  caclioie  se  (.-arue,  .iiij. 
bues  i  avoit.  Or  a  .iij.  jors  qu'il 

355  m'avint  une  grande  nialaven- 
ture.  quojepordi  le  niellor  de 
mes  bues,  Roget,  le  nieller  de 
me  carue;  si  le  vois  querant, 
si  ne  mengai  ne  ne  ])uc  .iij. 

300  jors  a  passés,  si  n'os  aler  a  le 
vile.c'on  me  niotroit  en  prison, 
que  je  ne  l'ai  de  quoi  saure.  De 
tôt  l'avoir  du  monde  n'ai  je 
plus  vaillant  que  vos  veés  sor 

3(>5  le  cors  de  ini.  Une  lasse  mère 
avoie,  si  n'avoit  plus  vaillant 
que  une  keutisèle,  si  li  a  on 
sacie  de  dessous  le  dos,  si  gista 
pur  l'estrain.  Si   m'en   1^0^*^*" 

3'/0  a.ssés  plus  que  de  mi  :  car 
avoirs  va  et  vient;  se  j'ai  or 
perdu,  je  gaaignerai  une  autre 
fois,  si  sorrai  mon  buef  quant 
je  porrai,  ne  ja  por  chou  non 

375  plouerai.  Et  vos  plorastes  por 
un  cien  de  longaigne  !  Mal 
dehait  ait  qui  ja  mais  vos  i)ri- 
sera  !  —  Chertés,  tu  es  de 
l)on  confort,  biax  frère,  que 

380  benois  soies  tu!  et  que  valoit 
tes  bues?  —  Sire,  .xx.  sous 
m'en  demande  on  ;  je  n'en  puis 
mie  abatre  une  seule  maaille. 
—  Or  tien,  »  fait  Aucassins, 

3.S5  .XX.  [sous]  que  j'ai  chi  en  me 
borse,  si  sol  ten  buef.  —  Sire,  » 
fait  il,  «  grans  merchis  !  Et 
Dix  vos  laist  trover  che  que 
vos  querés  !  »  Il  se  part  de  lui. 

390  Aucassins  si  cevaucc.  La  nuis 


fu  bêle  et  quoic,  et  il  erra  tant 
qu'il  vin[t  près  de  la  u  li  set 
ceniin  aforkent],  si  [vit  devant 
soi  le  loge,  que  vos  savés  qiie] 

395  Nicolete  [avoit  faite;  et  le  loge 
estoit  forrèe]  defors  et  dedens 
et  par  deseure  et  devant  de 
llors,  et  estoit 'si  bêle  que  plus 
ne  pooit  estre.  Quant  Aucas- 

400  sins  le  percliut,  si  s'aresta  tôt  a 
un  fais,  et  li  rais  de  le  lune  fe- 
roit  eus:  «  E  Dix!  »  fait  Aucas- 
sins, «chi  fu  Nicolete,  me  douce 
amie,  et  che  list  ele  a  ses  bèlcs 

105  mains.  Por  le  <loucliourde  li  et 
pors'amormedessendraijeore 
clii  et  m'i  reposerai  anuitmais.» 
Il  luist  le  pié  fors  de  Testrier 
por  dessendre,  et  li  cevaus  fu 

'ilO  grans  et  haus.  Il  pensa  tant  a 
Nicolete,  se  très  douce  amie, 
qu'il  caï  si  durement  sor  une 
pière  que  l'espaulleli  vola  hors 
<lu  liu.  Il  se  senti  nioutblochié, 

'il5  mais  il  s'eiforcha  tout  au  mix 
qu'il  peut  et  ataca  son  ceval  a 
l'autre  main  a  une  espine;  si 
se  torna  sor  costè,  tant  qu'il 
vint  tos  souvins  en  le  loge.  Et 

'i-20  il  garda  parmi  un  trau  de  le 
loge,  si  vit  les  estoiles  el  chiel, 
s'en  i  vit  une  plus  clère  des 
autres,  si  commencha  a  dire  : 

Or  se  ccmte 

425  «  Estoilete,  je  te  vol, 
Que  la  lune  trait  a  .soi. 
Nicolete  est  avoue  toi, 


3.")2.  Liués.  Forme  analotfique  de  loer,  je  lieue  (pioanl  Une),  je  loue  (cf.joer,  je  r/ii'ue, 
giue).  C'est  le  radical  des  formes  accentuées  sur  la  désinence  ((ue  l'on  rencontre  le  plus 
souvent  et  c'est  celui  qui  a  prévalu. 

2â'-i.  Si  cachoie,  et  jepoussais,  je  conduisais. 

3.J9.  liuc  (c'est  ainsi  qu'il  faut  écrire,  voy.  xvui,  20,  note).  Picard  pour  bui  (=  *  biljui). 

3m.  C  (=  gue),  car  (cf.  302). 

3(i2.  Le  dépend  de  satire.  Saure.  picard  pour  soure.  Cf.  trau  420  et  vaut  iôS. 

304.  Vaillant.  Cf.  306  et  vu,  141  et  voy.  via,  110,  note. 

3(w.  Mi  (cf.  370,  etc.),  picard  pour  mëi  {moi).  —  307.  Li  =  la  li.  Voy.  xxiv,  211,  note. 

373.  Sorrai  =  solrai  =  solvere-habeo. 

407.  Anuit  mais,  le  reste  de  la  nuit. 

420.  Que  représente  estoilele. 


GAGE    BRULE 


173 


M'amiete  o  le  hlont  poil. 

Je  ([uid,  Dix  le  veut  avoir 
430  Por  la  lu[miér]e  de  s[oir, 

Que  par  li  plus  clére  soit. 

Nicolete,  or  ne  te  voi. 

Pleiist  or  au  sovrain  roi,] 

Que  que  lust  du  recaoir, 
'iSô  Que  fuisse  lassus  o  toi! 

Ja  te  bai.seroie  estroit. 

Se  j'estoie  fix  a  roi, 

S'atferriés  vos  bien  a  moi, 
Suer,  douche  amie.  » 

410  Or  client  et  content  eu  fabloicnt. 

Qua  lit  Nicole  te  oï  Aucassin,  ele 
vint  a  lui,  car  ele  n'estoit  mie 
lonc.  Ele  entra  en  la  loge,  sili 
jeta  ses  bras  au  col,  si  le  baisa 


145  et  acola.  «  Biaus  doux  amis, 
bien  soiiés  vos  trovés.  —  Et 
vos,  bêle  douce  amie,  soies  li 
bien  trovée.  »  lls'entrebaissent 
et  acolent,  si  fu  la  joie  bêle. 

450  «  Ha  !  douce  amie  !  »  fait  Au- 
cassins,  «  j'estoie  ore  moutble- 
chiés  en  m'espauUe,  et  or  ne 
sench  ne  mal  ne  dolor  pui  que 
je  vos  ai.  »  Ele  le  portaSta  et 

4.55  trova  qu'il  avoit  l'espaulle  hors 
du  liu.  Ele  le  mania  tant  a 
ses  blances  mains  et  porsaca, 
si  cou  Dix  le  vaut,  qui  les 
amans  ainme,  qu'ele  revint  a 

4G0  liu.  Et  puis  si  prist  des  flors  et 
de  l'erbe  fresce  et  des  fuelles 
verdes,  si  le  loia  sus  au  pan  de 
sa  cemisse,  et  il  fu  tox  garis. 


XXXI.  CHANSONNIERS  CHAMPENOIS 


I.    GAGE   BRULE 


Chanson  amoureuse 


I.  Les  oiselès  de  mon  pais 
Ai  ois  en  Bretaigne. 
A  lor(s)  chans  m'est  il  bien  avis 
Qu'en  la  douce  Ghampaigne 


Les  oï  jadis. 

Se  g'i  ai  mespris, 
Il  m'ont  en  si  dou(l)s  penser  mis 
Qu'a  chanson  faire  m'en  sui  pris. 


431.  Que,  afin  que.  —  434.  Traduisez  :  «  quand  je  devrais  retomber  sur  terre  ». 
447.  Li,  article  picard,  .sujet  féminin  singulier. 
450.  Le  =  la  (l'épaule).  —  462.  Au  =  a  le,  avec  le. 

"Les  Chansonniers  de  Champajne  aux  xif  et  xni«  siècles,  publiés  par  P.  Tarhé, 
Reims,  1850  (t.  IX  de  la  Collection  des  Poètes  de  Cliampar/ne  antérieurs  au  xvic  siècle). 
—  Pour  les  modifications  apportées  au  texte,  voir  les  Variantes.  —  Gace  Brûlé,  né  en 
Champagne,  probablement  à  Reims,  entre  1165  et  1175,  fit  partie  de  la  maison  de  Blan- 
che de  Navarre,  veuve  de  Thibaut  III,  comte  de  Champagne  et  de  Brie,  mort  en  1202,  qui 
fut  tutrice  du  roi  chansonnier,  Thibaut  IV.  Gace  fut,  semble-t-il,  le  maître  en  poésie,  ou 
le  collaborateur  de  Thibaut  :  on  iJcut  le  conclure  d'un  passage  des  Grandes  Chroniques 
de  St-Denis.  (La  reine  Blanche  de  Castille  avait  rudement  congédié  le  comte  à  cause  de 
ses  intrigues  avec  ses  ennemis)  :  «  Et  pour  ce  que,  »  dit  le  chroniqueur,  «  profondes 
pensées  engendrent  mélancolie,  ly  fu  il  loé  d'aucuns  sages  hommes  qu'il  s'estudiast  en 
Liaux  sons  de  vielle  et  en  doux  chants  delitables.  .Si  fist  entre  lui  et  Gace  Brûlé  les  plus 
belles  chançons  et  les  plus  delitables  et  mélodieuses  que  oncques  fussent  oies  en  chan- 
çon  ne  en  vielle.  »  Obligé  de  s'exiler,  sans  doute  par  suite  d'amours  indiscrètes  (Voy. 
notre  chanson),  il  trouva  asile  eu  Bretagne  auprès  de  GeoflVoy  II  (1I5S-1187),  deuxième  fils 
du  roi  d'Angleterre  Henri  II  et  de  Constance  de  Bretagne.  Il  devait  être  de  naissance  noble. 
car  les  manuscrits  lui  donnent  le  titre   de  monseigneur  ou  de  chevalier.  —   Sur  les 


174 


CHRESTOMA.ÏHIE   DE    L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Tant  que  jo  parataiRiio 
lu  Ce  qu'Ainors  m'a  longtompiH  pnv 

[inis. 

II.  En  longue  atente  me  sui  mis. 
Sens  ce  que  trop  m'en  plaigne, 
Ce  me  toit  le  jeu  et  le  ris, 
Que  nuls,  qu'Amors  desdaigne, 

lu      N'iért  ja  atentis. 

Mon  cuer,  (et)  mon  vis  truis 
Si  par  [granz]  cures  entrepris 
Que  toi  seml)lant  en  ai  cnipris. 
Qui  qu'en  aniors  mespraignc, 

"20  Je  sui  cil  qu'ains  riens  m'i  forl'is. 

II r.  En  baisant,  mon  cuer  me  ravi 

Ma  douce  dame  gente. 
'26  ^Iou(l)t    fui    fols    quant    de   moi 

[parti  : 


27      Tant  dou(l)cement  le  me  toli 
Qu'en  souspiraut  le  traist  a  li. 
Mon  fol  cuer  atalente, 
30  Mais  ja  n'avra  de  moj'^  merci. 

IV.  Del  baisier  me  rememlire  si 
Que  je  lis  en  m'enfance, 
Qu'il  n'est  hore,  cpiant  m'a  traï. 
Qu'a  mes  leivres  nel  sente. 
oô         Quant  elle  soulïri 
Ce  que  je  la  vi. 


De  ma  mort  que  ne  m'ot  guéri? 
Qu'elle  .sait  l)ien  ([ue  je  m'oci 
Eu  cest(!  longue  atente, 
'iO  Dont  j'ai  le  vis  teint  et  pasli. 

V.  Puis  que  me  toit  rire  et  juer 
Et  fait  morir  d'envie. 
Trop  sovent  me  fait  comparer 
Amors  sa  com])aignie. 
\ï)         Las  !  n'i  os  aler. 

Car  por  fol  semltler 
Me  font  cil  fau(l)s  proiant  d'amer 
Mors  sui,  quant  jes  i  voi(t)  i)arler. 
Que  point  de  tricherie 
50  Ne  peut  nuls  d'eaus  en  li  trovcr. 

VI.  Ains  vers  amours  rien  no  meffis  : 
Ja  de  moy  ne  se  plaigne 
Ains  sui  pour  li  servir  nasquis. 
Comment  cpie  me  destraingne. 
55         Par  un  très  dou(l)z  ris 
Sui  de  joie  espris. 
Que,  se  j'ére  roys  de  Paris, 
N'avroie  tant  de  mes  delis. 


60  Qu'Amours  m'i  fait  cuidier  toudis. 

VIL  J'en  doi  esfre  liez  et  jolis. 

Que  Amours  tant  adaingne 
Qu'elle  secourt  lovais  amis 
Et  qu'en  amer  l'apraingne. 


cliansous  de  Gace  Brulû  attribuées  à  tort  à  Thibaut,  voy.  Romania  XVIII,  479,  note  3. 
Dans  cet  article,  dû  à  M.  Jeauroy,  nous  relevons  sur  notre  chansonnier  ce  jugement  d'uu 
auteur  de  chansons  pieuses  qui  l'a  imité  de  très  près  : 

Trestuit  si  chant  sont  de  la  fleur  d'esté, 
Ou  de  vert  bois  ou  de  ju  de  fontaine, 
Ou  d'aucune  a  cui  Deus  a  preste 
En  cest  siècle  un  peu  de  biauté  [vaine]. 
Bon  sont  li  chant  :  por  ceii  ai  j'emprunte. 

9.  Tant  que,  dans  l'espoir  de. 

10.  Amors.  Ici  et  aux  vers  14.  44.  GO.  02,  masculin,  le  dieu  d'anioiir;  mais  aux  v.  19  et 
51,  amors  est  le  fém.  plur.  du  nom  commun,  qui  s'emploie  préférablement  au  singulier. 

13.  Sens  ce  que,  sans  que.  Pléonasme.  Cf.  31). 

20.  Qu'  =  que,  pour  qui  :  l'adverbe  relatif  pour  le  pronom  (particularité  plusieurs  fois 
signalée). 

29.  Mon  fol  cuer  atalente,  clic  inspire  un  violent  désir  à  mon  f.  c. 

;j3.  Ce  m'a  tral,  que  donne  l'éditeur,  n'oll're  aucun  sens  acceptable.  On  pourrait  égale- 
ment corriger  :  car  m'a  traï. 

3.'J-0.  Traduisez  :  «  Quant  elle  souffrit  que  je  la  visse.  »  Le  vers  suivant  expriinc  une 
déc  un  peu  subtile  :  «  Pourquoi  ne  m'a-t-elle  pas  empêché  de  mourir  (en  m'accordant 
ses  faveurs)  ?  » 

40-7.  Traduisez  :  «  Car  ces  déloyaux  solliciteurs  d'amour  me  font  passer  pour  fou.  » 

00.  Toudis  (pour  tous  dis,  toz  dis),  toujours. 

04.  Apraingne,  au  subjonctif,  alors  que  secourt  est  à  l'indicatif  :  licence  amenée  jiar 
la  rime. 


LE   ROI   DE   NAVARRE 


175 


Ctô         Ne  doi(t)  estre  escliis, 
Mes  ados  songis 
A  celui  qui  prie  incrcis  : 


Puis  que  son  cuor  a  eu  lui  mis 
Sans  partir,  si  s'i  ataingne 
70  Pour  estre  de  joie  plus  lis. 


II.    LE  ROI   DE   NAVARRE 


Pastourelle 


I.  L'autr'iér  par  la  matinée 
Entre  un  bois  et  un  vergier. 
Une  pastore  ai  trovée 
Chantant  por  soi  envoisier; 

5  Et  disoit  en  son  i^remier  : 
«  Ci  me  tient  li  maus  d'amor.  » 
Tantost  cèle  part  m'en  tor 
Que  je  l'oï  desraisnier  ; 
Si  li  dis  sans  delaier  : 

10  «  Bêle,  Diex  vos  doint  bon  jor  !  » 

IL  Mon  salu  sanz  demorée 
Me  rendi  et  sanz  targier  ; 
Molt  ert  fresclie  et  colorée. 
Si  mi  plot  0  acointier  : 

15  «  Bêle,  vostre  amor  vos  quiér; 
S'avroiz  de  moi  riche  ator.  » 
Elle  respont  :  «  Tricheor 
Sont  mes  trop  cil  chevalier, 
^liélz  aim  Perrin  mon  bergier 

20  Que  riche  home  gengleor.  » 


m.  «  Bêle,  ce  ne  dites  mie  : 

Chevalier  sont  trop  vaillant. 
Qui  sét  dont  avoir  amie 
Ne  servir  a  son  talent 

'2ô  Fors  chevalier  et  tel  gcnt  i 
Mes  l'amors  d'un  bergeron 
Certes  ne  vaut  un  boton. 
Partez  vos  en  a  itant 
Et  m'amez  :  je  vos  créant 

30  De  moi  avroiz  riche  don.  » 

lY.  «  Sire,  par  sainte  Marie  J 
Vos  en  parlez  por  néant. 
Mainte  dame  avront  trichie 
Cil  chevalier  soudoiant. 

35  Troj)  sont  fans  et  mal  pensant  : 
Pis  valent  de  Guenelon. 
Je  m'en  revois  en  meson. 
Car  Perrins,  qui  m'i  atent. 
M'aime  de  cuer  loiaument. 

40  Aliaissiez  vostre  raison.  » 


07.  Qui,  pour  cui,  datif,  régime  de  prie. 

'  Alifranzœsiche  Romatizen  tind  Paslourellen,  herausgegeben  von  Karl  Bartsch, 
Leipzig,  1870,  p.  232-4.  —  Thibaut  IV,  comte  de  Champagne  et  de  Bi-ie,  roi  de  Navarre 
('1201-12.53),  est  sans  contredit  le  plus  élégant,  sinon  le  meilleur  des  chansonniers  du 
moyen  âge.  Sa  i^assion  pour  la  reine  Blanche  de  Gastille,  qu'il  seconda  dans  sa  politique 
après  l'avoir  combattue,  est  encore  enveloppée  d'obscurité  et  n'est  peut-être  qu'une  légende 
basée  sur  ce  fait  que  plusieurs  de  ses  chansons  lui  sont  adressées.  Voy.  Tableau,  p.  xxxiii. 

3.  Pastore  est  de  formation  française  et  vient  de  paslor  par  l'addition  d'un  e  féminin. 

5.  En  son  premier,  en  commençant.  Cf.  aïo  premier  XXXIV,  m,  G. 

7.  Cèle  part  que,  du  côté  oii. —  M'en  tor,  je  me  dirige. 

12.  Rendi.  La  chute  du  £  a  la  troisième  personne  du  parfait,  pour  les  verbes  oii  il 
n'est  pas  aiipuyé  sur  une  dentale  ou  sur  une  nasale,  est  de  règle  dans  la  plupart  des 
dialectes. 

10.  S'  (=  se  =  sic),  à  cette  condition. 

18.  Mes  trop  n'est  pas  dilférent  de  trop  plus  Lin,  54,  qui  signifie  :  «  beaucoup  plus  ». 
Jl/és  a  encore  le  sens  de  magis  et  trop  conserve  dans  les  deux  cas  quoique  chose  du 
sens  étymologique  de  «  grand  nombre  »,  d'oii  le  sens  de  «beaucoup  ».  Cf.  22. 

22.  Sont  trop  vaillant,  ont  beaucoup  de  valeur.  —  23.  Dont,  donc. 

24.  Ne.  Voy.  xxx,  211,  note.  La  construction  qui  place  après  le  premier  verbe  un  ré- 
gime se  rapp'ortaat  à  deux  verbes  coordonnés  est  fréquente.  Cf.  xxiv,  235,  etc. 

25.  El  tel  genl,  et  autres  gens  de  haute  condition. 

30.  Avroiz.  Sous-eutendu  que.  ^   _    . 

3:3.  Trichie.  Le  participe  passé  construit  avec  avoir  s'accorde  souvent  avec  son  régime, 
s'il  le  précède,  et  presque  toujours,  s'il  le  suit. 

37.  Revois,  retourne.  Vois  =^  vado,  '  vao  (cf.  provençal  vau).  On  n'a  pas  donné  de  rai- 
son satisfaisante  de  la  présence  de  is.  L's  n'est  pas  analogique,  puisqu'elle  se  trouve  dans 


170 


CHRESTOMATHIE   DE   l'aNCIEX   FRANÇAIS 


J  onfondi  bien  la  bergiére 
OuV'lo  nie  volt  eschaj>er; 
Mnlt  li  lis  longue  jn-iére, 
Mi"'s  n'i  i)i)i  rions  conqiioster. 
Lors  la  pris  a  aculcr. 
Et  èlo  !,'eto  un  liant  cri  : 
«  Perrinet,  trahi!  tralii  !  » 


Du  l)uis  prcnciit  a  Imper  : 
•If  la  lais  sanz  deinorer, 
5(1  Sfur  mon  cheval  m'en  parti. 

VI.  Quant  elle  m'en  vit  aler, 
Elle  dist  par  ramposner  : 
«  Chevalier  sont  trop  hardi,  m 


XXXII.   GAUTIER   DE   GOIXGI 


PASTOURELLE  PIEUSE 


I.  Hui  matin  a  l'ains  jornée. 
Toute  m'anl)loûrc 
Chevauchai  par  une  prée, 
Par  ))one  aventure; 
5  Une  llorète  ai  trovée 
Gente  de  faiture  : 
En  la  flenr  qui  tant  m'agrée 

ïornai  lor.s  ma  cure  ; 
Adont  fis  vers  du.squ'a  sis 
10  De  la  fleur  de  paradis. 

Chascun  lo  qu'il  Vaint  et  lot, 
O!  o!  n'i  a  tel  dovenlot. 

Pour  voir,  tout  a  un  mot  : 
Sache  qui  m'ot,  mur  voit  Marot, 
15  Qui  lait  Marie  'pour  Marot! 


11.  Qui  que  chant  de  Mariète, 
Je  chant  de  Marie; 
Ghascnn  an  li  doi  de  dète 
Une  reverdie. 
20  C'i>st  la  tleur,  la  violètc, 
La  rose  espanie, 
(Jui  télé  oudeur  done  et  jète 

Tuuz  nos  rasazie. 
Haute  oudeur  .sor  tonte  fleur 
25  A  la  niére  au  haut  Seigneur. 

20-30  Chascun  lo  qu'il  l'aint  et  lot,  etc. 

m.  Cliant  Roliins  des  roliardèles, 
(Pliant  li  soz  des  sotos  ! 
Mes  tu,  clerc,  qui  chantes  d'èlcs, 


les  plus  anciens  textes.  —  En  raeaon  (pour  en  ma  meson),    cbez  moi  :  fllii)se   fréquente 
du  i)0ssessif.  Voy.  XXIX,  ii,  55,  note. 
41-2.  La  bergière  qu'èle.  Anacoluthe  fréquente.  Voy.  xxvni,  41,  note. 

'  Recueil  d'ancien  textes  bas-lalins,  provençaux  et  français,  par  P.  Meyer,  Paris, 
Vieweg,  1877,  II,  u»  54  (=  M).  Cf.  Bartsch,  AUfr.  Romanzen  und  Pastoiirellen.  Introduc- 
tion, p.  XIII  (=  B).  —  Gantier  de  Coiuci  (1177-1230)  fut  prieur  de  Vic-sur-Aisne  et  de  Saint- 
Médard  de  SoissoTis  ;  il  est  surtout  connu  par  ses  miracles  de  Notre-Dame,  contes  dévots 
qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  les  miracles  de  Notre-Dame  par  ijersonnages,  qu'a 
publiés  la  Société  des  anciens  textes  français. 

9.  Vers  signifie  ici  «  couplet  ».  Cette  pastourelle  en  a,  en  effet,  six. 

10.  JJe  paradis.  L'article  est  souvent  supprimé  devant  ce  mot  comme  devant  ciel  et 
enfer.  Vov.  m,  10(3,  et  XXIX,  ii,  155,  note. 

11.  Traauisfz  :  «  je  conseille  à  chacun  de  l'aimer  et  de  la  louer  ». 

12.  iJorenlot  (ou  dorelol)  signifie  ici  «refrain».  Il  a  d'abord  eu  le  sens  de  «  toupet  de 
cheveux  »,  puis  de  «ornement,  affiquet»;  enfin,  c'est  devenu  un  mot  de  refrain,  d'où  lu 
sens  qu'il  a  ici. 

13-5.  Traduisez  :  «Vraiment,  pour  tout  dire  en  un  mot,    que  celui  qui   m'entend  saclic 
Ijien  qu'il  voit  à  tort  Mariette,  celui  qui  laisse  Marie  pour  Mariette  ». 
19.  Reverdie,  chanson  qui  célèbre  le  printemps. 
22.  Sous-entendez  que  après  télé  (cf.  53):  ellijtse  fréquente. 
25.  A  a  pour  sujet  la  raére. 


ROMANCE   AXOXY.ME 


177 


Certes  tu  msotes. 
35  Lessons  ces  viez  pastourèles 
Et  ces  vielles  notes. 
Si  cliantons  chaînions  novèles, 

Biaus  iliz,  bt'-lcs  notes. 
De  la  fleur  dont  sanz  sejor 
40  Chantent  angles  nuit  et  jor. 

4l-'i5  Chascun  lo  qu'il  l'aint  et  lot,  etc. 

IV.  Laissons  tuit  le  fol  usage 

D'amors  qui  foloie; 
Sovent  paie  le  musage, 
Qui  trop  i  coloie. 
5<J  Anions  la  bêle,  la  sage, 
La  douce,  la  coie. 
Qui  tant  est  de  franc  corage, 

Nului  ne  fauvoie. 
En  apert  se  damne  et  pert, 
55  Qui  ne  l'aime,  heneure  et  sert. 

5(5-60  Chascuti  lo  qu'il  Vaintet  lot,  etc. 

V.  Anions  tuit  la  fresche  rose. 


La  fleur  espanie, 

En  qui  Sainz  Espirs  repose, 

N'i  a  télé  amie  : 

fi5  Celui  qui  l'aime  et  alose 

N'entroublie  mie, 

Ainz  li  donc  a  la  parclose 

Pardurable  vie. 
Le  porpris  del  ciel  a  pris 
7i.l  Qui  de  s'amor  est  espris. 

71-75  Chascun  lo  qu'il  l'aint  et  lot,  etc. 

VI.  A  la  fin  pri  la  roïne, 

La  dame  del  monde. 
Qui  est  la  doiz,  la  pecine 
Qui  tout  cure  et  monde, 
80  Qu'èle  léft  m'ame  orpheline, 
M'ame  orde  et  immonde. 
Si  qu'a  la  fin  soit  bien  fine. 
Bien  pure  et  bien  monde. 
Et  nos  toz  de  ça  deso[u]z 
85  Daint  mener  el  pais  douz. 

86-90  Chascun  lo  qic'il  l'aint  et  lot,  etc. 


XXXIII.   ROMANCE  ANONYME 

Bêle  Doette  as  fenestres  se  siét, 
Lit  en  un  livre,  mais  au  cuer  ne  l'en  tient  : 
De  son  ami  Doon  li  ressovient, 
Q"en  autres  terres  est  alez  tornoier. 
E  or  en  ai  dol. 


47.  A wors  (le  dieu  d'amour,  les  plaisirs  de  lamour)  est  un  pluriel  qui  se  construit 
parfois  comme  un  singulier.  Cf.  XXXIV,  i,  7  sqq.  et  voy.  XXIII,  i,  104,  note. 

49.  Coloir  t=  colhfîrt-ieare»,  litt' :  «remuer  le  cou,  pencher  la  tète»,  d'où  «  s'agiter 
pour  atteindre  un  but  »,  ou,  comme  ici,  «  perdre  son  temps  à  ».  Godefroy  cite  deux 
exemples  du  Pèlerinage  de  la  vie  hionaine,  où  il  est  joint  à  wniser.  Cf.  ici  musage. 

70.  Qui,  celui  qui.  —  84.  De  i;a  âesoz,  d'ici-bas. 

85.  Daint  (=  dignet),  qu'elle  daigne. 


"  Altfranzœsische  Romanzen  und  Pastourellen,  heraitsgegeben  von  Karl  Bartsch, 
Leipzig,  1870,  p.  .5-6. —  Chanson  d'histoire  (récit  épique  à  strophes  et  à  refrain).  Voir 
Tableau  p.  xxxn. 

1.  Doette.  Diminutif  de  Do,  cas  sujet  de  Doon  (cf.  27).  L'épouse  porte,  selon  l'usage 
ancien  (et  moderne,  en  dehors  des  grandes  villes),  le  nom  de  l'époux  féminisé  (ici  avec 
addition  d'un  suffixe  diminutif). 

2.  Au  cuer  ne  l'en  tient  (impersonnel),  il  ne  lui  tient  pas  au  cœur  au  sujet  du  livre, 
le  livre  la  touche  peu. 

5.  E  or  en  ai  dol.  Ce  refrain,  par  lequel  l'auteur  (et  le  chanteur)  montre  l'intérêt  qu'il 
prend  au  drame,  a  bien  le  caractère  épique. 

CONSTANS.     Chrestornathie.  12 


178  CHRESTOMATHIE    DE   l'aXCIEN   TRANÇAIS 

Uns  escuiers  as  degrez  de  la  sale 
Est  dosceiuluz,  s'est  destrosse  sa  iiialc. 
Bêle  Doette  les  degrez  en  avale, 
Ne  cuide  pas  oïr  novèle  niale. 
10  E  or  en  ai  dol. 

Bêle  Doette  tantost  li  demanda  : 
«  Ou  est  mes  sires,  que  ne  vi  tel  pieç'a?  » 
Cil  ot  tel  duel  que  de  pitié  plura; 
Bêle  Doette  maintenant  se  pasma. 
15  E  or  en  ai  dol. 

Bêle  Doette  s'est  en  estant  drecie  : 
Voit  l'escuier,  vers  lui  s'est  adrecie  ; 
En  son  cuer  est  dolente  et  correcie 
Por  son  seignor,  dont  ele  ne  voit  mie. 
20  E  or  en  ai  dol. 

Bêle  Doette  li  prist  a  demander  : 
«  Ou  est  mes  sires  oui  je  doi  tant  amer  ? 
—  En  non  Deu,  dame,  nel  vos  quiér  mais  celer  : 
Morz  est  mes  sires,  ocis  fu  au  joster.  » 
25  E  or  en  ai  doi. 

Bêle  Doette  a  pris  son  duel  a  faire  : 
«  Tant  mar  i  fustes,  cuens  Do,  frans,  de  bon  aire  ! 
Por  vostre  amor  vestirai  je  la  iiaire, 
Ne  sor  mon  cors  n'avra  pelice  vaire. 
30  E  or  en  ai  dol  : 

Por  vos  devenrai  nonne  en  l'eglyse  saint  Pol. 

Por  vos  ferai  une  aljljaïe  télé» 
Quant  iért  li  jors  que  la  teste  iért  nomée, 
Se  nus  i  vient  qui  ait  s'amor  fausée, 
85  Ja  del  mostier  ne  savera  l'entrée. 
E  or  en  ai  dol  : 
Por  vos  devenrai  nonne  a  l'église  saint  Pol.  » 


7.  ïradiiisez  :  «et  son  paquet  (a  éti';)  est  di' taché  de  la  selle  ». 

8.  En  est  presque  explétif,  comme  dans  en  ater,  en  venir,  etc.  Cf.  vu,  4^!. 
l<>-8.  La  rime  mie  (=  mica)  assure  les  formes  picardes  drecie  (=  dreciée),  etc. 
19.  Mie  est  encore  ici  emjdoyé  comme  substantif. 

21.  Li  dépend  de  demander.  —  Priai,  se  mit  à  (cf.  20  et  38). 
27.  Tant  mar  i  funlen,  quel  malheur  que  vous  y  soyez  allé  (à  cette  guerre)  ! 
3.3.  Traduisez  :  «quand  viendra  le  jour  de  la  fêle  solennelle  ou  annuelle  iiiU^  :  le  jour 
que  la  fête  sera  proclamée).  » 
35.-  Savera,  connaîtra  (l'entrée  lui  sera  interdite). 


MOTETS 


179 


Bêle  Doette  prist  s'abaiie  a  faire, 
(Jiii  mont  est  grande  et  adès  sera  maire  : 
iO  Toz  cels  et  celés  vodra  dedaiiz  atraire 
Qui  por  ainor  sévent  peine  et  mal  traire. 

Et  or  en  ai  dol  : 
Pur  vus  devenrai  nonne  a  l'église  saint  Pol. 


XXXIV.    MOTETS' 


I 


l"  CliarKjonnètf,  va  t'en  test 
Au  ruii.s.siguol  (Ml  cri  buis  ; 
Di  qu'il  uie  voist  salaur 
La  douce  blonde  au  vi.s  clér 
Et  que  je  l'aim  sans  fau.sei', 

•j  Mes  certes  ue  l'os  nommer. 

•2»  Aine  voir  d'amors  no  joi; 
Si  l'ai  longuement  servi, 
N'onques  confort  n'i  truvai: 

Mes  quant  a  li 
Plera,  ce  que  servi  l'ai 

12      Me  sera  meri. 

3»      A  la  cheminée 

El  froit  mois  de  genvier, 

Voil  la  char  salée, 
Les  chapons  gi*as  mangier; 
Dame  bien  parée, 
18  Chanter  et  reuvoisier, 

0'e[s]t  ce  qui  m'agrée  : 
Bon  viu  a  remiiier. 


Clér  feu  sans  fumée, 
Les  dés  et  le  tablier 
2o      Sans  tencier. 

4"  Par  vérité, 

Vueil  esprover 
Que  viiî  françois 
Passent  remois 

"28  Et  touz  vins  aucerrois. 


Il 


1"  Li  doz  maus  m'ocit  que  j'ai; 
Ja  sans  li  ne  guérirai. 
Car  je  bien  V(ji  et  bleu  sai 
(Ju'em  murrai, 
•j  Se  de  cèle  confort  n'ai 

En  cui  j'ai  tôt  mon  cuer  mis. 
Sa  grant  biauté,  ses  los,  son  clér 
M'ont  si  conquis  !  [vis 

En  prison  m'a  mis, 
lu  Ce  m'est  avis, 

Blont  chief,  plaiu  front,  vis 


'  Recueil  de  motels  françoAs  des  xu«  et  xui«  siècles,  par  Gaston  Rayuaud,  t.  I.  —  l)e 
même  qu'on  a  écrit  des  chansons  pieuses  daus  la  forme  des  romances  ou  des  pastourelles 
(cf.  XXXII),  de  même  on  a  souvent  traité  des  sujets  profanes  dans  la  forme  des  chants  li- 
turgiques, en  particulier  du  motet.  Le  rythme  des  motets  est  très  varié. 

I.  Edit.,  p.  14-1.5  (anonyme).  — 3.  Voist.  Subjonctif  présent.  Voy.  xxxi,  37,  note. 
7-8.  Amofs...  l'  (^  le).'\oy.  xxxu,  47,  note. 

II.  Ce  que  servi  l'ai,  mes  services. 

18.  Reuvoisier,  se  divertir  (cf.  s'envoisier  xxxi,  4).  Notez  la  liberté  de  la  construction, 

3ui  mélange  les  infinitifs  et  les  noms  et  place  une  partie  des  sujets  avant  et  une  partie 
es  sujets  après  le  verbe. 

20-22.  Ce  morceau  et  les  deux  suivants  emploient  quelquefois  le  cas  régime,  au  lieu  du 
cas  sujet,  ce  qui  n'est  pas  rare  au  xxue  siècle.  Le  contraire  ne  se  rencontre  ix  peu  pris 
jamais,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  de  noms  à  radical  variable,  qui  ont  formé  deux  mots 
déclinés  séparément. 

II.  Edit.,  p.  17-19  (anonyme).  —  1.  Que  j'ai,  se  rapporte  à  maus.  —  2.  Li,  elle 
7.  Son  clér  vis.  Cas  sujet  pour  cas  régime.  Cf.  11.  14,  etc.,  et  voy.  i,  20,  note. 


180 


CHREbiTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Gom  rose  sor  lis 
Assis, 
Euz  vairs  rians,  bnins  sorcis 
15  Et  Youtiz, 

Biau  nés  traitis, 
Bouche  vernioille,  denz  dnis  potis, 
A  compas  assis, 
Quel'  a  devis 
20  M'a  sorpris. 

Por  ce  requiér  "iiierison 
La  deboinère  qui  m'a  mis 
En  sa  prison. 

2»  Trop  ai  lonc  tens  en  folio 
25  Sejorné; 

Pour  ce,  a  la  virge  Marie 

Sui  tome, 
Et  voil  amender  ma  vie 
Sans  retour. 
30  Tartarin  m'en  vengeront. 
Car  Diu  en  pri. 
Qui  hastivenient  vendront 
Près  de  ci. 
Las!  que  pensai 
35  Quant  l'aniai. 

Quant  la  vi? 
Bien  m'a  traï 
Mes  cuers,  quant  onques  a  H 
S'abandona  : 
40  Lî  clous  rerjars  de  la  hèle  m'ocirn. 


3"  Ma  loiautés  m'a  nuisi 
Vers  amours, 
Par  .j.  repart  do  celi 
Qui  toz  jors 
45  Est  lie  de  ma  dolour, 
Sanz  merci. 
Mont  m'agrée  et  mont  me  plaist 
[la  douce  aniur  : 
Or  m'otroit  Dieus  que  je  sente  sa 
[douçour. 
Car  c'est  la  rose  et  le  lis  et  la  tlor 
.50  De  l)on[e]  (ludor,  [ator; 

Pour  qui  las  a  li  ma  voie  et  mou 
Or  .sai  bien  que  j'ai  de  toutes  la 
[mellour. 

4°  Ix  SEGULUM. 


III 

ADAM  DE  LA   HALLE 

Aucun  se  sont  loé  d'aniour(s), 
]\lés  je  m'en  doi  plus  que  nus  blas- 
K'onques  a  nul  jour     [mer, 
N'i  poi  loiauté  trouver. 

.Je  cuidai  [ment 

Au  premier  avoir  amie  par  loiau- 
Ouvrer, 
Mes  g'i  petissc  longuement 
Baer, 


13.  Assis,  établi,  constitué  (qui  fait  l'effet  de  la  rose  sur  les  lys^. 

17.  Denz.  Voy.  xxx,  308,  note.  —  19.  Quà-,  car. 

22.  La  deboinère.  Sous-entendcz  a. 

20.  Virge.  Goutractiou  de  ze  en  i  analogue  à  celle  des  iiarticipes  passés  féminin';.  Cf. 
lie  {=liée),  45. 

38.  Onques  donne  à  quant  un  sens  indéterminé. 

41.  Nuisi,  de  nuisir  (=  nocëre)  a  suivi  la  conjugaison  inchoativcdes  verbes  en  ir  (cf. 
finir),  et  nuire  (=  '  uocére)  la  conjugaison  étymologique  (parf.  nui,  ncvs,  mit,  part, 
passé  ncù). 

47  (Cf.  48.  51.  .02).  Ces  vers  de  onze  syllabes  ont  un  repos  (sans  rime)  après 
la  septième  syllabe,  ce  qui  maintient  le  rythme  de  la  première  partie  du  cou- 
plet. On  trouve  dans  dautres  pièces  le  vers  coupé  aj^rès  la  cinquième  ou  la 
sixième  syllabe.  Au  v.  48,  il  faut  admettre  que  la  syllabe  muette  -te  compte  pour  la  me- 
sure et  forme  césure. 

51.  Faire  son  ator  a  équivaut  à  s'alorner,  se  diriger  vers. 

4»  In  seculum.  Ce  sont  là  les  premiers  mots  de  la  40  partie  du  motet,  laquelle  est  en 
latin  (cf.  le  suivant).  Ce  motet  et  le  précédent,  qui  ont  quatre  parties,  sont  des  quadru- 
ples ;  le  3«,  qui  n'en  a  que  trois,  est  un  Iréble. 

III.  Edit.,  III,  p.  224-.5.  Adam  de  la  Halle,  outre  ses  poésies  lyriques,  a  encore  écrit  des 
Jeux,  qui  sont  les  premiers  exemples  que  l'on  ait  du  théâtre  profane  en  France  (Voir 
notre  n»  Lin,  notes). 

2.  Se  blasmer  de  a  subi  ici  une  déviation  de  sens  analogue  à  se  louer,  avoir  ci  se  louer , 
et  si^iiilic  se  plaindre,  accuser. 

3.  A"  (=  que),  car.  —  5.  Par  loiaument  ouvrer,  en  agissent  loyalement. 
0.  Au  premier,  d'abord.  Cf.  XXXI,  ii,  5. 


JEU-PARTI 


181 


10      Car  cfuant  je  niions  ainai. 
Plus  nie  convint  niaus  endurer, 
N'onques  cèle  que  j'amoie  ne  mi 
[vot  moustrer 
Samblant  ou  je  nie  défisse  confor- 
Ne  merci  espérer.  [ter 

15  Jout  adès  metoit  paine  a  moi  es- 
[chiever : 
Trop  me  donna  a  penser, 
Aius  que  je  la  peûsse  oublier. 

Or  sai  je  bien  sanz  douter 

Que  loiaus  lions  est  perdus  qui 

[veut  amer, 

20  Ne  nus,  ce  m'est  avis,  ne  s'en  doit 

[iiiesler 

Fors  cil  qui  liée  a  servir  de  guiler. 

2"  A  Dieu  cjuemmant  aniourètes. 
Car  m'en  vois 


Dolens,  pour  les  doucètes, 
2Ô  Hors  du  douz  pais  d'Artois, 
Qui  si  est  mus  et  destrois. 

Pour  ce  que  li  iiourjois 
Ont  esté  si  fort  mené 
Qu'il  n'i  keurt  drois 
oO  Ne  lois. 

Gros  tournois 
Ont  avuglé 
Contes  et  rois. 
Justices  et  prelas,  tant  de  fois, 
:-55      Que  la  plus  bêle  compaigne. 
Dont  Arras  mebaignc, 
Laissent  amis  et  maisons  et  lier- 
[nois. 
Et  fuient,  c'a  deus,  c'a  trois, 
Souspirant,  en  terre  estraigno. 

3°  Et  super. 


XXXY.    ANDRIEU    CONTREDIT   ET 
GUILLAUME  LE  VINIER 

JEU-PARTI  ' 


Guillaiiies  li  Viniers,  amis. 
D'un  jeu  parti  me  respondez  : 
Dites  qu'il  vous  en  est  avis  ; 
S'il  vous  plaist,  le  meillour  prenez. 


Uns  faus  amans  faussement  proie 
Une,  cj^ui  faussement  otroie  : 
Le  quel  doit  estre  plus  blasmez, 
8  Ou  il  ou  elle,  or  i  gardez. 


10.  Mieus,  le  mieux. 

12.  Mi,  ])icfn-d,  pour  mei  (moi).  La  forme  proclitique  des  pronoms  personnels  est  sou- 
vent remplacée  devant  le  verbe  par  la  forme  emphatique. 
.38.  C'a  deus,  c'a  trois,  les  uns  par  deux,  les  autres  par  trois  iC  =  que). 
3o  Et  super.  Voy.  la  dernière  note  du  2e  motet. 

*  Altfranzasisdie  Lieder  berichligl  und  erla'uierl  von  Ed.  Mœtzner,  p.  Si.  —  Le  jeu- 
parti  est  une  petite  pièce  de  vers  où  deux  personnages  soutiennent  deux  solutions  con- 
traires d'une  question  posée. —  Andrieu  Contredit,  chevalier,  né  a  Arras,  écrivait,  comme 
son  contradicteur,  dans  le  dernier  tiers  du  xjiie  siècle.  Il  était  l'ami  de  Baude  Fastoul, 
qui  le  nomme  dans  son  Congé.  On  a  de  lui,  outre  ce  jeu-parti,  17  chansons,  qui  ne 
manquent  ni  de  correction  ni  d'harmonie,  mais  dont  les  sujets  sont  un  peu  monotones. 
—  Guillaume-le-Vinier,  outre  des  pastourelles  assez  réussies  et  quelques  autres  petites 
pièces,  nous  a  laissé  une  série  de  jeux-partis  oii  sont  discutes  de  subtils  problèmes 
amoureux.  Les  interlocuteurs  sont,  outre  Andrieu,  son  frère  Gilles-le-Vinier,  Moniot 
d'Arras,  Adam  de  Givenci,  Thomas  du  Ghastel  et  Golartle  Bouteillier,  tous  Artésiens. 

3.  Qu'  (^  qwe),  pronom  interrogatif  neutre.  Traduisez:  «Dites  ce  que  vous  pensez  sur 
la  question.  Cf.  xxvir,  1.  22.  etc. 
5-G.  i^ausse/iiew^  sans  aimer. 
0.  Proie  une,  prie  d'amour  une  femme. 
7.  Le  quel.  Le  cas  régime  pour  le  cas  sujet.  Cf.  Contredit  9. 


18-.^ 


CHRESTOMATHIE   UK   L  AXCIKN    FRANÇAIS 


Aiulriu  Controdit,  grans  inorcis 
Du  l)ol  ollVo  (juo  lait  in'avoz. 
Mou(l)t  tiLst  avrai  \o  iiioillour  pris: 

12  Gariltv.  qnt^  l)ipn  vdiis  dost'eiulez. 
Çainte  o^\.  do  trop  puto  corroie 
Faine  qui  faus.seuient  olroie; 
Li  lionis  6st  pire  (juo  clc^svoz, 

IC)  Mes  la  fanie  vault  pis  d'assez. 

(luillames,  vous  avez  niespris. 
Quant  le  tort  sus  famé  nietez. 
Li  lionis  doit  ostre  plus  garnis 

•20  De  sens,  d'onni-ur,  de  loiautez  : 
Et  (jnant  il  en  tanz  liex  s'emploie, 
11  n'aime  pas;  je  cuideroie 
Qu'il  fust  vers  amours  parjurez  : 

34  S'en  doit  estrc  des  lions  relez. 

Ailroit  vous  estes.  Contredis 
Aiulriu,  quant  du  tort  estrivez. 
Ausi  nètement  (juc  saniis, 
:'S  Doit  cors  de  famé  estre  gardez. 


De  famé  mou(l)t  envis  creroie 
Que  sans  cuer  otroiast  sa  joie; 
Et  s'èle  le  fait,  c'est  vieutez 
32  Et  honte  de  blasine  fievez. 

Guillames,  mou(l)t  estes  soutis. 
Quant  le  tort  par  sens  soustenez; 
INIes  cil  doit  estre  mou(l)t  haïs, 

o6  Qui  est  de  tel  ])lasnie  encoiipez. 
En  lui  fier  ne  m'().seroie, 
Puisque  traïtour  le  savroje 
D'amour,  qui  soustient  loiautez  : 

'lO  S'en  doit  e.stre  des  lions  blasmez. 

Andriu,  quant  tant  y  avrai  mis, 
Si  dirai  ce  que  vous  savez  : 
Famé  doit  s'onneur  et  son  pris 

M  Miex  garder  c'uns  liom  mal  senez. 
Qui  se  puet  d'ennii  maie  voie 
Retourner?  Ne  .sai  que  diroie. 
De  c'est  li  mous  mal  atinez  : 

48  Mcsfèt  de  famé  est  héritez. 


XXXVI.   ROTRUENGE' 


I.  De  moi  dolereus  vos  chant  : 
Je  fui  nez  en  descrois.saiit, 
Onqiies  n'eu  en  mon  vivant 
Deus  bons  jors. 

ô  .T'ai  a  noiii  moscheans  d'amoiv 


TI.  Adès  vois  merci  criant: 
Aiiiors,  aidiez  vo  servant; 
Aine  n'i  peu  trover  noiant 
De  s(;cors. 

10  .T'ai  a  nom  mescheaiis  d'amor; 


9.  Grans  mercis,  régime  phiriol,  s'exjilique  par  un  vevlio  soiis-cntenilii. 

10.  O^re  est  ilevenu  t'éniiiiin,  à  causette  i'e  muet  qu'ont  la  plupart  dos  féminins.  La 
mémo  chose  est  arrivée  à  beaucouj)  d'autres  masculins,  ])our  lesquels  l'oroille  n'était 
guidée  que  par  la  terminaison,  lorsqu'ils  étaient  accompagnés  de  l'article  déterminatif. 
Cf.  rencontre,  outre,  etc. 

l(i.  Pis  d'assez,  lieaucoup  moins. 

21.  Traduisez:  «  et  lorsqu'il  cherche  aventure  de  tant  de  c'^tés  à  la  fois  ». 

23.  Amours.  Voy.  xxxii,  47  et  XXIir,  i,  104,  notes.  —  ai.  S'  (=  se  —  sic),  donc.  Cf.  40. 

25.  Adroit,  qu'on  pourrait  aussi  bii'ii  écrire  ici  a  droit,  est  déjà  parfois  employé  comme 
adjectif  au  xiii":  siècle,  jiar  exemple  dans  Berllte  aux  grands  pieds. 

;tô.  Honte  est  presque  toujours  masculin  au  moyen  âge.  Voy.  10,  note.  —  Honte  de 
blasme  fievez  (litf  :  «  honte  fieffée  de  blâme  »),  acte  honteux,  qui  mérite  un  blâme  sévère. 

30.  Qui  =  oui,  ((uc. 

41.  Quant  tant  xj  avrai  mis  peut  se  traduire  par  «en  fin  de  compte,  on  résnuié  ».  —  Y, 
h  la  question  posée. 

4(i.  Ne  sai  que  diroie  se  rapporte  à  ce  qui  précède  :  «je  ne  sais  que  répondre  ». 

'  P.  Moyer,  Recueil  d'anciens  textes  b:ii-latins,  français  et  provençau.v  (Paris, 
Viewog,  1087),  ii,  n»  49.  —  Chanson  (je  danse,  anonyme  (dans  un  nianuscrit  sur  deux), 
probablement  écrite  en  dialecte  jiicard  vers  la  (in  du  xiiie  sièclii.  Voy.  Tableau,  p.  xxxiii. 

2.  En  descroissanl.  Naître  pendant  les  deux  dernières  phases  do  la  lune  était  d'un 
mauvais  augure. 

3.  A'!<  (première  pers.  sing.  du  parfait,  cf.  peu  8  at  sent  xik,  04),  dialectal  pour  oi 
(=  habui).  I^assimilation  avec  la  deuxième  personne  n'est  jias  encore  complète. 

').  Traduisez:  «  je  me  nomme  Pas-de-chancc-en-amour  ». 


FROISS.VRT   —    POESIES 


III.  Hé  I  trahitor  mosdisant. 
Coin  vos  estes  inalparlant  ! 
ïolu  avez  maint  amant 
I.or  lionors. 
15  J'ai  a  nom  mescheans  d'amoi's. 


188 


IV.  Certes,  pierre  d'aymant 
Ne  desirre  pas  fer  tant, 
Com  je  siii  d'un  douz  sam])lant 
Govoitoz. 
20  J'ai  a  nom  mosclioanz  d'amors. 


XXXVII.   FROISSART 


1.    RONDEAUX    AMOUREUX 


Aies  le  coer  courtois  et  honRoiira];)le, 
HnRi])le  et  discrè,  secrè,  vrai  et  joli, 
Lié,  attempré,  et  retien  ce  iiotaliie  : 
Aies  le  coer  courtois  et  lionuouralile, 
Et  selonc  ce  que  tu  poes  te  fais  able  : 
S'avrout  pité  dame  et  Amours  de  ti. 
7  Aies  le  coer  courtois  et  hounouralile. 

II 

Amours,  Amours,  que  volés  de  moi  faire  ? 
En  vous  ne  puis  vëoir  riens  de  seûr  : 
Je  ne  coonois  ne  vous  ne  vostre  afaire. 


13.  Maint  amant.  Datif  (sous-entendu  à).  Voy.  ix,  79,  note. 

17.  La  forme  desirre)-  (=  desidorare)  est  trèslégitime.  Le  cl  s'assimile  au  liou  de  tom- 
ber. Cf.  terre  à  côté  de  1ère,  Pierre  à  côté  de  Piére,  cXc-. 

■  Œuvres  de  Froissart.  Poésies,  publiées  par  M.  Sclieler,  Bruxelles,  lS?0-2. —  Froissart, 
né  à  Valencionnes  en  1337,  mort  ctianoine  k  Chimay  vers  1410,  fut  successivement  clerc 
de  la  chapelle  et  secrétaire  de  la  femme  d'Edouard  III,  roi  d'Angleterre,  curé  de  Lestines. 
aumônier  et  secrétaire  du  duc  de  Brabaut,  Wenceslas  de  Luxembourg,  et  clerc  de  la 
chapelle  du  comte  de  Blois,  Guy  de  Chàtillon.  Au  milieu  des  nombreux  voyages  qu'il 
accomplit  à  travers  l'Europe  pour  rassembler  les  matériaux  de  sa  Chronique,  il  trouva 
le  temps  d'écrire  un  très  grand  nombre  de  poésies,  dont  quelques-unes  ne  sont  i)as  sans 
mérite  (voy.  Tableau,  p.  xxxiv). —  Le  rondeau  se  compose  ordinairement,  au  xiv»  siècle, 
(par  exemple  chez  Guillaume  de  Machaut)  de  huit  vers  sur  deux  rimes,  dont  le  premier 
est  répété  après  le  troisième,  et  les  deux  premiers  à  la  fln.  Dans  les  rondeaux  de  Frois- 
sart, qui  n'ont  (jne  sept  vers,  le  premier  vers  seulement  est  répété  h  la  fln.  Un  seul,  sur 
cent  sejjt,  a  neuf  vers,  parce  qu'il  admet  trois  vers  au  lieu  de  deux  adirés  celui  qui  sert 
de  refrain  (a  bba  a  abb  a).  Au  xv«  siècle,  avec  Charles  d'Orléans,  et  au  xvf,  avec  Marot. 
le  rondeau  se  développe^  tout  en  conservant  sa  condition  essentielle,  qui  est  le  refi'ain. 

I.  T.  II,  pp.  40i  et  411,  rondeaux  xxvii  et  li.  —  i.  —  0.  S'  (=se  =  sie).  ainsi,  à  cette  con- 
dition. —  Amours  (cf.  S,  etc.),  le  dieu  d'amour.  Voy.  XXIII,  i,  104  et  XXXIV,  i,  7,  notes. 
—  Ti,  picard,  ])0ur  lei  (loi). 

II.  —  3.  Vostre  afaire,  les  choses  de  l'amour. 


1.S4  CHKESTOMATHIE   DE   l'aNCIEN    FRANÇAIS 

Amours.  Amours,  que  volés  de  moi  faire? 
Le  quel  vault  iiiieulz  :  pryer,  parler,  ou  taire  ? 
Dittes  le  moi.  qui  avés  1)0U  eiir. 
7  Amours,  Amours,  que  volés  de  uioi  faire? 


II.    BALLADE   DE   LA   >LVRGUER1TE 

Sus  toutes  tlours  tieut  ou  la  rose  a  belle, 
Et  eu  après,  je  croi,  la  violette; 
La  flour  de  lys  est  belle,  et  la  perselle; 
La  flour  de  glay  est  plaisaus  et  parfette; 

5  Et  li  pluisour  aiuieut  uioult  l'auquelie, 
Le  pyoue,  le  muguet,  la  soussie.  - 

Cascuue  flour  a  par  li  sou  uierite:  J 

Mes  je  vous  di,  taut  que  pour  ma  partie,  i 

n  Sus  toutes  flours  j'aiuie  la  uiargherite, 

Car  eu  tous  temps,  plueve,  grésille  ou  gelle, 
Soit  la  saisous  ou  fresque  ou  laide  ou  uette, 
Ceste  flour  est  gracieuse  et  uouvelle, 
Douce,  plaisaus,  blauchète  et  vermiïlète; 
14  Glose  est  a  poiut,  ouverte  et  espanie; 
Ja  n'y  sera  morte  ne  apalie  ; 
Toute  bonté  est  dedeus  li  escripte  ; 


<>.  Quif  [vousj  qui. 

■  IL  Ed.  Scheler,  t.  1,  p.  49,  dans  le  Paradys  d'Amours,  et  p.  3G8,  note.  —  Outre  cette 
gracieuse  ballade,  Froissart  a  encore  écrit,  en  l'honneur  de  sa  Heur  préférée,  un  petit 
poème  de  192  vers  intitulé  :  Le  diltié  de  la  flour  de  la  Marguerite,  le  tout  à  cause  du 
prénom  de  la  muse  qui  inspira  la  plupart  de  ses  poésies,  comme  il  le  déclare  discrète- 
ment dans  ce  même  diltié.  On  sait  que,  lorsque  la  demoiselle  noble  qu'il  aimait  depuis 
dix  ans  sans  espoir  se  maria,  il  faillit  en  mourir  de  désespoir  et  chercha  dans  les  voya- 

fes  une  distraction  à  son  chagrin,  sans  réussir  à  l'oablier  complètement.  —  La  ballade, 
ont  les  règles  de  détail  ont  varié,  se  compose  essentiellement  de  trois  couplets  sur 
deux  rimes,  avec  un  vers  de  refrain,  suivis  d'un  couplet  plus  court,  également  avec 
refrain,  que  l'on  appelle  envoi.  Les  ballades  de  Froissart,  comme  la  plupart  de  celles  du 
xiv«  siècle,  n'ont  pas  d'envoi. 

•1-2.  Froissart  a  écrit  un  petit  poème  composa  de  342  vers  de  huit  syllabes,  intitulé  : 
Plaidoirie  de  la  rose  et  de  la  violette.  Les  deux  rivales,  sur  le  conseil  de  dame  Imagi- 
ntUijn.  décident  de  s'en  rapjjorter  au  jugement  de  «  noble  et  haulte  Flour  de  lys  », 
qu'on  trouve  au  royaume  de  France  «  très  grandement  accompagnée  de  belle  et  bonne 
compagnie  ».  A  défaut,  elles  pourront  s'adresser  aux  marguerites  «  qui  sont  fleurs  belles 
et  l'etites,  dont  il  est  très  bon  recouvrier,  en  tous  temps,  l'esté  et  l'ivier  ». 

7.  Par  li,  par  elle-même,  pour  sa  fiart. 

8.  Traduisez  :  «en  ce  qui  me  concerne  ». 

10.  Plueve,  etc.  (sous-entendez  que),  qu'il  pleuve,  etc. 

l.ô.  Y  est  a  peu  près  explétif.  Cf.  xxx,  43,  etc. 

10.  Dedens  li,  en  elle.  Pour  dcdens,  prépos.,  voy.  iv,  8S  et  xxx,  79,  notes. 


EUSTACHE   DESCHAMPS  185 

Et  pour  un  tant,  quand  bien  y  estudie, 
18  Sus  toutes  tlours  j'aime  la  margherite. 

Et  le  dour  temps  ore  se  renouvelle, 

Et  esclarcist  ceste  douce  tlourette; 

Et  si  voi  ci  seoir  dessus  l'asprelle 

Deus  coeurs  navrés  d'une  plaisant  sajette, 
23  A  qui  le  dieu  d'Amours  soit  en  aie. 

Avec  euls  est  Plaisance  et  Courtoisie, 

Et  Douls  Regars,  qui  petit  les  respite. 

Dont  c'est  raison  qu'au  chapel  faire  die  : 
27  «  Sus  toutes  tlours  j'aime  la  margherite.  » 


XXXVm.  EUSTACHE  DESCHAMPS 

I 

(Vanité  des  remontrances.) 

Je  ne  finay  depuis  longtemps 
De  ramentevoir  les  vertus, 


20,  Esclarcis  est  neutre. 

21.  Asprelle,  prèle,  plante  à  tige  rugueuse.  L'aphérèse  de  l'a  provient  sans  doute  d'une 
confusion  due  à  l'article:  l'asprelle,  Vàprelle,  la  prèle.  Cf.  la  Fouille  =  l'Apouille  (de 
Apulia). 

2J.  Qui  petic  les  respite,  qui  les  soulage  un  peu  (qui  donne  un  peu[  de  répit  à  leurs 
soufl'rances). 

20.  Chapel  (ordinairement  chapel  de  fleurs),  couronne  de  fleurs.  —  Qu'au  chapel  faire 
die,  qu'en  faisant  la  couronne  je  dise. 

27.  Cette  ballade  est  reproduite  sous  le  n»  8  de  la  série  spéciale  ;des  ballades  ;  mais 
l'auteur,  qui  s'en  est  sans  doute  servi  dans  une  circonstance  différente  et  moins  agréable 
pour  lui.  a  remplacé  la  troisième  stance  par  la  suivante  : 

Mes  trop  grant  doel  me  croist  et  renouvelle, 

Quant  me  souvient  de  la  douce  flourette, 

Car  enclose  est  dedeus  une  tourelle, 
31  bis  S'a  une  haie  au  devant  de  li  faitte, 

Qui  nuit  et  jour  m'empèce  et  contrarie. 

Mes  s'Amours  voelt  estre  de  mou  aïe, 

Ja  pour  creniel,  pour  tour,  ne  pour  garite. 

Je  ne  lairai  qu'a  occoisou  ne  die  : 
30  bis  «  Sus  toutes  flours  j'aime  la  marguerite.  » 

31  bis.  S'a  une  haie  au  devant  de  li  faitte,  et  il  y  a  une  clôture  établie  devant  elle. 

*  Œuvres  complètes  d'Eustache  Deschamps,  publiées  d'après  le  manuscrit  de  la  Bi- 
bliothèque Nationale,  par  le  marquis  de  Queux  de  Saint-Hilaire  i  Société  des  anciens 
te.K-tes  français),  Paris,  1878,  1. 1,  pp.  205  et  229.  —  Eustache  Deschamps,  dit  Morel,  né 
vers  1340,  mort  vers  1420,  fut  successivement  écuyer,  huissier  d'armes  de  Charles  V  et  de 
Charles  VI,  châtelain  de  Fismes  et  bailli  de  Seulis.  Il  était  le  familier  des  ducs  d'Or- 
léans, de  Berry  et  d'Anjou,  et  il  eut  l'honneur  de  recevoir  Charles  V  dans  sa  maison 


lX(i  C.HRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 

Des  vices  blâmer,  et  les  sens 
De  111011  poiioir  remettre  sus  : 
5  Et  lors  vint  a  moy  nn  bossus, 
Oui  me  dit  :  «  Dieu  gart  le  varlet 
Oui  prent  les  asnes  a  la  glus  ! 
Tu  bas  bien  l'eaue  tVun  pilet. 

»  Veulz  tu  du  doy  arer  les  champs? 
Kl  Veulz  tu  planter  bois  do  festus ? 

Au  cul  de  l'asne  fais  tes  chans  : 

Tu  Ms  froit  fer,  tu  es  decus  ; 

Tu  chantes  comme  li  cucus, 

Oui  s'estonne  et  gaste  son  plet; 
l-~)  Tais  toy,  dès  or  ne  chante  plus  : 

Tu  bas  bien  l'eaue  d'un  pilet. 

))  Veuls  tu  faire  loups  innocens 

Et  ffue  les  eufs  soient  velus  ? 

Veulz  tu  les  petis  faire  graiis 
20  Et  les  saiges  des  malostrus  ? 

Parle,  tes  parlers  est  perdus  : 

Autant  vault  le  vent  d'un  souflet  ; 

L'eu  t'oit  bien,  c'est  tout  ;  si  conclus  : 
24  Tu  bas  bien  l'eaue  d'un  i)ilet.  » 

l'envoy 

Princes,  quant  cilz  la  se  fut  teus. 
Et  j'oy  bien  pensé  a  mon  fet, 

(les  Champs,  aux  portes  de  Vçrtus  (Champagne),  où  il  était  né.  Ses  poôaies  sont  jilei- 
nos  d'allusions  plus  ou  moins  obscures  à  des  faits  historiques,  et  intéressantes  surtout  à 
ce  point  de  vue.  Voy.  Tableau,  p.  xxxiv. 

I.  Ballade  curieuse  par  le  grand  nombre  de  dictons  ou  proverbes  qni  y  sont  rassem- 
blés et  qui  tous  signifient  :  «  iierdre  sa  peine  ». 

1.  Je  ne  finay,  je  n'ai  cessé. 

:{-i.  Remetlrè  sus  les  sens,  remettre  les  choses  à  leur  place.  Cf.  nens  dessus  dessous, 
et  voy.  sens,  au  Glossaire. —  De  monpuuoir,  selon  mon  pouvoir  (cf.  «  de  tout  mon  ]iou- 
voir  »). 

i>.  Bossus.  Cas  sujet,  amem;  par  la  rime.  Cf.  ulus  7,  pour  ylu,  el  princi-s  2ô,  etc. 

8.  Cf.  du  Baïf,  fo43b:  «Dans  un  mortier  de  l'eau  ne  pibî.  »  [Note  de  l'édit.]. 

\i-\.  Cf.  kmyoi.Aratus,  30:  «  Et  tout  ainsi  comme  .Ksopus  dit  que  li^s  petits  oyseaulx 
répondirent  au  cocu,  qui  leur  deniandoit  pour  ({uelle  raison  ilz  le  fuyoicnt,  etc.  »  [Ed.]. 

l.S.  On  dit  aujourd'hui,  dans  un  sens  restreint  :  «  tondre  sur  un  œuf  ». 

20.  Des  est  plutôt  article  partitif  qu'article  déterminatif,  à  cause  de  la  construction 
employée  au  vers  précédent. 

22.  VauU.  \Jl  est  faussement  étymologique,  comme  dans  veul:  9.  •JO.  19  et  veuls  17. 

23.  ,Vt,  ainsi.  — 25.  Cil:.  Forme  analogi((uc  pour  ci/. 

25.  Teus.  Prononcez  tua,  comme  aujourd'l'ui;  orthographe  étymologique  provenant  de 
la  forme  non  contractée  teiXs. 


El'SPACHE   DESCHAMPS  187 


Vray  il  me  dist,  et  bien  cogniis 
28  Tu  ]«is  Lieu  Teaue  cVuu  pilet. 


Il 

(Chacun  ne  cherche  plus  qu'à  s'enrichir). 

Je  double  trop  qu'il  ne  viengne  chiér  temps, 
Et  qu'il  ne  soit  une  mauvaise  année, 
Quant  amasser  voy  grain  a  pluseurs  gens 
Et  mettre  a  part  ;  faillir  voy   la  donnée, 
5  L'air  corrompu,  terre  mal  ordonnée, 
Mauvais  lal)Our  et  semence  pourrie, 
Foibles  chevaulx,  dont  le  labour  detrie. 
Contre  le  quel  le  riche  dit  :  «  Eschac  !  » 
Par  ce  convient  que  le  peuple  mendie, 
10  Car  nulz  ne  tent  Tors'  qu'a  emplir  son  sac. 

Particulier  est  chascun  en  son  sens 
Et  convoiteus,  vie  est  desordonnée, 
Tout  est  ravi  par  force  des  puissans, 
Au  bien  commun  n'est  créature  née. 
15  Est  la  terre  des  hommes  gouvernée 


27.  Gonstraction  peu  régulière  :  traduisez:  «je  reconnus  bien  qu'il  m'avait  ilit  vrai», 
ou  bien:  «  jje  visquj'il  m'avait  dit  vrai,  et  je  compris  bien  le  proverbe,  etc.  » 

II.  Cette  ballade,  publiée  aussi  parCrapelet  (Poésies  morales  et  historiques  d'Eusta- 
che  Deschainps.  dans  la  Collection  des  uncieiis  moiiiiraents  de  l'Iiistoire  et  de  la  langue 
française,  Paris,  18^Î2,  p.  1.501,  figure  dans  les  deux  éditions  parues  au  xvi«  siècle  (Paris 
et  Lyon)  du  Jardin  de  plaisance,  avec  les  vaiùantes  que  nous  donnons  ici,  d'après  la 
Jinmania,  XIV,  283:  v.  7.  dont  le  labour  detrie  (préférable  à  la  leçon  du  ms.  de  Paris,  et 
le  laboureur  crie  ;  dans  le  vers  suivant,  le  quel  se  rapporte  à  labour);  —  13.  Tant  est 
ravie;  —  14.  n'a  cr.;  —  10.  La  loi/  est  abolie:  —  24.  Le  faulx  trésor  du  grain  et  de  la 
blee  ;  —  2(>-8.  Des  povres,  dont  l'esprit  vengence  crie  Au  ciel,  a  Dieu  et  a  la  seigneurie. 
Et  a  tous  ceulx  qui  font  celle  folie  :  — 32.  Meive  ung  homme  qu'on  dit  :  ftac.  —  On 
peut  rapprocher  de  cette  pièce  la  lettre  de  Fénelon  à  Louis  XIV  et  la  page  éloquente  oii 
La  Bruyère  s'apitoie  sur  la  misérable  condition  des  paysans  de  son  temps.  Mais  elle 
semble  surtout  inspirée  par  un  éloquent  passage  de  la  réplique  de  Gerson  à  Charles  VI, 
dont  nous  donnons  un  fragment  plus  loin  (Cltrestom.  LXVII,  ii)  :  «  Quant  mesnages  se 
sont  partis  du  royaume  par  tels  outrages  !  Quant  mortalitez  en  sont  venues  sur  enfans, 
hommes  et  bestes  i)ar  defaulte  de  nourriture  ou  par  maie  nourriture  !  C'est  pitié  de  le 
savoir  :  car  ils  n'ont  de  quoy  semer,  ou  ne  osent  tenir  chevaux  ne  bœufs  pour  double 
des  princes  ou  gens  d'armes,  ou  n'ont  courage  de  labourer,  pour  ce  que  rien  ne  leur 
demeure,  etc.  »  [Ed.]. 

2.  Qu'il  ne  soit,  qu'il  n'y  ait. 


2.  yu  II  ne  son,  qu  il  n  y  ait. 

4.  Faillir,  faire  défaut  ("cf.  17j;  mAis  fauH,  21,  signifie  :  «  il  faut  ». 

14.  N'est  au  bien  commun,  ne  re-herche  le  ])ien  de  tous. 

15.  Le  reços  ordinaire  après  la  quati-ième  syllabe  vient  ici  après  une  syllabe  muette. 
Cf.  23,  XXXVII,  II,  C  et  XXXVII,  i,  1,  v.  .5,  ou  cependant  on  peut  admettre  un  souvenir 
de  la  forme  accentuée  du  démonstratif  neutre  ço,  çou. 


188  CHHESTOMATHIE   DE   l'aX(UEN   FRANÇAIS 

Selon  raison  ?  Non  pas  :  Loy  est  perie, 
Vérité  fault,  régner  voy  Menterie, 
Et  les  plus  grans  se  noient  en  ce  lac  ; 
Par  convoitier  est  la  terre  perie, 
20  Car  nnlz  ne  tent  [fors]  qu'a  emplir  son  sac. 

Si  fault  lie  faim  périr  les  innocens 
•     Dont  les  grans  loups  font  chacun  jour  ventrée, 
Oui  amassent  a  milliers  et  a  cens 
Les  faulx  trésors  ;  c'est  le  grain,  c'est  la  blée, 
25  Le  sang,  les  os,  qui  ont  la  terre  arée 
Des  povres  gens,  dont  leur  esperit  crie 
Yengence  a  Dieu,  vé  a  la  seignourie, 
Aux  conseilliers  et  aux  menants  ce  bac, 
Et  a  tous  ceuls  qui  tiennent  leur  partie. 
30  Car  nulz  ne  tent  [fors]  qu'a  emplir  son  sac. 

l'enyoy 

Princes,  le  temps  est  briéf  de  ceste  vie, 
Aussi  tost  muert  homs  qu'on  puet  dire  :  «  Clac.  » 
Que  deviendra  la  povre  ame  esbahie? 
Car  nul  ne  tent  [fors]  qu'a  emplir  son  sac. 


XXXIX.   OLIVIER   BASSELIN   (?) 

CHANSON   PATRIOTIQUE  ' 


Et  cuidez  vous  gue  je  me  joue, 
Et  que  je  voulsisse  aller 
En  Angleterre  demeurer? 
4  lis  ont  une  longue  coue. 


Entre  vous,  gens  de  village. 
Qui  aymés  le  roi  franroys, 
Prenez  chascun  l)on  courage 
8  Pour  comljatre  les  Englovs. 


l'J.  Par  convoitier,  par  la  convoitise. 

28.  Aux  menants  ce  bac,  à  ceux  qui  mènent  ainsi  la  bar<inp,  qui  gouvernont  ainsi. 

29.  Tiennent  leur  partie,  los  ainji-ouvent. 

32.  Aussi  tost  qu'un  puet  dire,  le  temps  de  dire. 

'  Cluinsnns  normandes  du  XV'  siècle,  publiées  pour  la  iiroinière  fois  sur  les  ma- 
nuscrits de  Bayeux  et  de  Vire,  avec  Introciuction  et  notes  de  A.  Uasté.  Caen,  Le  Gost- 
Clérisse,  1800,  p.  92,  ch.  Lxi.  —  Voy.  Tableau,  p.  xxxv. 

i.  La  mesure  exige  que  l'on  supprime  jV  ou  me  ;  de  même,  au  v.  3,  il  conviendrait  de 
corriger  :  Chez  les  Engloys. 

4.  Ils  ont  une  longue  cowe  (queue),  c'est-à-dire:  ils  sont  trop  ridicules.  Les  Normands 
qui  iiortaient  les  cheveux  coupes  en  rond,  trouvaient  ridicule  la  queue  que  portaient  leS 
Anglais.  —  5.  Entre  vous,  tous  ensemble,  réunis. 


FRANÇOIS   VILLON' 


189 


Prenez  cliascun  une  houe 
Pour  niieulx  les  det^raciner, 
S'ilz  ne  s'en  veuUent  aller: 
12  Au  moins,  faictes  leur  la  moue. 

Ne  craignez  point  à  les  batre, 
("es  godons,  jianches  a  pois; 
(-ar  ung  de  nous  en  vault  quatre, 
10  Au  moins  en  vauït  il  bien  troys. 

Affin  qu'on  les  esbafoue. 
Autant  qu'en  pourrés  trover 


Faictez  au  gibet  mener, 
20  Et  que  nou  les  y  encroue. 

Par  Dieu!  se  je  les  empoigne. 
Puis  que  j'en  jure  une  foys, 
Je  leur  moustreray  sans  hoingne 
24  De  quel  pesant  sont  mes  doigts. 

Hz  n'ont  laissé  porc  ne  oue 
Tout  entour  nostre  cartier. 
Ne  guerne  ne  guernellier  : 
28  Dieu  si  mect  mal  en  leur  joue! 


XL.  FRANÇOIS  VILLON' 


Grand  testament 

Pauvre  je  suis  dès  ma  jeunesse. 
De  povre  et  de  petite  extrace. 
Mon  père  n'eut    oncq   grant    ri- 
[chesse, 


4  Ne  son  ayeul,  nommé  Erace. 

Povreté  tous  nous  suyt  et  trace. 

Sur  les  tumlieaulx  de  mes  ances- 
[tres. 

Les  âmes  des  quélzDieu  embrasse, 
8  On  n'y  voyt  couronnes  ne  sceptres. 

De  pouvreté  me  guermentant, 
Souventes  fovs  me  dit  le  cueur  : 


14.  Godons.  Injure  souvent  adressée  aux  Anglais  aux  xv^  et  xvf  siècles,  à  cause  de 
leur  juron  favori  goddam  ! 

19.  Faictez.  Voy.  xiv,  2-5,  note. 

20.  Sou  {nous  du  ms.  de  Baveux  et  de  l'édition  est  fautif),  on.  Xo,  noû,  nou  (et  devant 
une  voyelle  nos,  noz,  nous,  nouz),  comme  "îiow,  qui  se  rencontre  également  en  Nor- 
mandie, est  une  altération  de  Von.  Voy.  J.  Fleury  et  G.  Paris,  Romania,  X,  402  sqq.  et 
XII,  342 sqq.,  etcf.  Gh.  Joret,  Rora.  VIII,  102  et  Xll,  588  sqq.,  qui  préfère  comme  étymo- 
logie  le  pronom  pluriel  nos. 

28.  Mect.  Le  texte  tel  qu'il  est  signifierait:  «  Tant  Dieu  leur  donne  mal  aux  joues!  »  et 
aurait  uu  sens  ironique.  Peut-être  faut-il  corriger  :  Dieit  mette,  etc.,  puisse  Dieu  leur 
donner,  etc. 

*  Œuvres  complètes  de  Fr.  Villon,  suivies  d'un  choix  de  poésies  de  ses  disciples,  édi- 
tion préparée  par  La  Monnoye,  mise  au  jour,  avec  notes  et  glossaire,  par  M.  Pierre 
Jannet,  3«  édit.,  Paris,  Lemerre,  1873.  —  François  de  Montoorbier  prit  d'abord  le  sur- 
nom de  Des  Loges,  puis  celui  de  Villon  ou  de  Villon  (à  cause  de  Guillaume  de  Villon 
son  protecteur),  surnom  qui  s'est  substitué  à  son  nom  patronymique.  Il  naquit  à  Paris, 
en  1431,  obtint  à  l'Université  de  cette  ville  le  grade  de  licencie,  puis  celui  de  maitre  ès- 
arts  (14-52),  eut  une  ieunesse  fort  déréglée,  qui  faillit  le  conduire  a  la  potence,  et  mourut 
à  une  époque  incertaine,  en  tout  cas,  après  1461,  époque  où  Louis  XI,  en  vertu  du  droit 
de  joyeux  avènement,  le  délivra  de  la  prison  oii  le  tenait,  à  Meung-sur-Loire,  on  ne  sait 
pour  quel  méfait,  l'évèque  d'Orléans  (Voy.  Longnon,  Romania,  II,  203  sqq.).  Villon  est 
le  plus  personnel  des  poètes  de  son  temps  ;  il  peut  être  considéré  comme  le  père  de  cette 
élite  d'esprits  essentiellement  français  à  laquelle  appartiennent  Marot,  Rabelais,  Régnier, 
La  Fontaine,  Molière  et  Voltaire  (Voy.  Tableau,  p.  xxv). 


I.  Grand  testament, 
GXLVI-CLI. 


str.   XXXV-XLI  et   Ballade  des   dames   du    temps  jadis  :    str. 


7.  Embrasse.  Subjonctif  optatif. 

9.  Me  guermentant  (gérondif  neutre  pris  absolument),  quand  je  me  plains. 


190 


CHUf:sTOMATlIlE   DE   L  ANCIEN   1-'K\N(;A1S 


«  Homme,  ne  te  doulonse  tant 
12  Et  ne  deiiiaine  tel  douleur, 

Si   tu   n'as   tant   qu'eust  Jacques 

[(-ueur  : 

^lieulx  vault  vivre  soubz  gros  hu- 

[reaux 

Povre,  qu'avoir  esté  seigneur 

10  El  pourrir  soubz  riches  tumbeaux.» 

Qu'avoir  esté   seigneur!...    que 
[dys? 
Seigneur,  bêlas!  ne  l'est  il  mais. 
Selon  les  davidiques  dictz, 
20  Son  lieu  ne  congnoistra  jamais. 
Quant  du  surplus,  je  m'en  desmetz, 
Il  n'appartient  a  moy  pecbeur  : 
Aux  théologiens  le  remetz. 
2\  Car  c'est  office  de  prescheur. 

Si  ne  suis,  bien  le  considère, 
Filz  d'ange,  portant  dyadème 
D'estoylle  ne  d'autre  sydère. 
28  Mou  père  est  mort,  Dieu  en  ayl 

[l'anie  ! 

Quant  est  du  corps,  il  gyst  soubz 

[lame. 

J'entends  (pie  ma  mère  mourra. 

Et  le  sçait  l>ien  la  povre  l'enime, 

32  Et  le  tilz  pas  ne  demourra. 

Je  congnoys  que  povres  et  riches, 
Sages  et  folz,  prebstres  et  laiz, 
Noble  et  vilain,  larges  et  chicins, 

36  Petits  et  grans,  et  beaulx  et  laidz. 
Dames  a  rebrassez  coUelz 
De  ((uélconque  condicion. 
Portant  attours  et  bourrelet/, 

4U  Mort  saisit  sans  exception. 

Et  meure  Paris  ou  Ilelaiue, 
Quiconque(s)  meurt,  meurt  a  dou- 
[Icur. 
Gelluy  qui  perd  vent  et  alaine. 


■41  Son  liel  se  crève  sur  son  cueur; 
Puis  sue,  Dieu  ><(;ait  quel  sueur. 
Et  n'est  qui  de  ses  maulx  l'allège  : 
Car  enfans  n'a,  Irére  ne  sœur, 

4<S  Qui  voulsist  lors  estre  son  pleige. 

La  mort  le  l'aict   frémir,   pallir. 
Le  nez  courber,  les  veines  tendre, 
Le  col  entier,  la  chair  mollir, 
52  Joinctes  et  nerfs  croistre  et  est(;n- 

[dre. 
Corps  féminin,  (jui  tant  es  tendre, 
Poly,  souèf,  si  precieulx, 
Te  faudra  il  ces  maulx  attendre  ? 
5()  ()uy,  ou  tout  vif  aller  es  cieulx. 


Ballade 
des  dames  dit  temps  jadis. 

Dictes  moy  ou,  n'en  (pu''l  pays. 
Est  Flora,  la  l)elle  Romaine; 
Archipiada  ne  Thaïs, 

60  Qui  fu  sa  cousine  gennaine; 

Echo,    i)arlant    quand    bruyt    on 

[mai  ne 

Dessus  rivière  ou  sus  estan, 

Qui  beauté  eut  trop   jdus  qu'hn- 

[maine? 

04  Mais  ou  sont  les  neiges  d'autan  ? 

Ou  est  la  très  sage  Heloïs, 
Pour    qui    fut    chastré    et    puis 
[moyne 
Pierre  Esbaillart  a  Sainct  Denys? 
6H  Pour  son  amour  eut  cest  essoyne. 
Seni)ila)>lemcnt,  ou  est  la  royne 
Qui  commanda  (jue  Buridan 
Fust  jette  en  ung  .sac  en  Seine? 
72  Mais  ou  sont  les  neiges  d'autan  ? 

La  royne  blanche  comme  ung  lys, 
Qui  chantoit  a  voix  de  sereine; 


V-'i.  Eu.ll.  S  iiioijj;aijique  :  coufusiou  iirovt'iiaut  du  l'habitude  très  aiicieniiu  do  nu  pas 
jironojicer  l's  devant  une  consonne. 

18.  i\e  l'est  il  main,  il  (celui  qui  était  seigneur  de  son  vivant)  ne  l'est  phis. 

U'.l.  Quant  est,  pour  ce  qui  est.  Cf.  12(j. 

89.  Allours  et  buurrelelz.  Il  s'agit  des  hautes  coillures  à  lu  mode  li  cette  époque,  d'une 
espèce  de  hennin.  Cf.  La  Marche,  Mémuifos,  i,  132  (cité  par  Godefroy,  Dict.  de  l'une, 
langue  française,  a.  \.  cttur).  «  A/okvs  tout  rond[sj  à  la  faeon  du  Portugal,  dont  les 
bourrelets  estoient  à  la  manière  de  franges  et  passoieut  par  derrière  ainsi  que  pattes  du 
chaperons  ]iour  hommes  ». 

40.  Et  n'est  qui,  et  il  n'est  personne  qui. 

hi,.  Joinctes,  jointures,  articulations.  —  57.  y  (=ne),  ou.  Voy.  iv,  117,  note. 

09.  Archipiada.  Voy.  au  Glossaire. 


FRANÇOIS   VILLON 


191 


IJerthe    au    grand    pied,    Bietris, 

[Allys  ; 

7(3  Hareniliourges,  qui  tint  le  Mayue, 

Et  Jeluuine,  la  bonne  Lorraine, 

Ou'Angloi.s  lu'uslérent  a  Kouen; 

Un  sont  els,  Vierge  souveraine?... 
80  Mais  ou  sont  les  neiges  d'antan? 

Envoi 

Prince,  n'enquerez  de  sepmaine 
Ou  elles  sont,  ne  de  cest  an, 
(Jue  ce  refrain  ne  vous  reniai  ne  : 
84  Mais  ou  sont  les  neiges  cVaittau? 


A  vous  parle,   compaing[s]   de 

[galles, 

Qui  estes  de  tous  bous  accors: 

Gardez  vous  tous  de  ce  nu\u  liasles 

88  Qui  noircist  gens  quant  ils  sont 

[mortz  ; 

Eschevez  le  :  c'est  ung  mal  mors  ; 

Passez  vous  eu  mieulx  que  pour- 

[rez. 

Et,  pour  Dieu!  soyez  tous  recors 

lt"2  Qu'une  t'ois  viendra  que  mourrez. 

Item,    je    donne    aux    Quinze- 
[Vingtz, 
Qu'autant  vauldroit  nommer  Trois 
[Cens, 
De  Paris,  non  pas  de  Provins, 
90  Car  a  eulx  tenu  je  me  sens. 
Ils  auront,  et  je  m'y  consens, 
Sans  les  estuis,  mes  grans  lunettes. 
Pour  mettre  a  part, "aux  Inuoceus, 
100  Les  gens  de  bien  des  deshonnestes. 

Icy  n'y  a  ne  rys  ne  jeu. 
Que  leur  vault  avoir  eu  chevances. 
N'en  grans  lictz  de  parement  geu. 


104  Engloutir  vin,  engrossir  panses, 
]\Iener  joye,  festcs  et  danses. 
Et  de  ce  prest  estre  a  toute  heure? 
Tantost  t'aillent  telles  plaisances, 

U)<  Et  la  coulpe  si  en  demeure. 

Quant  je  considère  ces  testes 
Entassées  en  ces  charniers. 
Tous  furent  maislresdesrequestes, 
11"2  Ou  tous  de  la  Chambre  aux  De- 

[niers. 
Ou  tous  furent  porte  paniers  : 
Autant  puis  l'ung  que  l'autre  dire. 
Car,  d'evesqnes  ou  lanterniers, 
11(3  Je  n'y  congnois  rien  a  redire. 

Et  icelles  qui  s'inclinoient 
Unes  contre  autres  en  leur  vies. 
Des  quelles  les  unes  regnoient, 

ViO  Des  autres  craintes  et  servies  : 
La  les  voy  toutes  assouvies 
Ensemble  en  ung  tas  pesle  mesle; 
Seigneuries  leur  sont  ravies, 

lii4  Clerc  ne  maistre  ne  s'y  rappelle. 

Or  sont  ilz  mortz.  Dieu  ayt  leur 
[a  m  es! 
•Juant  est  des  corps,  ils  sont  pour- 
[riz  ; 
Ayent  esté  seigneurs  ou  dames, 
128  Souéf  et  tendrement  nourriz 
De  cresme,  fromentée  ou  riz. 
Leur  os  sont  déclinez  en  pouldre, 
Auxquélznechault  d'esbat  ne  ris... 
lo'2  Plaise  au  doulx  Jésus  les  aJjsoul- 

[dre  1 


II 


Tant  grate  chèvre  que  mal  gist; 
Tant  va  le  pot  a  l'eau  qu'il  biise; 


7').  Bietris,  sans  doute  la  Béatrix  immortalisée  par  Dante.  — A ^;*/s,  Alix  ou  Alice, 
est  iliflicile  à  iclentilier  :  c'est  peut-être  Alix  de  Cliampague,  lille  de  Thibaut  IV,  épouse 
du  roi  de  France  Louis  VII. 

81.  De  sepinaine,  avaut  une  semaine.  Cf.  de  cest  an  82,  et  des  mois  xiv,  140. 

83.  Traduisez  :  «sans  vous  souvenir  de  ce  refrain  ». 

97.  Ils  auront.  Ctiaiigement  brusque  de  tournure. 

108.  Et  la  coulpe  si,  pour  et  si  la  coidpe. 

113.  Porte  paniers,  porteurs  de  hottes,  portefaix. 

121.  Assouvies,  as.snjetties,  soumises.  Cf.  Joinville,  Vie  de  saint  Louis,  ex,  éd.  Je 
Wailly  :  u  Quant  le  roy  ot  assouvie  la  forteresse  du  bourc  de  Joffe». 

124.  Ne  s'y  rappelle,  ne  s'y  retrouve.  —  127.  Ayent  esté,  qu'ils  aient  été. 

II.  Ballade  des  proverbes.  —  L'idée  générale  de  cette  longue  suite  de  proverbes  (sauf 
deux  ou  trois),  c'est  qu'avec  de  la  persévérance,  on  arrive  toujours  au  but,  et  que  sou- 
vent on  le  dépasse  (ne  quid  nimis,  rien  de  trop). 


W2 


CHRESTOMATHIE  DE  L  ANCIEN  FRANÇAIS 


Tant  i-haulTo  on  le  for  qu'il  rongist  ; 

4  Tant  le  maille  on  qu'il  se  debriso. 

Tant  vault  l'iioninie  comme  on  le 

[prise  : 

Tant  s'eslouge  il  qu'il  n'en  sou- 

[vient: 

Tant  mauvais  est  qu'on  le  desprise  ; 

8  Tant  crie  l'on  Noël  qu'il  vient. 

Tant  raille  on  que  plus  on  ne  rit  ; 

Tant  despend  on  qu'on  n'a  chemise: 

Tant  est  on  franc  que  tout  se  frit: 

V2  Tant  vault  tien  que  chose  promise  : 

Tant   avmo   on   Dieu   qu  on   suj-t 

[l'Eglise  ; 

Tant  donne  on  qu'emprunter  con- 

[vient : 

Tant  tourne  vent  qu'il  chét  en  bise  ; 

16  Tant  crie  l'on  Noël  qu'il  vient. 


Tant   ayme  on  chien   qu'on   le 

[nourrist  ; 

Tant    court    chanson    qu'elle    est 

[appi'ise  ; 

Tant    garde    on    fruict    qu  il    se 

[pourrist  ; 

20  Tant  bat  on  place  qu'elle  est  prise  ; 

Tant  tarde  on  qu'on  fault  a  l'em- 

[prise; 

Tant  se  liaste  on  que  mal  advient; 

Tant  embrasse  on  que  chét  la  prise  ; 

24  Tant  crie  l'on  Noél  qu'il  vient. 

Envoi 

Pince,  tant  vit  fol  qu'il  s'advise; 
Tant  vat  il  qu'après  il  revient; 
Tant  le  matte  on  qu'il  se  radvise  ; 
28  Tant  crie  l'on  Noél  qu'il  vient. 


3.  Chauffe  on  (cf.  4,  etc.).  Le  t  euphonique  n'a  pas  encore  paru.  Cf.  8,  où,  pour  avoir 
une  syllabe  de  plus,  le  poète  a  employé  l'on,  et  20,  où  il  a  repris  l'ancienne  forme  de  la 
troisième  pers.  du  sing.  Voy.  V,  i,  7(J,  note. 

(j.  Qu'il  n'en  souvient,  qu'on  l'oublie. 

21.  On  fault  a  l'emprise,  on  manque  l'entreprise. 


FABLES 


198 


IV 


POÉSIE  SATIRIOLE  ET  DIDACTIOUE 


XLI.    MARIE  DE   FRANCE 


FABLES 


Li  fable  (Van  corbel 

Ensi  avint,  et  Ijien  puet  estre, 
Que  par  devant  une  fenestre. 
Qui  en  une  despense  fu, 
Vola  uns  corps,  si  a  veû 
5  Formages  qui  devant  estoient 
Et  sour  une  cloie  gisoient. 
Un  en  a  pris,  atout  s'en  va. 
Uns  volpis  vint,  si  rencontra.' 
Au  fourmage  ot  grant  desirier, 
10  Qu'il  ein  peûst  un  peu  mengier 


Par  engien  vaudra  asaier 

Se  le  corp  porra  enginier  : 

«  E  !  Diex,  sire,  »  fait  li  volpis, 

«  Com  par  est  cis  oisiaus  gentis  ! 

15  Ou  monde  n'a  si  noble  oisel  ; 
Aine  de  mes  iex  ne  vi  si  bel. 
Fust  teus  ses  chans  com  est  ses  cors, 
I  vaui-oit    moût   miex     que  tins 
[ors. » 
Quant  li  corps  s'oï  si  loer 

20  Qu'en  tout  le  mont  n'avoit  son  pér 
Pourpensa  soi  qu'i  cantera, 
Ja  por  canter  los  ne  perdra  : 
Le  bec  ouvri,  si  commencba. 


'  Manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale,  fs.  fr.  2168,  fos  162  y»  et  166  r»  (A),  comparé 
à  B.  N.  fs.  fr.  217.3,  fos  63  r»  et  69  ro  (B).  —  D'après  un  mémoire  récent  de  M.  Ed.  Mail, 
Zeitschrift  fur  rom.  Philol.  IX,  161  sqq.),  VYs'jpet  de  Marie,  traduction  d'un  recueil 
anglais  formé  dans  les  premières  années  du  xue  siècle,  se  composerait  :  lo  d'un  rema- 
niement assez  libre  du  Romulus  publié  par  Xilant  (Leyde,  1709)  :  i»  d'un  certain  nombre 
de  fables  empruntées  par  Marie  à  des  sources  diverses  difficiles  à  déterminer.  Voir  uotre 
Tableau,  p.  xxxvi,  et  surtout  les  deux  articles  de  M.  G.  Paris  dans  le  Journal  des  Sa- 
vants (1884-5)  à  propos  du  livre  récent  de  M.  L.  Hervieux,  Les  fabulistes  latins.  Pour  la 
langue,  voy.  la  notice  du  n»  xxi. 

I.  —  1.  El  bien  puet  estre.  Réflexion  naïve  de  l'auteur,  qui  adhère  au  récit  qu'il  trouve 
dans  son  modèle. 

7.  Atout.  On  dirait  de  même  aujourd'hui  familièrement  :  «  il  s'en  va  avec  ». 
9.  Au  fourraage,  vers  le  fromage.  A  (=  ad  latiu)  indique  l'inclination. 

II.  Vaudra  (=  voudra)  est  ici  un  véritable  auxiliaire.  Voy.  vifc,  230,  note. 

17.  Fust  teus  ses  chans,  si  son  chant  était  tel. —  18.  /  (cf"  21).  Voy.  Lm,  107,  note. 
19-20.  Si  loer  que  (ellipse  fréquente  en  latin  et  eu  vieux  français),  ainsi  louer  [et  dire]  que. 

coxsTAXS.     Chrestomathie.  13 


194 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Li  fromages  li  cscapa, 
25  A  la  terre  Testât  caïr; 
El  li  Yolpis  le  va  saisir, 
Puis  n'ot  il  cure  de  son  cant, 
Que  du  formage  ot  son  talanl. 

J'és  chi  l'essample 

Cosl  essample    [est]  des  orgneil- 
[lous, 
30  Qui  si  sont  tier  et  coragous, 
l'ar  losengier  et  par  mentir 
Les  puet  on  bien  a  gré  sin'vir; 
Le  leur  despendent  fulemeul 
Pour  la  losenge  de  la  gent. 


II 


Du  leu  et  du  kieti 

Uns  leus  et   uns  chiens  s'encon- 
[trérent 
Parmi  un  bos  ou  il  alércnt. 
lii  leus  a  le  chien  riigardé, 
Et  puis  si  l'a  araisonné  : 

5  «  Erére,  »  fait  il,  «  moût  estes  biaus, 
îb)ut  est  luisans  lavostre  pians.» 
Iji  chiens  respont  ;  «  C'est  vérités  : 
.Idu  mengiu  bien,  sin  ai  assés. 
Et  si  sni  souvent  toute  jor 

lu  Par  devant  les  pies  mon  segnor. 
Si  puis  sovent  rungier  les  os, 
Dont  jou  me  faich  e  cras  et  gros. 
Se  vous  voliés  o  moi  venir 
Et  vers  uKjn  segnor  oljeïr, 

10  Si  com  jou  fach,  assés  ariez 


Plus  viande  que  ne  vaiiriés. 

—  Si  ferai,  voir,  »  li  leus  respont. 
Dont  s'acompaigncMit,  si  s'en  vont. 
Ains  qu'en  vile  soient  venu, 

2U  (îardi!  li  leus,  si  a  veii 

Com  li  chiens  porte  son  coler, 
La  chaaine  voit  traîner  : 
«  Erére,  »  fait  il,  «  mei'veille  voi 
Entour  ton  col,  nuiis  ne  sai  coi.  » 

25  Li    chiens    respont.    «    C'est    ma 
[chaaine. 
Dont  on  me  loie  enseur  seina[i]no; 
Car  plusors  tiës  mordcroie 
^Maintes  gens  et  mal  leur  fcroie; 
Mé'sires  les  velt  garandir. 

30  Pour  cou  me  fait  loié  tenir. 
La  nuit  vois  entor  le  maison. 
Que  n'i  aproisment  li  larron. 

—  Que?  »  fait  li  leus,  «  est  il  ensi. 
Caler  ne  pues  fors  par  merclii  ? 

;35  Tu  remanras,  jou  m'en  irai. 
La  chaaine  n'i  porterai. 
jMic.x.  voel  estre  leus  a  délivre 
C'a  chaaine  richement  vivre, 
(juant  ancore  puis  estre  au  chois 

40  D'aler  a  la  vile  ou  au  bois.  » 
Por  la  chaaine  est  départie 
Leur  amor  et  leur  compaingnie. 

Morale 

Icist  cssamples  nos  pramet 
Que  cil  est  mont  fous  qui  se  met 
45  En  sougiet  ni  en  servitunie; 
Car  mavése  est  cèle  coustumc 
Qui  a  son  talent  a  délivre 
Ne  laisse  eni  jiés  nul  homme  vi- 
[vre. 


2'].  Caïr  (picard  pour  chaiùr,  chaoirj,  tomber  (assuré  par  la  riuiu  saisir;  mais  il  faut 
sans  doute  corriger  les  deux  vers. 
28.  Que,  car.  — 29.  Cest  essciraple  est  un  neutre. 
30.  Sous-eut.  que  après  coragous.  — Coragous  (\og  est  chuintant),  ambitieux. 

II.  —  2.  Alérent,  au  lieu  de  aloienl,  pour  la  rime. 

8.  Mengiu.  Voy.  xx,  65,  note.  —  17.  Li  leus  respont.  Construction  fréquente. 

20.  Enseur  semaine,  toute  la  semaine  (en  opposition  au  dimanche).  Enseur,  en,  pen- 
dant. Remarquez  l'absence  de  l'article,  comme  dans  de  jour,  de  nuit,  et  cf.  ensur  nuit. 
Saint  Alexis,  str.  15»,  ms.  P. 

32.  Que.  afin  que. 

33.  Que?  Cf.,  dans  les  patois  du  Midi,  que'?  que  tant  do  personnes  en  Provence  trans- 
portent en  français  et  emploient  à  chaque  instant. 

34.  Fors  par  merchi,  si  ce  n'est  par  grâce. 

45.  Servitume  (ms.  servilute),  de  "  servitudinem,  pour  servitutem.  Je  ne  connais  pas 
d'autre  exemple  de  cette  forme,  mais  on  en  a  plusieurs  de  aervitune.  En  dehors  de  la 
rime  qui  l'exige,  servitume  peut  se  déduire  de  l'analogie  de  amertume  =  amaritudiuem, 
enclume  =  incudincm,  etc. 

48.  Cette  morale  manque  au  ms.  2108;  nous  la  donnons  d'après  le  ms.  2173,  mais  elle 
semble  être  l'œuvre  d'un  scribe  assez  maladroit. 


ROMAN   DE   REXART 


195 


XLII.   ROMAN  DE  RENART  * 


KENART  ET  CHANTECL.UR 

Quant  Eeuars  chuisi  Ghantoclér, 
Senpres  le  vol^st  as  denz  hapcr. 
Renars  failli,  qui  fu  engrès, 
Et  Glianteclér  saut  en  travers  ; 
5  Renart  choisi,  bien  le  conut, 
Desoi"  le  fumier  s'arestut. 
Quant  Eenars  voit  qu'il  a  failli, 
Forment  se  tint  a  malliailli. 
Or  .se  commence  a  porpenser 

10  Gomment  il  porroit  Glianteclér 
Engignier  :  car,  s'il  nel  manjue, 
Dtint  il  a  sa  voie  perdue. 
«  Glianteclér,  »  ce  li  dist  Renart, 
«  Ne  fuir  pas,  n'aies  regart. 

15  ilolt  par  sui  liez,  quant  tu  es  seinz  : 
Gar  tu  es  mes  cosins  germeiiis.  » 
Glianteclér  lors  s'asoûra, 
Por  la  joie  un  sonet  chanta. 
Ge  dist  Renars  a  son  cosin  : 

20  «  Memlu'e  te  mes  de  Ghanfeclin, 
Ton  Ijon  père  qui  t'engendra  ? 
Onques  nus  cos  si  ne  chanta. 
D'une  grant  liuë  l'ooit  on  : 
Molt  bien  chantoit  en  liant  un  sijn, 

25  Et  molt  par  avoit  longe  aleine. 
Les  deus  els  clos  la  vois  ot  seine. 
D'une  leué[e]  l'en  venoit, 
Quant  il  chantoit  et  refregnoit.  » 
Dist  Glianteclér  :  «  Renart  cosin, 

oO  Volés  me  vos  trère  a  engin  ? 


—  (Certes,  »  ce  dist  Renarz,  «  non 
[voit  ; 
^lès  or  chantez,  si  clinniés  l'oil. 
D'une  char  sonies  et  d'un  sauc: 
Meus  voudroic  estre  d'un  pié  manc 

35  Que  tu  eiises  maremeiiz, 

Gar  tu  es  trop  près  mi[s]  j^arcnz.  » 
Dist  Ghanteclér  :  «Pas  ne  t'en  croi. 
Un  poi  te  trai  ensiis  de  moi. 
Et  je  dirai  une  chançon  : 

40  N'avra  voisin  ci  environ 

Qui  bien  n'entende  mon  fauset.  » 
Lores  s'en  sozrist  Renardct  : 
«  Or  dont  en  haut!  chantez,  cosin! 
Je  savrai  bien  se  Ghanteclin 

45  Mis  oncles  vos  fu  onc  néant.» 
Lors  comença  cil  hautement. 
Puis  jeta  Ghanteclér  un  brét: 
L'un  oil  ot  clos  et  l'autre  overt, 
Gar  molt  forment  dotoit  Renaiî  : 

50  S(jvent  regarde  cèle  part. 

Ge  dist  Renars  :  «  N'as  fèt  neent  : 
Ghanteclins  chantoit  autrement, 
A  uns  Ions  trèz,  les  eils  cligniez  ; 
L'en  l'ooit  liien  par  vint  plaissiez.» 

55  Ghanteclér  quide  que  voir  die; 
Lors  lèt  aler  sa  meloudie. 
Les  oilz  cligniez,  par  grant  air. 
Lors  ne  volt  plus  Renars  solïrir  : 
Par  de  desoz  un  roge  chol, 

60  Le  prent  Renars  parmi  le  col; 
Fuiant  s'ent  va  et  fait  grant  joie 
De  ce  qu'il  a  encontre  proie. 
Pinte  voit  que  Renars  l'en  porte  : 
Dolente  est,  molt  se  deconforte; 


'  Le  Roman  de  Renart,  publié  par  Ernest  Martin,  1. 1,  branche  II,  v.  291-468  et  bran- 
che XI,  v.  G18-729.  —  Voy.  Tableau,  p.  xxxvi-xxxvii. 

I.  —  3.  Engrès,  trop  vif,  trop  ardent  (vient  peut-être  de  int/ressus). 

II.  Manjue.  Voy.  xx,  05,  note.  —  12.  Sa  voie,  ses  pas. 

14.  Ghang:ement  de  tournure  qui  montre  bien  la  valeur  de  l'infinitif  avec  ne,  employé 
pour  l'impératif  négatif. 

17.  Asoïkra,  forme  dialectale  pour  aseiira.  Cf.  deçoùs  141. 

25.  Ge  vers  constitue  une  parenthèse. 

30.  Volés  me  vos.  Dans  les  phrases  interrogatives,  l'ancienne  langue  pouvait  intercaler 
le  pronom  régime  de  l'infinitif  suivant  entre  le  verbe  et  le  pronom  sujet  placé  aujour- 
d'hui immédiatement  après  lui.  Cf.  lxiv,  93. 

33.  D'une,  d'une  même.  —  35.  Tournure  à  regretter. 

45.  Vos  fu  onc  néant,  vous  fut  jamais  rien  (fut  vraiment  votre  père). 

5i.  Plaissié  {=  pleissié,  part,  passé  de  pteissier  ^=  plexi«/rt-are),  bois  clos  de  haies. 

59.  Traduisez:  «  s'élançaut  de  dessous  un  chou  rouge  ».  La  rime  a  dii  gêner  ici  le  poète. 


196 


CHRESTOMATHIE  DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 


05  Si  se  conicnce  a  dementer. 
Quant  Chanteclér  vit  en  porter. 
Et  dit  :  «  Sire,  bien  le  vos  dis, 
Et  vos  nie  gabïez  todis. 
Et  si  nie  teniez  por  foie. 

■/U  Mes  ore  est  voire  la  parole 
Dont  je  vos  avoie  garni  : 
Vostre  senz  vos  a  escbarnl. 
Foie  fui,  quant  jel  vos  apris. 
Et  fox  ne  crient,  tant  qu'il  est  pris. 

75  Renars  vos  tient,  qui  vos  on  porte. 
Lasse,  dolente,  con  sui  morte! 
Car  se  je  ci  pert  mon  seignor, 
A  toz  jors  ai  perdu  ni'onor.  » 
La  bone  fèine  del  mainil 

80  A  overt  l'uis  de  son  cortil  : 
Car  vespres  ert,  por  ce  voloit 
Ses  jelines  remètre  en  toit. 
Pinte  apela.  Bise  et  Rosète  : 
L'une  ne  l'autre  ne  recèle. 

85  Quant  voit  que  venues  ne  sont, 
Molt  se  merveille  qu'elles  font  ; 
Son  coc  rehuce  a  grant  aleine; 
Renart  regarde,  qui  l'en  nieine. 
Lors  passe  avant  por  le  rescore, 

90  Et  li  gorpils  conmence  a  core. 
Quant  voit  que  prendre  nel  porra, 
Porpense  soi  qu'èl  criera  : 
«  Harou!  »  escrie  a  pleine  goule. 
Li  vilein,  qui  sont  a  la  coule, 

95  Quant  il  oënt  que  cèle  brèt, 
Testuit  se  sont  cèle  part  trèt, 
Si  li  demandent  que  èle  a. 
En  sospirant  lor  reconta  : 
«  Lasse,  con  m'est  mal  avenu! 
100  —  Conient?  »  font  il.  —  «  Car  j'ai 

[perdu 
Mon  coc  que  li  gorpil[s]  en  porte.  » 
Ce  dist  Costans  :  «  ....  vielle  orde, 
Qu'avés  dont  fet  que  nel  preïsles? 
—  Sire,  »  fait  èle,  «  mar  le  di[.s]tes. 
105  Parles  seinz  Deu,  je  nel  poi  prendre. 


—  Por  quoi  ?  —  11   ne  nie  volt 

[atendre. 

—  Sel  ferissiez?  —  Je  n'oi  de  quoi. 

—  De  cest  baslon.  —  Par  Deu!  ne 

Car  u  s  en  vet  si  grant  troton 
110  Nel  prendroient  deus  chen  breton. 

—  Par  ou  s'en  vèt?  —  Par  ci  tôt 

[droit.  » 
Li  vilein  coront  a  esploit; 
Tuit  s'oscrient  :  «  Or  (ja,  or  ça  !  » 
Renars  l'oï,  qui  devant  va  ; 

115  Au  pertuis  vint,  si  sailli  jus 
Qu'a  la  terre  feri  li  eus. 
Le  saut  qu'il  list  ont  cil  oï; 
Tuit  s'esrrient  :  «  Or  ci,  or  ci  !  » 
Costans  lor  dist  :  «  Or  tost  après  !  » 

120  Li  vilein  corent  a  eslès. 
Costans  apèle  son  mastin. 
Que  tuit  apèlent  Mauvoisin  : 
(  «  Bardol,  Travers,  Humbaut,  Re- 
[bors, 
Corés  après  Renart  le  ros  !  »  ) 

125  Au  corre  qu'il  font  l'ont  veû 
Et  Renart  ont  aperceii  ; 
Tuit  s'escrient  :  «  Vez  le  gorpil  !  » 
Or  est  Glianteclérs  en  péril, 
S'il  ne  reseit  engin  et  art. 

130  «  Conmeiit,  »  fait  il,  «  sire  Renart, 
Dont  n'oëz  quel  honte  vos  dient 
Cil  vilein,  qui  si  vos  escrient? 
Costans  vos  seul  plus  que  le  pas  : 
Car  li  lanciez  un  de  vos  gas 

185  A  l'issue  de  cèle  porte.  [te,  » 

Quant  il  dira  :  «  Renars  l'en  ])or- 
((  Maugi'é  vostre,  »  ce  i^oés  dire  ; 
Ja  nel  porrés  inéls  desconlire.  » 
N'i  a  si  sage  ne  foloit  : 

140  Renars,  qui  tôt  le  mont  déçoit, 
Fu  decoûs  a  cèle  foiz. 
Il  s'escria  a  haute  vois  : 
c<  Maugré  vostre,  »  ce  dist  Renart  : 


8(j.  ïrad.  :  «elle  se  JemanJu  avec  étonnemout  ce  qu'elles  font  ». 

93.  Harou  dépend  à  la  fois  de  criera  et  de  escrie.  Cf.  142-3. 

94.  Qui  sont  a  la  cote.  Godefroy  {Dict.,  s.  v.)  cite  un  exemple  semblable,  dont  il  nu 
trouve  pas  l'explication  :  uSe  mislrent  en  barges  et  alérent  aux  salandres  et  en  pris- 
trent  les  .xvij.;  et  l'une  eschapa,  qui  estait  a  la  cole  (qui  était  plus  agile  ou  mieux  con- 
duite). (Continuât,  de  Guillaume  de  ïyr,  dans  Maitène,  t.  V,  col.  711.)  Voy.  notre  Glossaire. 

10.5.  Les  seinz  Deu,  les  saints  de  Dieu.  —  107.  Sel  ferissiezl  si  vous  l'aviez  frappé  ? 

110.  Deus.  Le  cas  régime  pour  le  cas  sujet.  Cf.  Renart  1-30  et  143. 

12.3-4  sont  considérés  avec  raison  par  l'éditeur  comme  interpolés;  cf.  ii,  82-3. 

129.  Reseit,  sait  trouvera  son  tour. 

133.  Plus  que  le  pas,  plus  vite  qu'au  pas.  On  disait  le  ^)«s,  le  trot,  le  galop,  au  lieu 
de:  «M  pas,  etc. 

137.  Maugré  vostre,  malgré  vous  (litu  :  à  votre  mauvais  gré,  à  votre  déplaisir).  Cf.  143 
et  xnx,  .53.  94  et  95. 

142-3.  /;  s'escria... ce  dist  Renarl.  Voy.  93,  note. 


ROMAN   DE   REXART 


197 


«  De  costui  en  poi*  je  ma  part.  » 

liô  Quant  cil  senti  lâche  la  boce. 
Bâti  les  éles,  si  s'en  toche, 
Si  vint  volant  sor  un  poniier. 
Pienars  fu  bas  sor  un  fumier, 
(4reinz  et  maris  et  trespensés 

150  Del  coe  cjui  11  est  escapez. 
Chantecler  11  jeta  un  ris  : 
«  Renarz,  »  fait  il,  «  que  vos  est  vis 
De  cest  siégle  ?  que  vos  en  semble  ?  » 
Li  lechéres  fremist  et  tramle, 

150  Si  li  a  dit  par  félonie  : 

«  La  boce,  »  fait  il,  «  soit  honie, 
Qui  s'entremet  de  noise  fère 
A  l'ore  qu'èle  se  doit  tère. 
—  Si  soit,  »  fèt  li  cos,  «  con  je  voil  : 

IGO  La  maie  gote  li  crét  l'oil. 
Qui  s'entremet  de  someillier 
A  l'ore  que  il  doit  veiller. 
Gosins  Renarz,  »  dist  Chantecler, 
«  Nus  ne  se  puet  en  vos  fier  : 

IGÔ  Dahez  ait  vostre  cosinage! 
Il  me  dut  torner  a  damage. 
Renai't  parjure,  aies  vos  ent  : 
Se  vos  estes  ci  longement. 
Vos  i  lairois  vostre  gonèle.  » 

170  Renars  n'a  soing  de  sa  favèle  : 
Ne  volt  plus  dire,  a  tant  s'en  torne, 
Ne  repose  ne  ne  sejorne. 
Besongnieus  est,  le  cuer  a  vein  : 
Par  une  broce,  lez  un  plein, 

175  S'en  vait  fuiant  tôt  ime  sente; 
INIolt  est  dolans,  molt  se  démente 
Del  coc,  qui  li  est  escapés. 
Quant  il  n'en  est  bien  saolés. 

II 

COMMENT  RENART  SE  TIRA   DXX   GRANT> 
PÉRIL   DE   MORT 

...  Doc  .se  choce  :  e  vos  a  tant 
Un  chevalier  qui  trespassoit 


Par  iloques,  et  si  menoit 
Un  escuier  et  un  garçon. 
5  Issi  chevaucent  a  bandon 
Par  entre  le  bois  et  l'cssart. 
Si  ont  iloc  trové  Renart 
Eu  mi  le  chemin  tôt  envers  : 
Tôt  ont  le  vis  et  pale  et  pers  ; 

10  Si  con  il  out  esté  blecié. 
Tôt  le  cuir  avoit  detrencié. 
Li  chevalérs  l'a  regai'dé  ; 
Son  escuier  a  apelé. 
Si  li  a  dit  :  «  Se  Dex  m'aïst, 

15  Est  ce  gorpil  qui  ici  gist  ? 

—  Oïl,  sire,  foi  que  vos  doi; 
Mes  il  est  mors  en  moi  foi.  » 
Fait  li  chevaliers  :  «  Ce  m'est  vis 
Que  cil  escotle  l'ont  ocis, 

20  Et  il  les  a  mort  amliedeus. 

—  Sire,  »  fait  il,  «  ne  m'est  pas  jeus. 
Gorpil  fèt  trop  de  mal,  por  voir  ; 
De  cestui  voil  le  cuir  avoir: 

Bien  nos  porra  avoir  mestier. 
25  —  Tu  dis  voir,  »  fait  le  chevalier; 

«  Fai  le  donc  porter  en  meson  : 

La  pel  est  bone  et  de  saison.  » 
Li  escuiers  descent  a  tant, 

Renart  par  les  deus  gambes  prent, 
30  Et  meintenant  a  trèt  s'espée. 

Par  les  gares  li  a  botée. 

Et  im  baston  a  tost  copé. 

Si  li  a  meintenant  bote. 

Le  garçon  apèle,  et  il  vient  ; 
35  Le  goi'pil  li  baille  qu'il  tient. 

Et  cil  le  prent  molt  volentiers  : 

«  Tien,  va,  »  fait  soi  li  escuiers; 

«  Pran,  porte  en  meson  ceste  beste. 

Et  garde  en  nul  leu  ne  t'areste  : 
40  Et  quant  tu  en  meson  vendras, 

La  pel  tantost  en  osteras. 

—  Volentérs,  »  fait  il,  «  par  seint 

[Pol  !  » 
Le  gorpil  a  mis  sor  son  col  ; 


lôô.  Par  félonie,  jjar  méchanceté,  méchamment. 

175.  Tôt  une  sente,  tout  le  long  d'un  sentier.  Cf.  xxi,  80. 

n.  — 1.  Choce  (pTon.  cJwke,  cf.  chevaucent  ôl,  interversion  des  consonnes  pour  coche, 
couche.  Cf.  la  prononciation,  encore  assez  fréquente,  sacher  pour  chasser. 

6.  Par  entre  (cf.  par  de  desoz  .59).  Par  s-î  joint  souvent  à  une  autre  préposition  de  lieu 
pour  ajouter  l'idée  du  lieu  par  oii  Ton  passe. 

22.  Gorpil.  Cas  régime  au  lieu  du  cas  sujet.  Cf.  15. 

20.  En  meson,  chez  nous.  Cf.  3S  et  40  et  voy.  XXIX,  n,  5.5,  note. 

31.  Gare  pour  garre  (du  kymrique  gâr),  jambe.  Cî.  jarret  et  garrot. 

33.  Li,  pour  le  li  :  ellipse  ordinaire  d'un  des  pronoms  personnels  de  la  troisième  per- 
sonne. Cf.  31,  et  surtout  99,  où  le  pronom  supprimé  est  à  un  nombre  dilïérent. 

39.  Aresle  est  à  l'impératif,  deuxième  personne.  On  attendrait  que...  ne  l'arestes.  .ana- 
coluthe hardie. 


198 


r.HRESTOMATHIF,   DE   T>  ANCIEN   FRANnATS 


I^ors  s'en  ost  torné  domanois, 

45  Et  laisse  son  segnor  el  bois. 
Qui  se  roiuotoit  au  chemin. 
Or  est  lîenarz  en  mal  train  : 
Se  par  enfiin  ne  s'en  estort, 
11  ne  pnet  escaper  de  mort, 

ôO  (lar  il  est  menz  pris  qu'au  braion. 
Et  li  warz  s'est  mis  el  troton. 
Tant  (jue  1(^  bois  a  trespassé, 
En  la  praerie  est  entré. 
Qui  estoif  iri'ande  et  lonp;ne  et  lée. 

r)')  lîcnart  pm'te,  oui  pas  n'agrée 
Ce  qn'il  le  ti(>nt  si  inalement 
Et  par  les  pies  contreval  peut  ; 
Durement  en  lu  eslialii. 
Liirs  regarde  tôt  entor  li, 

no  Si  ne  voit  nul  home  vivant  : 
Lors  se  tient  molt  a  recraant, 
Quant  einsi  se  leisse  portei-. 
Lors  se  conmence  a  porpenser 
('itnment  il  porra  esploitier 

fiô  Por  escaper  an  pantonier. 

Quant  Renarz  poi-pensA  se  fu, 
Et  il  ont  entor  li  veû, 
Et  il  ne  coisi  home  nul, 
Celni  par  les  naces  del  cnl 

70  A  pris  as  denz  sanz  delaier: 
E  li  garz  conmence  a  crier 
•juanquo  il  pot,  pas  ne  se  feint; 
Et  Henai'z  les  naces  estreint, 
Et  au  pUis  qu'il  pot  les  denz  serre, 

1')  Tant  que  li  gars  caï  a  terre, 
()  bau  li  fust  ou  mal  li  sache; 
Et  Dan  Renart  tôt  adès  sache, 
No  onqiies  no  le  vont  laissier. 


Tant  que  li  gars  curut  .sachier 

SO  Le  baston  qu'as  jai'ez  avoit, 
Por  ce  que  l'erir  le  voloit. 
(Car  durement  l'u  esperdu. 
Et  cil  sache  de  grant  vertu). 
Quant  Penarz  se  vit  délivré, 

Nf)  Et  il  vit  celui  aterré, 

Et  li  vit  prendre  le  l)aston, 
Meintenant  se  j)art  du  garçon, 
Qu'il  ot  po(M-  ([u'il  nel  lerist; 
A  tant  a  la  fuie  se  mist 

no  Au  plus  durement  ([ue  il  ]iot. 
Or  se  pot  ])ien  tcMiir  por  sot 
Li  garz,  quant  il  l'en  vit  aler; 
Do  dol  comença  a  plorer. 
Dolenz  en  est,  si  s'(>n  retorne, 

115  .Jusc'a  son  segnor  ne  sojorne; 
Si  li  conto  connient  Renart 
S'en  vait  fuiant  parmi  l'essart, 
Et  conment  il  le  prist  as  denz. 
Et  conment  il  li  mist  di'denz 

loo  Les  naches  par  ou  il  le  prist, 
Et  conment  le  liaslon  hors  mist, 
Por  ce  qu'il  le  voloit  l'erir, 
Mes  tantost  se  prist  a  foïr. 
Si  s'en  torna  parmi  les  pleins  : 
10.')  «  Je  reniés,  qui  fuTi]  d'ire  pleins, 
Piu"  ce  que  je  aler  l'en  vi.  » 
Quant  li  chevaliers  l'entendi, 
Ses  paumes  en  bâti  de  joie  : 
«  Par  foi,  »  fait  il,  «  ne  cuit  que  j'oie 
110  Ja  nn\s  i.ssi  bêle  aventure.  » 
A  tant  s'en  vêt  grant  aleûro, 
Sil  lessérent  ester  a  tant. 


.00.  Ce  qu'il  le  lient ...  et  pent,  ceci  que  il  (le  garçon)  le  tient...  et  qu'il  (lui,  Renart)  est 
suspendu.  Négligence  fréquente  en  ancien  français.  —  58.  Esbahi,  elfrayé. 

Cl.  Recraant  pour  i-ecreanl.  Ij'e  antétonique  précédé  ou  suivi  d'une  r,  d'une  l  ou  d'une 
nasale,  est  souvent  remplacé  par  a.  Voy.  ii,  (J,  note. 

72.  l'as  ne  se  feint,  il  n'hésite  pas.  ne  se  gène  pas.  Feignant,  qu'on  eraploio  encore 
dans  le  peuple,  est  la  véritahli'  forme  de  fainéant,  dont  l'ortliograpno  altérée  a  provoqué 
au  xvi<^  siècle  une  nouvi'lli'  Hltér;ition  liasée  sur  une  fausse  étymologie:  fait-néant  (Calvin). 
Feindre  se  trouve  encore  cmiiloyé  au  xvn"  siècle,  au  sens  de  «  tarder,  hésiter  ». 

70.  Traduisez  :  «que  cela  lui  idaiso  ou  qu'il  lui  en  sache  mauvais  gré».  Pour  savoir 
mal  a,  cf.  l'expression  correspondante  des  patois  du  Midi,  ot  la  locution  française  savoir 
mauvais  gré.  Dans  ces  locutions,  savoir  indique  un  sentiment  intime,  plutôt  qu'une 
connaissance  acquise. 

79.  Curut  sachier,  s'empressa  de  tirer.  —  S2-3.  Voy.  i,  123-4,  note. 

99.  Li.  pour  les  li.  Voy.  33,  noti'. 

103.  .Mes,  Anacoluthe  fréquente.  On  no  peut  pas  ici  sous-entendre  comment. 

112.  Traduisez  :  «  et  ils  ne  s'occupèrent  plus  de  la  chose  »  (sil  =  si  le). 


ÉVANGILE    AUX    FEMMES  199 


XLIII.  EVANGILE  AUX  FEMMES' 


I. 

Oniconques  veut  mener  pure  et  saintisnie  vie, 
Filmes  aint  et  les  croie  et  dou  tout  s"i  affie  ; 
Car  il  n"i  a  en  elles  fausseté  ne  boisdie, 
4  Ne  qu'il  a  en  Renart,  eant  il  sa  proie  espie. 

II. 

Onques  nul  hien  n'ama  qui  les  famés  n'ot  chiér  ; 
Lor  vertus  et  lor  grâces  font  moût  a  mervillier  ; 
On  les  puet  aussis  bien  de  lor  preu  consillier, 
8  Com  on  penroit  a  cors  .j.  bien  courant  lévrier. 

III. 

Il  sont  aucune  gent  qui  s'en  plaignent  trop  fort, 
Mais  certes  il  me  samlile  que  il  aient  grant  tort  ; 
Car  on  i  treuve  autant  d'aide  et  de  confort, 
12  Com  on  fait  el  sarpent  qui  en  trayson  mort. 

lY. 

Que  c'on  die  des  famés,  on  les  doit  mont  amer, 
Car  en  tout  lor  affaire  ne  sai  .j .  point  l)lasmer  ; 
Et  aussis  seiir  fait  entre  elles  converser, 
16  Corne  se  on  estoit  en  .j.  panier  en  mer. 

'  Constans,  Zeilschrift  fur  romanische  Philologie,  YÏU,  1.  —  Cf.  Mail,  Zeilschrifl 
fur  romanixche  Philologie,  I,  337  sqq.,  et  Constans,  Marie  de  Corapiègne  d'après  l'Evan- 
gile aux  femmes,  Paris.  Vieweg,  18/(j.  —  L'originalité  de  cette  piquante  satire  ano- 
nyme de  la  fin  du  xii"  siècle  consiste  en  ceci  que  i'éloge  contenu  dans  les  trois  premiers 
vers  de  chaque  couplet  est  annulé  par  la  contradiction  qui  se  trouve  au  quatrième  (Voy. 
notre  Tableau,  p.  xxxviii).  —  Il  existe  aussi  des  Epitrei  aux  Femmes.  Les  mots  évan- 
gile et  épitre  ont  également  le  sens  de  «leçon,  avertissement  ». 

3.  Elles.  La  syllabe  féminine  non  élidée  ne  compte  pas  à  l'hémistiche  du  vers  de  12  syl- 
labes dans  l'ancienne  langue.  Cf.  6.  10,  etc. 

4.  .Vf  qu'il  a.  pas  plus  qu'il  n'y  en  a  (cf.  48).  L'ellipse  est  de  la  même  nature  que  dans 
ne  ...  (/ite  signifiant  «seulement». 

5.  Onques  nul  bien  n'ama,  n'a  jamais  aimé  quelque  chose  de  bon. 

7.  Les...  de  lor  preu  consillier,  leur  donner  d'utiles  conseils. 

8.  A  cors,  à  la  course. 

9.  Il  sont  aucune  gent,  il  y  a  des  gens  :  syllepse. 

H.  Treuve  pour  trueve  (se  trouve  encore  dans  la  Fontaine).  Ce  verbe  a  un  radical  dé- 
férent, suivant  que  l'accent  est  sur  le  radical  ou  sur  la  terminaison. 


:200  CHRESTOMATHIE   DE   l'aNCIEN    FRANÇAIS 

V. 

Li  hom(s)  qui  bien  s'i  fie  comment  aroit  mesaise  ? 
C'est  une  médecine  qui  tonz  les  max  apaise  ; 
L'on  i  puet  ainsis  estre  a  seûr  et  a  aise, 
20  Gome  plein  poing  d'estoupes  en  une  ardent  fornaise. 

VI. 

Cil  qui  a  famé  donne  son  avoir  trop  est  sagefs)  : 
Bien  li  doit  on  de  cors  et  d'avoir  l'aire  hommage(s)  ; 
Quant  tout  y  arez  mis,  meul)]es  et  lieritage(s), 
24  Àutél  gré  en  arez  comme  cil  qui  chiens  nage. 

VIL 

Qui  diroit  mal  de  famé,  ce  seroit  grant  mervoille, 
De  bien  faire  et  bien  dire  chacune  s'aparoille. 
Et  ainsis  sagement  se  porvoit  et  consoille, 
28  Com  fait  li  papillons  qui  s'art  a  la  chandoille. 

VIII. 

Douce  chose  est  que  famé  et  en  diz  et  en  faiz  : 
Voisines  en  tençant  ne  font  mie  granz  plaiz  ; 
Ne  sont  pas  rioteuses,  to"s  t  les  met  on  en  paiz, 
32  Aussis  corne  li  singes  feroit  por  les  mauvais. 

IX. 

J'ai  moût  chiéres  les  famés  por  le  bien  que  j'i  voi  : 
Elles  ont  fait  por  moi  tant  que  louer  m'en  doi  : 
De  quanqu'elles  me  dicnt  tout  aussi  ])ien  les  croi 
86  Com  celui  qui  .c.  foiz  m'aroit  menti  sa  foi. 

X. 

N'est  pas  droiz  ne  raison  que  de  famé  mesdie  : 
Sages  sont  et  aprises  e  de  grant  courtoisie  ; 

20.  Plein  poing.  Le  cas  régime  se  rencontre  fréquemment  aju-ès  comme  dans  les  pro- 
positions comparatives  d'égalité  et  après  qtie  dans  les  prop.  comparatives  de  supériorité 
ou  d'infériorité. 

21.  Sagf  {cf.  loiiez  47),  au  prédicat.  On  rencontre,  même  à  la  bonne  époque,  d'assez 
noinljreux  exemples  du  prédicat  au  cas  régime. 

2.J.  Qtti  diroit,  si  l'on  disait. 

29.  Trad.  :  «  c'est  une  douce  chose  que  la  femme  ». 

31-2.  Tosl  ...aussis  corne,  aussi  vite  que.  —  Feroit  remplace  le  verbe  précédent. 


ROMAN   DE   LA   ROSE 


201 


Et  en  qiianqu'èles  dient,  fols  est  qui  ne  s'i  fie, 
40  Gom  li  bergier's'  ou  leu,  quant  sa  beste  a  saisie. 

XL 

Famé  est  en  loiauté  et  en  doueor  sovrainne, 
Car  tous  cens  qui  la  croient  a  sainte  tin  amainne, 
Ne  chose  ne  diroit  dont  autres  eiist  painne 
44  Pour  autant  de  tin  or  coni  a  de  keue  rainne. 


48 


XII. 

Entre  nos,  damoiselles,  vos  pri  que  ne  cuidiez 
Oue  je  por  vos  le  die  que  si  faites  soiiez, 
Que  par  tine  simplèce  sont  vo  cuer  si  loiiez, 
Ne  plus  que  mosche  a  miel,  a  vanité  n'iriez. 


XLIY.   GUILLAUME  DE  LORRTS  ET  JEAN  DE  MEUNG 


ROMAX   DE   LA   ROSE 


1°   PAPELARDIE 

Une  ymage  ot  emprès  escrite. 
Qui  sembloit  bien  estre  ypocrite  : 
Papelardie  ert  apelée. 
C'est  cèle  qui  en  recelée, 
5  Quant  nus  ne  s'en  puet  prendi-e 
[garde. 
De  nul  mal  faire  ne  se  tarde. 
El  fait  dehors  le  marniiteus. 
Si  a  le  vis  simple  et  piteus, 


Et  semlile  sainte  créature  ; 

10  Mais  sous  ciel  n'a  maie  aventure 
Qu'èle  ne  pense  en  son  corage. 
Mou(l)t  la  ressembloit  bien  l'ymage. 
Qui  faite  fu  a  sa  semblancê, 
Qu'èl  fu  de  simple  contenance; 

15  Et  si  fu  chauciée  et  vestue 
Tout  ainsinc  cum  famé  rendue. 
En  sa  main  un  sautier  tenoit. 
Et  saclités  que  mou(l)t  se  penoit 
De  faire  a  Dieu  prières  faintes 

20  Et  d'appeler  et  sains  et  saintes. 
El  ne  fu  gaie  ne  j olive. 


46.  Por  vos  ...  que,  etc.  Pléonasme.  —  47.  Que,  car.  —  48.  -Vf  plus,  pas  plus. 

'  Le  Roman  de  la  Rose,  par  Guillaume  de  Lorris  et  Jean  de  Meung,  nouvelle  édition 
revue  et  corrigée  par  Francisque  Michel,  Paris,  1864.  —  Guillaume,  né  à  Lorris,  près 
Montargis,  le  premier  en  date  et  le  plus  ingénieux  des  deux  auteurs  du  Roman  de  la 
Rose,  est  mort  vers  1260.  On  ne  sait  rien  de  certain  sur  sa  vie  :  son  œuvre  comprend 
environ  4150  vers.  Son  continuateur  Jean,  dit  Clopinel  ou  le  Boiteux,  né  à  Meung-sur- 
Loire  (Orléanais),  vers  1280,  d'une  famille  riche  et  distinguée,  mort  à  Paris  en  1318,  reçut 
la  plus  forte  éducation  qui  fût  possible  de  son  temps,  ce  dont  ces  œuvres  font  foi.'  Il 
a  en  outre  traduit  le  De  arte  militvri,  de  Végèce,  et  la  Co«soirt/io)»  de  Boèce,  et  composé 
un  certain  nombre  d'autres  ouvrages  de  moindre  valeur.  Voy.  Tablean,  p.  xxxix-xi.. 

I.  Guillaume  de  Lorris  :  1»  Portrait  de  Papelardie  (v.  407-440). 
1.  Escrite,  tracée.  —  7.  Dehors,  au  dehors. 
13.  Que,  car. —  20.  Appeler,  invoquer. 


202 


r.HRESTOMATHIE   DE   1/ ANCIEN    FRANÇAIS 


Ains  fu  par  somblanf  ontenlivo 
Du  tiiiit  a  honiios  ovros  fairo, 
Et  si  avoit  vcstu  la  hairo. 

'2')  Et  sac'liiés  que  iTiri'i'  pas  jurasse  : 
Dp  jouiior  st'ml)li)it  estre  lasse, 
S'avoit  la  color  pale  ot  luoi'to. 
A  li  et  as  siens  ei-t  la  porto 
Doveée  de  paradis  ; 

30  Car  cèle  ffent  si  font  lor  vis 
Aniegrir,  ce  dit  l'Evangile, 
l'or  avoir  loz  parmi  la  vile, 
Et  jior  un  jtoi  de  gloire  vaine, 

3'!  Uni  lor  toldra  Dieu  en  son  raine. 


2"   MORT    DE    NARCISSE 

Ci  dit  laucteur  de  Xarcisus, 
Qui  fu  sorpris  et  deceiis 
l'our  son  ombre  qu'il  aama, 

i     Dedans  Tève  ou  il  se  mira, 
En  icèle  bêle  fontaine. 
Cèle  amour  li  fu  trop   srevaine. 
Qu'il  en  monit  a  la  parlin 

H    A  la  fontaine  sous  le  pin. 

Narcisns  fu  uns  damoisians 
Que  Aniors  tint  en  ses  roisiaus: 
Et  tant  le  sot  Anioi's  destraindre, 
Et  tant  le  fit  plorer  et  plaindre, 
5  One  li  estut  a  rendre  l'ame; 
C/.iV  Equo,  une  haute  dame, 
li'avoit  amo  ]ilus  que  riens  née, 
El  lu  par  lui  si  mal  menée 
Qu'èle  li  dist  qu'il  li  donroit 

10  S'amor,  on  èlo  se  morroit  ; 

Mais  cis  fu,  por  sa  grant  biauté, 
Plains  de  desdaing  et  do  fierté, 
Si  ne  la  li  volt  otroier 
No  por  clnier  ne  por  proier. 

15  Quant  èle  s'oï  escondiye, 
•Si  en  ot  tel  duel  et  tel  ire, 
Et  le  tint  en  si  grant  despit, 
Que  morte  en  fu  sans  lonc  respit  : 
Mes  ainçois  qu'èle  se  morist 

20  Èlo  pria  Dieu  et  requist 

Que  Narcisus  au  cuer  ferascho, 
Qu'èle  ot  trové  d'amor  si  tlasclio, 
Fust  asproiés  encore  un  jor 
Et  eschaufés  d'autel  amor 


25  Dont  il  ne  pei"ist  joie  atondre; 
Si  porroit  savoir  et  entendre 
Qurl  duel  ont  li  loial  amant 
Que  l'en  l'efuse  si  viliiient. 
Cèle  proiére  fu  resna))le, 

30  Et  por  ce  la  fist  Diex  establô; 
Que  Narcisns,  par  aventure, 
A  la  fontaine  clére  et  pure 
So  vint  sous  1(^  pin  umiu'oier. 
Un  .jour  qu'il  venoit  d'archoier 

35  Et  avoit  solïert  grant  travail 
De  corre  et  amont  et  aval, 
'J'ant  qu'il  ot  soif  por  l'aspreté 
Du  chaut  ot  por  la  lassote 
Qui  li  ot  tolue  l'alaine. 

¥)  Et  (piant  il  vint  a  la  fontaine. 
Que  li  pins  de  ses  rains  covroit. 
Il  so  pensa  que  il  bevroit  ; 
Sus  la  fontaine  tout  adens 
So  niist  lors  por  boivre  dedons. 

Comment  Narcisus  se  mira 
A  la  funtaine  et  soupira 
Par  amour,  tant  qu'il  list  partir 
i    Same  du  corps  sans  départir 

Aô  Si  vit  en  l'iave  clére  ot  nète 

Son  vis,  son  nés  et  sa  boiicliètc  ; 
Et  cis  maintenant  s'esbahi. 
Car  ses  umbres  l'ot  si  trahi 
Que  cuida  veoir  la  figure 

50  D'un  enfant  bel  a  desmesure. 
Jjors  se  sot  bien  Amors  vengior 
Du  grant  orguel  et  du  dangier 
Que  Narcisus  li  ot  mené; 
Lors  li  fu  bien  guerredonné, 

55  Qu'il  musa  tant  a  la  fontaine 
Qu'il  ama  son  unibre  domaine, 
Si  en  fu  mors  a  la  parclose. 
Co  est  la  somme  de  la  chose: 
Cav,  quant  il  vit  qu'il  ne  porroit 

00  Accomplir  ce  qu'il  dosirroit. 
Et  qu'il  i  fu  si  pris  par  sort 
Qu'il  n'en  jiooit  avoir  confort 
En  nulc  guise  n'en  nul  s(Mis, 
Il  perdi  d'ire  tout  \o.  sens 

65  Et  fu  mors  en  poi  de  termine  : 
Ainsinc  si  ot  do  la  moschine 
Ou 'il  avoit  d'amors  oscondito 


23.  T)H  tmil,  entièrement. 

HO.  Celé  gent  (éilit.  icfl  g.).  Voy.  i.ix,  20,  note. 

20  Mort  de  Narcisse  (v.  1447-1Ô18).  Une  Histoiri;  de  Narcisse  et  iVKrho,  un  pou  difTé- 
rente  de  la  léffendoai  connue  par  les  Métamorphoses  d'Ovide,  et  encore  iiu'^dite,  se  ren- 
contre dans  le  ms.  Hihl.Nat.,  nouv.  acquis.  4511-13.  —Titre,  7.  Que,  car.  Cf.  31.  55,  etc. 

5.  Traduisez  :  «  qu'il  lui  fallut  rendre  l'ànic  ».  Pour  a,  voy.  iv,  2(j,  note. 

4S.  He.i  umbres  (masc).  Cf.,  au  contraire,  off're  xxxv,  10. 

53.  Mené,  témoigné,  manifesté.  —  0(5.  De  la  meschine,  au  sujet  do,  pour  la  jeune  fille. 


ROMAN   DE   LA   ROSE 


203 


Son  gnerredon  et  sa  morito. 
Dames,  cosl  essample  aprenés, 
70  Qui  vers  vos  amis  mespreiiés; 
Cai"  se  vous  les  lessiés  morir, 
Diex  le  vous  sara  ])ien  merir. 


II 


PORTKAIT  DE  FAUX-SEMBL.VXT 

Comment  le  traistie  Faiilx  Semlilanl 
Si  va   les  cuetirs  des  sens  emblant, 
Pour  ses  veslemens  noirs  et  Kris 
i    Et  pour  son  vis  pasle  amaisgris. 

Faux-Semblant 

«...  Trop  sai  bien  mes  halnz  chan- 
[gi«i-. 
Prendre  l'un  et  l'auti'e  estrangier  : 
Or  sui  chevaliers,  or  sui  moines, 
Or  sui  prelas,  or  sui  chanoines, 
5  Or  sui  ders,  autre  ore  sui  presti-es. 
Or  sui  desciples,  or  sui  mestres. 
Or  ohastelains,  or  forestiers  : 
Briément,  ge  sui  de  tous  mestiers. 
Or  resui  princes,  or  sui  pages, 

10  Or  sai  parler  trestous  langages  ; 
Autre  ore  sui  viex  et  chenus. 
Or  resui  jones  devenus; 
Or  sui  Robers,  or  sui  Robins, 
Or  cordeliers,  or  jacolnns. 

15  Si  pren  por  sivre  ma  compaigne. 
Qui  me  solace  et  acompaigne. 
C'est  dame  Astenance  Contrainte, 
Autre  desguiseiire  mainte. 
Si  cum  il  li  vient  a  plesir, 

20  Por  acomplir  le  sien  désir. 
Autre  ore  vest  robe  de  famé, 
Or  sui  damoisèle,  or  sui  dame; 
Autre  ore  sui  religieuse. 
Or  sui  rendue,  or  sui  priouso. 


25  Or  sui  nonain,  or  sui  abesse. 
Or  sui  novice,  or  sui  professe. 
Et  vois  par  toutes  régions 
Cerchant  toutes  religions. 
Mes  de  religion,  sans  faille, 

;30  G'en  pren  le  grain  et  laiz  la  paille: 
Por  gens  avugler  i  ablt. 
Je  n'en  quiér,  sans  plus,  que  l'abit. 
Que  vous  diroie?  en  itél  guise 
Cum  il  me  plaist  ge  me  desguise  ; 

o5  Mou(l)t  sunt   en  moi  mué  li  vers, 
Mou(l)t  sunt  li  faiz  aux  diz  divers. 
Si  fais  cheoir  dedans  mes  pièges 
Le  monde  par  mi^s  privilèges; 
Ge  puis  confesser  et  assoldre, 

40  Ce  ne  me  puet  nus  prelas  toldre, 
Toutes  gens,  ou  que  je  les  truisse: 
Ne  sai  prélat  nul  qui  ce  puisse. 
Fors  l'apostole  solement. 
Qui  ïist  cest  establissement 

45  Tout  en  la  faveur  de  nostre  ordre. 
N'i  a  prélat  nul  qui  remordre 
Ne  grocier  contre  mes  gens  ose; 
Ge  lor  ai  bien  la  bouche  close. 

Mes  povres  famés,  povres  homes, 
50  Qui  de  deniers  n'ont   pas  grans 
[somes, 
Vueil  ge  Inen  as  prelas  lossier 
Et  as  curés  por  ciinfessier, 
C<ar  cil  noient  ne  me  donnaient. 

Le  dieu  cV Amours 

—  Por  quoi  ? 

Faux-Sembknit 

—  Par  foi  1  qui  ne  porroient, 
55  Comme  chetives  gens  et  lasses; 
Si  que  g'en  ai  les  brebis  grasses. 
Et  li  pastor  avront  les  maigres. 


II.  Jean  de  Meung  :  Portrait  de  Faiix-Semblant  (v.  11957-12005  et  12125-12200).—  Cf.  le 
portrait  de  Papelardie.  —  Titre,  4.  Amaisgris.  S  inorganique  qui  ne  chango  rien  à  la 
prononciation,  et  qui  provient  de  ce  que  l's  était  presque  toujours  muette  devant  une 
consonne,  depuis  la  lin  du  xiie  siècle. 

1.  Trop  bien,  très  Lien. 

5.  Or  ...  autre  ore,  tantôt,  tantôt.  Cf.  11,  etc.  —  21.  Vest,  je  revêts. 

28.  Cercher  (=  circare)  est  la  vraie  forme  française  ;  chercher  est  une  forme  hybriile  oii 
le  français  se  mélange  de  picard. —  Religions,  ordre  religieux,  couvents;  mais  au  vers 
suivant,  religion  signifie  «vie  religieuse». 

31.  /  abit,  j'habite  (dans  les  couvents). 

•35.  Vers,  couplet,  verset  (  «les  couplets  de  ma  chanson  sont  très  variés  »  ). 

30.  Au.vdiz,  par  rapport  aux  paroles. 

54.  Qui  ne  porroient,  car  ils  ne  pourraient.  Construction  analogue  à  ccllo  du  latin 
qui  non  passent  (qui  signifie  «vu  qu'ils  »  ). 

55.  Comme,  etc.,  sous-ent.  :  qu'ils  sont. 


204 


CHRESTOMATHrE  DE   L  ANCIEN'    FRANÇAIS 


Combion  que  co  mot  loi-  soit  aigros  ; 
Et  so  prolaf  osoiit  ^roncier, 

00  Car  Iticii  se  {loivciit  convcier 
Quant  ilin'rdcnt  lor  grasses  bostos, 
Ticx  l'ops  lor  doiirai  sor  les  testes 
QueJever  i  ferai  tex  ))i)ces 
Qu'il  en  perdront  mitres  et  croces. 

t>5  Ainsinc  les  ai  tous  corrigiés. 
Tant  sui  fort  privilégiés.  » 

L'Acteur 

Ci_se  volt  taire  Fans  Sémillant: 
Mes  Amors  ne  fait  pas  semJjlant 
Qu'il  soit  ennoiés  de  l'oir, 
70  Ains  li  dist  por  eus  esjoir  : 

Le  dieu  cV Amours 

«  Di  nous  plus  especiaument 
Qommeiit  tu  sers  desloiaument, 
Ne  n'aies  pas  du  dire  honte; 
('ar,  si  cum  tes  habis  nous  conte, 
7")  Tu  semblés  estre  uns  sains  her- 
[mitos. 

Faux-Semblant 
C'est  voirs,  mes  gc  sui  ypocrites. 

Le  dieu  d'Amours 
Tu  vas  preeschant  astenance. 

Faux-Semhlant 

Voire  voir,  mes  g'emple  ma  pance 
De  Ijons  morciaus  et  de  bons  vins. 
80  Tiex  comme  il  afliért  a  devins. 

Le  dieu  d'Amours 
Tu  vas  jireescliant  povreté. 


Faux-Seiiibla)it 

Voir,  mes  riche[s]  sui  a  planté  ; 
Mes,  combien  que  povre  me  fain- 

Nul  povre  encontrer  ge  ne  daingne, 

S")  .l'ameroie  miex  l'acointance, 

Cent  mile  tans,  du  roi  de  France 
Que  d'un  i>()vre,  par  Nostre  Dame! 
Tant  eûst  il  ansinc  ))one  ame. 
Quant  ge  voi  tous  nus  ces  truans 
90  Trembler  sor  ces  femiers  ])uans 
De  froit,  de  faim  crier  et  braire, 
Ne  m'eutremet  de  lor  allaire. 
S'il  snnt  a  l'Ostél  Dieu  porté, 
.Ta  n'iérent  par  moi  conforté, 
9ô  Que  d'une  aumosne  toute  seule 
Ne  me  paistroient  il  la  geule. 
Qu'il  n'ont  pas  vaillant  une  sèche. 
Que  donra  qui  son  coutiau  lèclie? 
De  folie  m'eniremetroie, 

100  Se  en  lit  a  cliien  saing  querroio. 
Mes  d'un  riche  iisurier  malade 
La  vi  si  tance  est  bone  et  sadt;  : 
Geli  vois  ge  reconforter. 
Car  g'en  cuit  deniers  aportcr; 

105  Et  se  la  maie  mort  l'enosse, 

Bien  le  convoi  jusque  a  la  fosse. 
Et  s'aucuns  vient  qui  me  reprain- 
[gno 
Por  quoi  du  povre  me  refraingne, 
Savés  vous  comment  g'en  escliape? 

110  Je  fais  entendant  par  ma  chape 
Que  li  riches  est  entechiés 
Plus  que  li  povres  de  pochiés. 
S'a  greignor  mestier  de  conseil: 
Por  ce  i  vois,  por  cel  conseil. 

115  Nepor([uant  autresinc  grant  perte 
Keroit  î'ame  en  trop  grant  poverte, 
Cum  cl  fait  en  trop  grant  richosce: 
L'une  et  l'autre  igaumentla  blesce. 
Car  ce  sont  deus  extrémités 

120  Que  richesce  et  mendicités; 
Li  moiens  a  non  Soffisance  : 
La  gist  des  vertus  l'abondance. 


70.  Exts,  les  barons  do  sa  cour. 

8i.  Encontrer,  aborder. 

*.)').  Que,  car. 

98.  Qui,  cplui  qui. 

108.  livfraitjne,  au  subjonctif,  comme  dans  les  propositions  interrogatives  indirectes  du 
latin. 

HO.  Fais  entendant,  fais  entendre.  L'infinitif  et  le  gérondif  neutre  alternent  en  ancien 
français  dans  beaucoup  d'expressions,  même  aiirès  une  préposition.  CA.  par  puis  faisant 
et  par  bonté  fère  xlix,  100  ;  faii'e  entendant  LXii,  17  et  faire  entendre,  etc. 

114.  Conseil,  dessein,  but  (mais  au  vers  précédent:  «bon  conseil»). 


HOMAX   DE   LA   POIRE 


205 


XLV.   MESSIRE   THIBAUT 


ROMAN   DE   LA   POIRE 


Ci  endroit  conunance  l't'stoire 

De  la  plus  inarveilleuse  ivoire 

Qui  ja  uiès  soit,  n'onquos  ne  fust. 

Diex  l'ama,  qui  planta  le  fust 
5  Dont  poire  deûst  estre  tiex 

Qui  tant  estoit  esperitiex. 
Il  advint  chose  que  la  bêle 

Tenoit  cèle  poire  novèle 

De  saint  Ruille  en  sa  destre  main, 
10  Dont  li  doit  ne  sont  pas  vilain, 

Einçois  sont  droit  et  délié. 

Gariz  est  cui  èle  a  lié 

De  ses  hiaus  braz  contre  son  piz. 

Ge  voudroie  que  li  respiz 
15  De  ma  vie  i  peûst  fenir, 

Por  tant  qu'èl  m'i  deignast  tenir. 

Geste  parole  est  tote  voire. 

Ma  Dame  si  tenoit  la  poire 

Soz  .j.  perier  ou  se  sëoit. 
20  A  mon  cuer  pas  ne  messëoit, 

Mes  bon  tens  me  fist  et  bon  m\ii 

Ge  qu'èl  sëoit  si  près  de  moi  ; 

Gar  bien  pensé  a  11  ateindre. 

De   tant    se    pot  mes  cuers  plus 
[pleindre 
25  Que  ne  l'osoie  resgarder, 

Ainz  me  fist  honte  coarder, 


Bessier  les  euz,  que  ne  veïsse 
Gèle  que  Jhesuz  beneisse. 
Einsi  m'avoit  honte  maté; 

30  Et  quant  èle  ot  .j.  poc  esté, 
Qu'èl  ne  se  mut  ne  i;a  ne  la, 
ïot  en  pensant  si  commença 
A  parer  la  poire  a  ses  denz 
Plus  Jjlanches   qu'j'voires  ne  ar- 
[genz ; 

oô  Gèle  poire  a  ses  denz  para, 
One  autre  chose  n'i  toclia. 
—  Tocha?  Si  fist,  voire  par  foi. 
Les  lèvres  et  la  langue  .j.  poi  : 
Si  voi  ge  bien,  .sanz  alumer, 

40  Qu'en  ne  puet  rien  a  denz  parer. 
Que  les  .ij.  lèvres  de  la  boche 
Et  la  langue  dedenz  n'i  toche.  — 
Si  com  la  douce  créature. 
Gui  Diex  otroit  bone  aventure, 

45  Paroit  la  poire  cpie  ge  di, 

Dedenz  mor[s]t,  puis  la  me  tendi 
Tant  sotilment,  ne  l'apai^'ut 
Ame  qui  fust,  toz  les  déçut, 
Qu'onques  nel  sot  ne  cil  ne  cèle  : 

50  Tant  vaut  amor  que  l'on  la  cèle. 
Au  prendre  ne  fui  esJjahiz  ; 
N'oi  pas  peor  d'estre  trahiz. 


'  Li  Romanz  df  la  Poire  zum  ersteii  Maie  herausgec/ebeii  voii  Friedrich  Slelilich, 
Halle,  1881,  v.  .308-627.  —  Tout  ce  qu'on  sait  de  l'auteur  du  Roman  de  la  Poire,  c'est 
qu'il  s'appelait  Thibaut,  comme  il  le  laisse  entendre  à  mots  couverts  en  plusieurs  pas- 
sages, et  qu'il  était  chevalier,  ce  qui  ressort  des  miniatures,  oii  il  est  représenté,  à  côté 
de  sa  dame,  avec  des  armoiries.  —  Ce  texte,  quoiqu'il  nous  ait  été  transmis  dans  des 
manuscrits  qui  oirrent  des  traces  de  picard  et  de  bourguignon,  semble  bien  avoir  été 
écrit  dans  l'Ile-de-France,  peut-être  à  Paris,  à  la  fin  du  xiif  siècle.  — L'auteur  reçoit  de 
celle  qu'il  aime  une  poire  à  laquelle  elle  vient  de  mordre  ;  il  la  mange  et  ressent  à  la 
fois  toutes  les  douceurs  et  les  amertumes  de  l'amour.  Ou  pourrait  rapprocher  du  début 
la  charmante  pièce  d'Alphonse  Daudet  intitulée  :  Les  Prunes. 

7.  Chose  que,  ime  chose,  ceci  que  [chose  est  à  peu  près  inutile). 

12.  Ci(i,  [celui]  que. 

21.  Bon  lii'oi  ce,  je  trouvai  bon  ceci  {me  est  au  datif;  ai,  de  avoir). 

23.  Pense  (=  pensai}  indique  la  prononciation.  Ronsard  fait  rimer  animay  avec  ren- 
ferraé  (participe),  et  trépassé  avec  outrepassai/,  et  les  grammairiens  du  xvi»  siècle,  Mei- 
gret,  Pilot,  Ramus,  etc.,  s'accordent  à  dire  que  le  son  de  ai  au  passé  défi.ui  est  très  voi- 
sin de  l'e  fermé. 

2(;.  Honte  est  sujet.  —  27.  Que  ne,  afin  cjue  ...  ne  ...  pas. 

28.  Trad.  :  «celle  que  je  prie  Jésus  de  bénir».  Cf.  44. 

35.  A,  avec. —  39.  Sanz  alumer,  sans  lumière. 

4U.  Mort,  au  présent,  pourrait  à  la  rigueur  être  maintenu,  mais  le  parf.  est  préférable. 


206 


CHRESïOMA.TfflE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Ainçois  la  pris  liez  et  joianz. 
Ice  puis  ge  liien  dire,  oianz 

55  T<iz  ccl.s  qui  sont  jusquos  a  Rome  : 
Dt"'s  puis  qu'Adans  niordi  la  poino, 
Ne  fu  mes  tt-l  puire  trovéo; 
Bien  orroiz  con  s'est  puis  provée. 
En  la  poire  mors  sanz  congié  : 

00  Se  <ie  «usse  devant  songié 
La  force  qui  estoit  en  lui. 
Dont  fï'ai  puis  sofTert  maint  ennui, 
Ge  ne  l'eusse  ja  Ijailliéc. 
Miélz  me  venist  qu'èl  fust  tailliée 

65  De  coutel  ou  d'une  autre  chose. 
Odors  de  basme  ne  de  rose 
N'est  si  bone,  se  Dex  m'aïst. 
El  cuer  m'entra,  encor  i  nïnt. 
Ne  de  1'  issir  n'a  nule  envie  : 

70  Tant  con  li  siècles  soit  en  vie, 
N'iért  il  mes  jorz    que    ne  m'en 
[sente. 
De  Dieu  soit  l>enëoite  l'ante 
Qui  ainz  pot  enfanter  tel  fruit! 
A  petit,  .sanz  folor  ce  cuit, 

75  Que  l'e.scorce  en  estoit  linêe; 
Mè.s  la  poire  ot  tel  destinée  : 
La  ou  èle  ot  perdu  l'escorce, 
Avoit  recovree  sa  force 
Et  la  vertu  d'un  .saintuaire. 

80  Tel  force  av(jit  qu'èl  pooit  faire 
A  .son  ami  joie  et  dolor, 
Car  la  douce  aleine  et  l'odor 
De  .sa  boche  i  estoit  remé.se, 
La  ou  avoit  l'escorce  rése. 

85  —  Quel  anui  i  avoit  il  donques  ? 
Si  m'aï.st   Diex,  <;e  ne  vi   onques 
Ne  n'oï  jiarler  a  nului 
De  rien  qui  peûst  feire  euui. 
Ou  il  eûst  tant  de  bonté 

90  Con  vos  m'avez  ci  aconté. 
Dites  moi  donques  quel  cnui 
En  cèle  poire  avoit  :  g'en  sui 
Un  poi  jalos  de  l'e.scouter. 
Vos  m'avez  ci  dit  sanz  doter 

95  Qu'éle    estoit    plus     douce    que 
[miauz, 
Ne  que  riens  que  l'en  voie  as  iauz. 
Ne  cuidoie  pas  qu'il  eûst 
En  douçor  cho.se  qui  neûst. 
'  Que  vos  m'alez  ci  acontant. 


100  Que  d'assez  ne  fleroit  pas  tant 
Odors  de  rose  ne  de  Ijasme? 
Or  li  remetez  sova  blasme 
Sanz  aclioison  et  sans  mesfèt. 
Et  vos  pleigniez  qu'èl  vos  a  fèt 

Kiô  Ne  .sai  quélnial  n'en  quel  endroit. 
Mes,  par  mon  chiéf,  il  convendroil 
Poser  reison  droite  et  certeine. 
Comment  èle  est  enferme  et  .seine. 
Gomment  el  puetbien  et  mal  faire: 

110  Max  et  Itiens,  ce  .sont  .ij.  contraire. 
Et  vos  les  metez  en  commun 
Autrcsin  con  s'il  fussent  un. 
(>e  n'est  pas  reisons  ne  druiture  : 
Qui  les  juge  selonc  nature, 

115  Ge  n'i  voi  pas  d'acordement. 
Vos  nos  devez  dire  comment 
S'acorde  l'une  a  l'autre  part. 

—  Or  oez,  selonc  mon  esgart. 
Et  l'acordance  et  la  devise  : 

120  En  cèle  poire  avoit  assi.se 
A  un  ciiièvrefeuil  amerote. 
Molt  est  iiiusarz  qui  de  rien  dote. 
Se  il  ne  sét  molt  iiien  comment. 
Quant  ge  menju  pain  de  fnjuient, 

125  Si  gart  je  bien  toz  jorz  avant 
Que  il  n'i  ait  cho.se  grevant, 
Vaiv  de  l'autre  mors  me  sovient  : 
Eschaudez  d'eave  chaude  crient. 
Un  essainple  i  poez  aprendre 

1:30  D'un  poissonet  que  l'en  velt  pren- 

[dre. 
Qui  se  porchace  por  sa  faim  : 
Si  fost  con  il  a  .sentu  l'aim. 
Qu'eu  li  tant  agu  et  poignant, 
Si  .se  met  au  cliemin  poignant, 

l:J5  Et  s'il  avient  par  aventure 
Que  il  truisse  bone  pasture, 
Toz  jors  sera  en  sospoçon 
Que  ce  ne  .soient  ameron. 

—  Encore  n'ai  pas  entendu 
140  Que  vos  m'aiez  ici  rendu 

Reison,  comment  amére  cho.se 
Puisse  estre  en  cèle  poire  enclose. 
Qui  tant  par  estoit  savorée. 
Dites  le  tost  .sans  demorée, 
145  (^ miment  èl  puet  estre  greveine. 
Quant  de  tel  douçor  estoit  pleine. 

—  Or  en  oez  m'entencion: 


70.  Soil  en  vie,  pour  sera  en  vie  :  «ilurera»  (expression  bizarre).  Le  subjonctif  est  dû 
à  l'idée  d'indétermination  dans  l'avenir. 
97.  Qu'il  eùst,  qu'il  y  eût.  —  102.  Li  remetez  sore,  vous  jetez  sur  elle. 
114.  Qui  les  juge,  si  on  les  juge.  —  117.  ïrad.  :  «  une  chose  s'accorde  avec  l'autre.  » 
13.3.  Qu'en  li  tant,  gu'on  lui  teud.  — 14i-5.  Le...  comment,  etc.  Pléonasme. 
147.  Entencion,  opinion. 


ROMAN   DE   LA   POERE 


207 


Se  Diex  me  doint  redempcion, 
Ja  ne  vos  en  sera  menti. 
150  Par  cèle  poire  ai  ge  senti 

Trestoz  les  niax  del  mal  d'amer, 
Dont  puis  ge  bien  ce  mal  clamer 
Amertume  "qui  dedenz  ère. 

—  Avoi,  nel  dites  mes,  biaus  frère, 
lôô  Que  il  i  ait  point  d'amertume. 

Por  ce,  s'Amors  a  tel  costume 
Que  chascuns  amanz  le  conpère, 
Por  ce  n'est  pas  la  poire  amère. 

—  Amère  estoit  èle  sans  dote, 
160  Car  de  li  m'est  pris  une  gote 

Soz  la  mamèle  enz  en  le  cuer. 
Dont  ja  n'istra  mes  a  nul  tuer. 
Se  la  bêle  n'en  a  pitié, 
Ainçois  morrai  por  s'amistiè. 
165  Ne  ge  ne  vueil  ja  mes  garir: 
Miélz  voil  einsin  por  li  morir 
Que  de  nului  avoir  santé. 
Se  ce  n'est  par  sa  volentè. 

—  Qr  voi  ge  bien  tôt  a  délivre, 
l'/O  Sanz  plus  gloser  et  sanz  descrivre. 

Que  dolor  i  pot  il  avoir; 

Mes  ce  ne  puis  ge  pas  savoir 

Qu'il  i  eûst  de  doui;<:)r  point. 

Comment  s'accordent  en  .j.  point 
175  Deus  choses  einsi  descordant? 

Miex  est  soès,  max  est  mordant  : 

Douçors  atempre,  dolors  cuit; 

Dout^'ors  aliége,  dolors  nuit. 

Si  ont  contraire  poesté, 
180  Et  vos  dites  qu'en  .j.  o.sté 

Estoient  herJjergié  endui  ! 

S'érent  compainz  joie  et  envi  ! 

Comment  estoient  il  ensemlde. 

Quant  11  uns  l'autre  .si  dessemlile? 
185  Ge  ne  sai  comment  ce  puet  estre: 

Non  savez   vos,    ce    cuit,    Inaus 
[mestre  ? 

—  Si  faz,  trestoz  certains  en  sui, 
Par  le  sentir,  non  par  autrui. 
Por  voir,  ge  nel  seilsse  mie, 


190  Mes  gel  sent,  ce  me  certefie. 

Li  max  d'amer  vient  .sanz  mesure; 
^lès  Espérance,  qui  n'a  cure 
C'uns  tins  amanz  muire  a  tel  tort, 
Me  doue  solaz  et  confort. 

195  Espérance  me  doue  joie  : 
Ce  est  li  liiens  que  ge  disoie  ; 
C'est  li  solaz,  c'est  la  douçors 
Qui  m'asoage  mes  dolors  ; 
Quar,   quant   Amors   me  nuH  en 
[peine, 

•2(>J  Et  Espérance  me  rameine 

Un  penser  doucereus  et  trois  : 
Ne  voudroie  pas  estre  rois 
Par  si  que  me  fust  escliapez. 
Einsi  sui  pris  et  atrapez 

205  E  me  délit  en  ma  mesèse. 

N'est  nule  riens  qui  tant  me  plèse, 
Con  fèt  li  liiens  que  g'i  espoire  : 
Por  ce  di  ge  qu'en  cèle  poii'e 
Pot  estre,  et  en  .j.  siège  igal, 

■210  Li  biens  enclos  avec  le  mal. 
Li  max  me  fèt  pensif  et  mat. 
Et  encontre  le  mal  s'emljat 
La  joie  de  Bone  Espérance, 
Qui  me  i"a  j^romis  sa  fiance 

215  Qu'èl  ne  me  faudra  jusqu'au  chièf; 
Et  por  ce  sont  li  mal  meins  griéf  ; 
Einsi  ai  bien  et  mal  sanz  faille. 
Si  ont  empris  une  bataille 
En  moi  Amors  et  Espérance  : 

•>10  L'un  me  cuevre,  l'autre  me  lance. 
Espérance  me  pest  et  oint. 
Et  Amors  m'aguillone  et  point  ; 
Espérance  me'sert  et  garde, 
Amors  me  frit  et  cuit  et  larde, 

225  Espérance  mou  bien  porcliace. 
Car,    cpiant    Amors  m'esti-aint  et 
Espérance  alasehe  le  laz.       [lace. 
Si  me  refèt  molt  gi-ant  solaz 
Avec  Espérance  Franchise, 

•230  Qui  mera  promis  son  servise... 


153.  Qwi,  moi  qui.  —  172.  Savoir,  comprendre. 

17G.  Miex,  miel  (cf.  miauz  95,  forme  {licarde). 

liSO.  Osté,  pour  ostél,  à  cause  de  la  rime.  Cf.  mortes  m,  44. 

203.  Par  si  que,  à  la  condition  de.  —  20j.  Me  délit,  je  me  délecte,  je  me  jilais. 

207.  Espoire.  Voy.  xxvu,  4S,  note. 

214.  Me  ra  promis,  m'a  promis  pour  sa  part  (i^ar  contre).  Cf.  230. 

228.  Refét,  fait  à  son  tour  (elle  aussi). 

230.  Seri-ise.  Voy.  XXHI,  i,  78,  note. 


'MS 


CHRESTOMATHIE   DE   L' ANCIEN   FRANÇAIS 


XLVI.   PHILIPPE   DE  THAUN 


LE   COMPUT 


De  die  lucis. 

ÏÀ  lundis  par  raisun, 
Suluiic  m'iMitenciim, 
Si^neliet  lumirrc, 
U  li  scciinz  pochiére 
5  Ont  sun  siège  posé 
Par  le  ciiiiiaut  de  Dé. 
^lais  puis  par  glutunie. 
Par  raim  de  lecherie, 
Icél  siège  forlist, 
lu  En  grant  peine  nus  niist. 
Par  (;i)  cpie  il  nianjat 
Ço  qu'Eve  li'dunat, 
Sur  le  defens  de  Dé, 
Ultre  sa  volonté. 

De  die  martirii. 

15  Après  vint  par  raisun, 
Snhinc  ni'entenciun, 
Li  marsdis,  ([u'èrt  niartirc, 
Cum  se  deveit  déduire  : 
Arer  e  laljurer 

20  E  en  terre  semer 
Martirie  li  esteit, 
Kar  faire  nel  savait, 
L'Axm.  serreit  al  Inivier 
Clerc  estre  u  chevalier. 

De  die  rnercdli. 

25  Puis  vint  li  mercresdi, 
U  il  uvrat  eissi 


Que  il  sout  lal)urer 
E  vendre  e  achater. 
E  (;o  est  jurn  inercil, 
;30  E  en'pur  co  icil 

Ki  primes  le  truvérent 
Cést  uum  li  euposéi'ent. 

De  die  gaudii. 

E  puis  qu'il  sout  tant  faire 
Qu'il  sont  le  siiii  atraire, 
35  Du  lie  fut  joins  cil  dis 
E  (;û  fut  li  jusdis  ; 
Et  cést  sens  on  pornum 
Sulunc  le  sens  del  num. 

De  die  veritatis. 

Et  qu'il  non  orguillast, 
40  Que  a  mal  li  tnrnast, 
Par  sun  asemhlemont. 
Si  cum  funt  mainte  gent, 
('uvint  lui  veir  a  dire. 
Pur  ço  (jue  Nostre  Sire 
45  Tant  l'avoit  amendét, 
Gum  jo  vus  ai  cuntét  : 
E  iço  signelie 
Vendresdis,  sainte  vie. 

De  die  seniinoso. 

Aprof  le  vendresdi 
50  Fut  faiz  li  saniadi  ; 
E  c'est  jurz  seminus. 


'  Li  cuinpoz  Philippe  de  Thaiiii,  publié,  avec  une  introduction  sur  la  lanffue  de  l'au- 
leui-,  par  Edouard  Mail,  Strasbourpf,  1873,  v.  ;')23-U30.  —  Ce  texte  est  intéressant  par  la 
matière  traitée  et  par  son  ancienneté  nièine  :  il  <latc  au  plus  tard  de  H19.  Philippe  de 
Tliaiin  (prés  Caen'?),  le  ]ireniier  en  date  des  ])oètes  anf;lo-iiorinands,  a  également  ( om- 
l)osc  un  Bestiaire,  —  L'anglo-normand  se  caractérise  surtout  par  l'einj)loi  de  e  jiour  ie, 
di;  u  pour  représenter  les  sons  français  u.  o  nasal,  o  fermé  et  iie,  etjiar  l'anaiblisseinent 
de  la  d'clinaison:  ces  traits  se  montrent  déjà  en  partie  dans  les  oeuvres  de  Philippe. 

4.  Lisecunz  pechirre.  Le  premier  est  Lucifer,  l'aTige'déchu. 

11.  Po,r  ço  que  indique  le  moyen,  comme  por  ço  f/ue  indique  la  cause. 

2.0.  Mercresdi.  L's  est  analogique  et  empruntée  aux  formes  des  autres  jours  :  marudi, 
jusdi,  vendresdi. 

43.  Cuvint  a.  Voy.  iv,  20,  note. 


LE   COMPUT 


209 


Sulunc  le  sens  de  nus  ; 
Kar  l)icn  sèmet  ki  pliiret 
Ses  pochiez,  Deu  aiiret. 
55  E  c'est  alk'iTorie  : 
Ne  lerrai  nel  vus  die. 

Sumrna  sententia  de  die  sab- 
bali  et  de  sex  aliis  diehiis 
hebdomadce. 

Veez  i  sutilment, 

Ço  est  veirs  veirement  : 

Adam  fut  la  posét 
60  U  jo  vus  ai  cuntét. 

E  Adam  siifnefie 

En  céste  mortel  vie 

Nus  ki  sûmes  posé 

En  la  lumière  Dé. 
65  D'icole  tresbuclium, 

Quant  nus  le  mal  faisum  ; 

Et  (;o  est  li  mais  jurs 

A  trestuz  pecheilrs  : 

E  ço  est  li  marsdi, 
70  Que  jo  entenc  eissi. 

Mais  d'iloc  deit  lever 

Et  sun  cors  venoter. 

C'est  al  mostier  aler 

E  ses  péchiez  plurer  : 
75  Et  c'est  le  «lercresdi 

Que  jo  entenc  eissi. 

Et  puis  deit  esjoïr. 


S'il  i  pot  parvenir  : 
E  ço  est  li  jusdi, 
80  Que  l'em  entent  eissi. 
Aprof  culchier  a  terre 
E  le  veir  Deu  recpierrc 
Qu'il  li  facet  parduns, 
Par  ses  saintismes  nuns, 
85  De  ço  que  at  errét 
Ultre  sa  volentét  : 
E  iço  entendum 
Par  le  vendresdi  num. 
Et  dune  avrat  semét, 
90  Quant  eissi  at  errét  : 
Et  c'est  li  samadi 
Que  l'em  entent  eissi. 
Et  ço  truvum  escrit 
Que  sainz  Augustins  dit  : 
95  «  Go  que  semuns  cuildruns. 
Que  dununs  recevruns.  » 
E  cist  precept  serrât, 
Quant  samadis  vendrai, 
U  serrunt  curuné 

100  Li  feeil  Damnedé. 
Dune  serrunt  en  luur, 
U  ja  n'avrunt  dolur  : 
E  c'iért  le  diemeine, 
Le  jurn  Jesu  demeine. 

105  Aiez  en  remembrance  : 
C'est  la  signetiance 
Des  jurz  en  veritét. 
Si  cum  est  espruvét. 


TRADUCTION 

Du  jour  de  la  lumière. 

A  mon  avis,  lundi  doit  signifier  {litt^  :  signifie  avec  raison)  la 
lumière  où  le  second  pécheur  avait  établi  son  séjour  par  l'ordre  de 
Dieu.  Mais  puis,  par  gloutonnerie,  par  gourmandise  {lill^  :  par  un 
résultat  de  sa  g.),  il  perdit  ce  séjour  et  nous  mit  en  grand'peine,  pour 
avoir  mangé  ce  qu'Eve  lui  donna,  malgré  la  défense  de  Dieu  et  contre 
sa  volonté. 

Du.  jour  du  martyre. 

Après  vint  justement,  à  mon  a^•is,  le  mardi,  qui  signifie  martyre, 
à  cause  de  la  vie  qui  lui  était  imposée  :  labourer,  travailler  la  terre, 
l'ensemencer  était  pour  lui  un  martyre,  car  il  ne  savait  pas  le  faire, 
coViime  c'en  serait  un  pour  le  bouvier  d'être  clerc  ou  chevalier. 


56.  Simple  formule.  —  GO.  Rapprochez  u  de  la.  —  68.  A,  pour. 

Qâ.-Cuildruns  (inixxv),  -pouv  cuilliruns,  cuiUeruns,' cuiVrtins.  CLfaldrai,  saldrai,  de 
faillir,  saillir. 

100.  Feeil.  Forme  régulièrement  tirée  de  /idelein:  féal  suppose  '  fldulem,  avec  change- 
ment dfi  suffixe  ;  /idéle  est  savant. 


CoNSTAXs.    Chrestomathie. 


14 


210  CHRESTOMATHIE  DE  l'aXGIEN   FRANÇAIS 

Du  jour  des  marchandises. 

Puis  vint  le  mercredi,  où  l'homme  arriva  à  savoir  {litl^.  :  travailla 
do  toile  sorte  qu'il  sut)  travailler  et  vendre  et  acheter.  Et  c'est  là  le 
jour  des  marchandises,  et  c'est  pourquoi  ceux  qui  le  trouvèrent  les 
premiers  lui  mirent  ce  nom. 

Du  jour  de  la  joie. 

Et  lorsqu'il  sut  faire  tant  et  si  bien  qu'il  put  tirer  son  prolit  [de  la 
terre],  alors  il  fut  joyeux  et  ce  jour  fut  le  jeudi  ;  et  nous  adoptons  ce 
sens,  suivant  Tétymologie  du  mot. 

Du  jour  de  la  vérité. 

Et  de  peur  qu'il  ne  prit  de  l'orgueil  et  que  le  contact  avec  ses  sem- 
hla!)los  ne  lui  tournât  à  mal,  comme  il  arrive  à  maintes  gens,  il  fallut 
lui  dire  la  vôritô  et  lui  mootrer  tout  ce  que  Notro  Seigneur  avait  fait 
pour  l'amender  {liU^  :  parce  que  N.  S.  l'avait  tant  amendé),  comme 
je  vous  l'ai  exposé.  Vendredi  veut  donc  dire  :  sainte  vie. 

Du  jour  des  semailles. 

Après  le  vendredi  fut  fait  le  samedi;  et  c'est  jour  de  semailles, 
.selon  notre  opinion  :  car  celui  qui  pleure  ses  péchés  sème  et  adore 
Dieu.  C'est  là  une  allégorie  :  je  ne  laisserai  pas  de  vous  le  dire. 

Résumé  du  samedi  el  des  sire  autres  jours  de  la  semaine. 

Appliquez-vous  à  bien  comprendre  :  ce  que  je  vais  dire  est  vrai- 
ment la  vérité.  Adam  fut  placé  là  où  je  vous  ai  dit.  Et  par  Adam,  il 
faut  entendre  nous  tous,  qui  sommes  placés  dans  la  lumière  divine  on 
cette  vie  mortelle.  Nous  en  sommes  chassés  quand  nous  faisons  le 
mal;  c'est  là  le  mauvais  jour  pour  toiis  les  pécheurs  :  et  c'est  du 
mardi  que  j'entends  parler.  Mais  le  pécheur  doit  se  relever  de  cette 
chute  et  se  mortifier,  c'est-à-dire  aller  à  l'église  et  pleurer  ses  péchés  : 
et  c'est  du  mercredi  que  j'entends  parler.  Et  puis,  il  doit  se  réjouir 
s'il  peut  parvenir  à  ce  but  :  et  c'est  du  jeudi  que  l'on  veut  parler.  En- 
suite, se  prosterner  la  face  contre  terre  et  supi)lier  le  vrai  Dieu,  en 
invoquant  ses  .saints  noms,  qu'il  lui  pardonne  d'avoir  agi  contre  sa 
volonté  :  et  c'est  ce  que  nous  entendons  jtar  le  nom  de  «  vendredi  ». 
Et  alors  il  aura  semé,  en  agissant  ainsi  :  et  c'est  du  samedi  que  l'on 
veut  parler.  Et  nous  trouvons  ceci  écrit,  que  dit  saint  Augustin  : 
«  Nous  recueillerons  ce  que  nous  semons,  nous  recrouvrerons  co  que 
nous  donnons.  »  Et  ce  mot  sera  réalisé  quand  viendra  le  samedi,  où 
seront  couronnés  les  amis  de  Notre-Seigneur.  Alors  ils  soront  dans  la 
lumière,  où  ils  n'auront  )>lus  de  douleur  :  et  ce  sera  le  dimanche,  lo 
jour  principal  de  Jésus-Christ.  Souvenez-vous  en  :  c'est  là  vraiment 
la  signification  des  jours,  comme  il  a  été  reconnu. 


TRADUCTION   DU   LAl^IDAlKE   DE   MARBODE 


211 


XLYII.   TR.\DUCTION  DU  LAPIDAIRE   DE  MARBODE 


XYI.  De  Ametisto. 

Ametiste  a  culur  purprin, 
O  toi  cume  ptute  de  vin, 
0  altretél  cum  violéte. 
Ou  cume  rose  munde  e  néte: 
5  L'une  turne  alkes  a  Ijlanchiur, 
L'altre  a  de  vin  meslé  rovur. 
D'Inde  nus  vient  icéste  piére, 
E  est  a  entallier  legiére. 
Ki  l'a  sur  sei  n'eniverra, 
10  Ne  ja  vins  ne  l'estordira. 

Par  dreit  sereit  en  gran  cherté. 
Se  il  n'en  ért  si  grant  plenté  : 
Granment  deûssent  estre  chères; 
E  si  en  sunt  de  cinc  manéres. 

XVII.  De  Celidonio. 

15  Celidoine  est  bone,  nun  bêle  ; 
El  ventre  creist  de  l'arundèle 
De  vertu  veiat  assez  des  chères. 
Dient  k'él  est  de  dous  manéres; 
Dous  sunt  trové,  de  dous  culurs  : 

20  L'un  treit  a  neir,  l'altr'a  rovurs. 
La  ruige  toilt  la  passiun 
Ke  prent  unie  par  luneisun, 
Dunt  il  chét  et  est  afolez  ; 
Langurus  saine  e  forsenez. 


2ô  Celui  ki  l'a  fait  bien  parler 
E  miût  de  tute  gent  amer. 
En  linge  drap  seit  volopée 
E  al  seuestre  braz  portée. 
En  meïsnie  céste  manére 

30  S'est  portée  la  neii'e  piére. 
Granz  chio.ses  aïe  a  parfaire 
E  defent  ume  de  cuntraire  ; 
Cuntre  ire  de  prinze  et  de  reis 
Dune  force,  aïe  e  defeis. 

oô  L'ève  u  céste  piére  est  lavée 
Saine  les  oilz  de  la  bobée. 
Icéste  piére  si  .seit  prise. 
En  linge  teint  de  safran  mise  : 
Toilt  fèvre  e  les  maies  umurs, 

40  Ki  al  cors  dunent  granz  dulurs. 

XIX.  De  Magnete. 

Magnète  trovent  Troglodite 
En  Inde,  e  precïuse  est  dite. 
Fer  resemblet  e  si  le  trait 
Altresi  cum  l'aïmant  fait. 

45  Dendor  l'ama  midt  durement, 
Qi  l'usot  a  enchantement. 
Circe  l'usa  et  l'ot  mult  chère, 
Gèle  merveilose  sorcére; 
Si  en  fait  um  esperiment 

50  Ki  est  prové  de  lungemeut  : 


'  Lus  lapidaires  français  du  moiieii  âge  des  yiiv,  xin^ei  xiv'sjécfes,  par  Léopold  Pan- 
nier,  avec  une  notice  préliminaire  par  Gaston  Paris,  Paris,  1882,  !■■«  partie,  ch.  IV,  v. 
381-420  et  4.53-50(3.  —  Nous  croyons  inutile  de  reproduire  ici  les  accents  que  l'on  trouve 
fréquemment,  dans  le  manuscrit  pris  pour  base  de  l'édition  et  dans  l'édition,  pour  mar- 

3uer  la  syllabe  accentuée  ou  la  voyelle  forte  des  diphthongues.  Le  ch  est  souvent  suivi 
'un  i  adventice,  destiné  à  en  marquer  la  prononciation  chuintante.  —  Cette  traduction 
est  la  première  en  date  des  multiples  traductions  et  imitations  que  nous  possédons  du 
célèbre  poème  en  hexamètres  latins  du  savant  évèqne  de  Rennes:  elle  a  été  composée  par 
un  anonyme  en  dialecte  tourangeau-manceau  peu  après  la  mort  de  Marbode,  arrivée  en 
1123.  C'est  le  plus  ancien  monument  que  nous  ayons  de  la  langue  de  l'Ouest  de  la  France. 

6.  Vin  meslé,  vin  trempé. 

9.  Eniverra  {=enivrera).  Métathèse.  Voy,  x,  2,  note. 

14.  E  si  en  sunt,  et  il  y  en  a.  Mélange  des  deux  tournures  :  on  attendrait  e  si  sunt,  ou 
bien  e  si  en  a. 

17.  Trad.  :  «elle  l'emporte  en  valeur  sur  beaucoup  de  pierres  précieuses  ». 

20.  Treit  a  neir,  tire  sur  le  noir. 

21-3.  Il  s'agit  de  l'épilepsie.  —  30.  S'  (=  se  =  sic)  est  explétif. 

4.5.  Dans  Marbode;  Beendor  magus  hoc  imprimis  dicitur  iisus.  Beckmann  s'appro- 
prie là-dessus  ces  mots  de  Plaute  :  Qiiem  hominem  ego  qui  sit  Homo  nescio,  neque  )tovi, 
neque  nalus  necne  is  fuerit  id  solide  scio.  L'original  de  Marbode  parlait  certainement 
de  la  p;/ihonisse  d'Endor,  dont  celui-ci  a  fait  un  magus  Beendor,  que  notre  traducteur  a 
uaturellemeut  conservé.  [Note  de  l'éd.]. 


512 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


Se  de  verte  voilt  um  saveir 
Si  sa  feiiie  aime  altre  pur  voir, 
La  piére  siiz  sun  chiéf  nietra 
Eu  doriuant,  k'éle  ncl  savra; 

55  Se  chaste  est,  tut  eu  suu  dormant 
De  baiser  li  fera  semblant  : 
Se  éle  ne  l'est,  gel  vus  plevis, 
Enz  cl  lit  repundra  suu  vis 
E  couteudra  huutusemcut, 

60  Gum  s'ért  butée  laidement. 
Céste  piére  tel  odur  dune 
As  maies  noist,  as  pruz  est  bono. 
Lierres  ki  l'a  la  tient  iiiult  chère  : 
La  puldre  fait  de  céste  piére; 

G5  Eu  la  maisun  u  deit  entrer, 
Qant  ce  est  k'il  i  voilt  embler. 
Vis  chiarJmns  prent  u  est  li  fous, 
Sis  estalilist  par  katre  lous 
De  la  maisun  en  katre  sens  ; 

70  Li  funs  s'en  sailt  come  d'encens. 
Tuit  cil  ki  sunt  en  la  maisun, 
•Juant  lu  fum  .sentent  d'envirun, 
Fuient  s'en  tuit  o  grant  pour, 
E  cil  prent  ce  k'il  volt  del  lur. 


75  Entr'ume  e  fenie  dune  amur; 

Bone  parole  e  grant  valur 

A  tuz  céls  ki  la  portent  dune. 

Contre  ydrope  ])eiie  est  lione; 

La  puldre  est  l)one  sur  ardures 
80  E  sur  tûtes  eschaldeûres. 

XX.  De  Corallo. 

Corals  cum  arl)i-e  creisten  mer; 
Vei'z  naist,  e  mul  fait  a  amer. 
Quant    tuche   a   l'air,   si  devient 
[dure, 
Ruige  devient  de  sa  nature. 

85  Demi  pié  a  bien  de  longur. 
Ki  l'a  sur  sei  n'avra  poi'ir 
De  fuldre  ne  de  tempesté. 
Li  chians  u  est  rent  gran  pleutc  ; 
Ne  greslc  ne  altres  orages 

90  Lau  éle  gist  ne  fait  danmges; 
Éle  fait  fruit  multipleer, 
Fantosmes  toilt  ((  destorl)er, 
E  dune  bon  cuniencenienl, 
E  meinc  a  bon  delincmcnt. 


XLVIII.    RUTEBEUF 


LE   DIT   DE   L  ERBERIE 


Seigneur,  qui  ci  estes  venu, 
Petit  et  grant,  joue  et  chenu. 
Il  vus  est  trop  Inen  avenu, 


Sachiez  de  voir, 
5  Je  ne  vos  vuel  pas  dcsovoir 
Bien  le  porreiz  aparsouvoir, 


01-2.  Tel  odur  dune  as  maies  noist,  as  pruz  est  boni',  donne  nue  odeur  qui  est  mau- 
vaise pour  les  [femmes]  méctiantes  et  agréable  pour  les  [femmes]  sages.  II  faut  sous-en- 
tendre  fjiie  devant  noist. 

Ui.  La  puldrt',  de  la  X'oudrc,  de  la  poussière. 

70.  Li  funs  s'en  saill.  et  la  fumée  en  sort  (.s'  =s(?  =  sic). 

74.  Del  lur,  du  leur,  de  leur  Jjien.  —  78.  Beûe,  en  boisson. 

82.  Mul  fait  a  amer,  est  très  estimable,  très  précieuse  .Voy.  Glossaire,  s.  v.  faire. 

83.  Dure  (cf.  éle  90  et  91).  Le  sujet  sous-entendu  est  elle  (la  pierre  appelée  corail). 

'  Œuvres  complètes  de  Rutebeuf,  par  Achille  Jubinal,  t.  II,  p.  51  sf(f(.  —  Cf.  Picot, 
Romania,  xvi,  492-.J.  —  Rutebeuf,  né  en  Champagne,  vécut  pauvrement  a  Paris  du  pro- 
duit de  ses  vers  et  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  au  jeu  on  dans  la  débauche.  Il 
mourut  vers  1280,  peut-être  sous  l'habit  religieux.  50  pièces  diverses,  satiriques  on 
simplement  plaisantes,  lui  ont  été  attribuées,  avec  jdus  ou  moins  de  certitude,  mais  le 
drame  intitulé  Miracle  de  Théophile  est  certainement  de  lui.  —  IjC  boniment  de  charlatan 
que  nous  jmljlions  en  partie  a  sans  douteété  fait  sur  commancb;.  Il  donne  une  idée  assez 
juste  de  la  verve  Jioulfonne  et  de  l'érudition  de  Tautenr;  mais  la  vigueur  de  sa  satire 
apparaît  jdus  nettement  dans  d'autres  pièces,  où  il  n'éjiargno  aucune  classe  de  la  société 
et  se  montre  surtout  violent  contre  les  papes  et  les  ordres  religieux. 

3-i.  Trad.  :  «  vous  avez  de  la  chance,  sachez-le  bien  ». 


LE   DIT   DE  L  ERBERIE 


213 


Ainz  que  m'en  voize. 
Aseeiz  vos,  ne  faites  noise  : 
Si  oscoutez,  s'il  no  vos  poize. 
10  Je  sui  uns  mires, 

Si  ai  esté  en  maiiiz  empires  : 
Dou  Caire  m'a  tenu  li  sires 

Plus  d'un  estei  ; 
Lonc  tanz  ai  avec  li  estei  ; 
15  Grant  avoir  i  ai  conquestei. 
Meir  ai  passée. 
Si  m'en  reving  par  la  Morée, 
Ou  j'ai  t'ait  moût  grant  demorée. 
Et  par  Salerne, 
20  Par  Burïenne  et  par  Byterne. 
En  Puille,  en  Calabre,  [a]  Paterne 
Ai  erbes  prises,  [ses  : 

Qui  de  granz  vertuz  sunt  empri- 
Sus  quelque  mal  que  soient  mises, 
25  Li  maux  s'en  fuit. 

Jusqu'à  la  rivière,  qui  bruit 
Dou  tlux  des  pierres  jor  et  nuit, 

Fui  pierres  querre. 
Prestres  Jehans  i  a  fait  guerre  : 
30  Je  n'osai  entrer  en  la  terre. 
Je  fui  au  port  ; 
Moût  riches  pierres  on  apoi-t. 
Qui  font  resusciter  le  mort. 
Ce  sont  ferrites 
35  Et  dyamans  et  cresperites, 
Piubiz,  jagonces,  mai'guarites, 

Grenaz,  stopaces, 
Et  tellagons  et  galofaces,  — 
De  mort  ne  doutera  menaces 
40  Ci  qui  les  porte  : 

Foux  est  se  il  se  desconforte  ; 
N'a  garde  que  lièvres  l'en  porte 

S'il  se  tient  bien  ; 

Si  n'a  garde  d'aba  de  chien 

45  Ne  de  i-eching  d'azne  anciien. 

S'il  n'est  coars  ; 

Il  n'a  garde  de  toutes  pars  — 


Carbonculus  et  garcelars. 

Qui  sunt  tuit  ynde. 
50  Herljes  aport  des  dezers  d'Ynde 
Et  de  la  terre  Lincorinde, 
Qui  siét  seur  l'onde 
Elz  quatre  parties  dou  monde. 
Si  com  il  tient  a  la  roonde. 
55  Or  m'en  croeiz  : 

Vos  ne  saveiz  cui  vos  veeiz; 
Taisiez  vos  et  si  vos  seeiz-, 

Veiz  m'erlierie  : 
Je  vos  di,  par  Sainte  Marie, 
60  Que  ce  n'est  mie  freperie. 
Mais  grant  noblesce. 

65  De  toute  fièvre  sanz  quartainne 
Gariz  en  mainz  d'une  semainno. 

Ce  n'est  pas  faute; 
Et  si  gariz  de  goûte  flautre  : 
Ja  tant  nen  iért  basse  ne  haute, 

70  Toute  l'abat. 

Et  de  la  dent 
Gariz  je  trop  apertement 
75  Par  .j.  petitet  d'oignement. 
Que  vos  dirai? 
Oiez  coumentjou  confirai: 
Dou  confire  ne  mentirai. 
C'est  sans  riote. 
80  Prenez  dou  foim  de  la  marmote. 

De  la  m de  la  linote 

Au  mardi  main. 
Et  de  la  fuelle  dou  plantain, 

86  Et  de  la  pourra  de  l'estrille. 
Et  du  rûyl  de  la  faucille. 

Et  de  la  lainne, 
Et  de  l'escorce  de  l'avainne; 
90  Pileiz  premier  jor  de  semainno, 
Si  en  fereiz 
Un  amplastre  :  dou  juz  laveiz 


12.  Tenu,  gardé. 

29.  /,  sur  les  bords  de  ce  fleuve.  Le  surnom  de  Prètre-.Jean  fut  donné  auxnc  siècle  à 
un  chef  mongol  par  les  Nestoriens  qui  l'avaient  converti  et  lui  avaient  conféré  les  ordres 
mineurs.  Il  semble  avoir  été  porte  également  plus  tard  par  d'autres  chefs  chrétiens  de 
l'Asie  orientale.  On  racontait  de  lui  et  de  son  pays  toutes  sortes  d'histoires  merveilleuses. 

49.  Tuit,  entièrement  (l'adj.  pour  l'adverbe):  emploi  fréquent.  Voy.  m,  108  et  via,  113, 
notes. 

51.  Dans  les  romans  du  cycle  carlovingien,  le  nom  de  Lincorinde  est  donné  à  la  lille  de 

Jonas,  fier  admirai  du  règne  de  Persie, 

Qui  tint  toute  la  terre  jusqu'à  la  Mer  Rougie.  [Ed.]. 


G7.  Ce  n'est  pas  faute,  sans  faute. 

70.  Que  vos  dirai?  sert  ici  simplement  à  varier  le  discours. 

77.  Jou  =jol  ^  jo  le,  je  le.  Cf.  dou  {=  del)  12,  etc. 

90.  Premier  jor  de  semainne,  au  premier  jour  de  la  semaine. 


•21  i 


CHRESTOMATHIE   DE   L  ANCIEN   FRANÇAIS 


La  donf,  l'amplaslrc  i  metoreiz 

Dosas  la  joo. 
95  Doniieiz  .j.  pou,  je  le  vos  loe  ; 
S'aii  lever  n'i  a  m ou  boe, 

Diex  vos  destruie  1 
Escouteiz,  s'il  ne  vos  anuie  : 
Ce  n'est  pas  jornée  de  truie 
100  Cui  poeiz  faire; 

Et  vos,  cui  la  pierre  fait  liraire, 
Je  vos  en  garrai  sanz  conti'aire. 

Se  <f'i  niet  cure. 


De  foie  eschaulTei,  do  roulure, 
105  Gariz  je  tout  a  (lesmesure, 

A  quel  que  to[u]rt; 
Et  se  vos  suveiz  home  sourt, 
Faistes  le  venir  a  ma  co[u]rt  : 

Ja  iért  touz  sainz  ; 
Onques  mais  nul  jor  n'05^  mains, 
110  Se  Diex  nie  j^arist  les  .ij.  mains. 

Qu'il  orra  ja. 
Or  oeiz  ce  que  m'oncliarja 
Ma  dame,  qui  m'envoia  ça  : 


Bêle    Ront,  je  ne   sui  pas  de  ces  povres  prescheurs,  ne  de  ces  po- 

115  vres  herijiers  qui  vont  par  devant  ces  mostiers,  a  ces  povres  chapes 
maucozues,  qui  portent  boistes  et  sachez,  et  si  estendent  .j.  tapiz;  car 
teiz  vent  poivre  et  coumin  et  autres  espices  qui  n'a  pas  autant  de 
sachez  com  il  ont.  Sachiez  que  de  ceulz  ne  sui  je  pas,  ainz  sui  a 
une    dame    qui   a   non    ma   dame  Troie   de   Salerne ,    qui    fait  cacvro- 

120  chief  de  ses  oreilles,  et  li  sorcil  li  pendent  a  chaainnes  d'art^ent  par 
desus  les  espaules  ;  et  sachiez  que  c'est  la  plus  sage  dame  qui  soit 
enz  quatre  parties  dou  monde.  Ma  dame  si  nos  envoie  en  diverses 
terres  et  en  divers  pais,  en  Puille,  en  Calabre,  en  Tosquanne,  en 
Terre  de  Lal)our,  en   Alemaingne,   en  Soissoinne,   en  Gascoingne,    on 

125  Espaigne,  en  Brie,  en  Cliampaingne ,  en  Borgoigne,  en  la  forest 
d'Ardanne,  por  occir  les  bestes  sauvages  et  por  traire  les  oignemens 
por  doneir  médecines  a  ceux  qui  ont  les  maladies  es  cors.  Ma  dame 
si  me  dist  et  me  commanda  que,  en  queilque  Ion  que  je  venisse, 
que  je   deïsse   aucune  choze  si   que  cil  qui  fussent  entour  moi  i   pris- 

130  sent  hoen  essample;  et  por  ce  qu'èle  me  fist  jureir  seur  sainz  quant 
je  mo  départi  de  li,  je  vos  apanrai  a  garir  dou  mal  des  vers,  se  volez 
oïr.  —  Voleiz  oïr?.... 

Le  hojiimeyit  continue  ainsi  {Voir  Jubinal,  où  il   occupe  quatre 
pages),  et  se  tennine  par  ces  mots  : 

En    teil  meniére  venz  je  mes  herbes  et  mes  oignemens  :  qui  vodra, 
si  en  preigne  ;  qui  ne  vodra,  si  les  laist. 


97.  Diexvox  destruie!  Maltkliction  adressée  au  patient  au  lieu  de  l'être  à  l'auteur  même 
de  la  promesse,  et  qui  devient  ainsi  plus  idaisantc  ;  d'ailleurs,  l'affirmation  n'a  rien  que 
de  plausible. 

!)U-1Û0.  Ce  proverbe  équivaut  à:  «vous  ne  perdrez  pas  votre  temps  ». 

lO'J.  Onfjues  mais  nul  jor.  Accumulation  fortifiant  la  négation.  —  113.  Ça,  ici. 

H.<.  CV.v  mo.s/jer.s.  Le  démonstratif  n'est  pas  emphatique,  mais  simplement  dctermina- 
tif.  Voy.  XXX,  148,  note. 

117.  Teiz  pour  lez  =  tels.  Et  pour  é  appartient  à  la  région  do  l'Est  et  doit  sans  doute 
être  le  fait  au  scribe.  Cf.  deneir  127,  (jueiUjue  128,  etc. 

llit.  Trote.  Trot  de  Salerne  ou  Trotola  de'  Jioggeri  était  un  célèbre  médecin  du  xi"  siècle. 
Rutebcuf  applique  plaisamment  à  sa  dame  ce  qui  convient  à  la  mule  du  charlatan. 

iV.f-'M.  Qui  ...et  li  sorcil.  Anacoluthe  fréquente.  Cf.  XXIII,  11,  O.j-U,  etc. 

122.  K/iz  =  en  les.  Cf.  elz  53,  oii  c'est  1'/  et  non  l'n  qui  a  prévalu. 

120.  Occir,  altération  de  acire,  occire,  tuer.  —  Por  traire  les  oii/nemens por  doneir  mé- 
decines, pour  [en]  tirer  les  onguents  destinés  à  fournir  des  remèdes. 

i:j4.  Si  particule  explétive.  Cf.  IKi  et  128. 


LE  DIT  DE  LA.  DENT 


215 


XLIX.   HUE  ARGHEVESQUE 


LE  DIT   DE   LA   DENT 


Li  siècles  est  si  bestornez 
Quo  je  sui  trop  pis.  atornez 
Por  ie  siècle,  qui  si  bestorno 
Que  toute  valor  se  retorne 
5  Et  se  recule,  vaine  et  quasse, 
Comme  limeçon  eu  sa  chasse. 
Or  ne  me  sai  mes  comment  vivre. 
Qui  des  bonnes  genz  sui  délivre, 
Qui  me  soloient  maintenir; 

10  Si  ne  me  sai  niés  contenir, 
Et,  se  j'en  mon  pais  sejor. 
L'en  me  dira  mes  chascun  jor, 
Se  j'ai  soufrète  ne  destrèce, 
Que  ce  sera  par  ma  perèco. 

lô  Se  je  vois  au  tornoiemeut. 
On  oeuvre  plus  vilainenu^nt 
G'on  ne  soloit  des  .xiij.  pars, 
Quar  les  vëaus  si  sont  liepars. 
Et  les  chiévres  si  sont  lions. 

20  Malement  est  baillis  li  bons 


Qu'il  estuet  en  lor  manaio  estre, 
Quar  li  plus  fiu-t  en  sont  li  inestre, 
Et  li  avér  sont  Alixandre. 
Il  n'est  ne  pie  ne  calandre 

25  Qui  me  seûst  pas  gosillier 
Ce  qui  me  fèt  si  mVrveillier  : 
L'eu  me  dit  que  chevalerie 
Est  amendée  en  Nonnandie, 
Mes  maie  honte  ait  qui  le  cuide  ; 

30  Bien  croi  que  terre  i  est  plus  vuido 
De  granz  contens  que  ne  soloit. 
Cliascuns  l'autre  fouler  voloit. 
Dont  l'un  est  mort,  l'autre  envielliz  ; 
Si  est  li  siècles  tressailliz 

35  Por  la  mort,  qui  trestout  desvoie. 
Mes,  par  Dieu!  je  me  gageroie 
Un  denier  d'argent  ou  d'archal, 
Se  Bertran  et  le  Mareschal 
Els  et  Robert  Malet  vesquissent, 

40  Et  le  Cbauiberlauc,  qu'il  l'eïsscnt 


"  A.  de  Montaiglon,  Recueil,  etc.,  I,  147-152  (ms.  B.  N.,  fs.  fr.,  837,  fo  197  ro).  Cf. 
Héron,  Les  dils  de  Hue  Archevesque  (édition  pour  la  Société  des  Bibliophiles  rouennais, 
188Ô).  —  Hue  Archevesque,  rimeur  peu  fortuné,  écrivait  en  Normandie  au  milieu  du 
xuie  siècle.  On  a  encore  de  lui  le  Dit  de  Larguece  et  de  Debonereté  et  le  Dit  de  la  Pois- 
sance  d'amours,  qui  ont  été  publiés  par  M.  Héron,  en  même  temps  que  le  Dit  de  la 
Dent.hsx  manie  de  tout  moraliser,  qui  sévira  si  généralement  au  siècle  suivant,  com- 
mence à  se  montrer  sérieusement  chez  cet  auteur.  —  Cf.  la  Gibecière  de  Morne  ou  lo 
Thresor  du  ridicule,  p.  397  :  le  Courier  facétieux,  p.  1-58;  les  Sovelle  de  Fr.  Sachetti, 
t.  II,  p.  68,  nov.  106;  les  Serées  de  Bouchet  (ser.  27)  ;  le  Trésor  des  Récréations,  p.  248, 
lesJVouveaiix  contes  à  rire,  p.  179,  etc.  Legrand  d'Aussy  a  abrégé  ce  conte  sous  le  nom 
de  l'Arracheur  de  dents  (II,  293). 

2.  Trop  pis  atornez,  dans  une  fâcheuse  situation.  Pis,  comparatif  augmentatif. 
16.  On  oeuvre,  [je  vois  qu'Jon  y  opère,  on  s'y  conduit. 

18-19.  G'est-à-diire  :  «  les  veaux  se  donnent  pour  des  léopards  et  les  chèvres  pour  des 
lions  ». 

21.  Qu'  (=  que),  pronom  relatif,  sujet  de  estre. 

22.  Eu  sont  li  mestre,  sont  les  maîtres  chez  eux. 

25.  Pas  fortifie  une  négation  implicitement  contenue  dans  la  iiroposition  relative.  La 
pie  est  encore  aujourd'hui  réputée  le  plus  babillard  des  oiseaux.  Pour  la  calandre  (es- 
pèce d'alouette),  cf.  Romande  la  Rose,  v.  76-77  (Fr.  Michel)  :  Lors  s'esvertue  et  lors 
s'envoise  Li  papeyans  (perroquet)  et  la  halandre,  et  v.  6.55  sqq.  :  Calendres  i  ot  amas- 
sées En  u>i  autre  leu,  gui  lassées  De  chanter  furent  a  envis.  0 

34.  Tressailliz,  dévoyé  (sortir  des  gonds).  —  35.  Por,  à  cause  de. 

36.  Je  me  gageroie,  je  gagerais,  je  parierais  pour   ma  part  {me  est  un    datif). 

37.  Archal,  laiton. 

38-40.  M.  Héron  a  identifié  ces  noms  tout  autrement  que  les  premiers  éditeurs,  qui 
croyaient  la  pièce  composée  à  la  fin  du  xiv«  siècle  :  il  fait  vivre  ces  personnages  dans 
la  première  moitié  du  xiiie  siècle,  ce  qui  est  plus  probable. 

40.  Que  serait  régulièrement  placé  avant  la  proposition  conditionnelle. 


•216 


CHRESTOMATHIE   DE   l' ANCIEN   FRANÇAIS 


Encoro  micx  en  Normandie 
Que  cels  ne  font  qui  sont  en  vie, 
Qu'il  savoient  plus  biau  doner 
Et  le  lor  niiex  abandonner 

45  Aus  dames  et  aus  chevaliers 
Qui  savoient  bien  les  aliers 
Qu'il  apent  a  chevalerie  : 
Trop  fesoient  miex  cortoisie 
A  toute  gent  lonc  ce  que  érent. 

50  Menesterels  molt  recompérent 
Do  ce  que  ne  vivent  encore. 
Quar  ces  mauves,  qui  vivent  ore, 
Douassent  encor  niaugré  lor  : 
Quar  trop  par  fust  grant  deshonor, 

55  Se  ces,  preudes  hommes  donaissent 
Et  cil  des  iex  les  esgardaissent  : 
Veoir  doner  sanz  doner  rien, 
Tost  se  descouvrist  lor  nierrien, 
Quar  l'en  voit  bien,  ce  est  la  somme, 

00  Quant  mauves  est  delez  preudom- 

[me, 
Que  c'est  moût  diverse  partie. 

n  ot  un  févre  en  Normandie 
Qui  trop  l»el  arrachoit  les  denz  : 
En  la  jiouche  au  vilain  dedenz 

65  Metoit  .j.  laz  trop  soutilment, 
Et  prenoit  la  dent  trop  forment; 
Puis  fesoit  le  vilain  bessier 
Por  entor  l'enclume  lier 
Le  laz  qui  li  tient  à  la  joe. 

70  Ne  peiist  pas  .j.  oef  d'aloe 

Estre  entre  l'enclume  et  la  cane; 
Et  quant  li  févres  se  rassaue 


Aus  tenailles  et  au  martel, 
Si  chaufe  son  fer  bien  et  bel, 

75  Et  soufle  et  ])uire  et  se  regarde. 
Et  celui  ne  se  doue  garde, 
Qui  a  l'enclume  est  atachié  ; 
Quar  le  févre  qui  l'a  lacié 
Ne  fait  samljlant  de  nule  rien, 

80  Ainz  chaufe  son  fer  l)el  et  ))icn. 
Quant  s'esproduite  est  liien  ciiau- 
Et  bien  l)oillant  et  em})rasée,  [fée 
Si  porte  son  fer  sor  l'enclume, 
Qui  tout  estincèle  et  escume, 

85  Et  cil  sache  a  soi  son  visage 
Si  demeure  la  dent  en  gage. 
Et  cil  porte  toz  jors  sou  fer. 
«  Toz  les  vis  deables  d'enfer 
Vous  apristrent  or  denz  a  Irère,  » 

90  Fèt  celui,  qui  ne  sét  que  fère, 
Ainz  est  esbahis  de  i^eûr, 
Qu'il  n'est  mie  bien  aseiir. 
Quant  il  meïsmes  si  ])riéfment 
Esrache  maugré  sien  sa  dent. 

95      Autressi  maugré  lor  donoient 
Cil  avér,  quant  il  esgardoient 
Que  Malet  toute  jor  donoit. 
Que  le  fer  el  feu  si  tenoit 
Chaut  de  valor  et  alumé 

100  Que  tuit  fussent  ars  et  brullé 
Cels  qui  prés  de  li  se  tenissent, 
S'a  son  chaut  fer  ne  guencheïssent  ; 
Quar  preudom  ne  puet  miex  uller 
A  mauves  les  grcnons  uller, 

105  Ne  plus  cointement  les  denz  trère, 


4.3.  Que,  car.  —  Biau  (cf.  bel,  03,  74,  et  80),  bellement.  Lieu.  Cf.,  aujourd'hui  encore, 
porter  beau  et  bel  el  bien. 

46.  Aliers  (=  aler,  avec  substitntion  du  suffixe  ier  =  arium),  attitude,  conduite.  Cf.  le 
Dit  de  Perece  (dans  Jubinal,  Nouveau  recueil,  ii,  60):  De  ce  repraing  mains  cheva- 
liers. Qui  bien  connaissent  les  aliers  De  bien  tenir  bachelerie  Ou  la  bêle  vavassorie. 

47.  Qu'il  apent  pour  qui  apcndeni,  tournure  impersonnelle  hardie. 

48.  Fesoient  cortoisie,  faisaient  des  cadeaux.  —  49.  Lonc,  selon. 

50.  Menesterel  (^  ministri</n-alem,  pour  ménestrel).  Le  cas  régime  pour  le  cas  sujet 
Cf.  ces  mauves  52,  ces  preudes  hommes  55,  cels,  101,  l'un,  33,  etc. 

56.  Cil,  ceux-ci  (les  mauvais). 

57-8.  Tournure  hardie.  On  emploie  quelquefois  aujourd'hui  l'infinitif  pour  exprimer 
une  condition  sans  déti-nniuation  de  personne,  mais  on  le  fait  toujours  précéder  tic  à,  et 
le  verbe  jirincipal  a  ordinairement  pour  sujet  on  :  «  à  l'entendre,  on  croirait  »,  etc. 

63.  Trop.  L'auteur  abuse  un  peu  de  cette  cheville  commode.  Cf.  65  et  66. 

75.  Se  regarde,  est  attentif.  Cf.  ne  se  donéreni  regart  LVII,  ii,  43. 

8L  Hsporduile,  barre  de  fer  (fer  en  barre),  comme  il  ressort  d'un  texte  d'Amiens,  cité 
par#odefroy.  Dictionnaire,  s.  v.  esparduile  :  Qui  vent  fer,  de  chent  esparduiles  doit 
J.  maaille. 

Si.  Qui  se  rapporte  à  fer.  —  87.  Porte,  avance. 

92.  Que,  car.  —  94.  Maugré  sien.  Cf.  53,  et  voy.  XLll,  i,  137,  note. 

98.  Que.  L'adverbe  relatif  pour  le  pronom. 

99.  De  valor,  à  point,  convenablement.  —  Alumé,  rougi. 

103-4.  Vers  corrompus  et  difficiles.  Nuller  du  manuscrit  doit  être  changé  en  uller  = 
usler  =■  ustulare;  quant  à  uller,  qui  signifie  «  crier  «,  il  faudrait  le  remplacer  par  un 


POR   QUOI   ON   DOIT   FEMES   HONORER   CdIT) 


211 


Que  par  ])onté  entor  li  fore. 
Preudom  tient  toz  jors  resprediiite 
Et  si  chaufée  et  si  conduite 
Que  honte  art  et  hon<jr  alume. 
110  Tozcels  qui  sont  prèsdes'enclume, 
Covient  lors  querre,  s'i  se  traient. 
Ou  qu'il  devisent,  ou  qu'il  ti-aient: 
Et  s'aucuns  le  preudomme  esloin- 

Por  la  paor  que  il  ne  doigne, 
115  Sachiez  bien  que  trop  li  meschiét, 
Puis  quil  gandist  c'onor  li  chiét: 
Mes  l'onor  au  preudom  demeure, 
Comme  la  dont  en  icèle  eure 
Fist  au  févre,  com  je  tous  di, 
120  Quant  cil  por  son  chaut  ter  gandi. 
Par  quoi  il  a  sa  dent  perdue, 
Qui  deniora  au  laz  pendue. 
Savez  vous  qui  j'apel  le  laz? 
Sens  et  cortoisie  et  solaz  ; 
125  Quar  sens  lace  et  lie  la  gent. 
Sens  est  le  laz  et  bel  et  gent 
Qui  prent  honor  et  lie  et  lace. 
Et  les  mauves  les  denz  arrache. 

Archevesques  si  mande  et  prie 
130  Aus  escuiers  de  Normandie 
Et  aus  plus  riches  damoisiaus, 


Quels  qu'il  soient,viex  ou  noviau.=!, 
Por  l'amor  Dieu,  que  s'entremèteut 
Que  le  fer  tantost  el  feu  mètent, 

135  Et  que  le  laz  n'oulilient  mie 

De  .sens,  qui  la  gent  lace  et  lie. 
Ne  le  martel  de  là  proesce. 
Ne  l'espreduite  de  larguèce. 
Mes  il  ont  molt  poi  d'examplère 

140  Por  bien  aprendre  denz  a  trère. 
Certes  je  ne  sai  en  quel  lieu. 
Mes  or  lor  soviengne  por  Dieu 
Du  bon  api'entif  du  Nuef  Bore  : 
Bien  lor  en  membre  je  sitor  (?) 

Hô  Et  du  jemble  au  fer  de  molin, 
Dont  le  vimon  (?)  est  au  déclin  ; 
Et  je  lo  bien  que  lor  soviengne. 
Et  que  chascuns  si  se  contiegne 
Que  valor  soit  avant  boutée, 

150  Qui,  vaine  et  qiia.s.se,  est  reculée, 
Comme  en  sa  chasse  limeçon, 
Et  que  il  mètent  contençon 
Qu'il  s'atornent  en  tel  manière 
Qu'il  retornent  trestuit  aiTiére 

155  Cest  siècle,  qui  est  bestornez. 
Qu'arriére  soit  desbestornez. 
Si  qu'autressi  atornez  soie 
Comme  atoi'nez  estre  soloie. 
Explicit  le  dit  de  la  Dent. 


L.   JEAN  DE  GONDE 


POR  QUOI  ON  DOIT  FEMES  HONORER  (DIT)  * 


De  vrai  entendement  mendient 
Tout  cil  qui  de  t'emes  mesdient. 
Et  durement  meserrent  il, 


Ne  courtois  ne  sont  ne  gentil, 
5  Qui  en  dient  laide  parole, 
C<jn  maie  que  soit  ne  con  foie 


mot  signifiant  «  rénssir  »  ou  «  aspirer  à  ».   Peut-être  l'auteur  a-t-il  pris  uller  dans  ce 
dernier  sens. 
lOtj.  Par  bonté  fère,  en  faisant  du  bien. 

111.  S'i  se  traient,  s'ils  s'éloignent.  —  Pour  i  ^=  il,  cf.  XLI,  i,  18  et  21,  etc. 

112.  Ou  qu'il  devisent,  en  quelque  lieu  qu'ils  s'écartent.  —  113.  Esloingne,  fuit. 
114.  Traduisez  :  «par  crainte  d'avoir  à  donner,  à  faire  des  largesses  ». 

IIG.  Chiét  (à  cause  de  la  rime).  11  faudrait  le  subjonctif  chiée. 

128.  Les  mauves,  aux  mauvais.  Cf.  104,  oii  a  régit  l'infinitif  et  oii  il  faut  sous-entendre 
la  préposition  devant  mauvi;s. 
139.  Examplére.  Le  singulier  pour  le  pluriel,  à  cause  de  la  rime. 
1.53.  Que,  à  ceci  que. —  1.54.  Retornent  (actif),  retournent. 
1-56.  Que,  de  sorte  que.  —  Arrière,  en  revenant  à  son  état  primitif.  Cf.  154. 
157-8.  Soie,  soloie,  pour  soit,  soloit,  orthographe  archaïque. 

'  Dits  et  contes  de  Baudouin  de  Condé  et  de  son  /ils  Jean  de  Condé,  publiés  par  Aug. 
Scheler,  Bruxelles,  1807,  t.  LU,  p.  203  sqq.  —  Jean  de  Condé,  né  dans  le  Hainaut  vers  1345,  fils 


21S 


r.HRESTOMATHIE   DE    L  ANCIEN   FRANÇAIS 


«  La  femnio  ost  du  tout  l)ostoriu'e. 
Et  a  tout  mal  fairo  atouruôo. 
Par  aucune  malo  fortune  ;  » 

10  Que  tant  de  liieus  nous  en  fist  une 
Que  des  autres,  a  voir  conter. 
Doit  on  tout  le  mal  mesconler  : 
Ce  fu  la  Iteneoite  Vir^e, 
Do  l'eschequier  la  vraie  lirge, 

lô  Dont  li  dya))les  tu  uiatez, 
Car  par  son  fruit  fu  rachatez 
Adans  et  sa  lii^mie  toute, 
Et  fu  la  forteresce  est(mtc 
D'ynfer  dellVenu''e  et  brisie. 

23  Ne  i)orroit  trop  estro  prisie 
La  dame  (jui  ot  tel  mérite, 
Qui  conchut  du  Saint  Esperite  : 
Yirt^e  conchut,  virge  enfanta. 
Pour  cèle  dame,  en  cui  tant  a 

25  D'ouneur,  de  liautesce  et  de  p;lore, 
Que,   se  tout  li  clerc  qui  sont  ore 
Et  cil  qui  sont  aie  a  lin. 
Qui  plus  furent  en  grant  sons  lin, 
Estoient  aûné  ensamble, 

30  No  porroient  il,  ce  me  samliie. 
Et  s'est  voirs,  dire  le  centismo 
Do  sa  grant  dignité  hautisme  : 
Pour  cèle  précieuse  gemme. 
Doit    chascuns    hounoui     porter 
[femme. 

35  Qui  le  desouneure,  il  s'empire; 
Quar  nus  ne  doit  femnuî  despire, 
Quéle  que  soit  ne  quel  usage 
Qu'èlc  maintigne,  ou  fol  ou  sage. 
Un  arl)re  voit  on  ))ien  llourir. 


•40  Dont  on  voit  mainte  flour  périr, 
Et  les  autres  a  l)ien  atournent: 
Ainsi  maintes  femos  })estornent, 
Dont  c'est  mescliiez,  ce  vous  di  bien; 
Les  autres  adrescent  en  ))ien, 

■45  Ensement  que-  Diex  le  consent. 
Quant  femme  a  mal  faire  s'assent, 
A  nous  n'en  affiért  fors  du  taire. 
Mais  or  sont  g(>nt  de  si  pute  aire 
Nés  des  jjons  ne  pueeiit  il  dire 

50  Nul])ien,  ainsen  veulent  mcsdire. 
Mesdisans,  plains  de  felounio. 
Qui  de  fcme  dis  vilounie. 
Car  te  recordo  et  te  ramenibre 
Comment  furent  fourméti  membre: 

55  En  femme  prosis  ta  figure, 
La  presis  vie  et  noi-reture; 
Dcuens  son  ventre  te  porta. 
Au  uaistre  pou  se  depoi'ta, 
Qu'èle  en  souH'ri  dolour  amére. 

60  Pour  ce  que  IVme  fu  ta  mère, 
Et  que  nouris  fus  de  son  lait, 
Ne  dois  dire  de  femme  lait: 
Pour  li  afliért  ((ue  les  déportes 
Et  que  pais  et  honneur  leur  portes. 

05  Se  tu  pensoies  que  ce  monte  ! 
Quant  mal  en  dis,  tu  fais  ton  honte 
Kt  plus  qu'èles  te  desouneures: 
Quant  l)ien  en  dis  et  les  iiouneures, 
Hounour  y  a,  et  ton  devoir 

70  Paies,  et  Ijien  saches  de  voir, 
S'él  en  fais,  que  forment  y  pèclies 
Et  droite  nature  dépêches. 


de  Beaudouin  de  Gondé,  comme  lui  poète  moraliste,  était,  à  la  fin  de  1337,  écuyer  du  comte 
de  Hainaut,  Guillaume.  Son  éditeur  lui  attribue  75  pièces,  dont  39  seulement  portent 
son  nom  dans  les  manuscrits:  en  particulier,  les  cinq  fablcaux  qu'il  lui  attribue  sem- 
blent pou  en  rapport  avec  le  caractère  sérieux  de  ses  œuvres  morales,  ou  même  de  ses 
gracieux  contes  ou  récits  d'aventures,  comme  le  Blanc  chevalier,  le  Chevalier  à  la 
manche,  le  Lévrier,  le  Magnificat  et  la  Messe  des  oiseaux. 

1.  Mendient,  sont  dépourvus.  —  G.  Con...  que,  quelque  ...  que. 

10-12.  Cette  phrase  explique  l'assertion  du  v.  4.  Les  vers  7-9,  mis  entre  guillemets, 
constituent  la  médisance  indiquée  au  vers  5. 

l'J-20.  Brisie,  prisie.  Forme  du  Nord  et  du  Nord-Est,  pour  hrisiée,  prisiée. 

27.  Sont  aie  a  fin,  sont  morts.  —  28.  Plus,  le  plus. 

31.  Et  s'est  voi7-s,  assurément  (s'  =  se  =sicj;  l'auteur  se  reprend  et  corrige  l'idée  ex- 
priTiiée  par  ce  me  semble. 

34.  Femme,  à  la  femme.  Cf.  cèles  80.  —  35.  Le,  la. 

40.  l)onl  ...  cl  les  autres.  Anacoluthe  fréquente.  Cf.  xi.viii,  120,  etc.,ctvoy.  XXIII,  ii, 
C5-G,  note. 

4!).  Sous-entendez  que  devant  ne  pueent. 

53.  Car  fortifie  les  impératifs-subjonctifs  qui  suivent. 

58.  Au  naistre,  k  ta  naissance.  —  59.  Que,  car. 

(j3.  Déportes,  épargnes.  Cf.  95. 

(i5.  Que  ce  monte,  a  quoi  cela  aboutit. —  Ton  honte.  Voy.  xxxv,  32,  note. 

71.  S'él  en  fais,  si  tu  agis  autrement. 


POURQUOI  ON  DOIT  FEMES  HONORER  (dIT) 


219 


S'il  est  une  femme  mauvaise. 
Qui  de  mauvaistié  veille  user, 

75  Geli  ne  veul  pas  escuser; 
Je  le  lais  pour  têle  qu'èle  est, 
i^u  l)lasmer  ne  sai  nul  conquest. 
Assez  y  a  de  desgisées, 
•Ta  par  moi  n'iérent  escusées, 

80  Mais  as  bonnes  me  veul  tenir. 
Que  je  vol  le  bien  maintenir. 
Je  di  par  devant  toutes  fjens. 
Que  c'est  trésors  mou(l)t  Jiiaus  et 
[gens 
De  ])èle  et  boue  et  sage  dame  ; 

85  Et  Diex  li  gart  et  cors  et  ame. 


Et  cèles  qui  si  faites  sont, 
Quar  je  di  de  Dieu  lor  grasce  ont. 
Dont  ior  cuer  sont  en  ])ien  fondé. 
Ci  vous  dist  Jehans  de  Condé 

90  Que    pluisour    sour  les   femmes 

[truevent. 

Qui  lor  mauvaistié  lor  repruevent 

Et  de  lor  biens  se  taisent  coi  ; 

Mais  bien  vous  ai  moustré  pour 

[coi 
Gliascims  lor  doit  honneur  porter 

93  Et  de  lor  méfiais  déporter. 

Que  fais  n'en  soit  vilains  mesdis  : 
Et  ci  endroit  fine  mes  dis. 


78.  Desffisées.  Le  ff  doit  se  prononcor  dur. 

83-4.  Développement  de  la  tournure  bone  chose  est  de  favec  un  nom  ou  un  infinitif), 
qui  est  née  du  besoin  de  faire  ressortir  l'attribut  en  le  plaçant  en  tète  de  la  phrase  et 
renvoyant  le  sujet  après  le  verbe.  Les  pronoms  neutres  ce,  il,  s'expliquent  de  même. 

80.  Cèles,  à  celles.  —  87.  Ont.  Sous-ent.  que. 

95.  Sous-eutendez  les,  d'après  lor  du  vers  précédent. 


220  CHRESiTOMAïHIE  DE  l' ANCIEN  FRANÇAIS 


POÉSIE  DRAMATIQUE 


LI.  MYSTÈRE  D'ADAM' 

Diabolus.  Eva,  ça  sui  venuz  a  toi. 

Eva.  Di  moi,  Sathan,  et  tu  pur  quoi  ? 

Dial).  .To  vois  querant  tuu  ])iu,  t'onur. 

Eva.  Ço  dunge  DeuTs"  !  Dlab.  N'aiez  jiour  ; 
5  Mnlt  a  grant  tens  que  jo  ai  apris 

Toz  les  conseils  de  parais  : 

Une  partie  t'en  dirrai. 

Eva.  Or  le  comence,  e  jo  l'orrai. 

Dial).  Orras  me  tu  ?  Eva.  Si  ferai  bien  : 
10  Ne  te  curucerai  de  rien. 

IJiab.  Gèleras  m'en?  Eva.  Oïl,  par  foi! 

Dial).  lért  descovert  ?  Eva.  Nenil  partnoi, 

Dial).  Or  me  mettrai  en  ta  créance  : 

Ne  voil  de  toi  altre  fiance. 
15  Eva.  Bien  te  pois  creire  a  ma  parole. 

Diab.  Tu  as  esté  en  bone  escole. 

Jo  vi  Adam,  m